Longue traîne et membres-fantômes


Où il est question de Bernhard Schlink, Georges Didi-Huberman, Alexis Pelletier, William Cliff, Friederike Mayröcker, Cristina Campo et bien d’autres.




Flotoir
du 12 au 28 février 2023.

Éveil à soi-même
Très belle remarque de Sanda Voïca, dans sa contribution à la Disputaison de Poesibao sur le thème « Quitter sa langue natale, écrire en français ». Elle commence par citer Rimbaud : « ‘Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.’ Dans cette citation, j’ai été hantée, depuis l’adolescence, moins par ‘Je est un autre’ que par ‘Si le cuivre s’éveille clairon…’». Pourquoi ? Un éveil – évidence pour moi : mon éveil à moi-même, qui s’avérait très douloureux. Depuis – cet éveil (sans fin) m’est devenu bien doux. Heureux même (j’ose le dire). Quoique les souffrances ne me sont toujours pas épargnées. »

Aïon
En écho à ce que j’écrivais dans la dernière parution du Flotoir en ligne, sur Aion et Chronos, André Hirt me communique ce très beau texte de Romain Rolland : « J’ai toujours vécu, parallèlement deux vies – l’une, celle du personnage que les combinaisons des éléments héréditaires m’ont fait revêtir, dans un lieu de l’espace et une heure du temps, l’autre, celle de l’Être sans visage, sans nom, sans lieu, sans siècle, qui est la substance même et le souffle de toute vie. Mais de ces deux consciences, distinctes et conjuguées, – l’une épidermique et fugace, – l’autre, durable et profonde, – la première a, comme il est naturel, recouvert la seconde, pendant la plus grande part de mon enfance, de ma jeunesse, et même de ma vie active et passionnelle.
Ce n’est que par soudaines explosions que la conscience souterraine, réussissant à forer l’écorce des jours, jaillit comme un jet brûlant de puits artésien, – pour quelques secondes seulement –, de nouveau disparue et sucée par les lèvres de la terre. Jusqu’aux temps accomplis de la maturité, où les coups répétés des blessures de la vie élargissant les fissures de l’écorce, la poussée de l’âme intérieure fraie à l’Être caché son thalweg et son lit de fleuve dans la plaine.
Avant d’en arriver à cet état de communion directe, où je suis à présent, avec la Vie universelle, j’ai vécu séparé d’elle et proche, l’entendant cheminer avec moi, – sous le rocher, et soudain, de loin en loin, aux instants que je m’y attendais le moins, vivifié par ces irruptions de flots artésiens, qui me frappaient à la face et qui me terrassaient. » (Romain Rolland, Empédocle suivi de L’Éclair de Spinoza, Paris, Manucius, 2014)

À propos de cummings
Je relève ces mots sur cummings dans une note de lecture de Jean-Claude Leroy, à propos de la traduction par Thierry Gillybœuf de Viva suivi de Nouveaux poèmes :  « On ne se plaint jamais chez lui de l’existence, on accueille l’instant donné, toujours avec ferveur. Rien d’extatique pour autant, mais la célébration toujours étonnée de sa propre présence sur terre, au milieu des êtres sous toutes leurs enveloppes. Et le goût de sentir par les moindres nerfs une jouissance charnelle autant que spirituelle. Cummings ne reste pas à la surface des choses, il crée des dehors lisibles pour la complexité humaine, qui est aussi celle du phénomène de la vie. »

De Poesibao
Très heureuse de ces mots de Siegfried Plümper Hüttenbrink qui dans une lettre parle ainsi de Poesibao, soulignant une dimension que je soigne beaucoup mais qui semble peu évidente à beaucoup ! « Chaque fois que je passe devant la nouvelle façade de Poesibao, avec son double carré en frontispice, je ne cesse de voir des myriades de noms propres s’inscrivant sur trois colonnes. En le prenant pour index de recherche, chaque nom peut s’avérer le déclencheur d’un processus d’investigation qui finit par devenir abyssal tellement les liens et les renvois se démultiplient. Si bien qu’une foultitude d’univers parallèles en viennent à se croiser et co-exister lors de ma navigation. »
Créer des liens, des renvois, des échos, proposer des chemins dans le labyrinthe, dans le monde de la poésie, dans le monde tout court. C’est un des sens de Poesibao et une des raisons de son ouverture à toutes sortes de langues et de dimensions.

Bernhard Schlink
J’ai été attirée vers une nouvelle traduction en français (de Bernard Lortholary) d’un livre de Bernhard Schlink, La Petite-fille, par un article du Monde, signé Nicolas Weill et qui s’ouvrait par ses mots : « Certains grands romans parviennent à encapsuler toute une époque, à montrer comment l’histoire fait son chemin dans les recoins les plus intimes des familles et des êtres. Tel est le cas de Guerre et paix, dans le style épique, et tel est le cas aussi, dans un genre très différent, du nouveau livre de Bernhard Schlink, La Petite-Fille. » et un peu plus loin : « Qui veut comprendre l’Allemagne contemporaine devra désormais lire La Petite-Fille. L’inquiétude qui l’imprègne tient moins à l’oubli sans regrets de la République démocratique allemande (RDA) qu’à la vitalité inattendue de l’idéologie nazie, y compris dans les générations montantes. ».
Il n’en fallait pas plus pour que je me porte vers le livre, dès la parution de cet article, dans Le Monde du 16 février. Et voilà que je l’ai terminé hier soir. Et que je peux ainsi souscrire au propos de Nicolas Weill.
Il y a trois parties dans le livre. Une première qui expose la fin de Birgit, la compagne du narrateur, le libraire Kaspar Wettner. Une seconde qui donne à lire, texte dans le texte, les carnets de cette dernière, totalement inconnus du narrateur et qui lui révèle tout un pan caché de la vie de Birgit. Enfin la découverte, après plusieurs péripéties, de la fille abandonnée à sa naissance par une Birgit déjà engagée dans le projet de fuir à l’Ouest grâce à l’aide du narrateur qu’elle a rencontré alors même que débutait sa grossesse d’un jeune politique influent de la RDA… Et si la relation semble impossible avec cette femme, Svenja, elle semble pouvoir s’établir avec l’enfant que cette dernière a eu avec un certain Björn, une jeune adolescente de 14 ans, Sigrun. Ses deux parents sont très engagés dans la mouvance völkisch, (nationaliste ethniciste dit Weill), mélange de nostalgie pour les valeurs anciennes, de racisme, voire de nazisme avec une dimension écologique en plus. « A 71 ans, Kaspar, comme bien d’autres héros de Schlink, éprouve que tout effort contre l’oubli implique un combat et même une enquête quasi policière afin de reconstituer une généalogie perdue : le rapport au réel suppose de surmonter des ruptures abyssales qui n’ont épargné ni les foyers ni les existences personnelles. »

Membres-fantômes
C’est un livre très fort sur lequel je vais revenir, au fil de quelques notes, mais je désire serrer ici la conclusion de l’article de Nicolas Weill : « Car s’il y a un message dans ce roman captivant, c’est que le calme ‘sans enjeux’ de nos existences bourgeoises masque les périls de l’aveuglement ou de l’impuissance. Certes, les monstres engendrés par le XXe siècle ont été amputés par la défaite du régime hitlérien puis par la chute du communisme. Mais, comme des ‘membres fantômes’, ils continuent à faire mal. L’affection entre un vieil homme isolé et une adolescente d’extrême droite suffira-t-elle à en venir à bout ? ».
Et je viens de télécharger sur ma liseuse Le liseur, que je n’ai pas lu, grave lacune !

Pascalle Monnier et Stefan Zweig
Autres temps forts de ces jours, la lecture de Pascalle Monnier et la recopie, ce matin, de « dits et maximes de vie » de Stefan Zweig. Et il y a quelque rapport. On pourrait pour faire simple utiliser le terme d’aphorisme, ce ne serait pas juste mais cela donne une indication. Dans un cas comme dans l’autre, des phrases courtes, des sentences, dont la portée est souvent longue. Longue traîne comme on dit en marketing web… Quelque chose qui ne s’efface pas à peine lu, vu, noté. Quelque chose qui revient, insiste. Certes pour Zweig, il s’agit d’une construction, due à l’éditeur et traducteur Gérard Pfister, en sa belle collection Ainsi parlait (Editions Arfuyen). Il s’agit de repérer dans les écrits de Zweig des phrases, des passages ou textes brefs, qui peuvent se présenter comme autant de « Dits et maxime de vie ». Alors que chez Pascalle Monnier, c’est le régime même de sa prose, qui parfois m’a fait penser, sur un mode plus sombre, aux Sels de la vie de Françoise Héritier. Chez Françoise Héritier souvent, chez Pascale Monnier systématiquement, recours à l’infinitif et chez cette dernière au neutre. « Distinguer les plus petites solitudes des plus profondes solitudes. » (Pascalle Monnier, Touché, éditions P.O.L., p. 24)

Soigner ma bêtise
Je vais lire Valéry, me dis-je, pour soigner ma bêtise et voici que je tombe sur ce passage : « Il n’est pas d’association d’idées plus regrettable et plus répandue que celle qui s’observe dans tant d’esprits et qui fait correspondre à l’idée de poésie celle du vague des idées » ! (Cours de poétique, I, p. 127) (Lors de ma lecture de cette page, j’avais extrait la suite pour l’anthologie bis de Poesibao, celle des Notes sur la création).

Pourquoi certaines œuvres
Pourquoi certaines œuvres me semblent vivantes, pourquoi elles me donnent le sentiment de remuer sous mes yeux et de me remuer en profondeur tandis que d’autres, irréprochables en apparence, reste lettre morte, merveilleuse expression ! J’écoute ce que me dit Paul Valéry : « les œuvres de l’esprit, quelles qu’elles soient, de n’importe quel domaine qu’il s’agisse ; de science, d’art ou de technique quelconque, ne vivent, n’existent que lorsque l’instrument, l’être vivant du moins, vient s’y ajuster et en fait quelque chose. » (p. 133).
Quelque chose de propre, quelque chose qui n’est qu’à soi, qu’un autre n’aurait pu produire de la même façon. Et c’est ce qui explique que la copie, l’imitation soient lettres mortes. Il y manque cette impulsion très particulière qui fait toute la différence. « La notion de besoin est à la base de tout, c’est la notion d’impulsion originale, de besoin direct de notre être. Si une notion se présente à nous, venant de l’extérieur, apportée chez nous, et si cette notion ne se présente pas comme vivante, comme un aiguillon dont nous avons besoin ou qui nous sollicite à l’employer, elle est mauvaise, et vous aurez beau en chercher des définitions plus ou moins raffinées, elle restera à côté du mouvement de votre esprit. Vous ne vous en servirez que dans des applications que j’appellerai secondaires. » (p. 133).
De tous les enseignements que nous recevons, de tous les modèles que nous nous donnons, certains « touchent » le cœur de notre besoin, ils sont très rares. Beaucoup nous trompent, nous font croire un moment qu’ils touchent ce cœur de notre nécessité, mais éprouvons les, en actes et nous voyons que nous sommes dans une forme de reproduction stérile, déjà desséchée. Il y a chez tout créateur, à quelque niveau que ce soit, un immense travail de déblaiement et de nettoyage à faire. Il y a un temps pour l’indispensable apprentissage, mais il y a aussi un temps pour incorporer ce qui de cet apprentissage est fait pour nous et pas pour l’ensemble des co-apprenants. Si je prends une leçon de piano, certaines choses vont me toucher au plus profond (c’est aussi beaucoup question du professeur et de ce qu’il peut percevoir ou pas de moi, s’il est en interaction ou s’il « dispense » sa compétence, un point c’est tout), d’autres ne me sont pas adaptées, ne sont pas faites pour moi.

Et pendant ce temps
où je bourlingue par monts et vaux, sauts et gambades, je reviens aussi à Didi-Huberman. Didi Huberman dont j’apprends tant, aussi bien par ses propres réflexions que par les auteurs qu’il explore, les pistes qu’il suit.
Très belle séquence ainsi sur un écrivain que, honte à moi, je n’ai jamais lu, Saint Simon. Un portrait émouvant avec une dimension humaine si importante pour moi, sans quoi tout n’est…. que lettre morte ! Irruption dans un manuscrit de l’auteur d’une ligne de larmes :  « On ne voit qu’une série de petites formes informes qui se suivent jusqu’au bord extrême du feuillet, comme si elles voulaient continuer à l’infini, hors de tout espace d’inscription. Ce sont des larmes. De maladroits contours, certes, qui confèrent à ces signes un caractère déjectif, disgracieux, impur. Mais on comprend bien vite que ce sont des larmes. Au milieu de cette ligne de larmes – événement unique dans tout le manuscrit des Mémoires –, Saint-Simon a voulu tracer, de façon moins informe, la figure d’une croix. Ce qui s’inscrit là n’est ni un récit ni une description. Il n’y a plus d’écriture au sens habituel. Plus d’alphabet disponible. Seulement cette violente, affective et figurale interruption du langage. Rien d’autre, en somme, qu’un ‘fait d’affect’ cherchant sa forme minimale et maladroite : une autre écriture, en somme, ou une infra-écriture. Nous savons que cette interruption du récit sur la page représente le contrecoup direct de l’épreuve qui venait de briser la vie de Saint-Simon : il s’agit du décès de son épouse, le 21 janvier 1743. Cette interruption n’eut donc pas seulement lieu dans l’espace du manuscrit, puisque Saint-Simon abandonna ce jour même la rédaction de ses Mémoires. On sait qu’il entreprit de redécorer son appartement en disposant partout les figures de son deuil. Il fit tendre de noir son cabinet de travail, recouvrir son lit de gris, couleur de cendre. Il porta le deuil pendant un an. La ‘ligne de larmes’, seule, témoigne encore aujourd’hui de la double impossibilité à laquelle il faisait face : impossibilité d’écrire ou de décrire l’intensité – le bloc d’intensité – que constituait l’expérience affective de la perte de l’être aimé ; impossibilité de saisir ou de réunir l’égarement, la dissociation psychique où il se trouvait lui-même, cette informe dispersion de soi si ‘bien’ dessinée (dans sa maladresse même) à travers la séquence des petites larmes, toutes différentes, nerveusement tracées à l’encre. » (Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, pp. 121 et 122).
Sentiment très étrange mais qu’il me faut ici consigner que je viens d’accueillir dans une maison qui serait le Flotoir un nouveau personnage, Saint Simon et ses larmes. Quand je serai vieille (je le suis déjà ! disons plus vieille ou très vieille), je relirai mes Flotoirs, ne sachant plus écrire, et en espérant que je saurais encore lire, m’y promènerai comme dans un jardin. Et je sais que j’aurai des surprises à chaque pas, puisque quand il m’arrive de relire des pages du Flotoir, même relativement récentes, j’ai déjà tellement oublié !

Les ponts
Les ponts, les échos, les reflets, la recherche du Flotoir, la réussite constante de Didi-Huberman qui fait une jonction magnifique entre Saint Simon et Proust (qui a pastiché Saint-Simon, nous rappelle-t-il) : « Risquons une hypothèse : ce serait exactement dans cette faille où Saint-Simon, bouleversé, redevint analphabète, que Marcel Proust décida un jour de reprendre la plume et d’entreprendre l’écriture, à nouveaux frais, d’un grand roman des faits d’affects. Proust aurait donc fait lever l’écriture dans le silence de larmes où Saint-Simon l’avait confinée.(p. 123)
Des Mémoires à la Recherche, continue G. Didi-Huberman, le temps tresse intimement l’immensité de l’étendue narrative avec la micrologie d’un regard toujours à l’affût de nouvelles épiphanies symptômales, de nouveaux faits d’affects. » (p. 124)
C’est très important, cette notion d’épiphanies symptômales ! On pourrait en faire une lecture au jour le jour pour tenter de comprendre ce qui se trame, sous les apparences, dans le cœur de la société, voire de notre civilisation. Et il y aurait peut-être des études comparatives à faire sur ce qui est fait d’affect pour les uns et pas du tout pour les autres et vice-versa. Notamment en ces temps où nous apprenons durement qu’il y a peu d’universel dans notre monde et que nos manières de penser, de vivre, de juger, de sentir nous sont bien plus propres que nous le pensions et donc pas automatiquement, voire pas du tout, partagées.  

Trois ordres de faits dans l’anamnèse proustienne
« Entre mémoire (de ce qui s’est passé) et oubli (de ce qui a passé), le travail de l’anamnèse proustienne conjuguerait au moins trois ordres de faits : des faits d’actions, ceux qui demeurent accessibles aux souvenirs et aux structures narratives de la chronique ; des faits d’affects, qui introduisent une sorte de ‘dyschronie’ subjective – ou intersubjective – dans le récit ; et, enfin, des faits d’écrits déployés pour ressaisir tout cela dans le retard, dans la survivance ou l’‘anachronie’ du temps qui a passé. (p. 128)

Dispersion
Un peu de difficultés en ce moment, pas assez centrée, je papillonne et me déstabilise.
Mon remède : lire, lire, lire au besoin à toutes petites doses. Chercher une citation comme je cherche un galet sur la plage, là-bas, dans la baie.

Energie et substance
Transfert d’énergie n’est pas transfert de substance. L’effet du premier est transitoire, éphémère ; celui du second beaucoup plus stable et profond, pérenne aussi. Le transfert de substance ne marche que s’il y a un terrain propice et une compatibilité.



Un entretien avec Bernhard Schlink
L’article du Monde du 16 février déjà évoqué était complété par un entretien avec Bernhard Schlink. Question de Raphaëlle Leyris : « L’histoire du nazisme a prouvé que la grande littérature ou la grande musique ne protégeaient pas des idéologies mortifères. Mais Kaspar, qui est libraire, cultivé, ne garde-t-il pas cet espoir que la culture pourrait sauver Sigrun ? » ; réponse de Bernhard Schlink : « C’est surtout dans la musique qu’il espère. Il se dit qu’elle peut sortir Sigrun de son monde étroit, nationaliste. Il ne s’agit pas de la sauver, mais d’ouvrir les horizons, de quelqu’un qui a grandi dans ce monde étriqué. Que faire pour ouvrir son esprit, se demande-t-il ? Il a confiance en la musique. Est-ce aussi mon cas ? Je pense à tout le moins que la littérature et la musique peuvent ouvrir des routes, des possibles. Mais cela ne veut pas dire qu’elles rendent les gens meilleurs. Ce n’est une garantie de rien, on le sait. »
Cela m’a tant retenue dans ce livre, la présence de la musique. Il y a ce piano dans l’appartement du narrateur qui attire la petite-fille, qui se met à en jouer, à prendre des leçons avec un professeur qui tout de suite a compris qu’elle avait un don, lui qui ne donne en principe pas de cours à des amateurs ou des débutants ; elle et son grand-père le narrateur vont au concert, ils écoutent Bach, Glass et Brahms. Elle voudrait lui démontrer que tous les grands compositeurs sont allemands, il ne la détrompe pas complètement, admet qu’il y a beaucoup de très grands compositeurs dans le domaine germanique, mais qu’il y en a aussi ailleurs. Merveilleuse séquence où il lui propose une écoute en aveugle, pour savoir si elle détecte ou non les compositeurs allemands !

Völkisch ?  
À propos de l’idéologie völkisch, Schlink montre à quel point il s’est documenté, lisant sur le sujet, parlant avec des personnes sorties de ces mouvements. Voici ce qu’il en dit : « Ce qui me surprend toujours, c’est de voir les multiples facettes de cette partie du spectre politique. On a affaire à un mélange de nazisme, d’idéologie ‘Blut und Boden’ [‘sang et sol’], de mouvement vert, le tout avec une dimension sectaire. Je suis toujours étonné de constater ce qui existe. Mais nous vivons dans un monde où de plus en plus de personnes se fabriquent une bulle à part où s’abriter.

Philippe Grand et Arno Schmidt
Je lis le début de l’écrit 2023 de Philippe Grand, cet auteur qui m’importe. À propos des petites capitales qu’il dispose en tête de ses fragments, il évoque Arno Schmidt : » Les lignes qui inaugurent les mini-chapitres doivent être décalées vers la gauche (de 3 signes au moins !) et en italiques parce qu’elles doivent rendre ‘l’élan’ (pour le saut) des mots soigneusement sélectionnés pour produire le choc initial. La ‘piqûre’ qui précède l’injection ».
Lisant ces mots j’ai pensé à l’impulsion valéryenne bien sûr, mais aussi à cette amorce dont parle Ch’Vavar quand on l’interroge sur le vers justifié, disant que souvent le premier vers est « donné » et qu’il va être la mesure de ce qui va suivre, qui se base sur cette impulsion initiale. Cela je l’ai éprouvé aussi très clairement en amorçant mon P’tit Bonhomme de chemin : « Né de personne, fils de rien et de rienne »

Photo
que ton carnet de notes soit ton appareil de photo
que ton appareil de photo soit ton carnet de notes.

De l’expression
G. Didi Huberman : « Deux processus au moins se confrontent et se conjuguent dans une expression : il y a, d’abord, une pression, un état de tension ou d’oppression qui cherche sa sortie ; et, ensuite, un mouvement d’extraction, un arrachement dus à cette pression elle-même pour peu qu’une fissure ait été créée dans l’espace de pression. Expression veut dire, rigoureusement parlant, que l’on a fait sortir quelque chose d’une pression ou par pression » (p. 168). (On croirait du Paul Valéry !). Plus loin Didi-Huberman montre que les émotions ne sont réductibles ni à leurs simples effets physiologiques (il a longuement étudié divers aspects de ces effets) ni indicibles. Mais qu’elles « établissent plutôt un lien, qui peut être complexe et enchevêtré, voire discordant, entre le sujet, autrui et le monde. Or ce lien lui-même s’appelle une expression. » (p. 171)
Évocation de Erwin Strauss qui en 1935 dans son livre Du sens des sens appelait à séparer les sens du sens, féconde réflexion, entre le sens comme sentir, le sens comme orientation, et le sens comme signification. ….

Prendre au sérieux
Souvent dans l’entretien avec Bernard Schlink, dans l’article de Nicolas Weill, dans le livre La Petite-fille revient cette idée que ceux de l’Est prenaient politique et littérature avec sérieux, ce qui n’était plus le cas depuis longtemps en Allemagne de l’Ouest. Dans son ébauche de livre, voici ce qu’écrivait Birgit, la compagne du narrateur, exfiltrée par lui de l’Est et qui reprend ses études à l’Ouest : « Je craignais de dire quelque chose qui trahirait mon origine de l’Est et ferait réagir le professeur par un ‘Ah, notre étudiante venue de l’Est’ ou ‘Que dit Karl Marx en la matière, vous le savez sûrement’ (…) Et rien n’était pris au sérieux. Je voulais savoir qui était l’auteur, quand et pour quelle raison et dans quelle intention il avait écrit le texte, je voulais connaître l’effet qu’avait eu le texte à son époque et éprouver l’effet qu’il avait aujourd’hui, je voulais me trouver dans le texte et me laisser atteindre et changer par lui, voir sa force, sa beauté, sa grandeur et les comprendre et les aimer. À l’université, personne ne voulait voir et comprendre la force, la beauté et la grandeur des textes, ou se laisser atteindre et changer par eux. Il s’agissait d’ergoter sur des termes, il s’agissait de métaphores, de symboles et d’allégories, d’immanence et de réception, de structuralisme, de synchronie et de diachronie, d’aspects sociologiques et politiques, de termes étrangers de narratologie derrière lesquels se cachaient des banalités, comme le fait qu’on peut raconter quelque chose en revenant en arrière ou en anticipant, une ou plusieurs fois, au discours direct ou indirect. Je ne comprenais pas ce qu’étaient censés tirer, d’un tel traitement de la littérature, l’universitaire, l’étudiant, le prof qui enseignerait l’allemand et les élèves qu’il aurait devant lui. » (p. 112)

Sur la musique
« Kaspar passa le premier mouvement, et le début du second, du concerto pour clavecin en sol mineur de Bach, la première étude de Glass et le début de la quatrième symphonie de Brahms. (…) Quand j’écoute Bach, j’ai le sentiment que la musique contient tout, le léger et le lourd, le beau et le triste, et qu’il les réconcilie. Avec Glass je pense au fleuve de la vie qui s’écoule, vite, avec çà et là des cascades et des rapides, mais qui sans cesse se hâte. Brahms est pour moi à la fois passion et maîtrise. Je ne veux pas dire qu’au concert tu doives éprouver les mêmes choses que moi. Chacun entend ce qu’il doit entendre. Mais il est bon, en écoutant la musique, d’écouter de temps à autre à l’intérieur de soi ce que la musique nous fait. »
→ Écouter de temps à autre à l’intérieur de soi ce que la musique nous fait. Guide d’écoute !

Aller vers les œuvres qui
Fabien Ribéry dit aujourd’hui sur son site l’Intervalle quelque chose à quoi je souscris entièrement et de plus en plus (avec cette idée aussi que le temps restant diminue !) : « Je ne veux essentiellement aller que vers des œuvres augmentant ma puissance d’être, par une joie, qui à la façon qu’a décrite Spinoza, intensifie l’existence. »

Une superbe après-midi
Magnifique après-midi hier, une petite promenade, courte car il fait bien froid. Puis des heures de lecture encadrant une heure de piano. Je suis littéralement « partie en livres », pour reprendre le slogan du CNL que pourtant je n’aime pas du tout, slogan de l’opération lecture estivale des jeunes. J’avais bien travaillé le matin aux articles « techniques » de Poesibao, la vitrine poésie, la lettre hebdomadaire (plus de 3000 abonnés), l’index. Et j’ai eu envie de feuilleter un peu tous ces livres reçus, manière aussi de les trier en fonction de ce que je peux ou veux en faire. Beaucoup de choses m’attiraient mais j’ai pris en premier lieu le livre de Laurent Margantin, Aux îles Kerguelen, ai pris un paquet d’embruns sur le pont et ai eu la nausée avec lui lors du voyage en bateau vers ces îles ; puis celui d’Alexis Pelletier, D’Où ça vient. Ensuite Des Destins de William Cliff et enfin, le soir, Voyage dans la nuit de Friederike Mayröcker.
J’ai mesuré la chance de recevoir tous ces livres (je suis effrayée de l’augmentation du prix des livres, dont bien sûr personne ne se préoccupera, c’est si secondaire, n’est-ce pas, les nourritures spirituelles !), même si bien sûr c’est en échange en quelque sorte de mon immense travail depuis presque vingt ans. Plaisir à exprimer ici cette reconnaissance, plus positive que l’agacement que je ressens et exprime ces jours derniers à être si peu remerciée, notamment par tous les auteurs hébergés sur le site, directement ou indirectement.  Je ne suis ni facebook, ni uber, ni amazon, ni tik-tok ou twitter… Mais ainsi va le monde, consommation, auto-suffisance (mais pas dans le sens habituel de l’expression !) et indifférence. Comme j’ai été frappée, en contrepartie, de la courtoisie des contributeurs étrangers au dossier Ukraine préparé par Josiane Gourinchas, Oscar Hahn qui m’a écrit un mot charmant et les autres aussi, Walter Eckel, G.J Racz, Gianni Darconza qui me parlent de mon site prestigieux ! Je suis heureuse de les citer ici.

De Laurent Margantin à Alexis Pelletier
Cette étrange impression -on n’est jamais assez attentif à ses sensations intérieures quand on lit, quand on écoute- d’être entrée en quelques instants, comme par effacement des distances spatio-temporelles, dans deux mondes différents et semblables, celui d’Alexis Pelletier et celui de Laurent Margantin. Comme douée soudain du don d’ubiquité. Ne doit-on pas dire à tous ceux qui en rêve de ce don, qu’il leur suffit d’ouvrir un livre ? Pour se trouver en même temps, ici et ailleurs, très loin. Voir dans plusieurs endroits différents en même temps, tant est forte parfois la prégnance de ce qu’on a lu, qui reste en courte ou longue traîne dans l’esprit ? Je tiens que le livre me transporte mieux que n’importe quoi d’autre…

Entrer dans un livre
Plutôt que partir en livres ! Pourquoi, selon l’expression très juste, entre-t-on dans un livre ? Ou pas ? Et souvent dès les premiers mots ou les premières pages.

D’où ça vient
Sans point d’interrogation, tel est donc le titre du livre d’Alexis Pelletier. Que j’ai beaucoup aimé. Alexis fait partie de ces rares poètes qui s’intéressent à la musique et qui la connaissent. Elle est présente dans ce livre, avec Schubert, avec Rameau, Dowland ou Couperin. Les grands thèmes : la musique et la ritournelle (thème deleuzien ! cf les travaux de Maël Guesdon que j’ai entrepris de lire et le petit opus de Felix Guattari) ; les oiseaux (une superbe séquence sur une bergeronnette, avec référence à Couperin). Il y a une exploration fine des sensations et des impressions (j’ai pensé fugitivement à Antoine Emaz, ils n’ont sans doute pas le même éditeur par hasard !), d’un état de suspens souvent entre une attente sans objet et la disparition, l’effacement. Belle citation de Montaigne : « Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout » (cité p. 24). Autre thème l’eau, la mer ou la pluie (« Je peux regarder pendant des heures la pluie » (p. 132), la femme et le féminisme. C’est un beau livre, sensible, informé de poésie mais personnel, lucide : « chaque jour est un ajout / dans le poème de notre évanouissement. » (p. 114).J’ai  aimé cette remarque si loin du trop de théorie souvent, sur le sujet : « Le vers est une unité respiratoire / avant d’être ce qu’on mesure. » (p. 140). J’ai noté de nombreuses pages qui pourront faire l’objet d’une « anthologie permanente » très rapidement dans Poesibao.

Des destins
Tel est le titre du livre de William Cliff qui paraît à La Table ronde, avec un bandeau bien accrocheur : « Je veux de la poésie, de la poésie / Pour charmer la déroute de mon existence ».
Est-ce bien de déroute qu’il est ici question ? Non, plutôt de destins, comme le dit le titre, portraits en vers (alexandrins quasi tous) de différents personnages de la vie de William Cliff, un parrain, une marraine, tel amant, tel amour, telle figure de sa petite ville belge Gembloux… une poignée de poèmes (de 14 vers, quasi tous, mais rarement distribués en sonnet classique). Des scènes. Ce qui m’a frappée, c’est que là, on entre pour de bon dans le livre, comme dans un roman, comme dans de la prose. J’ai été happée par le livre au point d’oublier l’heure ce qui est fait rarissime chez moi avec ma fichue horloge interne !
Le début du livre m’a enchantée tout particulièrement : « Un papillon de nuit est venu sur ma lampe / pendant que je lisais Stevenson magnifique » et un peu plus loin, dans le même poème « Le papillon de nuit s’est terré Dieu sait où / pour ne plus déranger mon merveilleux voyage. ». Cela dit, une fois lu ce livre, une fois que j’aurais fait là aussi une anthologie permanente pour Poesibao, je ne suis pas sûre que je reviendrai à ce livre. Il importe en effet dans ce Flotoir d’assumer, de plus en plus, la subjectivité de ma lecture et l’illusion de croire que c’est peut-être plus intéressant pour le lecteur potentiel qu’une lecture critique objective, pour laquelle je ne suis pas qualifiée.

J’ai bien ri
grâce à William Cliff encore. Dans un premier temps, découverte enchantée de deux mots inconnus dans un même vers : il s’agit de « planter dans le vent / des arbres sur le ravel pour faire une drêve ». Petite pensée pour mon ami Jean-Pascal Dubost et son amour des mots anciens, locaux, dialectaux, etc, c’est aussi cela lire, rencontrer ses amis ici ou là pour telle ou telle raison et parmi les amis je compte aussi Montaigne, Balzac, Michaux ou Roubaud….
Second temps, rêver délicieusement sur ce ravel, penser à l’autre Ravel, me laisser entraîner vers boléro, main gauche, concerto en sol, puis revenir à ces autres sons, ravel ? petit ravin, val ? Et finir par bien rire en découvrant que ravel est un acronyme wallon pour Réseau autonome des voies lentes. Bon, oui, voies lentes j’aime bien. Mais le réseau autonome fait retomber le soufflé du rêve étymologique. Mais alors drêche ? Eh bien c’est une voierie carrossable bordée d’arbres. Cette fois éclaircie dans le sens du vers : il s’agit de planter des arbres sur une portion du réseau autonome de voies lentes pour, d’une voie peut-être lente mais nue, faire une drêche ombragée.
Il y a infusion forte dans la poésie de Cliff de Pascal, de du Bellay, de Racine, de Nerval : « Chaque fois que je vois cette haute maison »… Beaucoup de savoir-faire poétique mais mis en œuvre avec un naturel confondant. Énormément de références aussi au sexe, aux aventures masculines, mais rien de pornographique, jamais, malgré la crudité, car il y a une dimension de tendresse, d’amour de l’autre et de la vie, qui est omniprésente.



Friederike Mayröcker
Elle écrit dans Voyage dans la nuit : « hélas les cheveux de mes enfants avaient la senteur des noix, ou du métal …James et Susanna ». Seconde allusion à ses enfants, dont on a cru comprendre précédemment qu’ils étaient morts dans un accident de chemin de fer. Je suis suffisamment sensibilisée au sujet pour ne pas chercher à savoir. A-t-elle perdu deux enfants et dans un accident ? Je finis par tomber sur un très bel article en allemand (2012), du Süddeutsche Zeitung Magazin où elle répond à la question de savoir si elle regrette de n’avoir pas eu d’enfants… elle n’en a donc pas eu… quel est le statut de James et Susanna, citation, allusion ? Identification à quelqu’un d’autre. Cette prose est infiniment mystérieuse et chatoyante, du mystère et du chatoiement de la vraie vie.

Deux lignées philosophiques
J’avais remarqué, lisant Didi-Huberman, qu’il établissait une double lignée. D’un côté, Lucrèce, Spinoza, Nietzsche, Deleuze : « Un nouveau chemin s’ouvre sur un horizon philosophique dont le leitmotiv pourrait bien être la question de ‘ce que peut un corps’ : c’est le chemin qui va de Lucrèce à Spinoza puis à Nietzsche. Chemin exemplairement suivi et ‘interprété’ – au sens de l’exégèse comme à celui de la réinvention musicale – par Gilles Deleuze. » (p. 111).
De l’autre, Platon, Descartes et Kant.
Sur la première lignée, il écrit encore : « Lucrèce, selon Deleuze, anticipait Spinoza (pour la dynamique du conatus, notamment) et Nietzsche (pour le renversement du platonisme). Dans tous les cas : une reconnaissance des puissances propres aux images et aux émotions. Dans tous les cas : des pensées de l’affirmation et de l’ouverture, laissant toute leur place aux ‘faits d’affects’, c’est-à-dire à une fécondité ou effectivité de l’affectivité. Chez Nietzsche comme chez Spinoza, Deleuze a reconnu le même ‘pouvoir d’être affecté’ caractérisant – positivement, donc – le pathos »
→ Qu’est-ce qui m’affecte, me touche et donc me fait bouger ? Une pensée froide, technique et théorique ne me « fait » rien, aucun transfert d’énergie ou de substance. Il en va tout autrement de ce qui fait vibrer, presque tangiblement, une « corde sensible » au fond de moi et peu importe que ce soit l’esprit, le cœur, le corps… Dans ce livre, Georges Didi-Huberman met au tout premier plan les faits d’affects, montre à quel point ils ont pu être écartés, méprisés, voire vilipendés pendant des siècles par certains courants, philosophiques mais aussi artistiques. Et on sent qu’il en va aujourd’hui pour lui (et pour nous !) d’une question de survie.

Des émotions comme des images
« C’est aussi qu’il en est bien, sur ce plan, des émotions comme des images : ne les admettre qu’à les soumettre équivaut à les démettre de leur puissance même, qui est puissance de passages ou de ‘migrations’, comme disait Aby Warburg : puissance toujours excentrique, donc. Il faudrait par conséquent ne pas céder, avec les ‘faits d’affects’, à la tentation simplificatrice et superficiellement rationnelle qui croit toujours devoir réduire pour comprendre. Réduites au silence, les émotions deviennent, soit inexistantes, comme si on voulait les enterrer ; soit transcendantes, hyperboliques ou mystiques, comme si on voulait les projeter dans un ciel de vérités dernières, ineffables et, en réalité, sans consistance aucune. »
→ Double tentation pour l’âme (refoulement / Sublimation toxique), double danger pour la culture, voire la civilisation, lit pour les populismes, les nationalismes (que font les milieux völkisch si bien décrits par Bernhard Schlink dans La Petite-fille avec les images et les émotions, des armes pour trier, exclure, exacerber passions et tensions ) ?

Je rêve
Je rêve d’avoir entre les mains les carnets à extraire de Friederike Mayröcker – je rêve de marcher à côté de Jean-Sébastien Bach se rendant à pied auprès de Dietrich Buxtehude, 450 kms d’Arnstadt à Lübeck – je rêve d’être l’enfant qui actionne manuellement le soufflet de l’orgue tandis que Bach et Buxtehude jouent, le soir, sur l’instrument de la Marienkirche – je rêve d’avoir été pendant cette période de l’Avent 1705 une des auditrices des Abendmusiken dans cette même Marienkirche, que j’ai visitée près de trois cents ans plus tard – Je rêve de retourner dans une de ces vieilles petites boutiques allemandes et d’acheter des toupies en bois pour ma collection – Je rêve de voir des aurores boréales, surtout après avoir appris qu’on en a vu en France ces derniers jours, à la suite sans doute d’une éruption solaire –

Deux corps célestes
Jupiter et Vénus (je crois !) sont très visibles en ce moment, en début de nuit, à Paris, en regardant vers l’ouest et c’est magnifique et très émouvant. Deux corps célestes très brillants, encore seuls (mais les étoiles à Paris sont difficiles à voir en raison de la pollution lumineuse qui ne me semble pas avoir baissé malgré les annonces de l’automne !).

Pas de re
Ne jamais penser re-vivre, re-produire. Aborder à neuf, toujours, même les situations les plus répétitives. Je l’expérimente souvent dans le domaine de la lecture et de la musique. Un moment privilégié, que l’on aimerait tant voir se reproduire, ne revient pas d’où déception, alors qu’on a repris le même livre, qu’on écoute la même œuvre musicale, qu’on joue le même morceau… ; toute perception est d’une infinie complexité et nourrie de tant de facteurs que reproduire ce qu’elle a été, dans sa spécificité, à un moment donné, est impossible. Une telle attente est en plus contre-productive, car toute tournée vers le retour du même, je ne suis pas disponible pour ce qui arrive d’autre, de neuf.  

Friederike Mayröcker
La prose poétique de Friederike Mayröcker est très particulière, une sorte de tissage, sans sutures, fragments de récits, rêves, réflexions rêvées, situations concrètes, personnages comme un peu mythifiés. Oui, je sais, sans doute ce qu’on appelle un flux de conscience. Mais tout le monde n’a pas un tel flux de conscience ! Il y a des récurrences, des petits morceaux de phrase qui reviennent comme des ritournelles, une typographie particulière pour la personne qui l’accompagne dans ce voyage ou pour son amour disparu (Elle était la compagne de l’écrivain autrichien Ernst Jandl (1925-2000)qui l’a précédée dans la mort).
Et pourquoi pensais-je à elle en regardant ce matin, au Roi du café, cette dame pas jeune qui lisait et qui, chose rarissime chez « mes » lecteurs, avait un petit carnet et un crayon et semblait extraire. Peut-être parce que je me suis souvenue de la phrase de Mayröcker : « A la vérité, je ne commençais aucune lecture sans papier à écrire ni crayon, je n’ai jamais été en mesure d’entrer dans une lecture sans extraire sans arrêt, c’est comme une maladie. Cela a aussi toujours été un critère de qualité pour mes lectures : en effet là où il n’y a rien à extraire, il n’y avait rien à lire pour moi et cætera », un passage du Voyage dans la nuit repris hier dans l’anthologie permanente de Poesibao.

Je me dis
Je me dis qu’il faut en effet créer des liens, qui soient et ne soient pas qu’informatiques, entre mes mondes, entre Poesibao et le Flotoir, notamment. Et même à l’intérieur de Poesibao, il me faut davantage renvoyer à l’immense base de données poétiques qu’est Poezibao l’ancien, toujours ouvert et actif, même si je publie désormais les articles uniquement dans Poesibao le jeune !

La disposition quotidienne
Quel écho à ce que je viens d’écrire sur le retour du même, toujours déçu ! : « Tout est en lien avec ma disposition quotidienne, écrit Friederike Mayröcker, ou comme si je disais que l’extase décroît avec la lumière croissante du jour, ou que la disposition quotidienne résultant à chaque fois d’innombrables et d’impondérables facteurs d’humeur et de sentiment détermine la forme du texte à écrire, ou quelque chose exige de devenir un poème, ou un texte en prose, si cela en possède les prédispositions internes, donc la beauté au travers de la vérité, robinet qui coule, comme la lune ou presque, je cherchais tout ce qui me plaisait et je trouvais des livres qui me maintenaient en vie, à savoir l’insondable qui m’encourage, il m’arrivait de suspendre un de mes livres préférés, ouvert sur une page de mon choix, au-dessus de ma place de travail de telle sorte que je pouvais en lire un passage, pendant que j’écrivais, je veux dire que cela devait me bénir, pendant que j’écrivais… (…) » (p. 60)

Une tendance à se dilapider
Devrait me faire réfléchir cette phrase de F. Mayröcker, encore : « J’étais alors outrancière dans ma tendance à me dilapider et à me disperser pour les autres, à déborder du côté du monde. «  (p. 61)

Les impardonnables
J’ouvre Les Impardonnables, livre de Cristina Campo qui vient de paraître (une reparution d’un introuvable, si j’ai bien compris) en collection l’Imaginaire chez Gallimard. Et je suis subjuguée. Je ne sais pas encore si la très forte impression procurée par le premier chapitre perdurera. Les impardonnables, ainsi Cristina Campo nommait-elle les poètes (mais je ne sais pas encore pourquoi) et c’est le titre que Max de Carvalho et Vincent Pélissier ont donné à une collection chez Fario, entièrement consacrée au domaine poétique français. Merveilleuse collection dont Poesibao a souvent parlé, avec notamment des textes de Laforgue, René Ghil, André Salmon, Evariste de Parny, Sabine Sicaud,  etc.
Cristina Campo est née en 1923 et morte en 1977. Son enfance se passe dans l’enceinte de l’hôpital de Bologne où l’un de ses oncles est un chirurgien célèbre. Son père est chef d’orchestre. Elle traduit d’abord de l’anglais, Katherine Mansfield, Virginia Woolf et John Donne puis plus tard Hugo von Hofmannsthal et Simone Weil (on l’a parfois appelé la Simone Weil de Bologne.) Née avec une malformation du cœur qui la rendait très fragile, elle meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 54 ans.

Une profession d’incrédulité
Extraordinaire propos de Cristina Campo dans un très bref avant-texte : « sous des prétextes différents et des couleurs variés, il me semble que ce livre répète d’un bout à l’autre une discrète tentative de dissidence à l’égard du jeu des forces, ‘une profession d’incrédulité en l’omnipotence du visible’. »

Les conteurs français
Le premier texte est consacré à deux conteuses françaises. Madame d’Aulnoy et Madame Leprince de Beaumont. Cristina Campo s’élève contre ceux qui « accusent de frivolité les conteurs français parce qu’ils parèrent leurs fées de quelques plume d’autruche » et dit que c’est « posséder la vue, non la perception ». Et de montrer comment Madame d’Aulnoy l’avait, elle,  cette perception, « elle qui sut glaner dans les paroles du peuple les mystères les plus délicats ». Petite pique savoureuse au passage pour les Frères Grimm qui, s’ils surent aussi trouver des trèfles à quatre feuilles en abondance, effectuèrent une « moisson suffocante d’herbes sans magie ». On admire dans ce premier paragraphe la condensation extrême du propos, pourtant très clair. La précision de l’énonciation de ce qu’il y a à dire. L’intuition critique. Dix lignes et demie, un monde, une immense ouverture. Nous plongeons ensuite à sa suite dans deux contes, Cendrillon et la Belle et la Bête. Avec une analyse très fine des ressorts profonds du conte, l’exploration des limites, la métamorphose « Quand la Bête se transforme-t-elle en Prince ? Quand le prodige est devenu superflu, quand la métamorphose s’est déjà accomplie chez la Belle, imperceptiblement : désormais purifiée des regrets de l’adolescence, des taches de rouille de l’imagination, il ne subsiste d’elle que l’âme attentive et nue. » La concision est extraordinaire, tant est dit en deux ou trois pages. Cristina Campo a peu écrit et déclarait qu’elle aurait voulu écrire encore moins. Elle avait une attention extrême à l’écriture, au point qu’on a parlé d’elle aussi comme d’une « trappiste de la perfection ». Pour que la parole soit vraiment nourricière, il fallait que chaque mot soit soupesé. Elle considérait que notre profondeur d’attention est le « noyau de toute poésie » et « le seul chemin vers l’inexprimable, la seule voie vers le mystère.

J’ai refermé le livre
mais je sais qu’il sera de longue traîne en moi. Je veux parler du Liseur que j’ai désiré lire dans la foulée de La Petite-fille, le dernier livre paru en français de Bernhard Schlink (quand me déciderais-je à lire en allemand !!! ???). Dans les deux livres j’ai ressenti une même progression des couches extérieures vers des strates de plus en plus profondes et aussi, pour moi, une vraie montée des émotions. Dans le Liseur, j’ai été infiniment touchée par toute la partie finale. Hanna a été condamnée à perpétuité. Le narrateur a l’idée d’enregistrer pour elle certains des livres qu’il lit et de lui envoyer les cassettes. Il va le faire pendant des années, de façon très régulière. Un jour il reçoit un tout petit mot et il comprend qu’Hanna a entrepris d’apprendre à lire et à écrire. Il continue les envois mais ne va pas la voir et ne lui écrit jamais. Plus tard il apprend qu’après 18 ans de détention elle va être libérée et la directrice de la prison le sollicite même pour l’aider, lors de ce retour à la liberté. Il organise tout, logement, travail,  avant de la retrouver, après tant et tant de temps, à la prison. Le chapitre suivant, comme souvent chez Schlink, s’ouvre par un coup de tonnerre, Hanna s’est donné la mort, elle s’est pendue dans sa cellule alors qu’il devait venir la chercher, quelques heures après. Et il découvrira cette chose stupéfiante qu’elle avait appris à lire en demandant à la bibliothèque de la prison certains des livres qu’il avait enregistrés et qu’elle suivait mot à mot le texte à partir de la cassette. Incroyable entreprise dont on imagine la difficulté et l’investissement qu’elle a pu représenter.
J’ai été confrontée très étroitement et longuement à l’incapacité de lire d’une toute proche, affectée non d’illettrisme mais de cécité. Pendant des années, nous avons été quelques-unes à accompagner ma mère atteinte précocement de dégénérescence maculaire liée à l’âge. Liseuses rétribuées, mais aussi parmi ses amies ou nous ses filles, liseuses tout court ! Et pendant des années, curieusement rebutée par l’idée de lui lire des livres à haut voix (je ne m’y suis mise que les dernières années), j’ai fait un immense boulot d’enregistrements, assez peu fructueux quant à ce que cela lui a apporté. Notamment d’émissions de radio sur les livres, les auteurs, dont je pensais qu’elles l’intéresseraient. J’ai retrouvé des dizaines de cassettes et des dizaines de CD gravés et en fait très peu écoutés, quand nous avons vidé son appartement après sa disparition à l’automne 2020. Et ce n’est que quand je me suis impliquée dans la lecture à haute voix, près d’elle, chez elle, que j’ai pu vraiment lui apporter quelque chose, tout en soignant considérablement nos relations.