Où il est question de Georges Didi-Huberman, Cristina Campo, Benoît Casas et Schubert, du secteur sombre et de l’intelligence artificielle.
De la révision du Flotoir
C’est peut-être le processus de la fin -lente ou rapide, proche ou lointaine, je n’en sais rien- qui s’est engagé : remontée de souvenirs, volonté de mener à terme plusieurs projets et de mettre en ordre la masse du Flotoir. Rien de testamentaire je pense. Plutôt un double mouvement d’accomplissement et de retrait.
Ma pratique musicale
Comme bien souvent, ce temps de « panne » où je me suis sentie loin de la musique, abandonnée presque par elle, aura été fécond. Il se passe des choses nouvelles dans ma pratique. Je me promène littéralement dans ma très belle bibliothèque de partitions, je joue comme on explore, souvent très lentement, je ne cherche plus ou presque plus, sauf sur des choses courtes et pas trop difficiles, à « jouer » telle ou telle œuvre, non je m’y promène comme dans un jardin, je joue des passages, des accords, une main droite, une main gauche. C’est aussi une écoute différente de la musique et je comprends ces musiciens qui me disent qu’ils écoutent peu de musique enregistrée, qu’ils préfèrent la jouer. J’écoute ce que je fais, pas de jugement de ce que je produis mais une exploration très profonde des sensations et de la musique dans son intimité de naissance. Je pense que c’est Schubert qui m’ouvre et me permet tout cela. L’alliance de ses figures motiviques et de mes mouvements d’être les plus intérieurs, les plus profonds, au-delà des sentiments même. Les chanter, se les approprier comme tout ce début du 1er des Klavierstücke D. 946, en mi bémol mineur. Au plus juste de ces mouvements d’être qui ne me sont pas propres tout en étant totalement miens. Cela seul en effet avec Schubert, comme une âme-sœur, une âme-cœur.
La revenance et l’écriture
Relevé cela hier dans Didi-Huberman, que je vais inscrire aussi dans mon projet Lire bien sûr : « C’est alors l’écriture qui est revenante, et non plus l’écrivain. C’est elle qui revient et survient dans chaque dépli du livre ouvert à nouveau. C’est elle qui est la survivante, la revenante, l’ ‘arrivante’ que le lecteur voudra bien, ou pas, accueillir à bras ouverts. C’est elle qui fera notre ‘tradition cachée’, notre désir de lire : geste d’ouvrir les bras à un texte qui lui-même avait ouvert un jour les bras. Ce sera lire la nuit, ou luire dans la nuit, intensément. » (Goerges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, p. 384)
Antoine Emaz, Reverdy, Titus-Carmel : un exercice d’attention
Dans une ancienne note d’Antoine Emaz sur un livre de Titus-Carmel pour le CCP 17, je relève ces mots qui me touchent : « Dans le livre pour Reverdy, c’est le poète Titus-Carmel qui intervient et s’immerge dans l’œuvre reverdyenne durant 150 pages de proses courtes. Ce n’est pas un exercice d’admiration, et cela n’a rien à voir avec une réflexion critique d’ordre universitaire : il s’agit plutôt d’un exercice d’attention, un peu comme si l’œuvre aînée était interrogée pour son caractère familier ou fraternel, dans une sorte de dialogue sans académisme ni lourd souci d’hommage. »
→ J’aime le terme d’exercice d’attention. Antoine Emaz évoque ici une sorte de « commerce » que l’on peut avoir avec les œuvres aimées, vers lesquelles on retourne, que l’on ouvre à nouveau au fur et à mesure des jours, que l’on écoute.
Flotoir
Je relis sur ma liseuse le Flotoir de 2000, avec bonheur, tout y est déjà en cette première année. 2001 à 2006 sont révisés désormais. Je révise 2007 avec beaucoup de difficulté. Étouffant ! Je ne suis pas sûre d’arriver à lire le deuxième semestre. Le Flotoir me semble à son meilleur quand il est très ouvert. En 2007 il ne porte que des créations personnelles, pas très intéressantes et bien trop peu de réflexions à partir des arts, des livres, de la musique, de la vie !
Les tapis
Chez Cristina Campo, dans Les Impardonnables, court un thème, je devrais dire un fil, sur les tapis, absolument magnifique. « Sur cette subjective objectivité l’esprit qui contemple un tapis peut se reposer avec délices, comme dans un bois qu’anime une source cachée. Les savantes mesures, le dessin concentrique, la pureté revigorante des couleurs distillées par la nature et rafraîchies par les eaux vives, font du tapis un objet d’extase, digne quelquefois du mandala sacré avec lequel il entretient des rapports subtils. » (p. 91)
→ Je crois que j’ai toujours aimé les tapis. Depuis l’époque lointaine de mon travail à Maison & Jardin où j’avais à faire surtout avec des tapis contemporains. J’aime les tapis précisément pour leurs motifs répétitifs dans lesquels on se perd et la comparaison de Cristina Campo avec le mandala me semble très pertinente, dans bien des cas. J’ai hérité de deux tapis de mes parents, dont l’un se trouve dans la pièce où je joue du piano et où je me dégourdis le matin. Il m’importe. J’ai écrit jadis un livre pour enfants, Eric et la bibliothèque magique, où tout un pan de l’action part du tapis ! Et ce matin je songeais aussi qu’il me fallait me déculpabiliser devant tous les livres qui s’accumulent dans mon bureau, ne pas me sentir d’obligations de lire qui que ce soit et quoi que ce soit. Vivre plutôt avec ce sentiment d’être comme dans un champ de fleurs où je butine à mon gré. Et ce n’est pas un problème, me semble-t-il, si je ne lis, voire transplante que quelques lignes d’un livre. Si je reprends la comparaison avec les fractales, que j’ai retrouvées évoquées dès les premiers pas du Flotoir en 2000, la petite partie est à l’image du tout. La phrase serait à l’image du livre, la courte citation aussi porterait tout l’ouvrage en elle.
La passion de la perfection
S’appuyant sur une citation de Pound, « Venez, mes poèmes, parlons de perfection », Cristina Campo écrit dans le texte Les Impardonnables, terme qui a donné son titre au livre et qui désigne les poètes : « La passion de la perfection arrive tard. Ou plutôt, c’est sur le tard qu’elle se manifeste en tant que passion consciente. Si elle fut d’abord une passion spontanée, et si toute vie connaît un jour ‘l’horreur générale’, face au monde qui meurt et se désagrège, cet instant fatal la révèle à elle-même : unique réponse sauvage et digne. » (p. 99). Et ajoute : « Dans une époque de progrès purement horizontal, où la foule humaine s’apparente de plus en plus à cette file de Chinois promis à l’échafaud, un épisode que relatent les chroniques de la révolte des Boxers, la seule attitude non frivole est celle du Chinois qui, dans la file, lisait un livre. » Reprenant son thème de la perfection, elle suggère que ce livre était un livre parfait. Puis détaille ce que peut être un livre parfait, un livre qui recèle de la joie : « Ainsi puis-je imaginer, en matière de livre parfait, un traité lumineux sur la vie des champignons ou sur les nœuds des tapis persans, le portrait fidèle d’un grand escrimeur, un recueil de lettres dont la beauté tient au nombre de mots et à leur harmonie. » Ce qu’elle ne s’est sûrement pas autorisée à penser, c’est que son livre est en quelque sorte un livre parfait. Pour les raisons qu’elle dit ici. « Méticuleuse, superbe et inflexible, comme tous les vrais visionnaires, la poétesse Marianne Moore écrit un essai sur les couteaux ; elle écrit sur les lézards verts et les reliures aldines, les danseuses et les flamands ‘aux palmes en feuille d’érable’, elle écrit sur le pangolin, ‘animal en armure, à la cotte d’écailles / aussi régulière qu’une pigne… maquette nocturne d’un génie / qui est la réplique de Léonard ; elle écrit sur ‘les fontaines mortes de Versailles’, sur la ‘musique suspendue / sans un son au-dessus du serpent / quand il frémit ou s’élance ; elle enchâsse entre ses guillemets avides et véloces, ouverts puis fermés sur deux hémistiches, un butin supplémentaire de beauté qu’elle pille partout. » (p. 101)
→ oh la merveille de cette idée, ce butin supplémentaire de beauté, inséré entre des guillemets avides et véloces et pillé partout. Pour moi, une image parfaite du Flotoir qui est peut-être aussi un tapis persan !
Perfection, beauté
Je choisis encore ce passage, grande fractale dans le tout du livre de Cristina Campo, car il me parait tellement révélateur de son art : « Perfection, beauté. Qu’est-ce à dire ? Parmi les définitions, il en est une possible. C’est un caractère aristocratique. Mieux encore, c’est la suprême aristocratie. De la nature, de l’espèce, de l’idée. Même au sein de la nature, elle est culture. La démarche souple et altière d’une jeune Africaine de la Côte-de-l’Or est l’œuvre de siècles de nage, de jarres d’argile portées d’aplomb sur le crâne, de danses et de chants plus difficiles que le grégorien le plus pur. Si un seul des trois éléments faisait défaut : piété, libre jeu, arts féminins, la perfection ne langerait pas de son voile chaste et impérieux le corps de la jeune fille. À travers les millénaires, en quelque sorte, l’arbre du paradis exprima oiseau-lyre ; à force de se joindre en prière, les mains devinrent un jour des arcs gothiques.
Aujourd’hui, tout cela est offensé, renié, détruit. introuvable. » (p. 102)
Moqué aussi, en ce qu’elle appelle une terreur paranoïde. « Impardonnable en ces conditions, le poète l’est plus que tout autre »
Gottfried Benn
Elle pense d’ailleurs que tous les grands poètes sont morts ou très âgés ! Parle de « suicide éditorial » à propos des essais de Gottfried Benn, « grandiose complainte sur l’Homme Quaternaire » proposés au public avec de « délirantes précautions ». J’avoue ne pas très bien savoir à quoi elle fait allusion, ici… mais j’imagine quelque peu, alors que se développe à une vitesse sidérante cette redoutable forme de censure que l’on appelle la cancel culture. Chassez de mes yeux cette vérité que je ne saurais voir… « Impardonnable Benn, s’il affirme que le poète ne doit pas être l’historien de son temps, mais le précurseur, au point de creuser un sillon dans les anciens millénaires et de pouvoir prophétiser sur les cycles les plus lointains de l’avenir. » (p. 104)
Cristina Campo parle aussi longuement de Lampedusa (le prince, l’écrivain) et elle pense que Leopardi fut le dernier grand critique : « Tout ce qui ne se prête pas à une lecture multiple il l’ignore. J’évite de penser au regard qu’il pourrait porter sur une page contemporaine. Parmi les plus belles, je suppose qu’il remarquerait avant tout l’absence presque totale du comme et de l’ablatif absolu ; le manque d’esprit analogique pour ne pas dire métaphorique, la carence de cette faculté qui est le propre de la poésie – de l’oracle – et qui permet de transmuer la réalité en figure, c’est-à-dire en destin. » (p. 107)
La vie multipliée
… qui selon Cristina Campos caractérise l’œuvre du très grand écrivain « s’accomplit de façon d’autant plus nette que la solitude de l’écrivain a été plus grande, mais il dépend aussi de son saut hors de l’eau, pareil au saumon qui nage à contre-courant, et de son aptitude à demeurer « à sec sous la pleine lune », quand cela est nécessaire, sans espoir ni désespoir. » et elle ajoute cela qui me restera dans le cœur : « Inutile de dresser l’inventaire des saints ermitages : Ravenne, Recanati, la tour au bord du Neckar, Amherst, la chambre aux cloisons de liège du boulevard Hausmann. » (p. 112)
La vita era pur sì bella
Un peu plus haut, ce passage magnifique : « Seule une dévorante passion de vérité donne forme à ces instants de vie multipliée. (…) La dernière lettre (italienne) de Mozart est un exemple presque terrible de style tout entier transformé en nature. Souvenons-nous de la grande phrase centrale, cette plainte plusieurs fois répétée devant la mort qui approche, enveloppée dans le manteau noir de l’inconnu du Requiem. ‘La vita era pur si bella…’ clame-t-il alors. ‘La vie était pourtant si belle…’ Ce sont des mots brefs, au nombre de six. Voudrait-on en retrancher un ? Voici la formule ordinaire : la vie était belle ; le tour nostalgique : la vie était pourtant belle ; l’expression innocente : la vie était si belle. Mais ‘la vita era pur sì bella…’, ces mots seuls sont le poignard qui transperce : sorti du fourreau en vertu de deux monosyllabes, disposés selon un ordre simple et insondable. » (p. 111)
Un visage
Depuis que j’ai lu ce passage du livre de Cristina Campo, je cherche les visages dans la rue et je fais le même constat qu’elle : ils sont rares pour ne pas dire inexistants. Ce qu’elle écrit me fait penser aussi au début des Carnets de Malte Laurids Brigge (j’ai souvent pensé à un lien Rilke-Campo, par les œuvres, car je ne l’ai pas vue citer Rilke). « On voit parfois, dans un train ou une salle d’attente, un visage humain. Qu’y a-t-il en lui de différent ? Là encore, il nous faudra parler par défaut, dire ce que ses traits ne trahissent point. Les yeux n’expriment ni méfiance ni requête. Ils ne sont ni distraits ni fureteurs. S’ils ne cèdent à aucun moment à l’absence, jamais ils ne se montrent tout à fait présents. De tels visages, que l’on découvre sans peine dans les tableaux des maîtres anciens, semblent de nos jours scellés par une invincible mélancolie. Pourtant dans le train ou la salle d’attente, ils comblent l’âme d’un sentiment de joie, d’un sentiment de vie plus intense, précisément. » (p. 116)
Déjà dans les années cinquante
Elle parle souvent des grands poètes comme de « visionnaires ». Qu’écrivait-elle, elle, dès les années cinquante et qui résonne si fort en ce moment : « A quoi se réduit désormais la condition de l’homme, si ce n’est à l’énumération, stoïque ou terrifiée, de ses pertes ? Du silence à l’oxygène, du temps à l’équilibre mental, de l’eau à la pudeur, de la culture au règne des cieux. en vérité, il n’est pas grand-chose qui se puisse opposer aux inventaires de l’horreur. » (p.144)
→ eh bien si, de lire des livres comme le sien. Pas plus tard qu’hier soir, me sentant peu bien, plombée précisément par l’inventaire des horreurs en cours et à venir, j’ai repris Les Impardonnables. J’ai passé une heure au piano. Et tout a été tout de suite moins mal. Il y avait Schubert et Cristina Campo. Ils ne sont pas perdus. À ma toute petite mesure, je fais aussi en sorte qu’ils ne soient pas ajoutés à l’inventaire des disparitions, en maintenant leur présence par le simple fait de le jouer, de les lire, parfois avec Poesibao ou Muzibao, ou le Flotoir, de transmettre quelque chose d’eux. Cristina Campo ne dit-elle pas elle-même qu’on ne saurait « exclure un miracle : la persistance d’un insulaire de l’esprit, capable de dessiner la carte des continents engloutis » (p. 145)°. Bien évidemment je ne me prends pas pour cet « insulaire » mais tout miracle doit être préparé et annoncé, par mille et mille petits persistances plus ou moins anonymes. Dans une patience corpusculaire (Valéry)
La perte suprême, dit encore C. Campo, c’est la perte de son propre destin. Dans un texte intitulé La flûte et le tapis. Elle a là des pages admirables sur le Livre de Psaumes, pages susceptibles de toucher le cœur le plus agnostique à mon sens. Il y est question de vocation et il importe de se poser la question de sa vocation propre, en dépouillant le terme de toutes ses connotations cléricales !
La question de la « vocation »
Si importante cette notion de vocation, pas la vocation religieuse donc, mais plutôt ce que nous sommes faits, chacun, pour accomplir. Que l’on considère qu’il y a une sorte de prédestination ou que ce qui nous a été donné, à l’origine, génétique et milieu, est le seul fruit du hasard. La foi autant que le hasard nous obligent. Il y a comme une équation qui aboutit à notre vocation propre. C’est très difficile de la déterminer et beaucoup (êtres et choses) s’opposent à ce que nous la déterminions. Il faut parfois des années, voire des décennies pour dégager le fil conducteur de sa gaine, de sa gangue.
Marcher
Retrouvé dans un des flotoirs d’origine, année 2000, cette remarque de François Roustang dans un beau livre sur la plainte : « Marcher, c’est se rendre présent à son corps, le mettre en mouvement, l’habiter de telle sorte que l’intérieur et l’extérieur soient une seule et même chose. Il n’y a plus alors de pensée que celle du corps, il n’y a plus de corps que la pensée » François Roustang, La fin de la plainte, p. 241)
Du sensible
Le livre de Georges Didi-Huberman est pétri de sensible (je pense à Yves Bonnefoy et à son regret de l’omniprésence du « concept »). Qu’on en juge par ces quelques mots à l’orée d’un chapitre : « Penser comme on pose, comme on passe délicatement sa main sur le front du nouveau-né. Penser comme on effleure. Comme on puise sa force de penser par simple caresse émue. » (Brouillards de peines et de désirs, p. 201) – ce serait la tendre empirie dont parle Walter Benjamin, citant Goethe, zarte Empirie, connaissance qui s’identifie très intimement à l’objet et devient de la sorte une véritable théorie. »
→ Il me semble que c’est ainsi que j’ai parfois pratiqué la critique littéraire ou que je conçois l’interprétation musicale. Certains grands interprètes l’expriment au demeurant lorsqu’ils disent essayer de découvrir, déchiffrer la pièce comme s’ils étaient en train de la composer. Peut-être y ai-je parfois réussi (je relisais hier un propos ancien de Marie-Claire Bancquart me disant que j’étais une « redoutable devineresse »). Il en va de la connaissance pensée non pas comme explication mais comme compréhension. On ne violente pas l’objet en le dépliant, comme le fait l’entomologiste de son papillon, mais on le regarde voler en quelque sorte. « Telle serait la ‘tendre empirie’ d’une pensée procédant comme la main sur le front du nouveau-né, une main qui ne cherche ni à ‘prendre’, ni à ‘expliquer’», ni même à séparer autrui de son intimité. » (p. 200)
→ et une belle conjonction pour moi, il se trouve que la citation de Walter Benjamin se trouve dans sa Petite histoire de la photographie de 1931 !
De la dissonance
Superbe passage du Didi-Huberman sur la dissonance, les tensions, Nietzsche et la musique : « C’est alors que l’intensité devient véritablement primordiale. Intensité non pas en simple ‘augmentation’ d’énergie, mais en ‘tension’ de forces qui se débattent les unes avec les autres. Intensité, donc, tendue par des séries de polarités contradictoires dont Nietzsche va trouver le concept esthétique – et non pas logique – à travers ce qu’il nomme la ‘dissonance’ (Dissonanz) : ‘Ce phénomène originel de l’art dionysiaque (Urphänomen der dionysischen Kunst), si difficile à saisir, nous ne pouvons pourtant le comprendre plus directement ni l’appréhender plus immédiatement que dans la signification merveilleuse de la dissonance musicale (in der wunderbaren Bedeutung der musikalischen Dissonanz) – de même en général que la musique, placée en regard du monde, est seule capable de fournir le concept de ce qu’il faut entendre par la justification du monde comme phénomène esthétique. Le plaisir qu’engendre le mythe tragique a la même provenance que cette impression de plaisir (wie die lustvolle Empfindung) que provoque, en musique, la dissonance’. » (pp. 228-229)
→ Bien souvent, reparcourant les page déjà lues, en quête des passages soulignés, j’ai bien conscience de n’avoir qu’effleuré ce livre d’une stupéfiante densité. Et d’avoir en quelque sorte fait mon marché, dans les thématiques qui me parlent le plus. C’est un début.
Et penser peut-être que ces choix correspondent à des émotions ? « Tant qu’on voudra expliquer les émotions depuis une quelconque position dominante – comme l’ont fait tous les médecins dans leurs ‘présentations de malades’, de Charcot à Janet, de Clérambault à Lacan lui-même, et comme l’ont fait par ailleurs quantité de philosophes professant ex cathedra –, on se condamnera à manquer la substance même de ces ‘objets’ paradoxaux que sont les émotions. Une émotion ne livre rien d’elle-même à se trouver seulement ‘expliquée’. Cela parce qu’elle s’exprime et parce qu’elle s’adresse. Elle doit donc, d’abord, se comprendre. » (p. 256)
Binswanger
Il faut noter, respectant en cela la fonction « conservatoire » du Flotoir, que le livre de Georges Didi-Huberman contient un superbe portrait d’un grand médecin, que ceux qui aiment les arts croisent souvent, Ludwig Binswanger (1881-1966). « Nul sans doute, en son temps, n’a mieux pratiqué et théorisé cette approche ‘compréhensive’ de la vie affective – et du symptôme psychique – que Ludwig Binswanger. Et rien, sans doute, ne l’illustre mieux en son détail que la façon donc ce psychiatre et psychanalyste aura accompagné la ‘guérison infinie’ de son patient psychotique Aby Warburg, processus dont témoigne un échange à la fois clinique, amical et intellectuel qui s’est maintenu de 1921 à 1929, date de la mort de Warburg. »
→ Il faut ici évoquer à nouveau le très beau livre de Marie de Quatrebarbes autour de cet aspect de la vie d’Aby Warburg. Et s’émerveiller de voir une figure encore peu connue il y a quelques décennies, Aby Warburg, prendre une épaisseur de plus en plus importante. Un peu comme Walter Benjamin. Comme s’il y avait un temps pour la pleine révélation de certains essentiels. Qui sont rarement reconnus comme tels de leur vivant, la vie tragique de Benjamin en est un grand exemple.
Binswanger encore et ses patients célèbres
« À chaque fois qu’il se trouvait en présence d’un symptôme chez un sujet singulier – qu’il s’agît du savant Aby Warburg ou du peintre Kirchner, des danseurs Vaslav Nijinski ou Mary Wigman qui, tous, auront été ses patients à la clinique Bellevue de Kreuzlingen –, Binswanger cherchait dans l’image de rêve, dans l’affect exprimé ou dans le symptôme agi, autant de façons de manifester un style, c’est-à-dire une manière d’être au monde. » (p. 260)
Clarice Lispector
Vient ensuite un grand chapitre consacré aux Chroniques de Clarice Lispector et nouvelle conjonction, le livre se trouvait dans la vitrine de la librairie L’’Écume des jours à St Germain des Prés, l’autre jour. J’y avais acheté le cahier de l’Herne Jankélévitch, j’aurais pu ou dû acheter les Chroniques de Clarice Lispector dont Didi-Huberman rend magnifiquement compte. Et ça commence sur un affect bien précis, la colère, ces Chroniques ! Clarice Lispector raconte un jour s’être réveillée en colère devant ce monde. Elle a réagi « en commençant de tenir, comme on dit, une chronique hebdomadaire dans le Jornal do Brasil en 1967 ». Elle « avait pris une décision éthique autant que littéraire : elle n’entendait réfréner ou retenir aucun de ses mouvements d’affects, à condition que ceux-ci fussent tout autre chose que de simples mouvements d’humeurs. » (p. 265)
Chronique des sentiments ? « Il y a sans doute bien des manières d’envisager, littérairement et philosophiquement parlant, une Chronique des sentiments. La manière d’Alexander Kluge, par exemple, se caractérise par une extension prodigieuse : les ‘sentiments’ (Gefühle) s’y révèlent comme le matériau même de l’histoire. Ils innervent toute la politique, toute l’économie, et la technique elle-même. C’est pourquoi l’entreprise de ‘chronique’ (Chronik), chez Kluge, s’apparente à une cartographie borgésienne comme à un montage, tout aussi démesuré – et diaboliquement piégé –, de récits historiques, réels et fictifs, en perpétuels déploiements. » (p. 265) explique Didi-Huberman, pour souligner que ce n’est pas l’approche de Clarice Lispector. Chez elle, tout nait, dit-il en « surgissements d’intensités » et c’est une formule magnifique. Ce serait magnifique de n’écrire qu’en « surgissement d’intensités ». Une verticale de l’émotion, dit-il encore. « Que de pulsions saisies dans l’air ténu (quantos pulsos apanhados no fino ar). Les fils délicats suspendus dans la chambre de la conscience. Et dans l’inconscient l’énorme araignée proprement dite. » p. 267
→ J’ai dit au début de ces notes sur Brouillards de peines et de désirs à quel point j’appréciais la méthode de Didi-Huberman dans ce livre. Travailler sa matière à fond, à partir de sources très précises, nommer les auteurs dans le fil du texte, mais ne donner les références qu’à la fin du chapitre. Et c’est étourdissant, en plus de constituer une bibliographie magistrale pour le lecteur ! J’aime aussi considérablement sa manière de donner de brefs extraits du texte en langue originale. Même si je ne connais pas cette langue.
Le mouvement de la verticale
« Le mouvement de la verticale, qu’il soit ascensionnel ou d’avalanche, vaut d’abord parce qu’il est mouvement. C’est ce que Clarice Lispector appelle son ‘impulsion’ (impulso), qui ‘va toujours’ : cela peut engager une ‘révolte infinitésimale’ comme un bouleversement de l’être tout entier. Un désirer tenace, irréductible, y fait fond d’un écrire de chaque instant. Plusieurs fois l’auteure insistera : il n’y a dans son écriture rien de plus, rien de moins qu’une respiration faite phrase. » (p. 267) (Cette respiration faite phrase m’avait tant frappée que je l’ai déjà recopiée, à chaud, dans ce Flotoir. Je la réinsère ici dans le flux des notes sur le livre).
Les mains
Vient ensuite un superbe chapitre sur les mains et l’expression des mains. On part de loin, à savoir des mains négatives des grottes préhistoriques. On s’arrête longuement chez Caravage et Rembrandt. « La main elle-même ne concentre-t-elle pas ce que le philosophe veut ici nommer ‘la vie comme lien’ ? Et ne pourrait-on pas rêver que chaque historien de l’art éprouve, un jour, la nécessité d’écrire un Éloge de la main ? « J’entreprends cet éloge de la main comme on remplit un devoir d’amitié », écrivait Henri Focillon – qui était, non par hasard, fils d’un artiste graveur – à l’orée de son propre texte de 1934. Les mains étaient d’abord pour lui ce qui, du chaos pétrifié – ‘le bloc’, disait-il, pensant peut-être à Michel-Ange ou à Rodin devant leurs blocs de marbre –, fait advenir ‘une forme, un contour et, dans l’écriture même, un style’ : toutes choses animées selon lui, c’est-à-dire à la fois en mouvement et douées d’âme. ‘Elles sont presque des êtres animés’, affirmait donc Focillon à propos des mains. » (p. 328)
→ Focillon, vieux et beau souvenir du temps des études d’histoire de l’art. Et de me demander si je fus condisciple de Didi-Huberman ? Mais il est un tout petit peu plus jeune que moi et a fait ses études surtout à Lyon semble-t-il. Et pas à l’Institut d’Art et d’Archéologie de la rue Michelet que j’ai, assez brièvement, fréquenté !
→ Je me souviens aussi que j’ai entrepris une série photographique, laissée un peu « en carafe », sur les mains, mains d’êtres de chair, de bébé et d’enfants en particulier, mais aussi mains dans l’art, au cours des voyages.
Deux viatiques valéryens
retrouvés dans mon Flotoir de l’an 2000 mais que je me ré-administre ici :
« Ma patience est corpusculaire. Elle est faite d’une quantité infinie de brèves tentatives » (Cahiers)
qu’un peu irrévérencieusement je rapproche de ma chère boutade des Shadocks : « En essayant continuellement on finit par réussir. Donc : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche ».
et
« une de mes erreurs constitutives – fut de croire que les autres en demandaient bien plus qu’ils n’en demandaient, en demandaient autant que moi. » (les Cahiers, encore)
Un son
Je regrette d’avoir un peu oublié cette recension de sons, cette « recensons », que j’avais entrepris de faire jadis et même ambitieusement baptisée « 365 sons » (Il y avait aussi « 365 lumières »). Un son, chaque jour.
Il y a quelques jours, dans la rue, en plein vacarme automobile, j’ai perçu à plusieurs reprises comme le son d’un gong, jouant au moins trois notes différentes plus ou moins graves. Un peu comme des bols tibétains. Avec une très longue résonance, splendide, ce qui n’est pas du tout le cas des perches d’échafaudages, son que j’identifie à des centaines de mètres ! Et pour cause, car cela échafaude sec dans mes parages. Je n’ai pas identifié la source, j’aurais dû traverser la rue et aller voir. On est en train de restaurer la chapelle orthodoxe qui a brûlé il y a plusieurs mois, j’ai donc pensé à des cloches… je ne sais si c’est à tort ou à raison.
→ j’avais oublié ce son et il a ressurgi alors que je lisais ces mots de Cristina Campo : « Un certain son du divin instrument dans l’âme ».
L’accord
Toute proche cette notion de l’accord. Si riche. L’accord juste pour moi, celui qui me permet de résonner et parfois de raisonner. Les splendides accords de Schubert, parfois décomposés en petites batteries frissonnantes et tellement impressionnantes (par exemple dans Le Voyage d’hiver, mais aussi dans le premier des Klavierstücke D 846 que je déchiffre un peu en ce moment, ou dans la sonate D. 958 que j’écoutais ce matin).
Conjonction
J’ai entrepris de noter ces conjonctions, que je pourrais presque dire de coordination, alors que plusieurs occurrences d’un même thème surgissent dans le champ de la vie. En ce moment, un thème autour de la « folie » avec Jean Daive et Clérambault / Georges Didi-Huberman, avec Aby Warburg et Binswanger et Hedwig Dohm et le psychiatre Behrend qui est sans doute fictif.
Jean Daive, Marcel Czermak et Clérambault
Christian Désagulier a rendu compte dans Poesibao de ce beau livre de dialogue entre Jean Daive et Marcel Czermak (1941-2021) autour, notamment, mais pas seulement, de la figure de Gaëtan de Clérambault (1872-1934). Christian Désagulier m’ayant envoyé une photo de drapé, qui fut un très important thème de recherche photographique du grand psychiatre Clérambault, je lui avais adressé la photo publiée dans l’avant-dernier Flotoir (3ème photo). Cette piéta dont je ne dirais pas ici comme elle fut obtenue.
Au dos du livre, on peut lire à propos de Marcel Czermak : « Écouter, soigner en écoutant, entendre les bouches qui ne parlent pas ou qui parlent sans s’ouvrir est le travail de Marcel Czermak. La clinique et la pratique de la cure [il était psychiatre et psychanalyste] lui permettent de faire apparaître les structures individuelles et transindividuelles à partir desquelles se lève un diagnostic sombre sur notre temps. »
Le livre est aussi une forte évocation de deux lieux très importants et tellement chargés d’histoire, souvent tragique : L’Infirmerie Spéciale de la préfecture de Paris et l’hôpital St Anne, notamment le CPOA, autrement dit les urgences de Sainte-Anne. Magnifique titre du livre : « De plus loin que la mélancolie ». (Klincksieck, 2023)
Automatisme mental, pensée devancée et écho de la pensée
Je découvre dans le dialogue de Daive et Czermak ces propos sur la pensée qui m’intéressent beaucoup et je pense bien sûr à Valéry, me demandant si lui, le grand explorateur de sa propre pensée, il avait pointé de tels phénomènes, la pensée devancée et l’écho de la pensée :
« J. D.: Dans l’automatisme mental, Clérambault parle-t-il de la pensée devancée, ainsi que de l’écho de la pensée ?
M. C.: Ce phénomène a été décrit bien avant Clérambault. L’écho de la pensée — et cela vaut aussi bien pour l’ensemble de l’automatisme mental — chacun d’entre nous l’éprouve. Avec un peu d’attention, nous discernerions que, quand nous parlons, à la fois nous nous répétons ce que nous disons, nous anticipons ce que nous allons dire, et simultanément, nous bouclons rétroactivement ce que nous venons de dire. Il se produit des phénomènes d’écho, d’anticipation, de rétroaction, éventuellement de commentaire. Je peux me dire : ‘Tu viens de dire une idiotie’, ou : ‘Non, ça c’était plutôt bien’. Habituellement, nous ne nous en rendons pas compte, pour cela il faut faire un petit effort, certains s’en aperçoivent, ce qui devient insoutenable pour eux ! Ce mécanisme qui, habituellement, est spontané, inconnu, ne transparaît pas, Clérambault l’a révélé. Dans nos vies, il arrive de voir des individus qui, dans la rue, parlent tout seul ou qui ont l’impression que quelque chose se vivifie de leur pensée voire se redouble.
Chez les psychotiques, ce phénomène prend une ampleur particulière liée à son extranéité, leur pensée leur apparaît comme venant d’ailleurs ! Cela devient vite infernal pour eux. Lacan posait cette question : comment se fait-il que chacun d’entre nous est affligé d’un automatisme mental ? Or, c’est la nature même de la structure de la chaîne parlée. Des gens s’interrogent : ‘Par quel mécanisme cela est-il produit ? Chaque fois que je parle, je répète en écho. Vous vous rendez compte, ce n’est pas possible ! Il y a un écho, de plus, ce n’est pas possible parce que ce que je vais dire avant que je l’aie dit, il y a déjà quelqu’un qui l’a dit ! » Puis encore plus compliqué, il y a encore des petites voix qui se mettent à commenter : ‘Ah ça c’est “au poil”!’ ou bien : ‘Non, c’est une “saloperie”!’ Ces mécanismes, nous les avons tous. La vraie question est la suivante : qu’est-ce qui prend cette allure xénopathique, d’extranéité, alors que le phénomène fait valoir sur un mode complètement ouvert quelque chose qui pour chacun est habituellement couvert. Nous pourrions également évoquer toute une série de disjonctions repérées dans la clinique, que nous pouvons faire valoir comme étant, pour employer une terminologie linguistique, des signifiants sans signification, puis des significations sans signifiant, c’est-à-dire la disjonction radicale du signifiant et de la signification. » (p. 29)
Cristina Campo
Très bel article de François Angelier, dans Le Monde des livres, sur Cristina Campo que je recopie ici car il synthétise bien ce que je ressens en lisant ce livre (mais que je n’aurais pas su dire aussi bien !) : « C’est sans doute le mot qui qualifie le mieux ce qu’est et doit être l’écrivain : ‘impardonnable’. De Dante à Proust ou Tchekhov, nul grand créateur qui, par la sonde qu’il a jetée dans nos gouffres, n’ait œuvré à se rendre impardonnable à la communauté, toujours soucieuse, elle, de tamisage et de mitigation, de choses avouables ou de plaisirs acceptables. En plaçant sa méditation sous le signe de l’irrémissible, la poète, critique et traductrice italienne Cristina Campo (née Violetta Guerrini, 1923-1977) a définitivement réglé la question. Témoin unique de sa vision, Les Impardonnables (1992), miraculeuse suite d’essais illuminés par une terrible ascèse intérieure, où se condense sa vision, toute rilkienne, du secret littéraire. Une vision qui, s’appuyant sur Pasternak, John Donne, Proust ou Les Mille et Une Nuits, convoquant l’hagiographie mystique (les Pères du désert, Jean de la Croix) et son maître Borges, fait de l’acte littéraire un risque. L’écriture étant, pour Cristina Campo, une science extrême, celle du tisseur de tapis magique jouant de l’entrelacs des fils et du concert des motifs graphiques, mais aussi la grâce du joueur de flûte traversé par le génie pneumatique de la musique ou de Chopin, dont les doigts dansaient sur les touches du piano, guidés par cette qualité suprême : la sprezzatura, ‘messagère de l’ineffable et du terrible’. Les Impardonnables, ou l’alpha et l’oméga de l’art de lire. »
(in Le Monde des livres daté du samedi 25 mars 2023)
Les tapis chez Cristina Campo
C’est une image, une métaphore, une méditation qui revient souvent dans Les Impardonnables, le tapis. « Un tapis d’une merveilleuse complexité, dont le tisserand ne montrerait que l’envers noueux et confus : pour nombre de sages, de poètes, cette image fut celle du destin. Ce n’est qu’en se plaçant à l’avers de la vie – ou par visions fugitives – que l’homme peut avoir l’intuition de l’autre côté, précisément, l’inconcevable dessin dont il fut un fil, un nœud, un brun ou un vert accordé à un autre brun ou un autre vert, un fragment de figure, une partie valant pour le tout. » (p. 146)
Elle ajoute un peu plus loin cela qui pourrait être l’objet de longues méditations : « Le destin ne se sépare pas du symbole et il n’y a rien d’étrange à ce que l’homme ait perdu l’un au moment même où il reniait l’autre. » (p. 147
Si Goethe s’était appelé Johanna
Cette étrange formule m’est venu en lisant le livre de Hedwig Dohm, Deviens celle que tu es. C’est une réédition par Corti d’un ouvrage paru en 2009, dans une traduction de Marie-France de Palacio. Hedwig Dohm est une femme allemande, née en 1831 à Berlin et morte en 1919. Elle est considérée comme une grande figure pionnière du féminisme. Elle est aussi la grand-mère de Katia Mann, l’épouse de Thomas Mann.
La nouvelle ici donnée date de 1894. Elle raconte l’histoire d’une femme, Agnès Schmidt, dont on fait connaissance au début du livre, à « l’asile d’aliénés du docteur Behrend ». Belle description de cette femme impressionnante de 60 ans. Au terme de ce premier chapitre, elle remet au médecin un carnet qui va occuper toute la partie centrale du livre, un carnet où elle raconte sa vie de petite fille élevée très rigidement, en tant que fille et femme, sans vraie éducation intellectuelle, toute dévouée à l’accomplissement de ses devoirs de maîtresse de maison, d’épouse et de mère. Une vie de labeur intense, terriblement limitée, au service exclusif des autres, sans aucun souci de soi. Puis le mari, qui semble avoir été un brave homme, meurt, les filles sont parties et soudain Agnès sort de sa gangue, décide de voyager et effectue, via son carnet, un étonnant flash-back sur tout cet enfermement inouï qui fut le sien. Qui s’ouvre sur le constat qu’un vieil homme, c’est un être humain qui n’en a plus pour longtemps à vivre, mais qui vit. Tandis qu’une femme âgée, « pauvre et veuve, autant dire qu’elle est morte ». Solitude absolue donc qui la pousse vers son carnet.
La bonne postface d’origine, 2009 donc, de la traductrice situe bien Hedwig Dohm et son importance. Femme très douée, qui fut à la fois donc très en avance sur son temps pour défendre la condition des femmes, mais aussi écrivain. Un être complexe et riche que l’histoire a tout de même singulièrement escamoté jusqu’à présent. Sauf peut-être dans les mouvements féministes, ce qui encore une façon de la réduire à une identité partielle. Et sans doute moins en Allemagne qu’en France où elle est quasi inconnue. Le roman montre un vrai talent, il est prenant, le portrait d’Agnès Schmidt est remarquable. Et c’est de là sans doute que m’est venue cette réflexion : si Goethe était né femme, il ne serait pas devenu Goethe. Les potentialités créatrices de milliers de femme n’ont tout simplement pas eu droit de cité ni les conditions minimales pour s’épanouir à quelques très rares exceptions près qui n’en sont que plus frappantes. Les hommes privés quand même en très grande partie de la possibilité de créer, je veux dire de créer un autre être humain jalouseraient profondément, ontologiquement les femmes qui ne vont tout de même pas s’arroger en plus du droit de faire des enfants, celui de faire des œuvres d’art. C’est un redoublement d’une forme de blessure narcissique. Je me souviens que c’était la thèse défendue par Marie-Claire Bancquart dans cette série des débuts de Poezibao (mais à la relire, je vois qu’elle insistait aussi beaucoup sur des raisons d’être historiques).
Et j’ajoute le début de cet article de Philippe Dagen, dans Le Monde, (du mardi 4 avril 2023) sur une exposition d’Ana Eva Bergman, qui était l’épouse de Hartung. « Anna Eva Bergman (1909-1987) est exemplaire pour plusieurs raisons : parce qu’elle a pâti de la moindre considération qui a été, jusqu’à récemment, le lot des artistes femmes et que, dans son cas, être l’épouse de Hans Hartung (1904-1989), lui-même très connu, n’a rien arrangé : parce que leur vie commune a été longtemps difficile: et parce qu’elle s’est trouvée prise dans les débats entre abstraction et figuration, opposition à laquelle elle n’a jamais cru. à l’inverse de la plupart de ses contemporains.
Qu’elle n’ait obtenu de son vivant qu’une reconnaissance tardive et limitée ne surprend donc pas. Pour que cela change, il a fallu depuis une décennie l’action de la Fondation Hartung Bergman. qui occupe les bâtiments où le couple vécut et travailla à partir de 1973; sur les hauteurs d’Antibes. Celle-ci conserve une si grande partie du travail de Bergman que la quasi-totalité de la rétrospective au Musée d’art moderne en est issue : c’est un indice peu douteux de la diffusion restreinte de son œuvre. »
Le dépassement de toute contingence subjective
Dans le chapitre sur les mains, Georges Didi-Huberman s’arrête longuement sur Rodin, qu’il interprète à partir de Rilke qui a été le secrétaire de Rodin et qui a écrit Sur Rodin .Il témoigne d’une grande admiration pour la méthode de travail du sculpteur, dont il rapporte une phrase célèbre dans une lettre à Clara : « […] il faut travailler, rien que travailler. Et il faut avoir patience ! » (source)
Didi-Huberman : « Ce serait quelque chose comme un éternel retour où Rilke voit le dépassement de toute contingence subjective, de toute histoire personnelle : ‘[…] dès que Rodin commence, [l’image du geste] se transforme de plus en plus en une chose réelle et anonyme : transposées dans le langage des mains, les exigences qui en résultent ont toutes un sens nouveau qui ne se rapporte qu’à un accomplissement plastique.’ Pourquoi cette chose est-elle à la fois ‘réelle’ et ‘anonyme’ ? Faut-il donc qu’elle soit anonyme pour être réelle ? Dans la mesure où Rilke parle ici d’un ‘accomplissement plastique’, il faut comprendre qu’un processus dialectique a eu lieu, qui a la forme pour enjeu ultime, pour ‘accomplissement’. À ce processus participe d’abord ce ‘fond des âges’ : cette enfance plus ancienne que chacun de nous. Ensuite, les innombrables sensations ou émotions de la vie dont les souvenirs se sont à la fois imprimés en nous et perdus pour notre conscience. Rodin ne forme quelque chose qu’à partir, écrit Rilke, de ‘formidables accumulations de centaines et de centaines d’instants de vie’. Ces instants auront été oubliés du point de vue de l’histoire personnelle, mais ils auront fait leurs empreintes à partir de leurs mouvements mêmes, à savoir de leurs gestes. » (p. 336-337)
Les mains d’Aby
Et cela qui me renvoie à mon projet de photos de mains : « On ne s’étonnera pas qu’il y ait beaucoup de mains tendues parmi les planches de l’atlas de Pathosformeln composé par Aby Warburg à la fin de sa vie. » (p. 339)
→ On ne regarde pas assez les mains. Sans doute en disent-elles beaucoup aussi sur la personnalité des êtres. On peut être attiré par un visage et pas par les mains qui vont avec ! Ou l’inverse. Pauvres mains si amochées de ma mère, une femme pourtant tellement élégante et si soignée. Superbes mains de cette très vieille dame, ma belle-grand-mère. Mains extraordinaires du pianiste Alexandre Kantorow, 20 ans, le premier Français a avoir jamais gagné le Premier prix du célébrissime concours de piano Tchaïkovski de Moscou. Immenses doigts (ah mes pauvres petites pattes courtaudes et pataudes, avec quand même un bon écart !). Je l’ai regardé sur Arte concert jouer le 2ème concerto de Tchaïkovski beaucoup moins connu que le premier, mais qui m’a beaucoup plu. Celui-là même sans doute qui fut déterminant dans l’obtention du prix de piano le plus prestigieux du monde. C’en est au point que certains critiques évoquent Liszt à propos de Kantorow (Alexandre, fils de Jean-Jacques lui-même violoniste et chef d’orchestre).
« Ne pourrait-on pas dire, à la vue de toutes ces mains dont est constellée la longue durée de l’histoire de l’art, que les images elles-mêmes sont comme des mains qui nous font signe, sur un mode le plus souvent « limpide autant que mystérieux ? » (p. 343)
Tsvetaïeva et Rilke
Bras ouverts, dit ensuite Didi-Huberman où il évoque la correspondance à trois de Marina Tsvetaïeva, Rainer Maria Rilke et Boris Pasternak. Il y est question d’une lettre qui « s’ouvre – par le biais du contact établi avec Boris Pasternak – sur une répétition étonnante, trois fois en trois lignes, du mot ‘émotion’ (Gefühl) et de l’adjectif ‘émouvant’. ‘Je suis si bouleversé […]. J’ai lu avec émotion et bouleversement…’ Suivi d’une sorte, déjà, de nostalgie de la rencontre : ‘Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de vous rencontrer, Marina Ivanovna Tsvétaïeva ?’ Elle lui répond, le 9 mai, par une sorte de glorification du nom qui évoque directement le ton hymnique du Poème à Blok : ‘[…] à lui seul, votre nom est tout un poème. […] Votre nom ne rime pas avec l’époque – vient de plus tôt ou de plus tard – de toujours.’ Et c’est avec ce nom ‘de toujours’ que Rilke se voit lu par Tsvétaïeva comme celui qui ‘donne aux mots leur sens premier, et aux choses – leurs premiers mots’ ». (p. 371)
Survivance, trois verbes allemands et Derrida
C’est parfois une étrange expérience de lecture que celle du livre de Georges Didi-Huberman. Je m’enlise par moments dans des pages très érudites, qui peuvent sembler un peu techniques à une lectrice insuffisamment informée de certains des champs qu’il explore et puis de nouveau, l’attention se polarise, l’enthousiasme se réanime. Souvent en fonction des écrivains et des artistes qu’il convoque, s’attardant avec intensité sur un point ou l’autre de leur œuvre. Voici donc de superbes pages sur la survivance : « Derrida lui-même parla de la survivance, (…) en convoquant deux verbes allemands, fortleben et überleben, déjà distingués, disait-il, par Walter Benjamin. Dans le premier verbe il y a l’idée que l’on continue de vivre, que l’on persiste fort und fort, c’est-à-dire ‘sans cesse’. Dans le second surgit l’idée que l’on survit à la mort des autres, et d’abord – comme dans le cas évoqué par Derrida à propos de lui-même – à la mort de ses amis. […] ‘La survivance, c’est la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n’est pas mortifère, mortifère, au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère vivre et donc survivre à la mort, car la survie, ce n’est pas simplement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible.’ Comme elle est importante, cette notion d’intensité qui surgit à la toute fin d’une telle parole… Vers quoi fait-elle donc signe ? Pas seulement vers l’expérience personnelle qu’a le survivant de la vie qui lui reste. Vers autre chose aussi : vers d’autres personnes et vers d’autres temps. Vers nous, vers d’autres générations. Derrida n’a pas convoqué un troisième verbe allemand de la survivance pourtant indissociable de ce qu’il voulait dire : c’est le verbe nachleben qu’Aby Warburg avait utilisé, à l’époque de Husserl et de Freud, pour rendre compte d’un phénomène historique et culturel absolument crucial à ses yeux : il y a des intensités qui survivent. »(p. 382 et 383)
→ intéressant le rapprochement de fort und fort et de sans cesse. En allemand encore et encore, on continue ; en français on s’efforce de ne pas s’arrêter !
« Il y a des émotions qui trouvent, perdent et retrouvent leurs formes ou leurs formules – ce que Warburg nommait les Pathosformeln – dans la longue durée du temps humain. Ces formes, ces formules de mémoire ou ces énergies gestuelles continuent de dire oui et d’imaginer le peut être de nos avenirs. Elles vont et viennent, se font oublier mais sont inoubliables. Elles ‘sous-viennent’ et refont surface. Elles ne concernent plus le philosophe lui-même, ou l’artiste, ou le poète : mais sa façon d’écrire, de donner forme. C’est alors l’écriture qui est revenante, et non plus l’écrivain. C’est elle qui revient et survient dans chaque dépli du livre ouvert à nouveau. C’est elle qui est la survivante, la revenante, l’‘arrivante’ que le lecteur voudra bien, ou pas, accueillir à bras ouverts. C’est elle qui fera notre ‘tradition cachée’, notre désir de lire : geste d’ouvrir les bras à un texte qui lui-même avait ouvert un jour les bras. Ce sera lire la nuit, ou luire dans la nuit, intensément. » (p. 384)
Marche
Je ne sors que très peu, les rues sont trop dégoûtantes. Je suis mieux à regarder le ciel, magnifique, depuis mon belvédère, un peu tour d’ivoire. Et je marche dans mon appartement, c’est au fond une autre sorte de méditation et viennent des idées qui ne viendraient sans doute pas autrement. Intéressant d’ailleurs le rapport entre rythme et pensée. Il y a là du neurologique, du psychique et sans doute quelque chose de presqu’ontologique. Il faudrait que j’y réfléchisse plus avant. J’ai aussi souvent noté l’effet d’apaisement sur les pensées de la marche. La marche en appartement a ceci de particulier, qu’elle est très régulière et qu’elle est très libre, ce que n’est plus du tout la marche dans les rues, où tant d’obstacles et de dangers surgissent en permanence de partout.
Terrible prémonition ?
Je relève chez Cristina Campo cette remarque qui fait froid dans le dos : « Quelqu’un a dit – et il ne semble pas facile de le contredire – que, dans quelques années, les nuances délicates du langage chez les divers personnages de Proust, apparaîtront tout aussi énigmatiques que le Livre des morts égyptien, ou que les stèle funéraires étrusques. »(p. 118).
Veinstein et la radio
Travaillant sur le corpus des notes critiques d’Antoine Emaz, je tombe sur celle-ci, dédiée à Alain Veinstein : « Les variations d’approches (autobiographique, historique, technique, psychologique…) donnent à lire une expérience et une réflexion sur une pratique. Deux points forts : le silence et la peur. Cette dernière est égale pour l’intervieweur et l’interviewé. À deux reprises, Veinstein met brièvement cette difficulté d’expression en lien avec son enfance. Pour un simple auditeur, il est difficile d’imaginer ce continuel travail sur soi, mais il explique sans doute cette présence très particulière qu’a la voix radio de Veinstein. Cela explique aussi sa défense du silence : « La parole des médias, proliférante, de plus en plus sans présence, ne sait plus se taire. Le silence est l’ennemi à traquer. » Or la radio de Veinstein est aux antipodes d’une radio pour « beau parleur » : il s’agit d’amener l’auteur à « quelques paroles du fond de soi, quelques paroles la chair à vif ». Au fond, ce livre plaide pour que demeurent en radio des espaces où la littérature vraie puisse encore exister dans ses tensions entre lenteur et emportement, hésitation et assurance, angoisse et certitude, déchirure et pli, parole et silence. »
La pente suicidaire
Dans le livre de Jean Daive et Marcel Czermak, cette attention tournée vers ce terrible constat, « la pente suicidaire des sujets à la naissance desquels aucun désir n’a présidé » (p. 33)
→ On pourrait sans doute diviser l’humanité entre les enfants nés d’un désir d’au moins un de leurs parents – et ceux nés sans ce désir, ou pire fruits d’un viol ou d’une contrainte.
→ Satie ne s’est pas suicidé, il est mort très pauvre, mais que sa musique (Gnossiennes, Gymnopédies, un beau disque de Denis Pascal) est mélancolique.
Paul Valéry et la roche mentale
Relisant mon tout premier Flotoir, celui de l’année 2000, tout empli de mes premières lectures des Cahiers de Valéry, je ne cesse de m’arrêter sur des citations que je trouve toutes plus puissantes les uns que les autres. Il faudrait que je les compile. « Tu le sais pour avoir voyagé dans l’arrière-pensée à travers la roche mentale » – et il s’agit en l’occurrence de la larme !
Perdus dans nos nuits
dit de son côté Georges Didi-Huberman, qui nomme ainsi un de ses chapitres, dans le sillage de son titre, Brouillards de peines et de désirs ! « Marchant dans nos affects, nous nous perdons dans des brouillards ou dans des nuits. Alors nous cheminons dans l’indistinct, l’indiscernable. Il n’y a plus de chemins tracés puisque la nuit et la brume ne se laissent pas diviser, faites d’un seul et volatil milieu. Il y a pourtant de multiples nuits, de multiples brouillards. Nous errons dans chacune de nos expériences, chacun de nos ‘faits d’affects’, aussi perdus que dans chacune de nos nuits, chacune de nos hantises, chacun de nos brouillards. Et la pensée elle-même ne s’y retrouvera jamais que perdue : en plein milieu d’une atmosphère sans limites, désorientée dans un espace sans repères. » (p. 397)
→ Ce qui me permet de souligner une fois encore la qualité de l’écrivain chez Georges Didi-Huberman.
Dans ce grand chapitre nous allons traverser la nuit et les brouillards avec Didi-Huberman, donc un peu moins seuls, et il invitera aussi à nous aider dans l’obscurité maints artistes, écrivains et philosophes selon sa si belle méthode. Que je comprends ainsi pour ce livre en tous cas : ces fiches dont il parle dans l’entretien évoqué récemment, puis son grand jeu de patience, les fiches comme des cartes « à jouer », les rapprochements, les tas, les lots, la construction puis le « chemin de fer » comme on dit dans l’édition, la construction du chapitre. À partir des fiches, suivre le chemin qu’elles ouvrent. Et à la fin, donner les sources. Prodigieusement efficace et très beau. Je pourrais tenter de m’en aider pour construire mon projet autour de Lire.
Dans la nuit
Parmi les trésors offerts qui sont parfois des noms inconnus, des pistes de lecture… cette citation d’Eugen Minkovski (je ne connais que le grand médecin de la périnatalité et le chef d’orchestre sous ce nom !), citation qui serait presqu’un tableau : « Je laisse planer la pénombre autour de moi. Je pose la plume et je regarde la nuit tomber petit à petit sur la terre, s’étendre autour de moi, m’envelopper. Les contours des objets perdent maintenant de leur précision ; ils s’effacent et se dissolvent, dans la pénombre du soir d’abord, dans l’obscurité de la nuit ensuite. En même temps, les objets sortent, semble-t-il, de leur immobilité, ils prennent des formes bizarres, mobiles, pleines d’attrait et de poésie, s’animent d’une vie nouvelle, s’animent de la vie de la nuit. Le monde autour de moi se peuple de spectres, d’images imprécises, vivantes, mystérieuses. Et moi-même je me confonds avec ce monde nouveau ; j’épouse sa forme et, en me pénétrant de lui, je bois à la source du mystère qu’il renferme. Je deviens maintenant comme plus léger, moins matériel, je me détache, dirait-on, de la terre et deviens semblable aux images qui m’entourent. » (p. 398)
→ « notre » Eugène est un médecin et psychiatre français d’origine polonaise. Né en 1885, mort en 1972. Il est le père d’Alexandre, fondateur de la néonatalogie. Lui-même père de Marc le chef d’orchestre. Dans la famille Minkovski, j’ai donc retrouvé le grand-père grâce à G. Didi-Huberman. Qui parle de son livre, Le Temps vécu.
L’imagination
« Une spatialité affective, telle que le brouillard ou la nuit nous en infusent la volatile puissance, ne se laisse jamais séparer, en sa phénoménalité même, d’une imagination et de cette puissance consécutive par laquelle des figures, fussent-elles spectrales, se lèvent dans la nuit pour venir à notre rencontre, nous envelopper ou nous traverser. » (p. 405)
Vigilance orange
Poesibao trouve sa vitesse de croisière et les notes affluent, j’en ai publié onze cette semaine et j’en ai encore au moins dix dans la file d’attente. C’est bien, ça prouve que c’est utile. Il va falloir que je devienne encore plus vigilante, pour m’assurer qu’on ne m’envoie pas des notes faites avec ChatGPT. Mais ce serait le fait de nouveaux contributeurs, dans ce cas-là, les autres ne tomberaient pas dans ce panneau-là, je pense. Et je ne suis pas sûre que ce soit encore possible, car il m’a semblé comprendre que la base de données avait été arrêtée à une date donnée. Donc ce qui est postérieur n’est pas encore intégré. Pour faire une note sur un livre x, il faudrait sans doute aussi intégrer dans la moulinette quelques éléments concernant le livre, note d’éditeur, voire autre note de lecture ???
Mais c’est très préoccupant, ces possibilités, car le détournement est comme partie inhérente de l’affaire, pour la tricherie, qui devrait s’écrire maintenant la Tricherie, avec un grand T, tant le faux et l’usage de faux deviennent presque une norme. Un proche m’a raconté que dans son service ils avaient été touchés par la belle lettre de départ d’une collaboratrice, jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent que c’était une production IA ! IA AIE !
Erri de Luca
Dans le très beau site de Fabien Ribery, qui ne traite pas que de photo mais aussi beaucoup de littérature, ce passage sur Erri de Luca qui me touche profondément.
« Je me mets en route pour aller à Belgrade. Je passerai par la Hongrie, seule frontière ouverte. Les Serbes ne sont pas mes ennemis, je ne suis l’ennemi d’aucun peuple. Depuis plus de cinq ans, depuis la destruction du vieux pont de Mostar, je pars comme chauffeur de convois humanitaires au milieu des peuples de la Bosnie. Avec plusieurs milliers d’Italiens, nous avons réussi à venir en aide aux réfugiés, musulmans, croates, serbes. (…) Je le sais par l’histoire du XXe siècle : frapper les villes, viser les civils plutôt que les soldats est du terrorisme. Je vais à Belgrade pour être du côté des bombardés. Je déserte mon pays bombardier, les familles qui vont pique-niquer le dimanche autour de la base d’Aviano pour voir décoller les avions remplis de bombes. Je n’invite personne à faire la même chose. Je vais à Belgrade pour écouter les sirènes d’alarme que ma mère a connues jeune fille sous le ciel de Naples. »
Étrange sensation
Étrange sensation temporelle, puisque je sors de mon Flotoir de 2008, non sans avoir recopié ce matin, pour usage personnel sur un point précis, un passage du Flotoir 2000 que je lis in extenso sur ma liseuse pour inscrire dans le Flotoir 2023 la note ci-dessus. La lecture des Flotoirs me conforte dans l’idée que c’est quand je parle du travail des autres que je suis la meilleure ! Et peut-être la plus utile. C’est mon côté littéro-écolo : sauvegarde de la biodiversité littéraire et des espèce en voie de disparition. Fabien Ribéry : « comme toujours chez De Luca, le nom personnel compte moins que le nous, le verbe comme puissance, et les personnes à qui il rend hommage (le dramaturge Eduardo De Filippo, l’acteur comique Toto, Nazim Hikmet faisant lui-même l’éloge de l’invincible Quichotte, Pedrag Matvejevic, Davide Cerullo) ».
Le côté obscur
les poètes et les mystiques en parlent souvent du côté obscur, de la face sombre. Et pour les physiciens c’est une immense énigme.
Le dernier numéro d’Epsiloon, revue scientifique que j’aime décidément beaucoup, parle du secteur sombre. Ce serait le nouveau terrain de jeu des physiciens des particules. Un monde pour l’instant purement théorique, mais déjà incroyablement prolifique : des particules inédites à la pelle, et de nouvelles forces vectrices d’échanges incessants. Tout un univers en somme qui coexisterait avec le nôtre tout en nous restant totalement invisible. Et bien évidemment, le grand problème est de concevoir des détecteurs, à même de détecter des traces, même infimes, laissées par ce monde invisible. Voici dont les scientifiques penchés sur un vertigineux bac à sable conceptuel qui porte un nom : le secteur sombre, et il fait l’effet d’une grande bouffée d’air frais pour les physiciens, orphelin de tout cadre théorique tangible depuis une dizaine d’années. C’est que le modèle « standard », redoutablement efficace pour décrire toutes les particules et leurs interactions, laisse 95 % de l’univers inexpliqué. Il ne dit rien de cette matière noire, que les astronomes voient peser sur les mouvements des étoiles et des galaxies. Rien non plus de cette énergie noire qui accélère l’expansion du cosmos. À vrai dire, il ne dit rien de la gravitation. « Tout indique que la totalité des quark, des électrons et autres neutrinos, la matière que nous connaissons ne représente qu’un maigre cinquième de la matière totale de l’univers. »
Et après plusieurs années de tâtonnements, dit encore l’article, les physiciens ont identifié quatre portails vers le secteur sombre. Quatre particules qui par le biais d’interactions rares établiraient une forme de dialogue avec notre monde : le photon noir, le neutrino sombre, le Higgs sombre et l’axion. (Epsiloon n°22, avril 2023). L’article explique ensuite les propriétés supposées de chacune de ces particules. C’est assez fascinant et je me réjouis de découvrir l’existence d’un laboratoire, dit des deux infinis, Le Laboratoire de physique des deux infinis Irène Joliot-Curie. Dès l’adolescence, j’avais été fascinée par la célèbre méditation de Pascal sur les deux infinis. « Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. »
→ mais depuis, l’homme, plutôt que de contempler ces merveilles en silence, n’a cessé de les rechercher, avec talent mais sans doute aussi un peu de présomption. Il est aujourd’hui à la recherche du photon noir, du neutrino et du Higgs sombres et de l’axion. Mais heureusement les grosses têtes savent aussi faire preuve d’humour et l’on apprend que l’axion doit son nom à la lessive éponyme, car il serait censé « nettoyer certains problèmes » de la physique contemporaine ! Axion, disent les cinéastes !
Soirée
Hier soir, belle soirée lecture et annotations. Deux constats : 1. comme c’est aléatoire, ce bonheur-là … presque sûre que ça ne se reproduira pas ce soir, même avec les mêmes livres. Je n’ai pas encore réussi à déterminer ce qui provoque cette disponibilité et cette ouverture qui me rendent heureuse. ; 2. Je me sens en effet souvent très bien après de tels moments. Mais comme dit Pierre Michon, le roi vient quand il veut. Y aurait-il pour la lecture une forme d’inspiration comme pour l’écriture.
Jean Miniac
Première lecture, celle de Notre Traversée de Jean Miniac. Un beau texte sur le vieillissement et toutes les pertes qui l’accompagnent, avec une toute petite place cependant pour quelques éléments plus positifs, mais la teneur générale est profondément mélancolique, voire désespérée. C’est très curieux parce que j’avais, je ne sais pourquoi, idée que Jean Miniac était quelqu’un de sensiblement plus âgé que moi, disons d’au moins dix ans et bien c’est exactement l’inverse ai-je découvert au terme de ma lecture, il a onze ans de moins que moi. Et du coup la teneur du propos m’étonne. Ce livre, lis-je en son dos, est une « riche méditation sur la vie, sa fragilité et sa disparition. C’est une traversée, un voyage. Toujours au dos du livre, je vois qu’est proposé un rapprochement qui me semble tout à fait fondé avec Pas à pas jusqu’au dernier de Louis-René des Forêts.
« Car un semblant d’amitié nous retient malgré tout / de rompre définitivement, /Avec ce que nous serions tentés d’appeler /Notre pauvre vie… ce chiffon usagé… on y tient, malgré tout… une pliure en trop, un accroc quelconque ». Le livre se présente un peu en effet comme une méditation, peut-être même une sorte de conversation, mais disposées en vers. « Au temps où j’allais, moi aussi , / Plein d’allant… L’imparfait est vraiment très imparfait : la vieillesse est minée par la disjonction (…). Très belle édition, élégante et soignée des Éditions Conférence.
Combine
Le second livre abordé hier soir m’a infusée davantage de tonus ! C’est Combine un livre de Benoît Casas, l’éditeur inspiré de Nous qui a su créer une très belle maison d’édition, que j’ai vue petit à petit s’installer au centre du paysage poétique. Belle identité visuelle des titres, production très régulière et relativement abondante mais très exigeante. Avec pour moi au cœur de tout cela, mon si cher Jacques Roubaud. Mais aussi Bernard Collin ou Pierre Parlant (je pourrais bien sûr citer nombre d’autres écrivains mais ces trois-là ont représenté mes plus riches lectures chez Nous).
Alors Combine ? Une collection de mille très courts poèmes, disposés en deux suites, de 1 à 500 en haut de la page, à raison de deux par page et de 500 à 1000 en bas de la page. Une note à la fin du livre précise qu’il n’y a pas vraiment d’ordre chronologique. Que l’on peut lire les poèmes de 1 à 500 puis revenir au début pour lire de 500 à 1000. Mais pas obligatoirement. L’ordre de montage étant le résultat d’un tirage au sort : « Le livre affirme ainsi une certaine pratique du hasard et de l’égalité : tout y existe au même plan, sans hiérarchie ni temporalité ». Et « tout » c’est quoi ? car il y a des thèmes que je commence à voir apparaître après avoir lu jusqu’à 132 et 632 : des constats, des sortes d’aphorismes, des évocations précises, paysage, libellule (beaucoup d’insectes semble-t-il), des réflexions sur la poésie, etc.
Ma drôle de lecture
Alors moi, j’ai fait ma lecture, bien particulière. Je ne donnerai pas toujours les textes, ci-dessous, mais mes réactions, à chaud.
Il y a à mon sens, une vraie autonomie de chaque poème, c’est l’idée que j’émettais d’une collection. Il y a unité d’action – écrire un poème, pratique qui semble quasi quotidienne – et c’est elle qui fait l’unité du livre. Avec comme toujours chez Benoît Casas, un art très subtil de l’emprunt, à la fois reconnu mais non « fiché », une simple énumération de livres, dont il célèbre la disponibilité et la constance, livres de 50 auteurs donnée à la fin de l’ouvrage. Avouons que j’aurais adoré en être mais comme je n’ai quasiment rien publié sauf mon gigantesque Flotoir et cela en ligne (C’est la lettre volée m’a dit un jour Boris Wolowiec), peu de chance que je me trouve là ou ailleurs !).
En route
En route donc pour une première traversée. Les notes sont liées au numéro des poèmes (le livre n’est pas paginé).
(18) Chaque /moment /présente /ce qui a /lieu : je pense à Laurent Albarracin qui ne fait pas partie des auteurs évoqués par Benoît Casas, mais maints petits poèmes ont fait surgir sa présence.
(520) Le copiste /est le seul /véritable /lecteur /du texte : oh que oui, et j’embarque ce poème dans ce que je nomme soudain, sans savoir pourquoi, J’aime Lire, à savoir mon projet en cours sur « Lire ».
(24) Lent /tenace /le jour /est une ombre /qui avance /sans bruit.
(529) Le /commen- /cement /n’est /rien /sans /ses /reprises : musique.
(32) La stimulation /d’une lecture /m’est indispensable /même si /de chaque livre /je n’arrive /à lire /que quelques pages. : tellement moi !
On rit souvent ! Jaune parfois, beaucoup de finesse d’analyse, un peu d’autodérision, on joue, on ne se prend pas trop au sérieux ! (38) Décision /choses à faire : /multiplier je /cesser /de démontrer /continuer /après /la fin.
Allez, quelques évocations sans la citation, petits cailloux sur le chemin (je vais y revenir)
(538) : bien vu !
(40) : me semble bien valéryien…
(44) : pour Philippe Jaffeux – il ne fait pas partie des auteurs mais comme Albarracin, il surgit souvent ici.
Toutes sortes de petites tautologies savoureuses.
Une expérience de lecture
Il me faut travailler cela, l’expérience de lecture. Expérience concrète, physique, mentale, de chaque lecture. L’effet produit qui n’est pas qu’intellectuel, il s’en faut de beaucoup ; et qui ne se manifeste ou n’est perceptible que si, précisément, l’intellectuel n’est pas central. S’il y a de la sensation, de l’affect (Didi-Huberman). La mise en route du processus associatif. Lisant ce livre de Benoît Casas, édité chez lui, j’ai souvent l’impression étrange de lire Roubaud, édité chez lui. C’est affaire visuelle surtout. Le livre de Benoît Casas me fait penser à ceux de Jacques Roubaud. Or ce n’est pas tout à fait juste quant à la disposition du texte, par exemple dans C ou dans Tridents ! Il y a donc une association mais elle-même sujette à un déplacement. Je me dis que je pense à Roubaud, que j’éprouve Roubaud en lisant Casas (qui l’a donc beaucoup édité, au moins 5 livres)
Suite de la traversée
[l’italique c’est Casas, le romain c’est Trocmé – chez Nous on marche, sur les couvertures, avec les patronymes, seuls !]]
(565) Une /succession /de syllabes /réunies /dans un /petit /espace /de temps /limité. : bonne déf. d’un poème. Il y en a de nombreuses, des petites formules lapidaires, un poème c’est, la poésie c’est.
(566) la photographie /est directe /elle oblige à voir ce que la lumière /touche. (J’ai tronqué le poème) Et si ce qui est beau est touché par une lumière moche, c’est moche qui remporte la mise.
(69) Si un livre /m’intéresse /vraiment /je ne réussis pas /à le suivre /pendant plus /de quelques /lignes. : je pense que Benoît Casas et moi avons des expériences similaires de la lecture et partant, possiblement, de l’écriture qui s’ensuit ?
(573) Nous avançons /par discriminations /ces choses /n’obéissent /à aucune loi /apparente /commune. : La recherche du même tue, les robots conversationnels ne produiront que du même.
Sur la lecture encore : (588) La lecture /commence /n’importe où /saute /répète /revient en arrière /insiste /se ramifie /en messages /simultanés /divergents.
Il se trouve que pour mes recherches sur la lecture et aussi pour des raisons personnelles, j’ai suivi avec le plus grand intérêt une conférence donnée au Collège de France par Johannes Ziegler, spécialiste de la psychologie cognitive de la lecture. Ce poème de Benoît Casas me fait penser à ce que ce chercheur explique. La lecture n’est pas ce que l’on croit bien souvent et ses processus sont très particuliers. On l’apprend hélas souvent mieux quand ils ne fonctionnent pas bien ou se détraquent.
(92) S’il ne /lisait pas /il ne voyait pas /le jour /dans le /jour : c’est un peu énigmatique. Ce que j’y entends c’est qu’un jour sans lecture est un jour sans lumière, un jour mort.
En continuant cette lecture (c’est un peu la rivière enchantée !)
Je note que l’intérêt rebondit sans arrêt, car on ne sait pas ce qu’on va trouver. Cela me conforte dans l’idée du montage de mon futur livre sur « Lire » !
(591) La musique /introduit /l’inconnu /avec une clarté /si nette /que quiconque /peut voir /ses habitudes /réduites /en poussière. : toute la difficulté étant de retrouver une sorte d’état vierge lors de la millième écoute d’une pièce musicale. Ceux d’avant la reproductibilité technique de la musique n’avaient pas cette difficulté, car toute production de la musique était différente. Il faut donc pour nous toujours chercher du pas encore entendu.
(94) eh oui, je fais ma collection dans la collection ! Le plus facile /est de casser /un mot /en deux /parfois /les fragments /restent vivants / d’une vie /mono- /syllabique : c’est drôle mais sans doute fécond techniquement et cela fait penser à un jeu d’enfant.
(593) et ça, ça ressemble à une devise des Shadocks : Plus on /traverse /de dangers /plus il reste /de vie /l’erreur est /dans tout /ce qu’on n’a /pas fait.
Mine de rien, ces petits poèmes de quelques lignes avec leurs vers (d’un ou deux mots seulement la plupart du temps), sont comme les cailloux du Petit Poucet. Ont-ils la même fonction, pour l’auteur mais aussi pour son lecteur ? Mais attention si ce sont miettes, les oiseaux (de proie of course) les mangeront !
(599) La poésie /est /omnivore /bien décidée /à tout /absorber. : je suis bien d’accord et d’ailleurs Poesibao, bien élevé, mange de tout.
Les livres, leur agitation
(103) On doit /oublier /les livres /pour garder /seulement /leur /agitation : oh que oui, les oublier, les donner, les semer (pas tout à fait tous, certains sont à tiroirs, comme sans doute celui-là que j’ai envie de lirelire…). Mais pour beaucoup, oui, les oublier, il n’y a pas de place pour tout le monde mais néanmoins garder leur agitation, n’est-ce pas exactement ce que fait le Flotoir !
Pour Ch’Vavar
(109) Ce dont /il s’agit : /le réel rôde /et soudain /s’impose :/ces heures-là /sont les /nôtres.
J’ai dédié cette note casasienne à Ivar Ch’Vavar car je l’ai souvent entendu parler de cette irruption rare, mais essentielle, du réel.
De la lecture
(FT) La lecture /est comme /une pêche, /attente /longue /ou pas, /prise /ou rien.
Si tu /bref, /cisèles, /précises.
Si tu /longue, /enlises /boursoufles.
Paréidolie, cela se complique
Philippe Grand me signale la revue TK 21 que je ne connais pas. J’y trouve cette remarque de lui, que je dédie à Laurent Albarracin : « La perception d’une figure ou d’une forme dans l’agencement accidentel d’un matériau naturel me paraît comparable à la perception du sens dans un texte pensé » note Philippe Grand dans ces fragments inédits consacrés à une réflexion en acte sur perception et paréidolies.
Je pense à mes cailloux-têtes et à mes drapés-piéta-origamis des villes !
Oui mais… quelques lignes plus loin, cet autre point de vue qui me déstabilise : « (Ai toujours eu, écrit Philippe Grand, quelque difficulté avec la ou les figures retrouvées dans un caillou, un tronc, un nuage, avec ce ça-ressemble-à, ce on-dirait-X. Une face humaine pourra m’évoquer un nœud de planche, une vache une masse de vapeur… Ce n’est donc pas la ressemblance en soi, comme partage de formes, qui me pose problème voire répugne, mais le retour de la figure dont elle est le véhicule, et plus encore son énonciation, comme si l’on rejouait chaque fois avec elle une première fois universelle… En arriverais presque à souhaiter qu’une ‘cécité à l’aspect’ (Aspektblindheit), pendant de la ‘remarque d’un aspect’ (Bemerken eines Aspekts), s’installe chez les paréidoliaques (comme ils s’auto-proclament ; proposerais bien plutôt paréidolâtres) et qu’ils retombent du voir comme au voir simple (pour reprendre le distinguo que fait Wittgenstein).
(Réfléchir sur le rapport de la paréidolie à la faculté extrêmement raffinée chez l’homme d’identifier les sentiments (peur, colère, indifférence etc.) aux expressions du visage, et par voie de conséquence aux « émoticônes ».) » (Philippe Grand)
Et là, aller lire et relire sur ce dernier sujet les pages magnifiques de Georges Didi-Huberman dans Brouillards…
Philippe Grand : « Retourne la chose-qui-ressemble, et revoilà l’abstraction.
Pourquoi oriente-t-on toujours l’image de manière à privilégier la figure ? »
Je note aussi cette remarque :
« Le vu est découpé dans la perception par le langage »
Le règne du faux, de la tricherie généralisée.
« ‘Avec l’IA, la question ‘qui parle ?’devient abstraite, explique Olivier Bomsel, directeur de la chaire Économie des médias à Mines Paris-PSL. À partir du moment où l’on ne sait plus qui parle, on ne sait plus ce qui est dit. Le problème est moins une affaire de technologie qu’un sujet de dilution du protocole éditorial dans lequel on ne peut plus identifier l’émetteur.’ Avec l’IA, les références et les sources disparaissent. Les faits peuvent être manipulés à l’infini et le rapport au réel endommagé. »
Dilution du protocole éditorial, c’est en cela que je me sens concernée. Echo aussi à ce que j’écrivais un peu plus haut sur la tricherie. Je suis concernée à la fois comme réceptrice d’articles, de chroniques, d’éditoriaux, dont je ne saurais plus d’où, véritablement, ils émanent. Et comme productrice d’articles, non pas que j’ai la moindre intention de me servir de Chat GPT pour écrire quoi que ce soit, mais parce qu’il pourra me devenir difficile d’en détecter l’usage dans ce qui m’est proposé. Cela compliquera l’accueil, auquel je tiens beaucoup, de jeunes contributeurs à Poesibao. Qui auront peut-être pris de mauvaises habitudes pour rédiger devoirs, mémoires, voire thèses… et qui ne verront pas pourquoi se priver de l’outil pour rédiger un « papier » critique.