Où il est question de Chopin, de Georges Didi-Huberman, de Cristina Campo, de Boris Pasternak ou encore de Clarice Lispector.
L’attention
D’une note d’écoute d’André Hirt pour Muzibao, cette remarque importante sur l’attention : « L’attention, la seule faculté nécessaire, la seule qu’on n’enseigne pas, plus, celle qu’en premier on néglige dans les pédagogies au profit des détours du jeu et de la distraction. Malebranche disait de l’attention qu’elle était ‘la prière naturelle de l’âme’. »
Des pierres
Je suis évidemment très sensible à cette remarque de Laurent Albarracin, commentant pour Poesibao un livre de François Lerbret : « À déplacer une pierre en la heurtant du pied, c’est comme si l’on mettait au jour, pour longtemps, un autre visage du monde. Les pierres apparemment immobiles ne sont que toutes prêtes à changer l’ordre des choses tel qu’il nous apparaît. »
→ Encore tout récemment, cette impression de chercher une présence, un visage, une pierre-amie, dans le fouillis des galets, dans une anse de la baie ! Là où un jour m’avait sauté aux yeux une petite pierre que j’ai ici, sur mon bureau, qui est presqu’un totem pour mon travail. Du fond du temps, elle me regarde. D’où vient-elle, qu’a-t-elle vécu comme transports, comme écrasements, comme remuements ? Elle me regarde.
Georges Didi-Huberman
Quelques extraits d’un bel article du Monde daté vendredi 10 mars 2023, article consacré à Georges Didi-Huberman et à son livre déjà évoqué longuement dans ce Flotoir, Brouillards de peines et de désirs, Faits d’Affects, 1.
J’apprends notamment que l’auteur a reçu un des plus prestigieux prix allemand, le Prix Adorno. Lui qui « examine depuis toujours dans les images, le lien entre pathos et logos, ou, selon l’étymologie grecque, entre la passion et la pensée. »
« Si, le plus souvent, poursuit l’article de David Zerbib, ses livres partent de ce qu’il a appelé une ‘expérience ouvrante’, comme la découverte d’un geste pictural de Fra Angelico qui reliait à ses yeux le peintre de la Renaissance à l‘action painting de Jackson Pollock (étonnement à l’origine de Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Flammarion, 1990), cette fois l’expérience s’écrit à la première personne. »
Il est précisé aussi que La série « Faits d’affects », dont ce nouveau livre constitue le premier des trois volets, entend prendre la mesure de la dimension, à la fois esthétique et éthique, des émotions.
Un commentaire éclairant : « On ne reste jamais longtemps à la première personne du singulier avec Georges Didi-Huberman. Mais, dans le ‘nous’, c’est bien une subjectivité en puissance qu’il s’agit de penser à travers les affects, tels que les images les donnent à sentir. L’auteur de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Minuit, 1992) le répète : ‘Nous voyons des images, mais les images nous concernent et nous touchent au-delà de ce qu’elles reflètent.’ Tout son parcours pourrait se condenser ici, ou plutôt, pour ce penseur qui déclare détester les synthèses, s’étoiler à partir de ce rapport aux images, étranges miroirs composés de multiples couches réflexives qui nous renvoient à ce qui n’est pas représenté, et nous touche, nous inquiète, nous soulève, dans la sensation des forces qui poussent les formes à surgir, et nous mènent à agir. Toutes les images, pas seulement celles que l’histoire de l’art a retenues. Toutes les histoires, pas seulement celle de l’art stricto sensu, mais aussi celle des chocs politiques du XXe siècle. Et toutes les forces, y compris celles du désir et de l’inconscient qui travaillent la culture. »
Un rêve de bibliothèque
Et comment ne pas s’émerveiller en lisant que la bibliothèque de Georges Didi-Huberman compte 45 000 livres ! En l’écoutant décrire : « ‘Tout cela, c’est Aby Warburg’, indique-t-il d’un mouvement panoramique du bras face aux rayonnages. ‘Là, c’est Walter Benjamin’, poursuit-il en élargissant le geste, avant de se retourner pour montrer une façade de livres devant le bureau : ‘Et, ici, Freud, la psychanalyse, et Georges Bataille.’ D’autres affinités, et surtout d’autres intérêts chez cet auteur prolifique qui revendique n’être ‘spécialiste de rien’, pourraient être cartographiées en circulant dans les périphéries des anciens meubles de mercerie où il classe quelque 45 000 ouvrages. Il n’empêche que, en déroulant les milliers de pages des livres qu’il a lui-même écrits, on perçoit toujours la suture entre ces trois sources-là. D’abord, une théorie de l’art inspirée d’Aby Warburg (1866-1929), le penseur des ‘survivances’ anachroniques dans l’histoire de l’art. Ensuite, une philosophie de l’histoire déchirée par l’aliénation totalitaire, mais qui demeure perlée d’une espérance politique, celle-là même qui se montre chez Walter Benjamin (1892-1940). Enfin, le rôle du ‘non-savoir’ et des profondes dynamiques psychiques que la psychanalyse nous a appris à identifier. »
Les livres à venir
Toujours extraits de cet article : « Georges Didi-Huberman, dont les grands-parents maternels sont morts en déportation, nous interroge : ‘Comment est-on passé du déchaînement émotif provoqué par les discours d’Hitler à une telle insensibilité, qui forma des gens à assassiner des populations entières ?’ Le prochain volume de cette série tentera d’apporter des réponses, en étudiant l’usage politique des émotions par la propagande fasciste mais aussi par la publicité capitaliste. Quant au troisième volume, il retournera à la question de l’art. »
Et l’auteur de l’article de s’étonner en apprenant que ces deux prochains livres sont déjà prêts !
Réponse de G. Didi-Huberman : « Ayant été longtemps marginalisé par l’institution académique, j’ai appris que ce qui comptait pour moi avant tout était de pouvoir écrire, explique-t-il. J’ai alors fini par refuser toutes les fonctions et les responsabilités qui m’en détournaient. Utilisant assez peu mon téléphone, j’ai finalement une vie d’écrivain tranquille ! »
Oui mais avec une sacrée méthode !
Ouvrant le tiroir d’un meuble où sont classées des milliers de fiches au format A5 [14,8 x 21 cm], il nous parle de sa méthode. « ‘Je passe des semaines à copier et à noter des idées sur ces petits bouts de papier. Puis, à un moment, je mets tout sur la table, par petits paquets, comme au jeu de la crapette. Les petits paquets sont ensuite montés les uns par rapport aux autres : la structure du livre est là, je n’ai plus qu’à exécuter la partition’, décrit-il. Cette logique de ‘table de montages’, qui fera bientôt l’objet d’une exposition à l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine, renvoie à l’enjeu, pour l’auteur, d’adapter sa pratique d’écriture à ce qu’il cherche. En l’occurrence, entre les fragments de l’expérience, saisir le sens des émotions qui échappent à une connaissance claire et distincte. ‘Les idées sont aux choses ce que les constellations sont aux planètes’, écrivait Walter Benjamin. Tel un cardio-iconologue, Georges Didi-Huberman scrute entre les images ces points de lumière et capte leurs pulsations. »
Des images, pour moi
L’image en mouvement aliène ma liberté, car je suis obligée de la suivre ! Je parle ici aussi bien du film de fiction au cinéma, que du documentaire, du reportage, de toute émission télévisée, de toute captation d’images en mouvement, quelles que soient les images concernées. Je suis prisonnière, captive, je ne peux pas l’arrêter, la modifier, la prélever. La musique aussi me capte (et me captive bien plus profondément). Mais elle ne m’impose pas sa loi comme le film. Et je peux la reproduire, la jouer parfois, la chanter, battre le mesure.
→ Il me semble, ce serait à vérifier, que la part de l’image en mouvement est minime chez Georges Didi-Huberman, ce grand penseur de l’image. Il est question surtout de tableaux, de photographies me semble-t-il. Devant un tableau, devant une photographie, je suis bien plus active, je peux changer mon point de vue, je peux m’en aller et revenir, ils sont toujours là. Ce sont des entités individualisées.
Je rêve, je me souviens, je pense (réserve vitale)
Je rêve de visiter la bibliothèque de Georges Didi-Huberman – je rêve de voir une de ses fameuses petites fiches et sa structure – Je me souviens avoir entendu quelques enregistrements de la collection de battements de cœur créée par Christian Boltanski -Monumenta, 2010) – Je rêve de parler avec Clara Wieck-Schumann et de jouer au mieux certaines pièces des Soirées musicales op.6, en particulier la première des deux mazurkas – je rêve de retrouver, classés et structurés, tous mes cheminements sur Internet (ce serait une sorte d’image fantôme du Flotoir, en plus complet, car nombre de recherches n’ont pas forcément abouti à une note du Flotoir) – je pense aux deux jardins voisins, en Bretagne, éclairés le soir, je pense à cette vision, entre Gregory Crewdson et Hopper, d’une personne lisant, à la fenêtre, on ne voit que le livre et les jambes allongées sur un pouf –
Les Impardonnables
J’ouvre à nouveau ce livre de Cristina Campo et retrouve cette impression que chaque ligne, chaque paragraphe a un sens profond, pourrait aider à vivre, devrait être relevé. Il n’en sera pas question ici, lors de cette première lecture, mais Les Impardonnables fait sans doute partie des rares livres auxquels on peut revenir, sans cesse. Revenir sans cesse, les deux termes sont importants. L’ouvrant, à la recherche d’une page notée, que je désire « extraire », je tombe sur cette courte phrase qui ouvre un monde : « Ce n’est pas un hasard si le conte, cette figure du voyage, se referme souvent comme un anneau sur son point de départ » (Cristina Campo, Les Impardonnables, Imaginaire / Gallimard, réédition de 2023, p. 39).
L’enfance et la mort
« Ce rapport tenace entre l’enfance et la mort semble investir tous les degrés de l’existence. Proust en est un grand témoin, mais sans doute revient-il à Pasternak de nous en révéler le sens ultime, quand dans ses notes sur Chopin il écrit que les Études sont des travaux pour une théorie de l’enfance et, précisément pour cela, une introduction pianistique à la mort, une recherche où l’oreille est le regard de l’âme. » (p. 41)
→ Je me souviens que c’est par une Étude, celle qu’on appelle Révolutionnaire, que je suis entrée dans la musique de Chopin. Et c’était précisément un disque pour enfants, dans la merveilleuse collection du Petit Ménestrel. On parlait de Chopin devant quitter la Pologne, emportant avec lui une coupe pleine de sa terre natale. Et déferlait alors la grande descente, après les accords, de l’étude op. 10 n° 12.
La version à laquelle je me réfère est celle de Lucien Adès, Jean Desailly et Simone Valère et pas celle parue ultérieurement dans la même collection avec Delphine Seyrig et Francis Huster. Le passage que j’évoque est à 8’58. Très forte émotion en le retrouvant, grâce à une reproduction de ce vieil enregistrement original, sur YouTube.
→ Je ne savais pas que Pasternak était un grand mélomane, je le découvre mieux en lisant cet article. Dédié à son livre Thème et variations. « Le recours à une forme qui se donne comme l’équivalent d’une forme répertoriée en musique, celle du thème suivi de plusieurs variations, nous renvoie à un autre aspect de la biographie de Pasternak, celui des études musicales interrompues et du désir non abouti de devenir compositeur. »
« On sait que cette vocation musicale s’était déclarée au cours de l’été 1903, marqué pour Pasternak par la découverte de la musique de Scriabine et par une chute de cheval qui aurait bien pu lui coûter la vie. Dans la première partie de Sauf-conduit ainsi que dans la section « Scriabine » d’Hommes et positions, le poète rappelle l’influence qu’exerça sur sa sensibilité d’adolescent et sur son cheminement le contact vivant avec le compositeur russe qui, durant l’été 1903, séjournait dans une datcha proche de celle qu’occupaient les Pasternak, à Obolenskoïe près de Maloïaroslavets. La mère de Pasternak, Rosalia Isidorovna, née Kaufman, était une pianiste virtuose de grande classe qui aurait pu faire une brillante carrière, n’eût été le souci de préserver l’équilibre familial et d’obéir aux nécessités d’une santé fragile, qui l’obligea à renoncer aux concerts à partir de l’automne 1911 »
Dans les souvenirs d’Eugène Pasternak (je pense que c’est le fils de Pasternak), ce passage qui me fait tant rêver et qui fait aussi un peu songer au Matin des Musiciens : « Dans le bois où il courut dès le matin de son arrivée pour compléter son herbier qu’il constituait de façon exemplaire, il eut une surprise des plus stupéfiantes. Dans la datcha qui se dressait à la lisière occidentale du bois, on composait de la musique. Les parties déjà achevées que le compositeur parcourait rapidement, s’arrêtant, répétant et avançant toujours plus loin, firent sentir au jeune garçon la force irrésistible de cette musique. […] Le compositeur était Alexandre Nikolaïevitch Scriabine. Il écrivait alors sa Troisième Symphonie, ou Poème divin. Il avait une trentaine de pièces à écrire durant l’été […]. Allongés dans les buissons des heures durant, Boria et Choura l’écoutaient travailler. » (on trouve les références dans l’article cité)
La citation de Cristina Campo
et dans ce bel article, je retrouve sans doute l’origine de la citation que fait Cristina Campo : « Pasternak, en 1945, présente Chopin comme un modèle de ‘réalisme en musique’, le ‘réalisme’ dont il est question ne consistant pas en l’affiliation à un courant esthétique déterminé, ni en une prédilection pour la musique illustrative, mais en un certain degré d’exigence artistique dans le travail du détail. Là où le ‘romantisme’ se contente d’un pathos facile et superficiel, le ‘réalisme’ saura rendre toute la profondeur et les nuances de l’impression vécue :
‘Il avait toujours devant les yeux de l’âme (et c’est cela, l’oreille) un modèle dont il fallait approcher en écoutant attentivement, en se perfectionnant et en sélectionnant. De là le toc-toc des gouttes dans le Prélude en ré bémol majeur, de là l’escadron de cavalerie qui se précipite au galop sur l’auditeur depuis l’estrade dans la Polonaise en la bémol majeur, de là les cascades qui dégringolent sur une route de montagne dans la dernière partie de la Sonate en si bémol mineur, de là la fenêtre de la propriété qui s’ouvre à la volée, une nuit de tempête, au beau milieu du doux et tranquille Nocturne en fa majeur. »
→ Et voilà comment partie d’une citation d’un livre dont je souligne la richesse (richesse en échos en particulier), je me suis retrouvée à l’écoute d’un disque d’enfance et devant la découverte de l’importance de la musique dans l’œuvre et la vie de Boris Pasternak !
Non vers l’oubli mais vers la mémoire
« Que le zénith de la vie coïncide avec son sommet naturel ou qu’il le précède, devant lui s’ouvre un chemin qui ne mène pas vers l’oubli, comme le voudrait la loi du temps, mais vers la mémoire. Toute l’expérience acquise avant de toucher ce point – au milieu du ciel – semble s’orienter alors vers l’enfance, la maison, la terre originelle : vers le mystère des racines, dont l’éloquence croît de jour en jour, et vers un dialogue de plus en plus serré entre l’enfant d’autrefois et les morts – ces ministres de la mémoire, voilés et omniprésents. » (p. 42)
→ Je rencontre rarement pareille profondeur et pareille splendeur dans tout ce que je lis !
Et un peu plus loin : « Dans ces rencontres des êtres avec leur propre préhistoire, le paysage est le premier médiateur. (…) Enfance, mystère des limites illimitées. » (pp. 42 et 43).
Et on retrouve le conte, si fortement présent dans tous ces premières pages du livre, analysé tellement en profondeur, dans une dimension proprement ontologique : « Il n’y a rien de fortuit à ce que la lecture des contes, langue secrète des vieilles gens, soit d’ordinaire l’évènement indélébile de la jeunesse » (p. 45)
Limite et eau prénatale
Ai-je jamais songé à la dernière eau prénatale, alors que ma vie est dominée par l’eau ? Je lis Cristina Campo : « De la contemplation de la limite – de la perte nécessaire de la vision, de son éclipse ou de son interruption – la vie semble se nourrir, comme l’oiseau des Upanishad qui regarde le fruit mais ne le mange pas. C’est une saveur imprévue, d’une intensité presque déchirante : où se mélangent peut-être le goût de la dernière eau prénatale – avec sa tiédeur que brasse déjà l’ai cru du monde – et le goût étrangement funeste de l’eau douce qui devient salée à l’approche de l’estuaire. »
→ L’avènement de la naissance, la dissolution de la mort.
« Toutes les lignes de fuite de l’existence partent de là, aiguilles magnétiques oscillant d’un point à l’autre, sensibles au moindre vent. » (p. 47)
Cristina Campo qui écrit encore qu’il faut avoir désappris de chercher pour apprendre à trouver (p 49)
Sur la poésie
« À son plus haut degré d’excellence, la poésie saisit parfois cet instant où les plateaux de la balance s’équilibrent, où sur le fil de l’épée comme à la pointe de la rame les contraires se concilient.
Elle le reproduit avec une tonalité incomparable, celle d’une très ancienne sagesse à l’intérieur de laquelle s’épanche et jaillit la jubilation enfantine. Le sentiment de la peur y manifeste sa présence, celui de la certitude aussi, et l’interrogation et la mémoire dialoguent ensemble tandis que le vif, au centre de ses trois âges, peut s’entretenir en paix avec les morts. Il est devenu semblable à Janus aux deux visages, ou encore, comme certains arachnides, il se trouve doté de multiples yeux qui lui révèlent simultanément tous les aspects de la route.
Les œuvres de poésie qui s’élèvent ainsi au-dessus du temps humain ne furent jamais nombreuses, et rares sont celles qui datent d’une époque récente. La révélation la plus pure des mondes pluriels – traduite non en parabole mais en geste – survit sans doute dans les nobles drames japonais : paravents de paysages dispersés, qui ne se recoupent ni dans l’espace ni dans le temps, établis les uns et les autres en leur plus haute solitude, mais composant toutefois un ordre égal aux constellations. Ce sont tous, de manière générale, des œuvres de la mémoire et des drames de la mort. Ils ne cherchent pas les voies de l’inexprimable mais, proches en cela du rêve, ils produisent l’inexprimable en tant que seule présence : c’est le geste qui désigne un pin au bord du sentier, c’est une manche sur laquelle la neige est tombée. Yeats remarqua la singulière vénération de ces antiques dramaturges (et de leur public) pour la fontaine, le bois, la demeure inconnue, le sanctuaire abandonné. À chaque scène font retour, mutilées mais ô combien éloquentes, les images qui frappèrent notre enfance de stupeur, que le rêve relève toujours en ses rets, que le conte propose en guise d’énigme et que les Écritures exhaussent dans les cieux : locus absconditus, hortus conclusus, fons signatus. Et, comme dans la mémoire, comme dans le rêve, c’est un seul et même thème que nous retrouvons sans cesse dans les œuvres qui participent du mystère, depuis la fragile semence initiale jusqu’à l’arbre où les oiseaux font leur nid pas milliers : de la Vita Nova à la Divine Comédie, des premiers aux derniers écrits de Hofmannsthal ou de Proust.
De ce long et insatiable rendez-vous amoureux avec les quatre sphinges – la mémoire, le rêve, le paysage, la tradition – de ce dialogue toujours incomplet et jamais suffisamment renoué, la poésie se nourrit. » (p. 51)
La maison
De Julien Gracq les éditions Corti publie un texte inédit La Maison. J’extrais cette page, subjuguée par la force de la prose de l’écrivain, sa puissance d’évocation. Le livre s’ouvre par la relation d’un voyage régulier en car, à une période reculée dans le temps, années quarante, car qui traversait un paysage que Julien Gracq décrit comme le « pire coin de campagne sourde et muette ».
« D’où vient qu’à certaines minutes privilégiées de notre vie, minutes de vacuité apparente et de tension très basse où nous nous abandonnons au courant et marchons vraiment où nos pieds nous mènent, la paroi volontaire qui nous mure contre l’infini pouvoir de suggestion embusqué dans les choses soudain flotte et se dissout, – rendant à une sorte de pesanteur native et aveugle ce qu’il faudrait bien appeler notre matière mentale pour en faire la proie d’attractions sans réplique, et déchaînant en nous un sentiment confus à la fois de sommeil du vouloir et de presque scandaleuse liberté ? L’état de grâce en ce qu’il a de plus immédiatement sensible (il en est d’à peine rassurantes) est peut-être au prix du consentement de l’âme à se reconnaître aussi de bonne foi une aptitude matérielle à s’aimanter, à graviter – une dépendance vis-à-vis de forces qui plutôt que de la diviser contre elle-même en un théâtre élaboré d’images assez vaines la sollicitent et l’infléchissent en masse, la soumettent à des occultations brusques, à des éclipses totales mal calculables, et dans un ciel écartelé entre des attractions aveugles, la font ‘changer’ sans plus de motifs valables immédiats que n’en a une terre morte de passer brusquement de l’ombre au soleil. »
Julien Gracq
Hier soir lu avec passion ce petit inédit de Julien Gracq, La Maison, publié par les éditions Corti. Le texte, court, prenant, d’une extraordinaire puissance d’évocation, très précis dans la description (un côté Balzac ?) est suivi de deux états du manuscrit, le premier très raturé et corrigé, le second beaucoup plus clair. Dans le livre c’est très petit, il faudrait une loupe pour bien regarder le détail. Petite postface de Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes qui ont repris Corti des mains de Fabienne Raphoz et Bertrand Fillaudeau. Le livre est joli, un peu flashy par rapport aux autres ouvrages de Corti, mais cela doit vouloir signifier la modernisation (de bon aloi on espère) de la maison.
Une respiration faite phrase
Georges Didi-Huberman s’arrête longuement dans son livre sur la pensée de Clarice Lispector. Voici un extrait du livre : « C’est ce que Clarice Lispector appelle son ‘impulsion’ (impulso), qui ‘va toujours’ : cela peut engager une ‘révolte infinitésimale’ comme un bouleversement de l’être tout entier. Un désirer tenace, irréductible, y fait fond d’un écrire de chaque instant. Plusieurs fois l’auteure insistera : il n’y a dans son écriture rien de plus, rien de moins qu’une respiration faite phrase. La hantise que la ponctuation singulière de ses textes soit bien respectée par l’éditeur, et surtout pas normalisée, serait-elle en relation avec ceci que le premier témoin de nos émotions n’est autre, justement, que notre respiration elle-même » (Brouillards de peines et de désirs, p. 267)
Didi Huberman et Roland Barthes
Je reviens un peu en arrière, pour « extraire » les pages lues depuis fin février du livre de Georges Didi Huberman. Je l’ai déjà écrit ici, j’aime la façon dont Didi-Huberman s’appuie constamment sur les œuvres des écrivains, des philosophes, parfois des photographes ou des peintres, pour étayer son lent cheminement dans les mondes qu’il explore, ici celui des émotions, ou peut-être plus largement encore celui des affects. Affects 1 étant le sous-titre de Brouillards de peine et de plaisirs. Le voici qui nous invite à suivre Roland Barthes au royaume des émotions. Il détecte dans son œuvre et l’évolution de celle-ci, la présence d’un nœud : « un lieu d’oscillation permanente dans son œuvre (…). Comme toute chose, ce nœud problématique manifeste une positivité et une négativité, une assomption et un refus. L’assomption est celle d’une position littéraire dans laquelle Barthes n’allait plus cesser de situer son rapport aux émotions (on se souviendra par exemple du magnifique séminaire sur La Préparation du roman sans compter, bien sûr, le parti pris autobiographique de La Chambre claire). La réaffection de Barthes à la fin de sa vie – c’est-à-dire son rapport assumé à l’affect et à l’imaginaire qu’il suscite et qui l’emporte – aura donc été, tout à la fois, solitaire et littéraire. » (p. 136)
Redevenir analphabète
Le chapitre suivant s’ouvre en fanfare : « Être ému, ne serait-ce pas, en quelque sorte, redevenir analphabète ? » (p. 139) Ému, je ne maîtrise plus rien du tout, écrit Georges Didi Huberman et je ne peux donc plus me prévaloir de mes acquis. « Je redeviens l’enfant analphabète que je ne me souviens même plus d’avoir été. Je cherche mes mots et ne les trouve pas. Je balbutie. Tout me semble mal dit. Je ne puis qu’accepter, à ce moment, de n’être ni le bon locuteur, ni le gouverneur, ni même le possesseur de mon émotion. » (p. 139)
→ Ne serait-ce pas une des clés de l’expérience poétique, entée sur une émotion, de quelque nature qu’elle soit, qui déconstruit tous nos systèmes et renverse nos acquis, nous confrontant à notre incapacité de dire. Que le poème va tenter de surmonter, à sa manière et avec ses armes à lui.
Par le jeu des formes ? : « Il reviendrait à une éthique des émotions de dépasser l’antinomie de leurs formes singulières (difficiles à partager car irréductibles à toute prévision, à toute règle) et de leurs formes sociales (nécessairement partageables puisque accordées à une règle, donc prévisibles). Or, dans la trame qui fait coexister forme singulière et forme sociale se déploie une zone opératoire extrêmement riche : il s’agit du jeu des formes. Jeu de leur variabilité infinie, qu’elle soit réglée ou imprévue. Jeu de leur invention permanente, qu’elle soit libre ou conditionnée » (p. 140)
« Émus, nous redevenons analphabètes. Qu’est-ce à dire ? Deux choses, justement : une dialectique où se tressent intimement formes sociales et formes singulières, ‘formules de pathos’ culturellement prégnantes et formulations imprévues, inouïes, que l’on pourrait nommer des poèmes. Émus, nous cherchons nos mots parce que nous traversent de grandes forces venues d’avant notre propre ‘moi’ et d’avant notre propre usage social de la parole. Mais, parce que nous cherchons nos mots, nous désirons justement ouvrir devant nous un espace de possibilités inattendues, fût-il inquiétant pour cela : un espace de phrases, d’images, de pensées ouvertes. » (p. 141)
À noter que, bien ouvert sur notre temps, G. Didi-Huberman consacre ensuite un long passage aux émoticônes. Étrange, n’est-ce pas, que je n’ai guère eu envie d’en extraire quoi que ce soit (ici il faudrait un émoticône exprimant l’ironie et je ne suis pas sûre que cela existe).
Des répertoires d’émotion
Brouillards de peines et de désirs traverse ensuite les travaux de chercheurs divers dont Duchenne de Boulogne (1806-1875), chercheurs qui ont tenté de répertorier toutes les émotions (souvent avec l’aide de photographies). Sa conclusion : « Les alphabets d’émotions offrent, certes, nombre d’avantages : ils sont très pratiques au plan de l’usage et très rassurants au plan de la pensée. Ils sont faits pour nous orienter. Mais ils esquivent la désorientation même en quoi consiste toute émotion. Penser cela exigerait donc de savoir redevenir analphabètes : non pour professer quelque ignorance ou infantilisme mais, bien au contraire, pour recommencer à poser des questions, à penser, à connaître. »
Cela, poursuit-il « non pas en suivant un ordre prescrit d’avance, mais en inventant nos propres chemins de traverse, nos propres classements, nos propres montages. Il est aussi désastreux de se satisfaire des conformismes que de tourner le dos à toute forme : il faut donc procéder en réinventant les formes, non académiques, de nos questions, de nos explorations. Savoir, ainsi, redevenir analphabètes pour comprendre qu’il n’y a pas un ordre unique, mais toute une constellation d’ordres possibles dans laquelle il dépendra de nous – de notre liberté – d’en choisir un qui soit fécond. » (p. 161)
→ C’est le chemin suivi, me semble-t-il, par la plupart des grands créateurs. Explorer ce qui les a précédés, puis tenter d’oublier cela, de redevenir analphabètes pour explorer leurs propres émotions et fort de l’expérience de ce qui a été acquis inventer de nouvelles formes, de nouveaux chemins, savoir où chercher pour les trouver ces chemins autres, loin des routes balisés.
Une nouvelle revue et un essai de sociologie
Je reçois deux parutions un peu atypiques au courrier ce matin.
Une nouvelle revue dont le concept est bien intéressant, Affixe. son but, travailler autour de ce terme générique des suffixes, préfixes et autres infixes. « Se consacrer aux affixes, c’est mettre en lumière ces gouvernails qui, à la périphérie des mots, commandent le sens et les intentions du discours. Qu’assènent-ils au langage et comment l’articulent-t-ils ? Que disent-ils, taisent-ils, de nous, de notre temps ? Et le premier affixe sur la sellette est le suffixe -ment. Avec ce constat que les « substantifs que forgent ce suffixe obsèdent les débats publics, saturent le discours, sèment la peur » et d’énumérer « réchauffe, change, appauvrissement, harcèle, etc. ! »
Le second est un essai de Sébastien Dubois qui s’intitule La vie sociale des poètes. « L’ouvrage porte un regard de sociologue sur la condition, relativement organisée, des poètes contemporains ». Je jette un œil à l’index, ils sont tous là : mais pas moi (ni Poezibao), nous ne devons pas faire partie de la vie sociale de la poésie ! Vraiment ? Il me faudra toutefois lire l’essai en entier, pour vérifier.
Je pense pour ma part (là aussi encore une fois, sous réserve d’une lecture plus complète du livre), qu’il y a une sorte d’aveuglement des critiques et des analystes à ne pas voir l’importance d’Internet dans la vie littéraire en général. On nous bassine avec des influenceurs et influenceuses dans tous les domaines (bouffe, cosmétiques, jeux d’argent), mais on continue sempiternellement à ne se référer qu’à la presse écrite (dans laquelle la poésie est quasiment inexistante) en ce qui concerne la littérature. Pourtant à voir la masse de celles et ceux qui m’écrivent pour me proposer leurs livres, me demander d’annoncer leurs actualités en tous genres, d’accepter ou de susciter des notes sur leurs livres, la vie sociale des poètes inclut bel et bien Internet.
Les hétéronymes
Il y a ceux de Pessoa, bien sûr, qui me font tant rêver – mais aussi ceux d’Ivar Ch’Vavar ! Interrogé par Laurine Goudroye (revue Catastrophes), ne dit-il pas : « C’est quand j’ai commencé à créer des hétéronymes, à écrire sous d’autres noms que le mien, que j’ai compris que je ne serais de toute façon jamais assez nombreux pour écrire tout ce que j’avais à écrire, pour faire un vaste, un infini poème du vaste monde, du monde infini que le recours à l’hétéronymat avait tout à coup ouvert devant moi. »
→ Je n’ai jamais eu qu’un hétéronyme, François Mac Dolphin, pour envoyer un texte à un concours de livres pour enfants. Il y a bien, bien longtemps. Texte qui dort toujours dans un coin accompagné d’un conte que je pense important (lire Cristina Campo me conforte dans l’idée de l’importance des contes) mais qu’il me faudrait reprendre et surtout sortir du blocage dans lequel il est enferré depuis au moins vingt ans.
Mais concernant le texte paru dans Catastrophes, il faut donner la suite, savoureuse, la réponse de Laurine à Ivar qui lui demande quelle serait la question !!! : « Laurine. ― Alors, je ne sais pas. Parce qu’il y a la question classique, attendue : comment ça a commencé, qu’est-ce qui a fait que vous avez eu recours, alors que vous aviez déjà trente ans, à l’hétéronymat ?
Mais il y a cette autre question, qui m’épillonne, sans doute trop personnelle (et pour vous et pour moi) : pourquoi m’avez-vous choisie, moi, Laurine Goudroye, parmi quelque cent-trente hétéronymes, pour être ce soir votre interlocutrice ? »
L’ensemble du pseudo entretien est joyeux, drôle, mais aussi très fécond pour la pensée et pas seulement celle de l’hétéronymie. Quant donc cela a-t-il commencé cette histoire d’hétéronymes : « Cela a commencé quand, le 3 mars 1983 à trois heures de l’après-midi, mon ami Martial Lengellé, alors que nous étions un peu en cale sèche, a eu cette idée : ‘Et si on disait qu’on était fous (nous), et qu’on écrivait comme des fous en nous foutant de tout ?’
D’abord, la date que j’ai donnée est véridique et vérifiée : 1983 n’échappe pas à la suite puisque 1+9+8+3 = 21 et 2+1 = 3.
Ensuite, je dois dire que Martial avait eu une idée extrêmement productrice de pensée et de texte, nous nous en sommes rendu compte tout de suite. C’est parti ainsi.
J’étais pour ma part maître-auxiliaire documentaliste au collège de Villers-Bretonneux (Somme), où je n’avais pas excessivement à faire : j’ai écrit beaucoup de pages sous hétéronymes là (me cachant un peu tout de même).
Le génie de Martial avait été de placer d’emblée l’hétéronymie (il fallait bien nommer ces fous) dans le cadre de la poésie, de la littérature brute. La libération pour nous était double : 1. nous ne signions pas nos textes de nos noms, et 2. nos hétéronymes étaient de toute façon fous ou crétins : irresponsables !
Libéré de la sorte, j’écrivais comme un monomaniaque à mon poste, au frais de l’État, dans un état de jubilation qui ne laissait aucune place à la culpabilisation, laquelle me tenait pourtant au râble depuis que je m’étais senti appelé à devenir poète (…)
Il y avait (en tout cas pour moi) une culpabilisation de fond : toujours je me suis caché pour écrire, écrire était mal, ou en tout cas n’était pas bon pour moi : mes parents veillèrent, deux ans durant, à ce que je n’écrivisse plus.
Mais il y avait aussi une culpabilisation plus superficielle, qui tenait à l’époque, au terrorisme intellectuel pratiqué en France en ce temps-là par une certaine avant-garde.
En conséquence, écrire comme des fous et sous des noms de fous, ça nous donnait un sentiment de liberté totale. » (l’entretien)
Et voilà ce passage de Didi-Huberman, qui colle bien avec le dire de Ch’Vavar : « Malgré tout nos émotions s’expriment. Malgré les carcans, malgré les canaux de bienséance, les barrages comportementaux, les censures morales. Malgré ou à travers les ‘expressions obligatoires’ – comme disait Marcel Mauss – auxquelles les émotions se trouvent assignées dans tout espace social. Malgré, donc, les conditions et les paradoxes de ce que suppose l’emploi même du mot expression, ce mot aussi piégé que nécessaire. » (p. 167)
Pour Ivar Ch’Vavar encore
ces mots de Didi-Huberman : « Deux processus au moins se confrontent et se conjuguent dans une expression : il y a, d’abord, une pression, un état de tension ou d’oppression qui cherche sa sortie ; et, ensuite, un mouvement d’extraction, un arrachement dus à cette pression elle-même pour peu qu’une fissure ait été créée dans l’espace de pression. Expression veut dire, rigoureusement parlant, que l’on a fait sortir quelque chose d’une pression ou par pression. (…) ce qui s’arrache et fait son chemin dans une expression n’est autre qu’un sens véhiculé par symptômes ou par signes, par mouvements du corps ou par langage prononcé, tout cela adressé à autrui, fait pour être compris, si lacunairement que ce soit. Voilà qui pourrait indiquer, d’un côté que toute chaîne signifiante est affaire de tension, de pression somatique et pas seulement de combinaison formelle, d’un autre côté que toute expression humaine a bien le langage pour horizon d’accomplissement. Encore faut-il n’isoler l’expression ni de son corps d’origine, ni de sa parole visée : ce à quoi de grandes pensées philosophiques, de Spinoza et Nietzsche à Gilles Deleuze ou Giorgio Colli, se seront employées, non moins que les innombrables études littéraires consacrées à la question de l’écriture des émotions. Aux phénomènes expressifs il faut une anthropologie – car ils sont plus que de simple processus : des actes ; et plus que de simples actes : des gestes –, mais aussi une poétique. »(pp. 168 et 169)
Merleau-Ponty
Autre auteur longuement interrogé par Georges Didi-Huberman dans son livre, Maurice Merleau-Ponty : « Il faut donc repartir de cette simple condition selon laquelle, comme l’écrit Merleau-Ponty, ‘tout usage de notre corps est déjà expression primordiale’. On peut comprendre la mise en relief d’un tel ‘primordial’ sur deux plans au moins : d’une part serait ‘primordial’ ce qui ne cesse pas de naître en nous, à savoir l’expressivité en tant que ‘tâche infinie’ ; d’autre part serait ‘primordial’ ce qui permet au monde de la signification (le langage, la culture, la pensée) d’impliquer, c’est-à-dire de ne pas rejeter de lui-même, le monde de la sensation, du ‘sentir’ ou de la perception. C’est ce lien qui aura fait l’objet du cours donné par Merleau-Ponty au Collège de France en 1953, sous le titre Le Monde sensible et le Monde de l’expression. » (p. 177)
Les mots et les choses
Préparant une « Anthologie permanente » pour Poesibao à partir du dernier livre de Gérard Pfister, je note : «Car nous vivons parmi les mots bien plus que parmi les choses. Et aujourd’hui tout particulièrement où nous sommes plus que jamais coupés de la nature. Enfermés dans un monde de signifiants tellement proliférants qu’ils en viennent à ne plus signifier qu’eux-mêmes et nous priver de tout recours. »
Conjonctions
Être plus attentive aux conjonctions – penser que le hasard en est rarement un – créer peut-être une rubrique Conjonctions dans ce Flotoir – les si bien nommées conjonctions de coordination – travailler sa grammaire
Conjonctions : les mains
Je relève dans le livre de Marc Blanchet, Suites et fin, ces deux vers : La main saisit parfois./
L’obscur prend forme. »
Et je songe au très beau chapitre que Georges Didi-Huberman consacre à l’expression des mains dans son livre Brouillards de peines et de désirs. Autour en particulier du Caravage, de Rembrandt et de Rodin (via Rilke surtout pour ce dernier).
Je me souviens que j’ai amorcé (et un peu oublié) une série photographique sur les mains, toutes les mains, mains réelles et mains peintes ou sculptées. La reprendre.
Toujours du ressort de la conjonction, cette citation du livre de Georges Didi-Huberman : « Ne pourrait-on pas dire, à la vue de toutes ces mains dont est constellée la longue durée de l’histoire de l’art, que les images elles-mêmes sont comme des mains qui nous font signe, sur un mode le plus souvent ‘limpide autant que mystérieux’ » ? (in Brouillards de peines et de désirs de Georges Didi-Huberman)
Si vertical
« Que sais-tu, si vertical, / de la dernière heure » (Marc Blanchet, ibid, p. 68)
Vous avez dit ontique ?
Cherchant à préciser le sens de « ontique », utilisé par Michaël Bishop dans une note de lecture d’un livre de Denise le Dantec, je découvre que le mot peut avoir deux sens quasi opposés.
A.− [Comme synon. de ontologique] Qui est de l’ordre de l’être en général; relatif à l’ontologie. On voit quelle profonde différence il y a entre un pluralisme ontique (posant la multiplicité des êtres) et un pluralisme existentiel (posant la multiplicité des modes d’existence). Le monisme ontique, comme le panthéisme nous l’atteste, peut s’accommoder d’un pluralisme existentiel (E. Souriau, Différents modes d’existence, Paris, P.U.F., 1943, p.35).
B. − [P. oppos. à ontologique; en partic. chez Heidegger] Relatif ou propre aux êtres concrets, perçus, déterminés. [Pour Heidegger] l’être de l’étant est l’«objet» de l’ontologie. Alors que les étant’s représentent le domaine d’investigation des sciences ontiques (E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, 1974, p.56).V. ontologique A 2 ex. de Merleau-Ponty.
− P. ell. Transcender l’ontique vers l’ontologique (Sartre, Être et Néant, 1943, p.30).
La citation de Michaël Bishop : « Chanter : mimer cette musique ontique incessamment surgissant, infiniment variable, volatile, insaisissable, aller-dans-le-sens sans jamais vraiment y atteindre, comprenant que le poétique se replie, tout en étant preuve d’une disponibilité infaillible, sur lui-même, sur cette ‘poésie qui est le sujet du poème’ »
Du conte
Chez Cristina Campo dont le livre me subjugue de plus en plus, un très beau chapitre sur le conte. Postulat : « Le conteur a partie liée avec le mystère ». Cette idée que « celui qui tisse des contes ressemble peut-être à celui qui trouve des trèfles à quatre feuilles et dont Ernst Jünger nous dit qu’il se fait voyant et qu’il acquiert des pouvoirs auguraux. Il commence à raconter pour le plaisir des enfants, puis soudain le conte est un champ magnétique où affluent de toutes parts, pour s’organiser en figures, des secrets inexprimables de sa propre vie et de la vie d’autrui. » (p. 52)
Comme des dépôts géologiques
Ce qui advient dans l’écriture du conte, ce serait comme un recours à des « dépôts géologiques innombrables auxquels le grand fabuliste sait donner l’éclat d’un minéral parfait. (…) L’assurance avec laquelle un narrateur choisit ses matériaux et les recompose, varie en fonction de son intimité avec le mystère qui est à la source du conte. » (p. 53)
La beauté et la peur
« La beauté et la peur, pôles tragiques du conte, sont à la fois ses termes de contradiction et de conciliation. ».
Et quelle leçon donne le conte ! : « L’opiniâtre, l’inépuisable leçon des contes est donc la victoire sur la loi de nécessité, le passage constant à un nouvel ordre de rapports et rien d’autre, car il n’y a rien d’autre à apprendre sur cette terre. » (p. 58)
De la peur, précisément
La peur est sans doute le thème central du beau livre de Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, paru au Seuil. « Les mots servent à mesure l’épaisseur de l’obscurité, ils tendent des fils, prennent la mesure des éléments environnants, ils forment un réseau aux courbes sinueuses mais n’éclairent pas mieux que le feu. »
En exergue de son livre, expliquant le titre et bien au-delà, bien sûr, cette citation de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux : « La ritournelle a les trois aspects, elle les rend simultanés, ou les mélange tantôt, tantôt, tantôt. Tantôt le chaos est un immense trou noir, et l’on s’efforce d’y fixer un point fragile comme un centre. Tantôt l’on organise autour du point une ‘allure’ (plutôt qu’une forme) calme et stable : le trou noir est devenu un chez-soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir. ».
→ Citation très complexe sur laquelle il faudrait revenir, en relisant Les Ritournelles de Guattari, la thèse de Maël Guesdon, revenir encore et encore (tantôt, tantôt, tantôt) aux définitions de la ritournelle. Court motif instrumental, petit air servant de refrain à une chanson, ce qui est répété trop souvent, à satiété.
Et peut-être que le Flotoir est une méta-ritournelle. Ou plus exactement un moulin à ritournelles ?
Motorique, agogique, mélodique
Ce constant soudain qu’en musique je suis profondément sensible, plus qu’au mélodique, au motorique, au mouvement qui entraîne la pièce, à ses ritournelles bien sûr, à ses changements de phase (ah Schubert !), voire à l’agogique qui implique des petites variations minimes, subtiles, essentielles dans le rythme. Car je ne suis pas métronomique, pas du tout (j’ai même toujours eu dans toute ma pratique pianistique amateur ((très)) de sérieux problèmes avec le rythme et la mesure. Ce n’est donc pas la ligne mélodique qui me retient le plus mais l’énergie considérable contenue dans le mouvement de la pièce. Je ne chante pas tant que ça, je bouge, j’avance, je m’efforce, c’est sans doute tout le mouvement de ma vie. L’élan contre la stase.