La lecture, une forme de vie


Où il est question de Benoît Casas, Sereine Berlottier et Kafka, Françoise Clédat, Marianne Alphant et Pascal, et de Schubert



Flotoir du 6 au 13 avril 2023


Combine et bibliothèques qui n’en sont pas
Je poursuis ma lecture de Combine, le livre de Benoît Casas, qui me dit aimer ma lecture si libre, et que c’est bon pour l’auteur de vivre l’expérience de la lectrice.
(632) Comme la /Bibliothèque /de Diodore /ou celle /de Photios /voici un livre /composé /d’autres /livres : c’est une des pratiques de fond de l’écriture de Benoît Casas que j’avais découverte à la fin des années 2000, lors de ma première participation à la commission poésie du CNL ! C’est un autoportrait du livre. C’est un portrait du Flotoir !
→ La Bibliothèque de Diodore n’est pas une bibliothèque mais un livre ! Voici ce qu’en dit la célèbre encyclopédie en ligne : « La Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, rédigée en grec au Ier siècle av. J.-C., se compose à l’origine de 40 livres dont il ne reste aujourd’hui que 15. Cette monumentale histoire universelle, c’est-à-dire qui s’attache à une histoire de l’humanité dans toutes les aires géographiques connues, couvre une vaste période, du commencement mythologique du monde à Jules César. Elle puise ses sources dans une multitude d’auteurs antiques que Diodore a compilés, sans originalité mais avec efficacité, qui sont : Hécatée d’Abdère, Ctesias de Cnide, Éphore, Théopompe, Hiéronymos de Cardia, Douris de Samos, Diyllos, Philistos de Syracuse, Timée de Tauroménion, Polybe et Posidonios. Diodore a travaillé près de 30 ans à cet ouvrage après avoir voyagé en Europe et en Asie pour, dit-il, ‘voir de nos propres yeux la plupart des contrées les plus importantes dont nous aurons occasion de parler. Car c’est à l’ignorance des lieux qu’il faut attribuer les erreurs qui sont commises même par les historiens les plus renommés’ ». (source)
→ Si ce n’est une bibliothèque, c’est donc un conservatoire. Ce que voudrait être aussi le Flotoir, qu’on lira peut-être pour cela dans 2000 ans, à la recherche de livres et de poètes disparus !
Et la Bibliothèque de Photios n’est pas non plus une bibliothèque : « La Bibliothèque ou Myriobiblos, œuvre de Photios, patriarche de Constantinople entre 858 et 886, est une collection de 280 notices (appelées traditionnellement ‘codex’, parfois au pluriel ‘codices’) sur des textes littéraires de genres variés lus par le recenseur. L’ouvrage fut commencé vers 843. Les ‘codices’, de longueur très variable, vont de la simple mention d’un nom d’auteur avec un titre à une analyse de plusieurs dizaines de pages. Ils traitent des auteurs, du contenu des textes, du jugement porté par Photios sur eux, et comprennent souvent des citations plus ou moins longues. Selon Karl Krumbacher, c’est ‘le plus important ouvrage d’histoire littéraire du Moyen Âge’ ». (Source)

De la poésie
(636) La poésie /est exercice /musculaire /dialogue /avec l’absence /prière /au vide.
→ si on compilait les poèmes nombreux qui traitent de la poésie ou du poème, poèmes souvent autoréflexifs, on aboutirait sans doute à un véritable art poétique, dont les éléments seraient semés parmi les 1000 fragments.
(140) Ma forme/est courte/ma phrase/le sait/elle engage/le sens/du texte/qui le/suit

Du temps
Sur la composition du livre, cela peut-être : (638) Ce travail /privé de /dates /témoigne /d’un temps /unique /d’un temps monochrome
→ pour moi la recherche est inverse et je m’attache à dater très précisément mes propres notes, dans le livre que je suis en train d’écrire, comme je m’attache de plus en plus à dater les auteurs, leurs livres. Pour leur inscription dans le temps. L’écriture, qu’on le veuille ou non, est tissée du temps que l’on traverse. Sinon, en effet, le temps devient monochrome.

De la musique
Diffuses mais réitérées, des allusions à la musique. On a rencontré John Cage, Jean-Sébastien Bach. Ici on pense à Lucas Debargue et à Scelsi, même s’il est peu probable que Benoît Casas ait pensé à eux. (146) Casser /le temps /est la première /exigence /l’extrêmement lent /fait pénétrer /dans le /son.
De Giacinto Scelsi (1905-1988), on raconte qu’au cours d’une période de crise créative et de dépression, il passait des heures assis à son piano à jouer, indéfiniment, une seule note. « Pendant un internement en hôpital psychiatrique, il ne joue au piano qu’une seule note (un la bémol) dont il explore toutes les possibilités sonores avec les harmoniques provoquées par les vibrations par sympathie. Entre deux internements, il se rend à Paris et fait éditer par Guy Levis Mano ses recueils de poésie. Il fait la connaissance d’Henri Michaux, avec qui il se lie d’amitié. » (source)
Quant au pianiste Lucas Debargue, je me souviens l’avoir entendu dire, dans un entretien,  qu’il travaillait toute pièce extrêmement lentement, son à son. Je pense souvent à lui, que j’admire, quand je joue du piano, avec le piano.

L’art du copiste
(650) On ne /connaît /vraiment /une œuvre / qu’en la /tapant /à la /machine : ce n’est pas moi qui dirais le contraire, pour avoir tapé tant et tant de textes depuis les toutes premières parutions de l’almanach poétique imaginé pour le site disparu zazieweb. Les 1000 premiers extraits ont tous été recopiés à la machine. Et encore aujourd’hui, même si je m’aide de technique de reconnaissance de caractères, il m’arrive de taper, intentionnellement des textes. Mais que je n’aime pas cette expression de taper à la machine ! Au piano, je ne tape pas la partition et pourtant le mouvement des doigts a quelque chose de similaire et j’ai souvent ressenti que la frappe sur le clavier d’ordinateur était un véritable exercice technique pour les doigts !
→ Il y a une appropriation physique du texte lorsqu’on le copie. On entre dans l’intimité de sa pulsation d’une manière tout à fait autre que dans le processus de lecture. Je me souviens qu’il m’est arrivé de recopier certains textes, qui me bouleversaient (je pense à des poèmes d’Antoine Emaz en particulier) comme recroquevillée sur mon clavier, yeux presque fermés, dans une attitude que l’on pourrait dire de recueillement. Et jusqu’au instruments de reproduction en tous genres inventés par le XXème siècle, la base de l’éducation était sans doute fondée sur une part importante de copie. On dit que Bach et Mozart enfants ont énormément copié les œuvres antérieures, entrant ainsi complètement dans le processus de leur composition
(En écoutant l’andante cantabile de la symphonie de Mozart, la 41ème, dans une version de Martin Fröst, disque qui vient de sortir, sous le titre un peu contestable de Ectasy and Abyss et qui propose aussi le 25ème concerto interprété par … Lucas Debargue.)
Et j’évoquais John Cage un peu plus haut, voici pourquoi : (155) Sonates/et interludes/un gong/chinois/micro-intervalles/durée effective/de sons/électriques/de sonneries/insistantes.
→ toujours cette difficulté quand on veut « parler » de musique, on tombe dans la description des sons, parfois du ressenti musical, c’est déjà plus intéressant. Sonates et interludes, c’est un titre de John Cage, une œuvre que j’aime infiniment, pour piano préparé. En fait pas de sons électriques ici et c’est une des forces de l’œuvre. Cage mettait dans les cordes du piano toutes sortes de petits éléments en métal ou en bois principalement, qui modifient considérablement la sonorité. Faisant naître un monde d’associations auditives : sons de casseroles, disent certains, mais résonances, sons de clavecins, gongs en effet, sont in-ouïs. Et tout dépend de l’interprète et aussi de la « préparation » du piano qui prend des heures, même si, je crois, Cage est relativement précis dans ses directives de préparation de l’instrument.

Autoportrait ?
Comme dans certains tableaux, ou dans certaines images d’Épinal, on se demande s’il n’y a pas dans Combine une sorte d’autoportrait de l’auteur, fait de pixels ou de tesselles posés ici et là…

Lire
(705) Lire/c’est aller/vers/quelque chose/qui va advenir/mais dont/personne/encore/ne sait/ce qu’elle/sera.
Et aussi (737) Je lis /de la poésie /c’est cela /j’ai la sensation /physique /de la poésie : là si on apprécie la brièveté percutante de la plupart des poèmes, on aurait bien aimé en savoir un peu plus sur la dite sensation physique. C’est un des aspects auxquels s’attache mon projet Lire, que ressent physiquement le lecteur lisant.

Amorcer
Ici ce n’est pas Benoît Casas qui parle, mais moi. En toutes choses amorcer. Mais souvent on ne peut pas. Amorcer une pompe c’est l’actionner, parfois à vide plusieurs fois, cela peut être très difficile pour en quelque sorte « aspirer » l’eau qui stagne en profondeur. Amorcer une action, une lecture, un texte… souvent une sorte d’opposition se manifeste, parfois très ténue, mais pourtant incontournable.

Flacon de sels
rêver d’écouter de grands musiciens dans l’intimité de leur travail – regarder une petite fille lire à la bibliothèque – et voir son petit frère lové lui aussi dans sa lecture dans un petit coin de la pièce – observer les nombreux lecteurs du square sortis comme les bourgeons avec le beau temps – écouter de la musique, écouter de la musique, écouter de la musique – écouter Mozart –

Retour à Combine
(780) Le vers /réalise /un maximum /de précision /géométrique /il pousse /à l’extrême /pour une parole /l’impossibilité /d’être autre /qu’elle n’est
→ je parlais de l’importance de la copie, je peux en dire aussi qu’elle me permet parfois tout simplement de comprendre un texte, de voir comment il est structuré. Celui-ci est apparu dans la copie comme la photo, jadis, dans le bain de révélateur. Et comme dans l’opération photographique, j’ai le temps en plus de le regarder apparaître.

Du langage comme un sixième sens
Un point de vue très intéressant, à approfondir ! (286) Le langage /est un sens/à part entière /les cinq autres /sens /et mon corps /me restituent /tout ce qui /au monde /me mêle.
→ Certains poèmes s’apparentent à des aphorismes, ou à des fragments philosophiques, philosophie du langage surtout.
(288) Le courage /est la /matière /d’autres pratiques /il suffit /de croire /aux /impossibles.

Blitz, vraiment /
(830) Le poème /blitz /cette brièveté /coïncidence /de conception /d’exécution.
Je ne conteste pas le côté blitz du poème mais ressent quelque chose de peu agréable autour de ce mot. Il faut donc chercher pourquoi, ce ressenti.
Historiquement, ce sont les attaques aériennes allemandes contre la Grande-Bretagne. Donc il y a violence. Aux échecs, on parle aussi, me dit-on, de partie éclair ou de partie-blitz. Donc il y a aussi rapidité d’exécution (exécution ? Pour un blitz bombardement, il y a aussi exécution !)
En allemand, le mot Blitz signifie la foudre, l’éclair, le flash (photo), je découvre même une expression familière, équivalent de à toute berzingue, wie ein geölter Blitz.
Il y a donc là un mélange, pas doux du tout, de rapidité et d’attaque.
En anglais, le premier sens qui apparaît dans le dictionnaire est bombardement, guerre-éclair, on a aussi le sens d’opération coup de poing, de raid éclair.
L’acception de Benoît Casas, rapidité d’exécution, est donc juste mais c’est frappant de voir comment un mot a pu se charger d’électricité négative au point de me rendre son usage problématique dans un certain contexte. Poème blitz ça ne me dit guère, surtout en ce moment.

Une méthode ! ?
(351) On n’a /pas le temps /de lire /des livres /prenons juste /le début.
Je me doute que Benoît Casas, comme moi, est un peu submergé par les livres (ou manuscrits) à lire. Voilà donc une méthode intéressante. Et au fond à mon avis assez efficace. Pourquoi ? Le début d’un livre est souvent très travaillé, c’est parfois le meilleur du livre, il y a une fraîcheur de la ponte pour le lecteur et pour l’auteur, ça commence, on est content. Donc si c’est déjà mauvais – ou si simplement cela ne me convient pas, ne me plait pas, ne m’intéresse pas, me rebute, etc. – peu de chances que ça s’améliore.
Car hélas sauf chez un Valéry et quelques rares autres, la lecture ne tient pas souvent ses promesses. Les meilleurs cartes sont abattues d’emblée. Comme me disait P, il n’y a en général que deux ou trois faits originaux (lui parlait surtout d’idées) dans un livre et le reste n’est que répétitions (c’est pourquoi il me conseillait de continuer si je ne comprenais pas, car l’idée allait presque certainement être reprise plusieurs fois et avec différentes sauces).

Et pourtant
(872) Les livres/t’inspirent/une/curiosité/frénétique.
→ Je le formulerai sans doute un peu autrement, mais j’éprouve quelque chose de similaire et qui remonte à l’enfance. Les livres /exercent /sur moi /une fascination /irrésistible. Il y entre de la curiosité bien sûr, et elle aussi depuis l’enfance. Mais tant et tant d’autres composantes.

Note de passage
Que l’envie de finir ou d’en finir (avec un livre !) ne me pousse pas à trop en lire. Il y a une jauge de capacité. Elle varie selon deux critères au moins (comme pour toute chose de l’esprit ?) : le livre lui-même mais aussi l’humeur, la disponibilité, la fatigue. Mon expérience constante est que l’acuité de la lecture s’émousse au bout d’un certain temps. Surtout sans doute dans son aspect intuition.

Sereine et Franz
Ce n’est pas familiarité que je titre cette note avec les prénoms de Sereine Berlottier et de Franz Kafka autour duquel, avec lequel, dois-je dire plus précisément, elle vient d’écrire un livre, Avec Kafka, cœur intranquille.
Je note déjà dans le titre le mot intranquille qui, il me semble, de toute éternité (même courte ! quelle sera sa jauge ?) est associé pour beaucoup à l’immense Fernando Pessoa, avec son Livre de l’Intranquillité (que j’ai fréquenté avec passion pour ma part dès sa toute première traduction en français, en 1988). Invention de la traductrice Françoise Laye bien sûr et/ou de l’éditeur Christian Bourgois. Un néologisme, préféré à Inquiétude, qui sera pourtant repris pour la toute dernière édition en date du livre, dans la traduction de Marie-Hélène Piwnik. Alors que, me dit-on (pas chat machin !), Pessoa avait lui-même forgé un néologisme, preuve qu’il cherchait à caractériser un état qui n’avait pas encore été nommé. Et il avait attribué le livre à un de ses hétéronymes : Livro do Desassossego composto por Bernardo Soares.
Pourquoi ce titre avec les deux prénoms ? parce qu’il me semble que Sereine Berlottier rêve un Kafka, son Kafka et je me demande si ce couple va rester fermé sur lui-même ou si elle va faire nôtre son Kafka (et je précise que pour moi, il y a une vraie difficulté à entrer dans l’œuvre de Kafka. Pas réussi à ouvrir vraiment les deux Pléiade qui furent un superbe cadeau d’anniversaire il y a plusieurs mois !). Cela devait être le livre de mon été 2022, ce ne le fut pas.
Je retrouve le système de numérotation des textes, que j’aime beaucoup ; employé par Benoît Casas. Le livre de Sereine Berlottier est publié chez lui, Nous, ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard.
D’emblée, plus ou moins manifeste, deux registres, l’un très centré sur Kafka, fût-ce au travers d’impressions de lecture. Je suis donc confrontée et je m’en réjouis à ce qui va sans doute être la traversée d’une expérience de lecture. L’autre laissant émerger, brièvement, presque subliminalement, des faits personnels, en particulier autour de la disparition d’une mère. Je sais tout de suite que je ne suis pas dans un essai froid et impersonnel quand je lis : « (9) Quand je repense à cet hiver-là, quand j’y retourne avec mon corps, cette fine membrane tissée d’oubli, de méprises et de chutes, je retrouve le désir farouche de ne pas arriver auprès d’elle les mains vides, les joues humides. J’aurais voulu pouvoir lui offrir quelque chose, une vision, un fétiche, un caillou, une promesse en forme de phrase, mais je n’avais aucune idée du paysage qu’elle allait devoir traverser. » C’est Sereine Berlottier qui parle d’un fait qui la concerne, mais c’est en même temps tellement en phase avec ce que j’ai pu percevoir de Kafka, avec ma pauvre petite expérience.  « Lui aussi avait cherché son souffle et fait semblant de croire à la guérison », écrit-elle un peu plus loin.

Les frères et sœurs
et d’emblée elle porte à ma connaissance quelque chose qui me touche infiniment et dont je n’avais pas encore entendu parler. la fratrie de Franz. 5 frères et sœurs, oui, mais les deux autres garçons disparus très jeunes (2 ans pour Georg, six mois pour Heinrich) et voilà Franz devenu le frère de personne, d’aucun frère en tous cas, puisque les sœurs, elles, vécurent. « Trois petites filles qui deviendraient des femmes, des mères, qui lui survivraient une vingtaine d’années, et qui mourraient toutes les trois, assassinées dans les camps d’extermination nazis »
Sereine Berlottier évoque cette ébauche d’un texte par Franz, un morceau de phrase, une virgule, puis plus rien, jamais. Elle sème des faits, de brèves citations. « Et j’avance, escortée par K., vers ces chambres où j’eus moi aussi à apprendre quelque chose au sujet de la peur, dont je ne me souviens pas, mais qui a fait de moi quelqu’un d’autre. »
C’est essentiel pour moi cette appropriation de certains livres à l’autobiographie. C’est une des raisons d’être de la lecture. Tous les processus d’identification si profondément nécessaires à la construction de soi, à son individuation comme dirait Cynthia Fleury. Désastre donc de l’engloutissement de la lecture dans un océan de divertissements qui ne sont que rarement ou très peu constructifs pour une personnalité.

Suspendu après la virgule
Cela me fait penser à toutes les œuvres inachevées… parfois par impuissance, très souvent par la mort. Mahler, Schubert, Bach

Impressions de lecture
« 25. Et parfois il me semble que les récits de K. s’effondrent en moi, comme des piles de sable. Ils quittent leur forme, s’émiettent et résistent à la remémoration, la citation, le souvenir même. Ils s’effacent, d’un effacement qui est comme leur trace propre, l’empreinte sensible et solitaire de ce qu’ils manquent à fonder de solide, de reconnu. »
→ voilà, superlativement, ce que je cherche à discerner en moi et chez les autres lorsque je parle des expériences de lecture. L’effet concret d’un texte dans un corps, dans un cœur, un esprit, une mémoire… ce pourrait être l’idée d’une attitude du corps, à telle période, dans tel endroit (par exemple une maison d’enfance), du corps lisant. La posturologie de la lecture dont parle, si drôlement aussi, Perec dans Penser/Classer. « La posturologie de la lecture est évidemment trop liée aux conditions d’environnement (que je vais examiner dans un instant) pour que l’on puisse l’envisager, en tant que telle. Ce serait une recherche pourtant fascinante, intrinsèquement liée à une sociologie du corps dont on peut s’étonner qu’aucun sociologue ou anthropologue ne se soit soucié de l’entreprendre (en dépit du projet proposé par Marcel Mauss que j’ai déjà évoqué au début de cet article). En l’absence de toute étude systématique, on ne peut qu’esquisser une énumération sommaire : lire debout (c’est la meilleure façon de consulter un dictionnaire) ; lire assis, mais il y a tellement de manières d’être assis : les pieds touchant le sol, les pieds plus hauts que le siège, le corps renversé en arrière (fauteuil, canapé), les coudes appuyés sur une table, etc. ; lire couché ; couché sur le dos ; couché sur le ventre ; couché sur le côté, etc. ; lire à genoux (des enfants feuilletant un livre d’images ; les Japonais ?) ; lire accroupi (Marcel Mauss : « La position accroupie est, à mon avis, une position intéressante que l’on peut conserver à un enfant. La plus grosse erreur est de la lui enlever. Toute l’humanité, excepté nos sociétés, l’a conservée ») ; lire en marchant. On pense surtout au curé qui prend le frais en lisant son bréviaire. Mais il y a aussi le touriste qui déambule dans une ville étrangère, un plan à la main, ou qui passe devant les tableaux du musée en lisant la description que les guides en donnent. Ou bien marcher dans la campagne, un livre à la main, en lisant à voix haute. Il me semble que c’est de plus en plus rare. »
Georges Perec, Penser-Classer, pp. 94-95). Editions du Seuil.

Sur la lecture encore
« (23) Ce que le flux de la lecture dépose en soi de fragments et qui parfois paraît se substituer entièrement à la lecture même. »
Ce propos de Sereine Berlottier me semble si juste. Souvent cette sensation d’une poussière de particules qui tombe au fond de la nappe phréatique et qui s’en va former un étrange et fécond substrat. La chimie et la géologie de la lecture.
Et plus énigmatique ce paragraphe « 27. Ces mots d’André du Bouchet, punaisés au-dessus de ma table, depuis des années : ‘Ce travail de bureau n’a de justification, ma vie également, que si je parviens à tirer quelque chose de moi le soir.’ Et comme lui répond cette phrase écrite par Franz Kafka, le 16 décembre 1911, un samedi, dans son journal : ‘Je céderais en tout cas immédiatement à mon désir d’écrire une autobiographie, dès l’instant où je serais libéré du bureau.’ Mais sans doute mon corps de lectrice, cette légère et tenace douleur qui fait vibrer mes épaules ce soir, est-il le seul lien réel entre ces deux phrases. Peut-être les livres sont-ils, immobiles et tendus, les toiles qu’un fil traverse, invisible mais décisif, qu’il appartient à nos corps de faire vibrer. »

De Casas à Kafka
C’est étrange CAsas m’a quittée mais KAfka m’a trouvée. Il y a Sereine, une femme, une sorte de go-between, peut-être que cela importe ici. Je ressens une forme de fermeture, d’autarcie chez Casas et une immense ouverture chez Berlottier. À l’autre, à sa mère, à la présence vivante de Kafka, à elle-même.
Et en 35. je trouve un écho à Cristina Campo : « comment répondre à ce qui nous appelle ? » alors que tant de choses, à tous les niveaux, des plus humbles au plus élevées, m’appellent, sans cesse. Comme une aimantation. Une polarisation vers ce qui vit, encore. Je pense aux si belles pages évoquées dans ce Flotoir de Cristina Campo sur la vocation.

Femmes et œuvre
Et si les hommes, beaucoup d’hommes, pas tout à fait tous, nous faisaient taire (c’est loin d’être fini cette histoire et même dans nos pays privilégiés par rapport à tant d’autres où les lois religieuses et ancestrales asphyxient très volontairement et concrètement les femmes), s’ils nous étouffaient dès la naissance car ils savent que nous sommes aptes non seulement à créer des enfants mais aussi des œuvres et même des œuvres potentiellement plus fortes que les leurs car infiniment plus ouvertes, en raison de nos facultés de femme. Passant d’une écriture masculine à une écriture féminine (d’aucuns diront que cette discrimination n’a aucun sens, je suis convaincue du contraire), je suis frappée de cela, presqu’à chaque fois, l’ouverture versus la fermeture sur soi.

Schubert
Travaillant une pièce tardive de Schubert, ce premier des trois Klavierstücke D. 946, à la tonalité peu fréquente, mi bémol mineur (6 bémols à la clé), je prends conscience de certaines récurrences dans sa musique. Très fréquente par exemple la cellule ‘croche pointée double-croche’, qui donne un petit tac-tac très caractéristique, que je retrouve partout. Ainsi que les grands groupes d’accords. Ou l’irruption soudaine d’une mélodie à l’effet déchirant, presqu’au sens propre du mot, dans un passage plutôt forte et staccato.



Finir les livres
Pourquoi est-ce que je finis si rarement les livres ? Pourquoi trouvais-je toujours le marque-page un peu après le troisième quart dans les livres que mon père me passait ? Parce que les livres ne vont pas toujours (presque jamais ? trop rarement ?) jusqu’au bout. Après deux ou trois séances de lecture, plus rien de nouveau n’advient ou ne m’advient, ressassement du même, formes exploitées, jusqu’à plus soif.
C’est très difficile de finir. Qui ne s’est pas esclaffé devant certains fins musicales qui se prennent les pieds dans la jouissance sonore, allons-y, tonique / dominante, roulements de timbale, c’est beau ! rebelote ! allez, encore une fois et boum et bing. Stop, please. Écoutez Schubert terminer même des mouvements vifs, emportés, comme dans un murmure, ou un dernier soupir… ou sur cette figure musicale qu’on appelle un soupir. Finissez sec, abrupt. Quitte à laisser le lecteur ou l’auditeur sur sa faim (à la fin, enfin). Finissez en évanouissement, en fading. Jeune, j’aimais ces chansons qui se terminaient par une répétition de plus en plus lointaine, assourdie, des mêmes mots. Quitte à nous laisser en larmes au bout des pages. Tout est toujours trop long (sauf exceptions), les livres, les visites, les émissions.

Kafka et ce qu’il attend des livres
Ce qu’il en attend.  « (76) (…) Il n’a pas vingt ans lorsqu’il écrit, dans une lettre adressée à un ami, ce qu’il attend de ses lectures, à l’abri d’une longue phrase devenue célèbre, qui se développe comme les mouvements obstinés d’un lasso dans l’air à la recherche de sa propre forme jusqu’à la capture : ‘nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous’ ».

Vers la fin
Blocs 80 et 81, au cœur du drame, la fin. « Couchée au bord de son souffle, un matelas sur le sol, à minuit, le vendredi 21 juin, au bord du balcon vide, j’avais recueilli cette phrase dans mon carnet ‘si tu savais comme j’ai peur’. Sans que l’on sache qui la prononce. Elle ou celle qui s’en va. Et le petit bloc suivant, très bref, déchirant : « Il n’y aura pas de récit mais y renoncer est-ce te perdre encore ? »
→ en résonance profonde avec un souvenir qui m’est propre et que je ne trahirais pas, ne dévoilerais pas en disant seulement : jambes fléchis, en contre-jour, sur le jour qui se lève.
Et ce qui, tout doucement à petits bas et petit bruit se restaure.

La jeune lectrice
Je repense à ma jeune lectrice, celle qui a sauvé ma promenade, l’autre jour, à la bibliothèque, la petite fille plongée dans son livre lorsque je lis Sereine Berlottier, qui sait ce que sont les petites filles : « J’imagine une jeune lectrice ». Il faut les faire entrer dans mon livre, les jeunes lecteurs et les jeunes lectrices et en particulier sous l’angle merveilleux de la posturologie, tant ils inventent des postures parfois incroyables pour lire tranquillement ! Retourner les observer à la bibliothèque mine de rien. Ce sera plus joyeux que de traverser le palier et d’arriver devant tous les ordinateurs portables ouverts avec un bout de tête, cheveux en bataille, qui émerge de cet écran opaque et gris. Qui n’est guère plus transparent de leur côté !

Nous sommes heureux
Superbe paragraphe 99 : « Car nous sommes heureux nous qui vivons dans les livres, certains livres, l’illimité de la douceur et de l’espérance. Leur espérance. Nous sommes heureux, pour la puissance de cette faim. Dans l’impuissance aussi nous sommes heureux, puisque nous le serons, si nous avons attendre. Car nous sommes des hommes et nous avons des mots. Cette phrase de Paul Blackburn, K. aurait-il pu l’écrire ? »
Et je pense à cette phrase de Rilke que j’ai placé en tête de mon projet Lire : Ah ! Qu’il fait bon être parmi les hommes qui lisent !
Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ?
Rainer Maria Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge

En marchant
De même que la musique de Schubert, avec laquelle je pense coïncider intimement, ne me fait pas du tout le même effet physique et mental que la musique de Beethoven, les livres de tel ou tel auteur n’ont pas la même incidence sur moi. Si je lis Jacques Roubaud ou Christian Prigent, si je lis Yves Bonnefoy ou Walter Benjamin, si je lis Benoît Casas ou Sereine Berlottier, je n’ai pas du tout les mêmes sensations et la même expérience. C’est un peu comme si chaque livre émettait dans ma direction des ondes que je peine à qualifier plus précisément. Est-ce que ce sont des pointes ? est-ce que ce sont des mains ? est-ce que ce sont des attaques ?  est-ce que ce sont des caresses ? qui vont coïncider avec certaines zones très précises à l’intérieur de moi-même.
Pour revenir à Schubert, j’ai l’impression d’une coïncidence très large. Sinon complète. Tandis qu’avec Beethoven, il peut y avoir quelques points d’accord mais il n’y a pas cette sensation d’intimité complète avec cette musique-là. Et pour la musique, ce n’est pas une question de genre, je crois, alors que cela joue certainement davantage pour l’écriture. Est-ce à dire que la musique dépasse complètement les genres, ce que ne ferait pas l’écriture, dont on sait bien à quel point elle porte la marque des genres ?
(En écoutant les sonates op. 101 et 106 de Beethoven, dans le tout dernier disque de Maurizio Pollini que j’ai vu en concert (il y a 50 ans, environ… ! il avait alors la trentaine) et dont le vieux visage a quelque chose de très émouvant. Je suis sûre que lui il est en intimité profonde avec ce Beethoven qu’il joue là – et la fin de l’adagio sostenuto de l’op. 106 est à la limite de l’audible et de ce que l’on peut sans doute percevoir, voir comprendre).

Découvrabilité, vraiment ?
Un peu horrifiée de découvrir cela dans Chronique, le magazine (superbe) de la BNF : « Penser la découvrabilité des contenus culturels » (n°97, p. 47)
→ Pour ma part, je suis sans cesse dans cette recherche mais je ne le dirais pas comme cela ! Je dirai, oh dieu, bien des choses en somme : travailler le visibilité du contenu de Poesibao, Muzibao, Le Flotoir pour ceux que cela peut concerner par exemple. Ou faciliter la découverte des contenus
Lorsque j’ai créé le nouveau Poesibao, j’ai commencé par essayer d’appliquer pour chaque article publié des recommandations de SEO, c’est-à-dire Search Engine Optimisation, autrement dit comment s’y prendre pour que les moteurs de recherche vous voient et surtout vous placent bien dans les résultats de requête. Eh bien, j’ai laissé tomber ! D’abord, c’était long et ennuyeux, il fallait rédiger des titres ad hoc, un mini résumé, etc. Et puis, au fond, mon objectif n’est pas de faire du chiffre, Poesibao est sans but lucratif ! Ma seule préoccupation est qu’une personne qui serait potentiellement intéressée par les contenus que je propose, mais sans grande connaissance du monde de la poésie, ait une chance de trouver Poesibao. Et ce n’est pas gagné. Si on fait Poésie dans Google, pas de Poesibao (et pourtant sur un conseil très avisé de quelqu’un qui s’y connait, j’ai supprimé le Z de Poezibao l’ancien, pure démarche pour le SEO !).

Julien Gracq
Dans ce même numéro de Chroniques, un article à propos de l’exposition Gracq qui se tient actuellement à la BNF. Et j’apprends que le fonds possède 3000 pages de Notules de l’écrivain, qui ne seront accessibles qu’à partir de 2027. Julien Gracq qui parlait de « la société secrète des lecteurs »

Les parentés inhumaines
J’ouvre le livre de Françoise Clédat, Les parentés inhumaines. Je suis frappée d’emblée par la force, la profondeur et l’originalité du propos. Voilà des choses que l’on ne lit pas fréquemment dans le champ de la poésie. Seule peut-être une Marie-Claire Bancquart a eu cette approche directe, parfois technique, sans périphrase, du corps dans son fonctionnement le plus intime, viscéral. Françoise Clédat va peut-être plus loin encore en détaillant très précisément ce qui se passe dans un corps après la mort, tout le processus de décomposition des tissus. Son but n’est pas de faire horreur mais de démontrer ce qu’elle croit être la vérité, un retour du corps à la matière jusqu’à sa plus petite échelle, atomes et même au-delà dans l’univers de l’infiniment petit. Son intuition : « Plus le moment approche où la vie qui m’habite va me quitter, plus s’aiguise la perception de ce qu’elle n’est pas confinée dans mon corps ; que du corps-je où elle se parachève, son actualisation va passer à d’autres corps. » Elle n’est pas dans la perspective spirituelle d’un Rilke (rappel du titre d’un ensemble récent de textes publiés par les Belles lettres : Sa vie est passée dans la vôtre). Elle est vraiment matérialiste ici (ce qui n’empêche pas aussi chez elle d’autres dimensions, on le verra ensuite).
Dans un premier temps, peut-être qu’elle se place un peu dans la perspective ouverte par le titre de Rilke, : « Il y a la chaîne des engendrements successifs et des mots à qui je dois la vie et sa transmission à ceux que j’ai contribué à mettre au monde ». « Tout autre est le déconfinement que sera celui de la vie dans mon corps sans je : passage du périr de soi au vivre du tout autre, d’une espèce à une autre espèce, de l’organique à l’inorganique ». (p. 15). Un « foisonnant processus de transformations biochimiques et physiques enclenchées par les micro-organismes à l’œuvre dans le corps-sans-je dès son immédiat périr ».
Et jusqu’à la restitution des composants élémentaires, carbone, hydrogène, soufre, azote, phosphore. Le texte sacré ne dit-il pas « tu es poussière et tu retourneras en poussière ». Que les modernes traduiront sans doute par « tu es atomes et tu retourneras en atomes » ; sachant une fois encore que l’atome est loin d’être la frontière, qu’il y a beaucoup de choses infiniment plus petite que l’atome déjà infiniment petit. Il s’agit de « devenir-animal, devenir-végétal, devenir-moléculaire. Devenir-atome, devenir quanta ». Françoise Clédat dit « décliner la suite deleuzienne en une suite de dé-liaisons de plus en plus en plus impondérables. » (p. 19). Elle ajoute plus loin : « C’est alors qu’il est permis de rêver, c’est-à-dire de désirer, c’est-à-dire de calquer sur l’élargissement d’une liberté sans appropriation, la perte irrémédiable. Au-delà de la douleur et de la peur où tout se fige, la concevoir comme un devenir d’absolue légèreté. » (p. 20)

Le problème de la lecture interrompue
Peut-être que j’arrête de lire selon deux modes différents. Suspension, car je sais et sens que ma lecture n’est plus active, sensible, intuitive. Arrêt définitif quand je sens que le livre ne m’apportera plus rien. Je prends un exemple sur une lecture récente : Benoît Casas et ses 1000 poèmes. Sans doute vais-je en trouver encore une grosse poignée qui me plaira, mais je ne crois pas que je découvrirai encore quelque chose de nouveau. J’ai besoin qu’on m’apporte de la connaissance. Il me semble que Sereine Berlottier et Françoise Clédat m’apportent de la connaissance, la première sur Kafka, la seconde avec toutes sortes de données scientifiques et de considérations ontologiques.
J’ai en effet terminé Avec Kafka, cœur intranquille, je suis allée jusqu’au bout du livre, je l’ai aimé, il m’a touchée en profondeur. Kafka est toujours aussi loin de moi… mais j’ai trouvé très beau l’emmêlement de sa présence dans la vie de Sereine Berlottier, avec la disparition de sa mère. Peut-être qu’elle aurait pu aller encore un peu plus loin, mais il lui aurait fallu sans doute se dévoiler davantage et elle ne l’a sans doute pas souhaité.

Un décentrement
Je reprends la lecture des Parentés inhumains de Françoise Clédat qui parle d’un décentrement radical de son être à l’approche de la mort. Il en va du vieillissement mais aussi de la maladie, dont elle parle en arrière-plan. Un cancer, qu’elle appelle ma cancère, ce que je regrette un peu. Je préfère quand elle l’appelle son ourse. Elle introduit du féminin, cela semble important pour elle qui est une vraie féministe (elle a écrit jadis pour Sorcières).
« Physiciens subatomiques, astrophysiciens, cosmologistes, tous logistes de l’univers, de la vie non pensante que la pensée organise, que l’organisation de la pensée crée impensable, je reconnais en l’impensable de votre discours un optimisme de la disparition dont votre langue amplifie l’accueil, procurant son lexique à ce à quoi j’aspire sans savoir le nommer et qu’à mon infime mesure j’entreprends. »
→ je ressens comme très juste cette analogie qu’elle opère entre l’impossibilité que rencontrent ces scientifiques, incapables de donner une idée, de former une pensée à propos de ce qu’ils entrevoient du fonctionnement le plus intime de la matière ou de l’univers et l’impossibilité que rencontrent les écrivains, à dire. Mais il y a dit Françoise Clédat « une identique créance en une forme d’intelligibilité qui ‘dément » et ‘dépasse’ l’intelligibilité. » (p. 43)
Je reprends l’ensemble du paragraphe car je le pense centre du livre :
« Fascination, perméabilité, espérance.
Une identique créance en une forme d’intelligibilité qui ‘dément » et ‘dépasse’ l’intelligibilité
est ce qui apparente physique quantique, astrophysique et poésie
identique tension vers la perte d’image
identique recherche d’une écriture de l’acceptation de cette perte.
identique recherche d’une représentation de l’absence de représentativité quand morte signifie n’avoir plus aucune représentation de soi. » (p. 43)

Dialogue
J’écris : de limbes à limbes : petit amas d’atomes, de molécules et de cellules, le temps d’un soupir, puis désagrégation et retour aux limbes et à la poussière atomique.
Françoise Clédat écrit, elle : « Si la mort est l’état final pour le corps qui perd sa cohérence individuelle et la conscience qu’il en avait, c’est à partir de cette fin qu’il peut rejoindre un état initial qui ne se distingue pas de celui du cosmos, diffracté en ses corpuscules natifs, particules élémentaires, quantas, électrons, quarks. » (p. 45)

Phrases de lire
Lire, des montagnes russes – pour les émotions, pour l’adhésion, l’identification, l’implication.
Lire, c’est traverser des états de conscience, être secouée comme un vieux cocotier, jouer à la roulette russe, prendre des risques.



La régularité
Je suis bien sûr très en phase avec ce qu’écrit Thierry Crouzet dans son blog : « Nous vivons une époque bruyante. Quelle époque ne l’a pas été ? Mais tout de même, le bar du commerce est devenu planétaire et tout le monde y hurle. Comment y exister ? Socialement, je veux dire. Le silence ne peut être une réponse. Il faudrait un océan de silence et les silencieux ne sont pas encore assez nombreux pour faire tache. Hurler plus fort que les autres est quasi impossible, ou exige une dépense d’énergie démoniaque qui passe par la réduction du discours à un cri. Ou envoyer de temps à autre de puissants éclairs lumineux. Mais l’orage sature déjà l’atmosphère. Ou clignoter avec une régularité de métronome, devenir une balise, un repère dans le tumulte. Peut-être que mon carnet est la meilleure réponse. Il tombe tous les mois, avec régularité, pour entretenir un dialogue imaginaire avec quelques lecteurs. »
→ et j’aime bien l’idée de la régularité, comme l’atteste Poesibao (mais aussi le Flotoir), même si je n’ai jamais beaucoup aimé le métronome.

eh bien !
Corrosif ce propos, toujours de Thierry Crouzet, mais je suis d’accord avec certains points : « J’ai été attiré vers l’art par le désir d’exprimer une singularité. Publier un livre est d’une banalité éhontée. Faire autre chose est difficile, inconsidéré, regardé avec dédain par l’intelligentsia, mais c’est pourtant là que je peux exister. Il est attendu qu’écrire revient à aligner des mots. Mais peut-être que l’avenir de l’écrit ne ressemble à rien de ce que nous avons pu imaginer. »
→ De mes conversations avec les uns avec les autres, de ma propre expérience (avoir monté de toutes pièces, seule, deux « machins » tout de même assez sidérants, je le dis en toute simplicité, Poesibao et le Flotoir, qui n’attirent que très peu l’attention de l’intelligentsia, n’est-ce pas, j’ai depuis longtemps déduit que publier un livre était le sésame de la considération. Au point que certains refusent la publication sur Internet qui leur est proposée alors même qu’il leur est impossible de publier sous forme de livre le texte dont ils sont porteurs. Comme si seul l’objet livre était crédible et susceptible d’assurer une forme de pérennité. Non, ce qui assure la pérennité mes amis, c’est quelque chose qui se trouve, ou pas, dans nos écrits et fait que la voix portera un tout petit peu plus loin que le temps présent. Mais statistiquement c’est rarissime, il faut en être conscient. Et néanmoins, continuer ! 
Encore un point de vue très juste de Crouzet : « Déconstruction. J’entends ce mot dès que j’allume la radio. Je le lis partout. Et plus je l’entends, moins je perçois de déconstruction, mais bien au contraire l’édification de dogmes de plus en plus solides. Ceux qui déconstruisent ne remettent en cause aucun fondement, sinon ceux déjà abattus depuis longtemps. »

Musique, Schubert, mains
Je suis de nouveau immergée dans Schubert, c’est fou ce que sa musique me fait, cette impression de totale intimité, que cette musique c’est ma respiration, mon for intérieur, ou une image très proche. J’écoute en continu mon coffret Brendel, avec les sonates, les impromptus, les moments musicaux, les Klavierstücke, la merveilleuse mélodie hongroise. J’ai un peu « joué » tout cela, à un moment ou à un autre, je le vois aux annotations diverses sur mes partitions. Je passe de merveilleux moments au piano, un peu trop rares encore, à simplement me promener dans mes partitions. Je n’ai plus aucun but, sauf celui d’entrer le plus avant possible dans la musique.
J’ai un peu mal aux mains, mais je passe outre, cela ne m’empêche pas de jouer comme ça. Mains trop petites aussi, mais ça c’est depuis toujours. Certains accords de Schubert me sont impossibles. Je regardais les immenses doigts d’Alexandre Kantorow l’autre jour, impressionnant.
Parfois j’ai l’impression, très rarement et seulement avec Schubert, d’avoir ses mains à l’intérieur des miennes ou posées doucement sur les miennes, actionnant mes doigts.. Peut-être parce que sa musique m’est devenue tellement intérieure que si j’arrive à oublier la « technique », en fait les mains ont tendance à jouer presque toutes seules.
Je pense que la musique va chercher en nous des choses à la fois très profondes et très particulières, non pas psychologiques mais ontologiques.
Et je crois qu’il ne faut surtout pas nous comparer à qui que ce soit. La musique est un don inestimable, l’aimer, pouvoir la jouer, quelle que soit la façon dont on en joue, aussi. Je n’ai plus envie de l’abimer, ce don, par des « complexes » qui n’ont plus aucune raison d’être.

Sur le rythme
Et je retrouve deux choses dans mon Flotoir de 2000 qui viennent bien compléter ce que j’ai écrit ici :
de Michaux :  
Discrètement frappés, rythmes.
frères des commencements obscurs
rythmes
rythmes, pendant qu’on lit
qu’on repose, qu’on croit réfléchir
sortis d’une main discrète
cœurs accompagnateurs
(…)
fondements
fondements qui parlent en battements
.
(in Revue Poésie 94).
et un peu plus loin,  une citation d’E.T. Hall
« On croit généralement que le rythme a son origine dans la musique. Mais au contraire la musique est un déclencheur extrêmement élaboré de rythmes déjà ancrés dans les individus […] on peut considérer la musique comme une projection assez extraordinaire des rythmes internes des êtres humains […] les rythmes musicaux font partie d’un très vaste ensemble de systèmes rythmiques humains dont les fréquences varient de 0 02 secondes (activité électrique béta 1 du cerveau) à des centaines ou peut-être des milliers d’années. La grandeur et la décadence des civilisations font partie de ces processus rythmiques lents » (E.T. Hall, La Danse de la vie, p.206 et 207).
Ces deux extraits du Flotoir 2000 sont eux-mêmes sortis de vieux carnets (1994).

Pour dire une photographie
Une fois de plus je me régale avec un article de Fabien Ribery, sur son site L’intervalle. Un article où il explore une photographie et le texte de Joël Vernet qui l’accompagne.
D’abord, mention d’une collection que je ne connais pas :
« Indispensables au bagage sensible de tout honnête homme d’aujourd’hui, les livres à poster de la collection Pour dire une photographie (Serge Airoldi) de la maison d’édition Les petites allées mettent en regard une photographie et un écrivain déployant à partir d’icelle son imaginaire – en dix mille signes. »
Et puis cela :
« Avant un formidable Linda Tuloup/Yannick Haenel (chronique à paraître), le dernier-né des éditions charentaises offre à Joël Vernet l’occasion d’exercer son talent d’auteur, à partir d’une photographie de MariBlanche Hannequin, dont l’œuvre est régulièrement présentée à la galerie Arrêt sur l’image, à Bordeaux. Il y a chez la photographe, ayant très souvent voyagé du côté de l’Afghanistan et du grand Est, un tropisme de l’errance associé au goût des peuples abordées dans leur diversité, sans exotisme. Que voit-on d’abord dans le petit rectangle de papier noir/blanc exposant Chine, Mandchourie, 2006, avant que l’écriture de Regard perdu ne nous entraîne sur de plus amples chemins ? Le profil très sombre d’un homme dans un train, regardant à partir de la fenêtre de son wagon défiler le paysage, l’instant arrêté montrant un fleuve enserré dans un paysage de neige, et, à l’avant-plan, deux petites bouteilles d’eau posées sur une tablette.
Un regard oblique, une série de verticales, la sinuosité d’un cours d’eau. Selon la doxa plossuienne, reprise peut-être inconsciemment en son introduction par Joël Vernet, ce ne sont pas nous qui prenons des photographies, mais ce sont elles qui nous prennent. Il y a du Dante ici, une vie contemplée en son moment de carrefour dans la forêt obscure et lumineuse du sens. »
Visitant le très beau site de l’éditeur j’ai retrouvé cette forte parution, dans cette maison, le livre de Vincent Pélissier, le Cheval n’a plus lieu, avec une photo de Dolorès Marat.



Encore une fois
J’écoute les Préludes et fugues de Chostakovitch par Igor Levitt. De manière un peu distante, en travaillant. Et puis soudain, je suis arrêtée en plein vol, oreille tirée, cœur battant. Eh bien quoi ? Eh bien nous sommes en fa # mineur ! Une tonalité qui m’atteint de façon très particulière, depuis toujours, au point que si un morceau inconnu m’interpelle, c’est très souvent qu’il est en fa # mineur. Fis Moll comme disent les Allemands. ou F.Sharp minor (j’ai un tableau des tonalités dans les trois langues dans mon bureau pour m’y repérer !).
Hier j’écoutais les 6 premiers contrepoints de L’Art de la fugue de Bach, joués par Angela Hewitt (je renoue avec mes disques depuis que j’ai installé une vieille et excellente mini-chaîne sur mon bureau même !). En suivant la partition. Et j’ai été confondue par la complexité inouïe de cette musique. Je me demande comment on fait pour jouer ça. Ce n’est pas virtuose mais l’emmêlement des voix est extrême. Il faut tendre chaque fil, chaque voix, faire entendre la thème de la fugue, ses variantes. Est-ce que les chefs d’orchestre, habitués qu’ils sont à entendre toutes les voix, même les plus discrètes, dans la partition symphonique, ont une aptitude particulière à avancer dans ce réseau ?

Les parentés inhumaines
Il y a les parentés inhumaines, il y a les parentés humaines, qui reposent peut-être sur les non-humaines. Je reprends Françoise Clédat. J’ai été moins sensible à la partie centrale du livre mais la dernière partie, « Variations », me retient fortement. Il me semble qu’il y a dans ce livre beaucoup de choses ontologiquement très profondes et justes (j’ai publié ce matin plusieurs extraits dans l’anthologie permanente de Poesibao).
Je pense par exemple à ces mots « attachements aux engendrés ». Elle interroge plusieurs fois les liens généalogiques ascendants et descendants. C’est aussi une question de transmission, ne serait-ce que de la vie.

L’infini pouvoir de mise à mort
Sous ce titre terrible Françoise Clédat déploie un texte sur ces « petites » mises à mort dont nous nous rendons coupable, chaque jour. Celles que les jaïns récusent, allant jusqu’à porter un masque sur la bouche pour ne pas risquer d’avaler et de tuer les petits insectes volant dans l’air. Elle raconte une scène très banale où elle tente de faire sortir de la pièce une petite bestiole volante qui l’embête, une de ces « mouches, fourmis, punaises, scolopendres, araignées, et tous intrusifs, exaspérants, honnie, que dans vergogne , paume de la main, tapette (en forme d’ailes), talon de soulier, piège formicide, jet insecticide, papier wc, balais tête de loup, aspirateur … ». et de ces petites bêtes que nous exterminons sans vergogne, dit-elle, elle parle comme d’ « attestat minimum soudain intensément expressif de la vie qui était là déployée ». (125)

Pascal et Marianne Alphant
Je lis sur le site de P.O.L., les explications que je ne trouvais pas dans le livre : La première édition de ce livre est parue en 1998 aux éditions Hachette Littératures. Épuisé depuis de nombreuses années, cet essai est réédité à l’occasion du 400ème anniversaire de la naissance de Pascal, à Clermont, en 1623.
Et c’est pour moi qui ne le connaissais pas, l’occasion de le découvrir. Avec un enthousiasme et une admiration immenses. C’est une « expérience de lire » superlative ! Un peu paresseusement je reprends dans un premier temps les mots du site : « ‘Lire les Pensées de Pascal, c’est faire l’expérience d’un désordre dont nous sommes inconsolables’, écrivait Marianne Alphant. En s’intéressant aux variantes de ce texte prodigieux, à son désordre et sa lecture fragmentaire, Marianne Alphant fait apparaître sa modernité. En même temps que nous éprouvons physiquement la mélancolie de l’œuvre pascalienne, c’est la vie même de Pascal, énigmatique elle aussi, qui se découvre par bribes au fil de la lecture : anecdotes, objets, témoignages, lettres intimes. Nous entrons comme ‘dans la chambre d’un mort’ et nous reconnaissons à la lecture de cet essai notre propre trouble devant le désordre des pensées et de l’existence. ».

Dans la chambre d’un mort
Oui, très beau chapitre, où Marianne Alphant évoque l’état dans lequel on a trouvé les Pensées, à la mort si prématurée de Pascal (1623-1662, il n’avait que 39 ans – Schubert, 31 ans, Mozart, 35 ans). Immense fatras de petits papiers, de liasses cousues, de papillons que les proches colligèrent avant de les coller dans ce qu’on appelle le grand Autographe. J’aurais pu recopier ici la notice de la BNF où est conservé ce document inestimable, mais en fait je préfère laisser découvrir la réalité pas à pas, comme moi je la découvre, de manière tellement chargée d’affects, sous la plume de Marianne Alphant qui ouvre au cœur de ces traces disparates un double chemin de vie, celui de « son » Pascal (comme écrirait Liliane Giraudon) et celui de sa propre vie, en quête de cette œuvre. « Il faut imaginer cet amas, ces liasses, ce fouillis prodigieux. Le lecteur des Pensées y reconnaît son propre trouble. Trois cents ans plus tard, nous sommes toujours dans la chambre d’un mort. »
Nous apprenons de Marianne Alphant (moi en tous cas ! pardon pour tous ceux qui savent cela par cœur) qu’il y a plusieurs éditions des Pensées (et qu’on s’y perd, un peu comme je me perds dans les catalogues des sonates de Scarlatti !) et soudain me vient ce souvenir, d’avoir demandé à Claude Minière, quelle édition choisir au terme d’une lecture rue de Rennes, à Paris. Il me semble qu’il m’avait alors orientée vers Garnier ?
La question fut posée et n’est pas résolue d’un début de classement proposé par Pascal. Tout cela me fait un peu penser à l’édition des Cahiers de Paul Valéry !
Et toutes les réactions à l’origine, si mitigées et mêlées, sur ces fragments « Regrets devant ce peu. Souci d’exposer ces débris mais aussi de les arranger. Effroi et besoin de toucher ces fragments. Vénération mêlée de crainte » (p. 57).
Pour Marianne Alphant, « Erratique donc la lecture des Pensées, égarante, amnésique, confiante, perpétuelle. Elle a ses abîmes et ses stations. Sa mise en scène. Ses singuliers affects. (58). Elle émaille son texte de Pensées, précisément, juste après le passage que je viens de citer : « La mémoire, la joie sont des sentiments, et même les propositions géométriques deviennent sentiments (L.646c). Ce ne sont ni Didi-Huberman, ni Grothendieck qui diront le contraire.

Pause IA
Je fais une pause pour revenir sur les questions d’intelligence artificielle. Un article dans Epsiloon, n°22, fait état d’une supposition que les « topos de Grothendieck » pourraient aider à rendre plus « intelligente » l’intelligence artificielle. Tout en annonçant être incapable de définir précisément ce concept extrêmement abstrait du génie mathématicien. En fait même s’il parait très puissant, le système des neurones artificiels sur lequel repose l’intelligence artificielle « se heure à un mur : ‘le problème est son incapacité à généraliser’ ». Le réseau apprend sur des données. Si on le confronte à d’autres données, on espère qu’elles seront assez proches de celles d’entraînement pour qu’il soit capable de les reconnaître. Mais patatras « de petites variations imperceptibles pour nous peuvent le désorienter. Pourquoi ? Parce qu’il ne saisit par le concept général derrière la profusion d’exemples. » Et là très amusant exemple avec le chat : si l’IA est entrainée à reconnaitre des chats mais dans des images où le félin apparait toujours en bas, il se peut qu’elle soit incapable de le reconnaître en haut d’une image !!!
Car en fait, si je comprends bien, l’IA repose sur deux entités : ce qu’on lui donne à manger, et bien sûr la nature de ce corpus est déjà un biais ; et puis les règles et les algorithmes en somme qu’on lui apprend pour trier dans la masse colossale des données. Si on lui donne à gober mille œuvres du patrimoine littéraire mondial il est probable que les réponses ne seront pas les mêmes que si on lui donne à mouliner une année entière de parutions de tous ordres sur le net.

C’est un poème
Page extraordinaire chez Marianne Alphant où elle décrit une page, la vingt-troisième de l’Autographe : « On y compte neuf fragments sur autant de supports différents. Papier découpé en largeur : Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même […]. Bande étroite : Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre; c’est le plaisir même des rois. Simple papillon : Bassesse de l’homme jusques à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer. Morceau de page : Le bon sens. Ils sont contraints de dire ‘Vous n’agissez pas de bonne foi; nous ne dormons pas, etc’. Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante ! […], etc. Papillon vertical pour une seule phrase entrecoupée de rejets à la ligne : Trop et trop / peu de vin / ne lui en donnez / pas il ne / peut trouver / la vérité / donnez-lui / en trop de même. Format oblong : Pourquoi me tuez-vous? — Eh quo i! Ne demeurez-vous pas au-delà de l’eau ? […], etc. Mince languette : Infini milieu — Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend rien. Autre languette encore, écrite d’une main étrangère : Combien de royaumes nous ignorent !
Qu’importe après tout, dira-t-on. Faut-il vraiment que le lecteur soit informé de l’état de ces bouts de papier ? Qu’il sache que le livre disjoint qu’il a entre les mains, dans telle édition Chevalier, Brunschvicg ou Lafuma, procède ‘une source plus disjointe encore ? Va-t-on ajouter aux problèmes de lecture le soucie de ce puzzle invisible ? (…) Et si pourtant la lecture s’en ressentait » (pp. 62 et 63).
Ne disais-je pas qu’on était ici en plein cœur d’une expérience de lecture ?  

La Saison des mousses
J’ouvre le livre de Fabienne Raphoz, La Saison des mousses, je l’ouvre avec plaisir, parce qu’il est beau (Corti !) avec sa couverture verte et qu’il parait dans une collection où j’ai déjà lu plusieurs livres dans lesquels je me suis sentie bien.
Expérience de lecture donc, ce que je peux ressentir simplement en ouvrant un livre, chez moi, dans une librairie, à la bibliothèque. Le premier contact avec le livre, l’anticipation de la lecture. Désir ou rejet.
Et puis bien sûr je suis attirée par le titre puisque j’aime les mousses comme j’aime les lichens. Et qu’un tapis de mousse en forêt sur de grosses racines apparentes est une des plus belles choses que je connaisse. Qui me parle très profondément surtout.

Un montage
Fabienne Raphoz, parlant de son livre, cite Godard cité par Emmanuel Hocquard. J’adore ces poupées gigogne ! Godard à propos d’un de ses films : « c’est uniquement un film de montage. J’ai tourné des séquences autonomes et je les ai organisées ensuite. » (p. 14)
C’est aussi exactement ma méthode de travail pour mon projet Lire. Je ne cesse de collecter des séquences autonomes, partout, tout le temps. J’ai des rushs partout ! Dans le dossier dédié, mais aussi dans les 5000 pages du Flotoir.

Ecrivain
Fabienne Raphoz écrit (et moi de noter oh que oui dans la marge) : « Je ne suis peut-être pas ‘écrivain’ au sens où l’entend Emmanuel Hocquard, à savoir ‘écrire n’a pas grand-chose à voir avec devenir écrivain’, mais, une chose est certaine : je ne sais pas ne pas être ‘écrivante’, même si je n’écris rien du tout, car il me semble qu’écrire ne suppose pas toujours taper sur un clavier, ou de griffonner sur un carnet ; comme aimer les oiseaux (mais pas qu’eux) ne suppose pas d’être toujours sur le terrain à les observer ou qu’aimer tout court n’implique pas forcément que tu sois là ; écrire, comme aimer, est pour moi tout autant une action qu’un état. » (p. 15)

Le geai, transposition musicale
Superbe observation que je retranscris ici, pour le pur plaisir !
« Un geai vient d’atterrir sur la branche du frêne.
Il se met à fourrager vigoureusement l’écorce à la jonction de la branche et du tronc.
Il ne s’interrompt que pour regarder furtivement vers la fenêtre du bureau.
La séquence nourrissage-surveillance, qui serait représentée, sur une partition, par une ronde suivie d’’une double croche, s’est répétée cinq fois. » (p. 15-16)
→ et moi je fais dans ce Flotoir de la protection des espèces ou malheureusement plutôt de la conservation. Ce sentiment soudain, en regard de la perte généralisée de tant de choses, des oiseaux à peut-être la lecture, que je laisse ici des traces pour le futur. Qui sait ?
→ et comme sont étranges ces liaisons fortes qui se font dans le champ intérieur : le martin-pêcheur c’est Bernard Chambaz, les chants d’oiseaux c’est Olivier Messiaen et les relevés qu’il en fit, le merle c’est Franck Venaille me disant qu’il ne l’entendait plus dans notre secteur (Franck Venaille est mort, les merles sont revenus). Les truites c’est Pierre Bergounioux, mais Fario c’est Vincent Pélissier.

Aimer le vivant
Fabienne Raphoz : « aimer le vivant, avoir, donc, une relation biophilique au monde est une histoire qui n’a de fin que l’existence même du témoin » (p. 16) Et elle ajoute un tantinet provocatrice : « pour le dire autrement, aimer l’oiseau c’est aimer l’araignée ». Et ce ne sera pas pure posture puisqu’elle s’engage dans les pages suivantes sur une longue description d’araignées, arachnophiles, arachnologues et autres.

Et c’est au point que
et elle est convaincante car voici une expérience de lecture bien drôle : lisant la page 19, j’ai soudain une petite hallucination, voyant les minuscules caractères du folio 19 comme se promenant sur la page, à la manière d’une petite bestiole qui serait tombée sur le livre !

Des livres
« Nous en faisons tous l’expérience, il suffit de s’intéresser à un sujet pour que tout vous parle de lui » (p. 25)
→ oui, c’est complètement mon expérience. Je peux même affiner un peu le propos, disant que pour moi, souvent, le sujet en question, un auteur, un livre… se manifestent comme par des prémices, apparitions fugitives, parfois presque subliminales dans le champ, comme des hasards qui n’en sont pas bien sûr ! comme si un aimant se magnétisait pour ensuite attirer ce qui est à portée, parfois assez lointaine. Voilà d’autres occurrences qui croisent au large. Et puis soudain, le passage à l’acte, j’ouvre la question, je me procure le livre, et forme toute la chaîne d’actions conséquentes.

Montesano et les lecteurs sauvages
Première occurrence de cet auteur grâce à Christophe Esnault qui me parle d’un livre de Giuseppe Montesano, Comment devenir vivant, manuel pour lecteurs sauvages. En ligne, je trouve cette note : « Giuseppe Montesano distille un essai passionné qui fait écho à son chef d’œuvre de 1 920 pages Lettori selvaggi paru en 2016 chez Giunti. Il y déploie une vision entière de l’Homme et du savoir qui dessine un humanisme contemporain. L’auteur s’adresse à chaque lecteur qui sommeille en nous : à ceux qui fuient tous les slogans et toutes les certitudes, à ceux qui n’ont pas peur de leur ignorance parce qu’ils savent en faire une soif de connaissance. »
→ autant dire que je suis sur zone ! J’ai immédiatement téléchargé le livre sur ma liseuse. Et transplanté tout cela dans le dossier de mon projet Lire.

Retour à Pascal
L’exploration que fait Marianne Alphant de l’énorme dossier des Pensées de Pascal est toute d’affect. Et c’est cela que j’aime et qui m’attire, cela dont je déplore l’absence dans tant d’essais universitaires où je ne sens pas vibrer le moindre amour du sujet, puisque, n’est-ce pas, il faut rester neutre (comme si c’était possible !). « C’est une émotion poignante, écrit Marianne Alphant de suivre le travail d’une rédaction discontinue et toujours mystérieuse, brisée en centaines de morceaux. »
Et affect aussi pour moi quand elle raconte sa découverte de Pascal au lycée « dans la petite édition Brunschvicg des Classiques Hachette, in-12 à couverture cartonnée vert pâle ». Je me demande si ce n’est pas avec ce même petit Classiques Hachette que je l’ai découvert aussi, sans doute une poignée d’années après elle et au lycée ! Ah le choc du roseau pensant et du silence des espaces infinis ! Je note que c’est un choc qui me semble avoir été de nature plus poétique que philosophique. Philosophe ne suis pas et ne sais pas être !
Marianne Alphant, elle, se définit comme une collectionneuse des Pensées et une lectrice non spécialiste, mais il n’empêche, que comme souvent les collectionneurs et presque toujours les passionnés d’un sujet, elle en connaît un sacré rayon (de bibliothèque) sur l’histoire si compliquées des Pensées de Pascal. Et qu’elle nous entraîne à sa suite dans une vraie enquête passionnante. Merci aux éditions P.O.L. d’avoir eu l’idée de republier ce livre dans la collection poche.
Et de sa collection, si elle en dresse le catalogue qui prend deux ou trois pages, elle ajoute « La collection ne totalise rien, elle donne simplement la mesure de cette perte et d’un désir tenace, inassouvi, de surmonter le chaos », ce qui est sans doute une des approches les plus subtiles qu’on puisse lire sur le fait de collectionner (quoi que ce soit). Impossible comblement d’un manque et tentative d’organiser un peu le chaos.

Pascal a choisi de tout garder
« Si l’on peut parler de trouble musical à la lecture des Pensées, il tient notamment à ces mystérieux changements de ton. L’ouvrage est constitué de notes, nous le savons, de matériaux que Pascal aurait unifiés, on n’a cessé de nous le dire. Il aurait choisi entre les aphorismes, la méditation, le mode oratoire, les confessions, les lettres dialoguées — mais ce n’est là somme toute qu’une hypothèse. D’autres, au contraire, ont pu lui prêter l’intention de mêler ambitieusement les genres, d’inventer on ne sait quelle forme inédite au service d’une vraie éloquence; quoi qu’il en soit de la machine rhétorique conçue pour ce dispositif apologétique, Pascal, justement, n’a pas tranché. Il a choisi de tout garder, et tout est là : possible et resté tel, en forme, sans forme, dans la lumière magique des commencements. Si bien que la lecture semble, elle aussi, condamnée â commencer partout, en chaque point, à sans cesse reprendre, à toujours s’inventer, renaissant en chacun des huit ou neuf cents fragments pour recommencer da capo la longue histoire d’un trouble qui n’en finit pas. » (p. 120)

Scarlatti !
La lisant errer dans tous ces fragments, ces éditions, ces copies… je pense à ma propre errance au cœur des Sonates de Scarlatti. Ayant envie de jouer ou déchiffrer telle ou telle, entendue sur tel disque (je dois ma découverte, aussi ancienne qu’éblouie, à un des tout premiers disques de Christian Zacharias, habité d’une telle lumière musicale !) et n’arrivant à faire coïncider les Kirkpatrick et les Longo.

Flacon de sels
Marcher sous la pluie avec mon parapluie Bach et penser au rythme de gouttes en accord avec le rythme des suites pour violoncelle – dire merci à Schubert – sentir Schubert comme sans doute le moins surplombant et le plus bienveillant de tous mes amis intérieurs – avoir l’impression au démarrage du disque des Préludes et Fugues de Chostakovitch (par Igor Levitt) que la musique me disait bonjour, voire bonjour ma flore, comme ma mère quand je la retrouvais pour lui faire la lecture – passer sous la couche psychologie pour aller plus profond dans la géologie personnelle – aimer voir Fabienne Raphoz faire allusion à l’arrière-saison et invoquer Stifter – me délecter de musique grâce à ma vieille petite chaîne réinstallée sur mon bureau et plonger dans mon immense discothèque – penser à tout ce que j’ai élaboré avec et pour la musique depuis mon enfance, à ce savoir aussi considérable et aussi minuscule que ma discothèque et ma bibliothèque musicale (livres et partitions) – penser à la lecture et la musique à la fois comme ce qui m’a permis de grandir (en culminant à 1, 53 m !) et même de vivre – m’attrister que presque tous se passent de cela

La lecture sauvage
Je lis Comment devenir vivant de Giuseppe Montesano et m’identifie tout à fait à ce qu’il appelle les lecteurs sauvages. Je regrette dans le livre de longues diatribes très conventionnelles contre la modernité, les réseaux sociaux, les écrans. J’ai déjà lu et entendu cela mille fois.
Exemple : « Les écrans mensongers rendent l’intelligence ennuyeuse et la stupidité joyeuse. Ils nous donnent l’illusion d’être les amis de n’importe qui tandis que nous sommes devenus les rivaux de nous-mêmes. Les lecteurs sauvages éteignent doucement les écrans et lisent le monde avec leurs sens grands ouverts. (…) Guidés par la passion qui cherche ce qu’elle ignore, les lecteurs sauvages lisent pour vivre » (p. 7). Mais je souscris entièrement à la deuxième partie de la citation bien sûr !

Lire en profondeur
« Lire en profondeur, c’est trouver le rythme adéquat, déceler les signes apparents et les signes cachés. Et lorsqu’une phrase nous ébranle, il nous appartient de modifier notre posture intérieure : à chaque soubresaut de notre désir de lecteur, le corps et l’esprit s’adaptent à ce qu’ils sont en train de lire et se métamorphosent. Les soubresauts et les pauses qui précédent les accélérations et les ralentissements s’entrecroisent inextricablement : nous ne sommes plus au-dehors de la lecture mais bien en son tréfonds, là où l’excitation pour l’inconnu va de pair avec le bonheur de la reconnaissance. » (p. 21)

La lecture sans défense
Je suis bien intéressée en revanche par quelques concepts de Montesano comme la lecture sans défense. « La lecture sans défense nous a transformés en quelque chose de nouveau, quelque chose de riche et d’étrange dont nous ne soupçonnions pas même l’existence au fond de nous. » (p. 23) et celui de lire contre soi, ce que je ne fais pas assez. Autrement dit, lire des choses qui ne seraient pas de notre bord, des livres qui nous dérangent, qui nous heurtent, qui nous déstabilisent. Souvent je n’en ai pas le courage, ayant surtout besoin de la vitalité profonde que me procurent certains livres. Mais Montesano raconte comment, en contrepoint si on peut dire d’un Nietzsche qui avait submergé sa vie et son esprit, il s’est forcé à lire aussi Saint Augustin et en particulier la Cité de Dieu ! Voici ce qu’il écrit : « Depuis cette immersion dans La Cité de Dieu, tout se mit à changer, et lire contre mon Moi, tant aimé mais si étriqué, devint une habitude. Il nous faut entrer dans les mondes étrangers en les aimant, sans nous placer sous la tutelle idolâtre de quelqu’un ou de quelque chose mais en effritant notre Ego, en élargissant les frontières de notre esprit qui sont des frontières de sensibilité. Il faut faire cohabiter les idées, les faire se rencontrer pour qu’elles se confrontent, qu’elles se reconnaissent, se séparent et s’unissent sous différentes formes. » (pp 25-26)
Car dit-il « nos vérités ne sont bien souvent que le résultat des lieux communs avec lesquels le nuage médiatique a pollué notre esprit. » Et « C’est pour cela qu’il faudrait apprendre non seulement à lire pour nous-mêmes mais aussi contre nous-mêmes. Lire contre son propre Ego signifie accroître sa propre sensibilité, aborder des régions mystérieuses que jamais nous ne découvririons sans voyager en ces lieux que nous effaçons de la carte en décrétant qu’ils sont étrangers à nos goûts. » (p. 26)
→ Et là j’avoue que j’en prends pour mon grade (celui supposé de « bonne lectrice »). Mais en fait dans toute ma vie de lectrice, maintenant très longue, j’ai souvent abordé des auteurs qui a priori n’étaient pas « mon genre » ! Ne serait-ce que par un sain esprit d’opposition. Mais il ne faut pas que vieillissant, je perde cette capacité d’aller voir là où ça ne me plait pas ! Je ne parle pas des mauvais livres, bien sûr, mais je parle des livres qui me dérangent et il y en a beaucoup.
Apprendre à lire contre soi, jeune, c’est aussi apprendre la pluralité des mondes et prendre conscience d’une sorte de biodiversité (bibliodiversité !). Et il est évident que les extrémismes se nourrissent ad nauseam du même (quand ils lisent !).
Je me souviens de mon tout jeune ami allemand m’expliquant qu’en classe on leur apprenait à ne pas être automatiquement d’accord avec ce qu’on leur enseignait (séquelle de ce qui était arrivé à leur pays). Je me souviens que chez nous en revanche la parole scolaire était parole d’évangile.  

La lecture, une forme de la vie
« La lecture qui parvient à devenir une forme de la vie est une métamorphose, métamorphose qui enseigne la métamorphose à la structure de notre conscience : un changement qui pourrait à lui seul renverser la servitude intellectuelle dont nous sommes les proies. » (p. 27)

Mise au point
« Lire beaucoup n’est pas en soi une bonne chose, apprendre beaucoup n’est pas en soi une bonne chose, connaître beaucoup n’est pas en soi une bonne chose. Si celui qui connaît a la prétention de tout savoir sur une question donnée, s’il se montre incapable de considérer avec bienveillance une autre vision de cette même question, il ne sera qu’un petit dictateur culturel : il ne comprendra rien d’autre que cette pensée unique qui est sienne et endossera le rôle de ‘l’expert’ au service du pouvoir, personnage qui se confondra avec celui que les chercheurs en neurosciences appellent ‘l’analphabète fonctionnel’, capable d’exécuter un petit nombre d’actions définies comme intelligentes mais totalement ignare en dehors des tâches qu’il effectue : un être humain en passe d’être réduit à n’être qu’un parfait outil, tel un coupe-ongles ou un lave-vaisselle. L’expert au service du pouvoir et l’analphabète fonctionnel s’entremêlent au personnage de l’analphabète émotionnel et spirituel, qui n’aime personne puisqu’il ne voit dans les autres que des miroirs qui reflètent l’image qu’il leur impose, qui lit continuellement dans le reflet de son écran mais en étant le contraire du lecteur sauvage, qui se fige dans son Ego, lui rabâche qu’il est le plus beau du royaume et qui, de manière à la fois passive et active, construit la prison dans laquelle il s’enferme et enferme les autres. » (p. 28)
On en côtoie malheureusement beaucoup, même dans le monde des arts, des experts, des donneurs de leçons, des « qui savent »…  et j’en suis probablement aussi une, en partie. Et certainement ressentie par beaucoup comme ça !

Une terrible expérience et ce qu’elle apprend
« Un soir, il y a une dizaine d’années, la neurolinguiste Maryanne Wolf s’assied pour relire le livre de l’un de ses écrivains préférés : Le Jeu des perles de verre de Herman Hesse. Après une page ou deux, elle éprouve brusquement une terrible angoisse : elle se rend compte qu’elle ne comprend plus ce qu’elle lit. En apparence elle est en train de lire, mais en réalité elle ne comprend plus rien. Lors de ses recherches en neurosciences, elle a déjà observé ce problème chez les étudiants hyper-connectés adeptes du multitâche, mais elle commence à penser qu’elle aussi a été influencée par ce type de lecture en surfant, caractéristique de l’usage excessif des réseaux sociaux. Poussée par cette expérience effrayante, Maryanne Wolf décide de se détacher non pas de l’usage même des outils numériques, mais de son rapport obsessionnel et puéril avec ces outils et les réseaux sociaux. Ils ne seront plus désormais que les ustensiles que son esprit utilisera comme des supports efficaces, sans cette excitation débridée qui prétend intensifier et supplanter les capacités de notre cerveau. Elle commence à étudier ce qui caractérise la lecture superficielle, la lecture en diagonale et toutes les manières de lire qu’Internet a apporté dans notre quotidien. Elle les compare à la lecture profonde et dans un essai intitulé Our “Deep Reading” Brain : Its Digital Evolution Poses Questions, elle écrit qu’une lecture capable d’analyser, de déduire et de générer de nouvelles idées ne se développe qu’après des années de labeur et de lecture comme deep readers, lecteurs en profondeur. »
→ un peu d’humour : autrement dit le lecteur en profondeur fait comme l’intelligence artificielle, on parle d’ailleurs de deep learning. C’est en boulotant de la donnée par pétaoctets que ce sytème en vient à pouvoir mouliner des réponses apparemment « intelligentes » aux questions qu’on lui pose. Il reçoit en peu de temps l’équivalent de ces années de labeur et de lecture dont parle Maryanne Wolf !

Et la bonne question, celle de la mémoire
Je ne reprends pas ici toute la démonstration, mais sa conclusion : « la mémoire externe de ses appareils devient sans cesse plus puissante, tandis qu’un désert engloutit progressivement sa mémoire corporelle et spirituelle ? » (p. 47)

Du montage
Marianne Alphant revient sans cesse sur l’état originel des Pensées, cet amas de fragments et ce qu’elle écrit vaut sans doute pour tout montage : « Soit un ensemble donné de x centaines de fragments : comment déterminer leur répartition pour que chacun prenne son relief propre, – donne le maximum de lui-même. Problème de composition, ou d’agencement d’une machine harmonique, passant par la recherche d’un principe d’exaltation des fragments (…) Calculer la différence de résonance d’un fragment selon qu’il est placé à l’intérieur d’un ensemble ou sur ses bords ; selon qu’il est associé ou non à des fragments traitant du même thème ; selon qu’étant bref lui-même, il suit un fragment bref, ou bien un long. » (p. 157)
C’est un vrai vade-mecum pour moi qui ai entrepris de monter tranquillement des centaines de petits fragments de mon projet autour de lire.

Intime et grave exercice
« (…) l’élan intérieur et les mouvements de l’esprit – son intime et grave exercice » (p167)

Lecture fractale
« Lecture toujours fractale nous faisant voir l’infini dans le plus petit morceau de l’œuvre, l’immensité dans l’enceinte de ce raccourci d’atome (L 199) et, dans chaque fragment des Pensées, un abîme nouveau », (Marianne Alphant, Pascal, Tombeau pour un ordre, p. 169). Et elle fait ce constat : « Ce qui tient ces éclats disjoints est à jamais plus fort que notre besoin d’ordre », explicitant ainsi son titre, Pascal, Tombeau pour un ordre, et toute la démarche de son livre.

De l’Abrégé
Elle s’arrête aussi sur cette autre œuvre de Pascal l’Abrégé dont elle donne des extraits saisissants. Soit un récit en 354 articles relatant toute la vie du Christ. Or lisant ces séquences numérotées, cette histoire que je connais absolument par cœur, j’ai intensément pensé aux Passions de Jean-Sébastien Bach, la St Mathieu et la St Jean. J’ai entendu les protagonistes du drame, les mouvements de foule, si fortement exprimés par la musique de Bach. Une des plus bouleversantes que je connaisse et qui bouleverse peut-être d’autant plus que l’on n’est pas dans un contexte de croyance. On se souvient de la fameuse boutade de Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ».
→ Or, dans une éducation religieuse très complète, voire stricte dans mon enfance et mon adolescence, je n’ai jamais entendu parler ni des Passions de Bach, ni de l’Abrégé de Pascal.

Inventaire des lieux
Marianne Alphant donne à lire aussi un bel inventaire des lieux pascaliens, support du rêve à lui tout seul ! Et pose cette belle question : « Comment ces lieux se mêlent-ils à la lecture des Pensées ». Et ajoute « Ce n’est pas le moindre mystère de ce livre qu’en traitant d’un sujet si apparemment général il ne puisse être séparé des expériences et des étapes d’une vie. »
→ et moi de penser que ce livre de Marianne Alphant est une magnifique Leçon de Lecture.

Listes
Le livre comporte souvent des énumérations, ne serait-ce que dans son style, mais aussi des listes, et pas seulement celle des livres de sa propre bibliothèque pascalienne ! Mais aussi d’objets de la vie de Pascal « Ce que nous lisons est le fait d’un homme dont l’esprit concret s’invente à tout moment des supports. Il dessine des figures. Sa pensée s’exerce à partir d’images, de citations de Montaigne ou des Écritures » (p. 258).

Cela dit, en forme de coda
Cela dit, ce soir de lecture, j’ai un peu ahané sur Pascal, je me suis fourvoyée dans un ouvrage que je ne nommerai pas et j’ai repris des forces en « tombant » dans le fleuve de la poésie de Gary Snyder, Poème pour les oiseaux.