« Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent… »


Flotoir du 12 au 24 février 2024, où il est question d’Imre Kertész, Jean Malaurie, Jean-Marie Gleize et bien d’autres…



Photo, lecteurs au jardin, ©florence trocmé, 2024


L’adresse
Très intéressée par ces mots de Pierre Vinclair, extraits d’une conférence qu’il a donnée récemment à Strasbourg et dont il m’a proposé le texte pour Poesibao (publication intégrale ici)
« La première chose, quand je commence un poème, c’est l’adresse. On tombe tout de suite, on le comprend aisément, dans l’éthique avec cette question de l’adresse. Un poème est quelque chose qu’une personne écrit pour une autre personne. Si l’on peut avoir une représentation topologique de l’éthique du poème, l’adresse désigne un geste vers l’avant et esquisse donc quelque chose comme une profondeur – libère la possibilité d’un espace, à l’intérieur duquel peuvent avoir lieu des événements éthiques.
Bien sûr, il n’y a pas que des poèmes, qu’on s’adresse ; alors quel est le propre de l’adresse poétique ? J’ai parlé de la création du sens, tout à l’heure. Par un poème, quelqu’un donne à quelqu’un d’autre non seulement du sens créé (un produit achevé) mais aussi quelque chose qui ressortit au processus même de création. »

L’effort éthique du poème.
De ce même texte, j’extrais ces mots :
« Un poème a pour tâche de trouver des formules. J’emploie le terme de formule à dessein, pour son rapport avec le mot forme, mais aussi pour la locution formule magique. L’enjeu du poème, c’est de trouver une manière de tourner la langue de manière à ce qu’une prise ait lieu sur le réel ; c’est bien cela, une formule magique. Un tour de langue ayant une certaine efficacité. Mais où y a-t-il des formules dans ce poème ? Il me semble que les trois premiers vers « Nous avons peu d’idées / sur les choses, mais / beaucoup d’idées sur les idées. » est une formule. C’est comme un petit dicton, quelque chose qui ramasse une vision dans un tour de langue efficace.
Plus largement, la formulation peut être caractérisée comme le fait de mettre en mots ce qui ne l’était pas.
Je ferais noter au passage que la formulation est réflexive, le poème accomplit, mais aussi parle de la formulation. Il ne se contente pas de formuler, c’est-à-dire de mettre en mots des portions blanches de réel, mais il se demande le sens de cette opération, il comprend ce qu’il est en train de faire.
On voit bien, dès lors, où se situe la question éthique : il y a un problème dans le fait d’empiéter sur l’informulé (marcher sur la neige vierge). Le même, sans doute, que pour une civilisation empiéter sur le sauvage. Cela peut être valorisé, cela peut aussi être dénoncé. Il me semble que la solution est ici dialectique : le poème, pour accomplir son rôle éthique, doit formuler le non-formulé, mais le formuler comme non-formulé, faire entrer le sauvage dans la forme, mais le garder sauvage. Faire des traces vierges sur la neige. Il y a là une difficulté, qui disparaît si l’on garde en tête que le poème ressortit à un usage non-logique (mais sauvage) du logos. »

Guillaume et Benoît
Emballée par le très étonnant livre de Guillaume Marie, Je vais entrer dans un pays, une sorte de vie de saint ! Celle de Benoît Labre, fin 18e s., un jeune homme un peu fou, qui tente à maintes reprises d’entrer au couvent, toujours exclu, trop jeune, trop exalté, trop spécial pour finalement devenir une sorte de vagabond qui va de lieu de pèlerinage en lieu de pèlerinage, Lorette, St Jacques de Compostelle, pour finir par s’établir à Rome. Il se nourrit très peu, ne se lave plus, il « pue »… Très curieusement ce livre a réveillé le souvenir des Vie des saints qui étaient les seules bandes dessinées que nous pouvions lire, dans mon enfance. Dans le genre édifiant, mais qui me plaisait beaucoup ! Je me souviens du Curé d’Ars en particulier ! Souvenirs de plus de 65 ans en arrière.

Passion des partitions
Dans un bel entretien avec Liliane Giraudon, Denise le Dantec dit : « Pour ma part, j’ai une passion ancienne pour les partitions musicales : signes, notes, silences, lignes de dynamique, nuances, portée, barres, diastématie, forment de magnifiques dessins abstraits. Il y a une topographie musicale fascinante. Sans compter le fait qu’une partition est la transposition d’une œuvre musicale. Le son musical est défini par sa hauteur, sa durée, son timbre… lesquels font partie du dispositif poétique. Enfin, une partition dessine un déroulement temporel (successivité/simultanéité des sons).
→ Lisant cela j’écoute Arvo Pärt, une pièce pour piano et j’essaie d’imaginer la partition. J’ai été très étonnée l’autre jour en lisant dans les notes d’Arnaud Claass que sans « mettre le son », il était capable de deviner quelle œuvre jouait un orchestre (Or il parle très peu de musique dans les notes que j’ai lues jusqu’à présent ?).

Denise le Dantec et Liliane Giraudon
Remarquable dialogue sur la typographie du poème (il s’agit du livre Scum, un rêve, publié par Denise Le Dantec chez Al Dante)
« Liliane Giraudon : La présence quasi sémantique des interventions visuelles (ponctuation, mise en espace, utilisation du matériel typographique, orchestration du déroulement dans la page…), tout un dispositif de ce livre va sans doute surprendre certains de tes lecteurs-lectrices… Peut-on y voir une relation avec ta longue pratique du dessin qui n’a cessé de s’articuler en parallèle avec ton écriture ? 
Denise le Dantec : Sans entrer dans le débat Platon et Philostrate, je dirais d’emblée que j’adopte la position sophiste. Je suis à la recherche d’une lisibilité autre, ou plutôt une forme autre de lisibilité du texte m’est venue. C’est un texte qui appelle à d’autres textes (ceux des auteurs cités) – je détourne le thrène antique pour une promenade dans les limbes, mais sans Virgile. Il est écrit aux marges de la langue, à saccades brèves, précipitations, onomatopées. C’est une parole murmurante qui ‘Tâche à saisir l’énigme’. Les points d’exclamation dressent les lignes, les ponctuations excèdent la zone de licence… C’est toute une désinstrumentalisation de la typographie (on peut penser au Coup de dés de Mallarmé, à Léopold Bloom de l’Ulysse de Joyce devenu pur principe d’errance cosmique.) C’est une écriture spectrale – des ondes qui se propagent séduisantes, tragiques, localisées et aériennes… Ce n’est pas pour autant un poème visuel au sens strict mais  une vaste surface dessinée qui me renvoie, oui, à ces dessins que je faisais enfant pendant la guerre, sur le rebord d’une fenêtre, dans un album publicitaire de La Samaritaine, épargné par l’incendie de notre maison, sur lequel mon père avait déjà dessiné, et sur lequel je me suis mise moi-même à dessiner à l’aide de l’unique crayon à double mine rouge/bleu que ma grand-mère m’avait donné : ce sont peut-être encore ces petits dessins que j’ai retrouvés là, sublimés, dans ce texte- poème, disons-le, trans ! »
Denise le Dantec qui avait précédemment expliqué à Liliane Giraudon comment lui était venu ce poème : « Ce texte-poème est en effet un rêve et le fruit d’un rêve au sens le plus strict. Il m’arrive d’écrire en sommeillant – en dormant sans dormir. C’est ce qui m’est arrivé ici. SCUM a été rêvé, et ce texte est de nature onirique. Je n’ai quasiment eu qu’à le retranscrire. Cela m’était déjà arrivé, mais dans une moindre mesure, avec Enheduanna la femme qui mange les mots (éditions de l’Agneau, 2021). Il y a de l’attente, des sautes, des espacements entre les flashs du rêve. Cette virgule est comme la métonymie de ce texte : elle marque une schize d’avec SCUM proprement dit. C’est SCUM, et ce n’est pas SCUM. (l’entretien sur le site de Diacritik)

Situer Kertész
Une des grandes forces du beau livre de Clara Royer sur Kertész réside dans de courtes et claires synthèses qu’elle propose au fur et à mesure de son cheminement dans l’œuvre à propos des grandes problématiques de cette œuvre. Ainsi du statut de l’écrivain : « Ce n’était donc pas dans la littérature hongroise, mais dans une littérature universelle, que Kertész reconnut sa place. Car être un écrivain allemand de langue hongroise, définition qu’il avait revendiquée pour lui-même dans un moment de grande tension avec la Hongrie, n’était pas une adhésion à la nationalité allemande (même si l’idée le taquina, Kertész ne demanda pas de passeport allemand). Mais dans le chemin tracé par Kafka, Kertész soulignait ainsi son étrangeté existentielle, celle du Juif de la Galut, selon le mot hébreu qui désigne la diaspora, et dont il fit le propre de son identité d’écrivain. » (Clara Royer, Imre Kertész : « L’histoire de mes morts » ,p. 285)

Kertész mélomane
« Les années 1990 avaient ouvert de nouvelles possibilités au mélomane qu’était Imre Kertész alors que son amitié avec Ligeti couronnait celles qu’il noua jusque dans les années 2000 avec de nombreux musiciens. Une nouvelle pratique se développa : celle des lectures de ses œuvres avec accompagnements musicaux. Ainsi, le 15 octobre 1999 au Musée juif de Francfort, une soirée réunit Kertész et le pianiste Zoltán Kocsis, alors directeur du Philharmonique hongrois, autour de la lecture d’extraits du Refus illustrés par des œuvres de György Kurtág. » (pp. 297-298)
→ Kertesz a vécu une grande amitié avec Ligeti mais les deux hommes s’éloignèrent après la réception du Nobel par Kertész.

L’homme de la catastrophe
Il est question du livre Liquidation : « Liquidation renouait ainsi avec l’antinomie de Kaddish, selon laquelle le mal est devenu au siècle dernier le principe de la vie humaine, et le bien, un miracle rare. Quand le monde était encore la création de Dieu, avait déjà expliqué Kertész dans un entretien de 1993, le bien était la norme, et le mal irrationnel ; mais depuis que Dieu est mort, que le monde est le produit d’un démiurge, et que ce démiurge est la foule humaine, c’est le mal qui agit, et le bien qui est devenu incompréhensible. Avec Liquidation, Kertész entendait exposer la théorie à l’œuvre dans Kaddish, et expliquer ce qu’il appela “l’homme de la catastrophe”, ultime portrait de l’homme fonctionnel : ‘L’homme de la catastrophe n’a pas de destin, pas de qualités, pas de caractère. […] Pour lui, il n’y a plus de retour possible vers un centre du Moi, vers une certitude inébranlable et indéniable du Moi : il est, au sens le plus propre du terme, perdu. L’être sans Moi, c’est la catastrophe, le Mal véritable et bizarrement, dit Bé, sans être mauvais lui-même il est capable de tous les méfaits’. » pp. 303-304

De la pierre à l’âme : le Nord et les cartes.
Je reprends mes notes sur le si beau livre de Jean Malaurie, De la pierre à l’âme. Or la dernière fois que je les ai transcrites ici, il était encore en vie !
Je me réjouissais récemment qu’au tout début de sa vie et de son orientation professionnelle, il ait quitté le Sud pour le Nord : « Mon passeport pour aller de l’avant : un appel du Nord perçu comme salvateur. J’ai d’abord levé la carte de ces grands déserts ; la carte n’est pas seulement une technique mais une méditation. Le géographe, arpenteur de l’univers, ne pense pas seulement avec son regard, son intelligence, mais avec ses pieds ; les nervures dans la roche alertent les neurones du géographe et son imaginaire d’historien des civilisations. À la recherche de la signification d’une écriture symbolique de la terre arctique – la géocryopédologie –, ma préoccupation était de lancer des antennes interdisciplinaires, pour élucider la philosophie sensorielle et animiste de cette histoire païenne. (Jean Malaurie, De la pierre à l’âme, p. 134)
L’appel du Nord encore : « Cet appel du Nord répond à ma quête d’histoire de la Terre, de la naissance de l’homme mais aussi à une recherche de spiritualité inscrite dans mes gènes et que je pense retrouver chez les primitifs. Homo religiosus, mais aussi Homo geologicus. Après la Libération, j’ai pris la décision de fuir une société que je jugeais décadente, avilie par le climat de délation et ses compromissions avec les autorités nazies, et de partir chez ces ‘primitifs du Grand Nord’ Oui ! Partir, afin de me reconstruire. » (pp. 144-145)

La liberté, la nuit
« Pour les Inuit, la matière noire du ciel, de l’air, est l’expression du temps primordial, où l’homme est né dans une obscurité frémissante de vitalité. C’est un noir fécond, fertile. Je l’ai ressenti avec les Inuit comme un noir très chaud, alors même que l’air était particulièrement froid. C’est le noir ‘matriciel des origines’ [Michel Pastoureau] Géomorphologue volontaire de ces déserts glacés, je me sens très seul devant un tel héritage. Je m’interroge sur les motifs qui m’ont orienté vers ce désert froid. Sainte liberté ! J’ai vécu les vertus d’un dur combat pour la recouvrir. (p. 141)

Sa dissidence
Malaurie comme Kertész s’est placé résolument en dehors de la doxa, voire contre elle. Il n’y a pas trouvé sa vérité et explique très clairement dans ces Mémoires comment il est allé la chercher très loin, tout au Nord : « J’étais passionné par cette pensée d’Aristote reprise par saint Thomas d’Aquin et citée par Emmanuel Kant dans ses Leçons de métaphysique. ‘Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu’ [‘rien n’est dans l’intellect qui ne soit d’abord passé par les sens’]. Je l’avais méditée au lycée Henri-IV lors des passionnantes leçons de mon professeur de philosophie, très attaché à la pensée d’Emmanuel Kant. L’hiver 1944-1945, cette pensée n’a cessé de me hanter. J’ai commencé à fuir le monde des philosophes de l’universel qui ont l’art de discourir sans fin à partir de propositions et contre-propositions arbitraires, toujours centrés sur la pensée occidentale à l’exclusion de celles de l’Asie, de l’Afrique, de l’Océanie et naturellement des peuples dits ‘sauvages’, sans se préoccuper des pensées d’autres univers, de l’Orient, de l’Extrême-Orient, de l’Afrique, des Inuit, et dont le dialogue mutuel constitue l’histoire universelle. Il est tout à fait extraordinaire et révélateur d’un sentiment de supériorité de construire cette idée d’homme universel seulement à partir de la pensée occidentale – Montaigne, Rousseau, Descartes, Kant, Leibniz, Dostoïevski – et très particulièrement méditerranéenne. Et l’Inde, et le bouddhisme, et le taoïsme, et la pensée océanienne, africaine, inuit ? Me voilà donc avocat de ma propre cause. Revenir à l’homme des origines, à l’élémentaire, à ce qui est au début de l’histoire terrestre : la pierre et le fossile. » (p. 146)

Une véritable vocation
« La prescience sauvage dont j’ai hérité m’indique comme impératif d’être formé dans un climat rude, froid et avec des peuples dont la primitivité me renvoie aux tout débuts de la préhistoire ; dans le froid et dans l’élémentaire, c’est-à-dire l’extrême pauvreté, à la limite de la survie. Cette double préoccupation sera souveraine. Qui plus est, cette prescience a la singularité d’être impérative ; géographiquement, ce sera le Nord englacé et particulièrement le Groenland. Je dois me rendre sans tarder, et aussi tôt que possible, parmi les hommes les plus septentrionaux de la Terre, les Inughuit de Thulé, pour répondre à ces impératifs intérieurs ; pendant soixante ans, ils seront mes maîtres. » (p. 147)

Un grand écouteur
Il a beaucoup écouté les pierres, en géologue, Malaurie, mais il écoute toute la nature et c’est vital de l’entendre dans ces territoires glaciers et inhospitaliers. Le bruit du glacier, « Le son diffus, très fin, ténu et soutenu de l’air très froid, glacé. Il est d’ordre métaphysique. Par-delà ma raison et mes essais en laboratoire, je cherche à pénétrer l’univers dans ses toutes premières substances avec l’œil et l’ouïe de ces grands intuitifs naturés. » (p. 157)

Des pierres
Malaurie cite Breton : « C’est donc sans les arrêter le moins du monde que les pierres laissent passer l’immense majorité des êtres humains parvenus à l’âge adulte, mais ceux que, par extraordinaire, elles retiennent, il est de règle qu’elles ne les lâchent plus. Partout où elles se pressent, elles les attirent et se plaisent à faire d’eux quelque chose comme des astrologues renversés » [André Breton,  « Langue des pierres », in Le Surréalisme même, 1957, et Écrits sur l’art, Paris, Gallimard, 2008, p. 959].(cité p. 253)

Un lent apprentissage
Que ce soit dans Des pierres à l’âme ou dans l’introduction de ses articles savants, regroupés sous le titre Artica que j’ai pu lire en ligne, Malaurie montre bien cette trajectoire qui part de sa formation initiale, des rejets qu’elle a suscités en lui, puis le long apprentissage pour se détacher de tous ces acquis et progresser vers sa méthode et son but. « J’explorais les antennes de ma sensibilité qui timidement émergeaient, après des années d’infantilisme. Après le savoir élémentaire puis universitaire, je commençais, au contact de ces chasseurs, à favoriser les réactions sensorielles : couleurs, odeurs, sons et, avec un regard d’homme, j’explorais l’énergie, le déterminisme, les probabilités de la naissance de l’Homme préadamique. » (p. 181)
Un peu plus loin il ajoute : « dans les années à venir, à Thulé en 1950-1951 et  ensuite, Jean-Marie Pelt, François-Bernard Mâche, Michel Pastoureau, Georges Goormaghtigh m’ouvriront à l’anthropologie du sensible : couleurs, sons, odeurs, équilibre des formes de l’environnement sont recherchés par ces hypersensoriels. » (pp. 191-192).
Un botaniste, un compositeur, un historien, un ethnomusicologue. Bel aréopage de guides. J’ai un peu lu et écouté les trois premiers !

Dante
Dimanche dernier, dans mon quartier, dans la petite Librairie des Volontaires d’Emile Viteau dont j’ai déjà parlé, une lecture-présentation de La Divine Comédie par le poète Federico Pietrobelli. Il a magnifiquement situé le contexte, ces années 1300, les différentes parties de l’Italie, royaume de Sicile, toute la partie centrale sous l’autorité du Pape, puis la partie Nord rattachée à l’Empire… les luttes entre les guelfes et les gibelins. La question de la langue aussi. Et lu le début du premier chant. Dans cette toute petite librairie, nous étions au moins vingt-cinq. Cela fait chaud au cœur. 

Papier pelure
Avec ce titre d’un livre de Daniel Fano, à propos duquel je publie ce matin une note de lecture, c’est tout un monde que je vois surgir ! Le papier pelure, le carbone, les rubans de machine à écrire, la pâte correctrice, un univers matériel disparu. Il fallait changer le ruban, périodiquement (il était souvent noir et rouge, je ne sais plus comment on passait de la partie noire à la partie rouge, sans doute un petit levier sur la machine) – on faisait des doubles, un, deux, trois parfois et sur du papier pelure, tout fin, pas facile à manipuler, parfois feuilles de couleurs différentes selon les destinataires -ou la destination- des doubles. Et les pochettes de papier carbone, dont la fonction était de déposer, sur les feuilles pelure en question, l’encre qu’il contenait lors de la frappe sur la première page. Autant de feuilles carbone que de copies. La vie n’était pas simple, que ce soit pour la dactylo ou pour l’écrivain !

Un naturaliste
J’aime cette remarque de Jean Malaurie : « je suis d’abord un naturaliste tourné vers l’étude de la vie des pierres et de l’esprit de la matière » (Artica, t.1, introduction, p. 7

Deux poèmes
Je recopie ici deux poèmes, venant de sources différentes, qui me touchent profondément et qui ont été publiés l’un par Florian Rodari et l’autre par André Markowicz en hommage à Alexeï Navalny assassiné avant-hier par le pouvoir en Russie.
« En me privant des mers et de l’élan et de l’aile
En donnant à mon pied l’assise de la terre violente
Qu’avez-vous obtenu ? Brillant calcul :
Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent… »
Ossip E. Mandelstam, Voronej, mai 1935 (liste de diffusion par mail)
Et Fiodor Tiouttchev (1803-1873)
« Larmes humaines, vous, larmes humaines,
Vous que l’on verse de jour et de nuit,
Vous que l’on verse inconnues, invisibles,
Indénombrables et inextinguibles,
Comme, à l’automne, la pluie sur la plaine,
Dans la nuit sourde, à l’automne, la pluie. »
1849. (compte Facebook d’André Markowicz, très bel article sur cet assassinat. )

Etty Hillesum
Incitée en cela par Jacques Robinet qui y trouve des ressources en ces jours où il va doucement vers la fin, je reprends sa lecture. Je suis profondément affectée par la mort d’Alexeï Navalny, dans son goulag sibérien. Tout le fond d’angoisse et d’empathie autour des persécutions tant nazies que russes se réveille. J’ai lu d’ailleurs hier dans Le Monde à la fois une belle tribune de Nicolas Werth et un entretien avec Delphine Horvilleur, qui publie un nouveau livre que je vais acheter tout de suite.

Delphine Horvilleur
Je relève certains passages très forts et éclairants de cet entretien. Il m’aide à penser aussi bien le drame israélo-palestinien que le drame russe et ukrainien. Et dieu sait si j’ai besoin d’être soutenue et éclairée dans ma réflexion !
« Quand j’ai commencé à écrire, je ne suivais pas un but précis. J’écrivais simplement pour survivre. J’ai tellement eu l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds que j’ai voulu fabriquer une planche de salut avec des mots, un manuel de survie personnelle. Le point de départ de ce livre, ce sont certes des conversations, mais d’abord avec mes propres fantômes. En particulier avec ceux de mes grands-parents : après le 7 octobre, j’ai eu le sentiment que mon histoire familiale et ses douleurs hurlaient en moi. Tout ce que j’avais voulu mettre en sourdine dans mon héritage – à savoir la menace antisémite et sa permanence dans l’histoire – a fait irruption. Il m’a fallu un temps pour comprendre que, si j’écrivais ces conversations menées dans ma tête, c’est précisément parce que j’étais en manque de conversation avec d’autres et que j’étais terrorisée à l’idée de ne plus en avoir.»

« L’antisémitisme n’a rien à voir avec les juifs »
Elle a une analyse passionnante de l’antisémitisme, dont je me demande si elle ne rejoint pas partiellement les thèses de René Girard sur le bouc émissaire : « Il faut commencer par dire quelque chose de très simple : l’antisémitisme n’a rien à voir avec les juifs. La preuve : il y a énormément de pays dans le monde où ne vit plus un seul juif, mais où l’antisémitisme perdure. Sa vivacité terrible tient d’abord à une chose : bien des sociétés font de cette haine un ciment. Le juif est le nom de ce qu’il est de bon ton de haïr pour fédérer. De fait, le Moyen-Age était marqué par une peur aiguë des maladies : le juif fut alors accusé de contaminer les puits. » Elle donne ensuite plusieurs autres exemples de retournement contre les juifs, à la suite de diverses crises dans la civilisation, depuis le Moyen-Âge ?

Jacob et l’ange
Elle évoque la fameuse scène biblique du combat de Jacob avec l’ange. Je me souviens de Claude Vigée, traversant une allée du Marché de la poésie, il y a plus de 10 ans, venant vers moi et me disant qu’il venait d’aller rendre visite, pour une énième fois, au tableau de Delacroix qui représente cette scène dans l’Église de St Sulpice.
Delphine Horvilleur : « Dans la Bible, Israël est le nom d’un homme. Celui du patriarche Jacob, qui ressort victorieux de sa lutte contre un ange qui lui donne le nom d’Israël. Mais s’il a gagné son combat, Jacob-Israël demeurera boiteux pour le restant de ses jours. L’histoire d’Israël dans la Bible, c’est donc la conscience qu’on ne sort pas indemne des combats qu’on a menés dans l’existence, qu’il faut apprendre à vivre avec tout ce qui claudique dans nos vies. Or, l’État d’Israël s’est construit sur un narratif de force qui l’a mené – en particulier l’actuel gouvernement – vers une hubris de pouvoir. En galvanisant les extrêmes, ce narratif de puissance menace aujourd’hui son avenir. »

Hubris
Ce mot d’hubris envahit le champ médiatique, et malheureusement ce n’est pas par hasard. Comment le traduire ? Larousse : 1. Littéraire : Outrance dans le comportement inspirée par l’orgueil ; démesure.
2. Chez les Grecs, tout ce qui, dans la conduite de l’homme, est considéré par les dieux comme démesure, orgueil, et devant appeler leur vengeance.

Notre claudication
« Tout au long du texte biblique d’ailleurs, l’alliance passe par ceux qui acceptent leur vulnérabilité : Abraham va devoir vivre avec sa stérilité, Isaac avec son aveuglement, Moïse avec son bégaiement. Celui qui, à l’instar d’Esaü, mise sur la force fait un choix dramatique qui l’éloigne de la promesse biblique. Il y a là une vraie leçon pour Israël, qui, ces dernières décennies, a cru être à l’abri des claudications de l’histoire juive. De façon plus générale, ce récit biblique est pertinent pour chacun d’entre nous. Il pose la question de savoir comment continuer notre chemin avec nos failles. À mes yeux, le propre du cheminement adulte, c’est de se savoir non
indemne. Le 7 octobre a eu cet effet-là sur beaucoup d’entre nous. Nous ne pourrons pas réparer le drame absolu de cette jeunesse décimée en Israël, de ces enfants morts en Palestine. Mais il nous faudra apprendre à vivre avec notre claudication éternelle. Elle nous oblige. »
Le monde, le mardi 20 février 2024

Deuil et poésie
« Parfois, l’humanité doit traverser une nuit noire pour envisager les chemins de lumière qu’elle refusait de voir avant cela. Bien évidemment, loin de moi l’idée qu’il «’faut’ en passer par là. Ce deuil terrible que les sociétés israélienne et palestinienne sont en train de faire doit surtout permettre l’émergence d’une ère nouvelle. (…) Le propre du deuil, c’est qu’il peut à la fois faire grandir les consciences ou faire grandir les peurs.(…) Je ne crois pas que la solution viendra des généraux ou des politiques, mais davantage des poètes, de ceux qui ont la capacité de construire par leurs mots d’autres possibles. C’est pourquoi mon livre s’ouvre avec un poète palestinien et se termine avec un poète israélien. Ils sont ceux qui m’aident à croire encore. »

Etty Hillesum
Il me semble logique, après ce passage par l’entretien du Monde avec Delphine Horvilleur, entretien signé Virginie Larousse, j’ai omis de le dire, logique de revenir à Etty Hillesum. En 1942, le 3 juin, si peu de temps avant sa déportation, elle écrit : « Certains jours le désir de créer s’enfle de telles marées en moi, que j’en ai presque peur d’être submergée de l’intérieur et de me noyer. Les contenus qui voudraient se déverser là sont si disproportionnés par rapport à la faiblesse de la forme qui se trouve en face d’eux – comme une digue ridiculement petite dans un grand fleuve au courant impétueux – que si de telles marées devaient se lever souvent en moi, j’en serais minée de l’intérieur. Et je voudrais me dire à moi-même : ‘Au lieu de décrire de grands cercles de vagues autour de ces contenus impossibles à appréhender et à maîtriser, je devrais me mettre à travailler à l’affermissement de cette forme, si faible et si minuscule’ ». (Etty Hillesum, Les écrits, p. 544)
→ N’est-ce pas aussi tout le chemin de vie et de création d’un Rilke, dont je me souviens qu’Etty Hillesum le cite très souvent ?

Sa place dans ce petit pan de l’histoire de l’humanité
Elle ajoute plus loin : « Parfois j’ai l’impression que tout ce que je vis intérieurement ne m’appartient pas en propre, que je n’ai pas le droit de le garder pour moi seule, que je dois en rendre compte (…) Comme si, dans ce petit pan de l’histoire de l’humanité, j’étais un des nombreux récepteurs, qui devra à son tour se faire émetteur. » (p. 550)
→ Ce qu’elle écrit là est essentiel et est aussi une voie pour se frayer un passage dans notre pan à nous d’histoire de l’humanité !

Auto-analyse
Même si elle travaille beaucoup à mieux se connaître avec son essentiel maître et amant Spiess, elle explore aussi sa condition par l’écriture. « la vie en moi n’est plus qu’un torchon chiffonné » (p. 554). « La plupart des gens penchent pour la facilité et une paresse ‘psychique’ qui font qu’ils préfèrent éviter de s’occuper d’eux-mêmes. » (p. 556). Elle écrit aussi cela : « Il y a en moi une tonalité qui m’est propre et une mélodie qui se développe, à laquelle je dois donner une chance et une place et à laquelle je dois être fidèle. » N’est-ce pas là une règle de vie, très rilkéenne au fond ?
Il faut « se prendre au sérieux. Croire en soi et croire que cela a un sens de trouver sa propre forme. » (p. 558)

Une conquête
« Si les conceptions que je conquiers derrière mon bureau, dans le commerce des esprits le plus élevés, [et là, comment ne pas penser à ce Flotoir ?] ne s’infiltrent pas dans les moindres détails de la vie quotidienne, si une part de la conscience profonde des valeurs humaines ne pénètre pas dans le souffle le plus éloigné, cette ‘vie spirituelle’, cette vie de l’esprit (…) n’aura aucun sens. »
Et elle cite Rilke, écrivant dans une lettre : « De plus en plus (et pour mon bonheur) je vis l’existence du noyau dans le fruit, qui organise tout ce qu’il a autour de lui et à partir de lui-même, dans l’obscurité de son travail. » (p. 565)
Et il faut savoir où chercher, où travailler. Etty : « On essaie de remédier à un manque temporaire de forces intérieures en imposant des exigences au monde extérieur et en attendant déraisonnablement de ce monde qu’il vienne nous redonner des forces ». (p. 580). C’est qu’il « ne faut surtout pas vouloir être quoi que ce soit, il faut se contenter d’être, mais d’être en fonction de tout son potentiel ». Quelle magnifique règle de vie ! (p. 584)
Elle fait preuve aussi de beaucoup de lucidité : « J’ai peine à comprendre comment je fais pour me laisser chaque détourner de mon chemin par mon propre moi, au sens le plus étroit du terme. »

À propos du goulag
Lu aussi hier, dans le Figaro, cette fois, un article de l’historien Nicolas Werth, sur le goulag. Il dit que l’assassinat d’Alexeï Navalny renvoie aux pires heures de la répression stalinienne : « Des millions de détenus ont été envoyés au goulag. Les colonies pénitentiaires d’aujourd’hui, tous types de détenus confondus, abritent un demi-million de personnes. On n’est donc pas dans le même ordre de grandeur, même si le nombre de prisonniers actuel est énorme par rapport à la population. Quelques milliers d’opposants politiques sont derrière les barreaux ; à l’époque stalinienne, des centaines de milliers sont morts au goulag. Sous Brejnev, des dissidents ont aussi été enfermés dans les colonies pénitentiaires. Ce fut le cas du grand poète ukrainien Vassyl Stous et de l’écrivain Anatoli Martchenko, morts en 1985 et en 1986. Il y a donc une continuité évidente entre ces deux périodes. »
Il faudrait lire ou relire les Récits de la Kolyma de Chalamov, que si peu connaissent. Ou Julius Margolin. Par exemple Julius Margolin Voyage au pays des Ze-Ka, trad. de Nina Berberova et Mina Journot, révisée et complétée par Luba Jurgenson, Paris, Éditions Le Bruit du temps, 2010, 781 p. Ou ce livre si important de Claude Mouchard,  Qui si je criais ? (titre emprunté à Rilke !)

La structuration
Retour au journal d’Etty qui écrit, après avoir lutté contre de toutes simples envies de tartines : « Hier soir, je n’ai pas mangé cette tartine malgré l’envie que j’en avais, et cela m’a coûté à coup sûr un petit effort sur moi-même. Tout cela fait partie de la structuration, de la ‘mise en forme’, d’un être, j’en suis persuadée ; quand on a la force pour les petites choses, on l’a aussi pour les grandes. Et plus tard, tout va de soi et toutes les forces se libèrent pour les choses qui comptent vraiment. Oui, n’est-ce-pas ? » (589). J’adore cette conclusion, qui la rend si proche, un peu ironique envers elle-même peut-être, pas sûre de ce qu’elle dit, espérant que c’est vrai, mais… Et en fait elle aura su passer de la petite tartine à une attitude exemplaire, quelques mois plus tard. J’aime bien aussi quand elle écrit « relâcher son attitude crispée sur la journée ». Oui il faut se structurer, travailler, s’imposer beaucoup de choses, mais pas se crisper et il faudrait savoir chaque soir « laisser aller la journée », « se résigner à tout ce qu’on n’a pas pu mener à bien dans la journée » et « aborder la nit avec pour ainsi dire les mains vides, ouvertes, dont on a laissé la journée glisser. Alors seulement on peut vraiment se reposer. Et dans ses mains vides et reposées, qui n’ont rien souhaité retenir et où il n’y a plus un seul désir, on reçoit en se réveillant une nouvelle journée. » (p. 589)
Mais elle n’est pas dupe et parle un peu plus loin de sa prise de conscience de ce qu’elle appelle l’inertie des processus internes. Un peu au fond comme un énorme porte-containers, qu’il faut plusieurs heures parfois pour stopper ou dévier de son chemin. Ce terme d’inertie est important et me semble très juste. Je lisais récemment qu’il faut répéter une action entre trente et soixante fois pour qu’elle soit intégrée, dans un apprentissage.

Danilo Kiš
Mon attention avait été attirée par Tomas Venclova sur cet écrivain bien peu mis en lumière en France. J’aime ces lignes de force qui se construisent d’écrivain à écrivain et je les suis le plus souvent possible, quand je me sens en phase avec ce que je lis. 598 pages, me voilà partie pour une nouvelle aventure, toujours dans cette Europe centrale.
Introduction de l’auteur de cette biographie construite d’une façon très particulière, intitulée « Grand et invisible » et placée sous la houlette d’une citation de Susan Sontag : « La mort de Danilo Kiš […] a tragiquement coupé court à l’un des plus importants voyages en littérature entrepris par un écrivain dans la seconde partie du XXe siècle.(Mark Thompson, Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš , p. 7).
« Obsédé par l’écriture, la politique et la liberté de l’art par rapport à la politique, passionnément anticommuniste et antinationaliste, Danilo Kiš était un homme aux convictions libérales et aux émotions violentes. Une anomalie ethnique, un gnostique séculier demi-juif, une nature instinctive et ardente hantée par la perte, un bohème que seul son travail pouvait contraindre à la discipline : en partant de ces conflits avec lui-même et avec la société à laquelle il appartenait, Kiš sut distiller quatre ou cinq livres exceptionnels, qu’il écrivit et corrigea inlassablement dans une exaltation solitaire, les condensant à l’extrême, ce qui fit de lui ‘le génie d’un temps, d’une expérience et d’un lieu particuliers’ ». (p. 7)
Cette précision temporelle : « Kiš mourut deux ans avant que son pays ne soit anéanti dans une convulsion qui dura une décennie et coûta des dizaines de milliers de vies. » (p. 11)
Il est né en 1935 en Serbie et il est mort à Paris en 1989. « Son œuvre, considérée comme l’une des plus importantes des lettres yougoslaves de l’après-guerre, comprend notamment sa trilogie romanesque Le Cirque de famille et deux recueils de nouvelles dénonçant le goulag ; la controverse à laquelle donnèrent lieu ces publications est à l’origine d’une réflexion sur la nature de la littérature (La Leçon d’anatomie). » (Wikipédia)
Comment se situait-il ? « En se définissant comme écrivain yougoslave contribuant à la littérature serbe en langue serbo-croate, Kiš tournait en dérision la vanité des sociétés dans lesquelles l’étiquette a plus de valeur que le bagage. » (p. 11)

Comment est faite cette biographie
Mark Thomson s’explique sur son approche : « Le biographe d’un écrivain insuffisamment reconnu ressent l’inanité de son entreprise. Les livres de Kiš méritent qu’on se lance dans cette entreprise, malgré les difficultés et les risques. Quels risques ? Quiconque veut publier un texte littéraire ne saurait échapper à ce que Kiš appelait ‘la recherche permanente de la forme’. Il était fier de son ardeur créatrice – chacun de ses livres était un nouveau départ, bien que les éléments de continuité fussent évidents. Ce sont des repères qui jalonnent son voyage littéraire. Pour avoir une chance d’être véridique, une étude consacrée à Kiš devrait être expérimentale, de style encyclopédique, avec un soupçon de pastiche. La voici, donc : il s’agit d’un long commentaire d’une autobiographie miniature qu’il écrivit pour un ouvrage de référence américain qui ne parut pas. » (p. 12)

Ironie
Je ne peux reproduire ici en entier ce texte de Danilo Kiš qui préside à la construction de la biographie, mais j’en extrais cette phrase : « De ma mère j’ai hérité un penchant pour les récits qui combinent faits et légendes, et de mon père le pathos et l’ironie. Le fait que mon père ait été l’auteur d’un Indicateur yougoslave et international des transports n’est pas étranger à mon rapport à la littérature : cela constitue pour moi tout un héritage cosmopolite et littéraire. » (p. 16)
Mark Thompson parle de « cette friction vitale qu’on appelle ironie, laquelle nous pousse à une lecture active. Un lecteur actif et sceptique est le seul qui soit digne d’exister et, pour un écrivain, le seul qu’il vaille la peine d’avoir. L’opportunité offerte par un tel titre est une aubaine, tant nos habitudes sont paresseuses et aveuglantes. » Il revient sur le fait que l’Extrait de naissance produit par Danilo Kiš n’a en rien l’aspect d’un véritable extrait de naissance !

Le père
Alors fidèle à la méthode annoncé, Thompson prend un mot de ce soi-disant extrait de naissance, le mot père. « Mon père a vu le jour… ». Un père qui fut pour Kiš « ce que Dublin fut pour Joyce, le courage pour Hemingway ou l’exil pour Nabokov : une incitation à la création, et souvent son sujet. Il est au cœur de ses poèmes de jeunesse et apparaît comme le personnage central de la plupart de ses textes de fiction. » (p. 20). Il ajoute : « Alors que la mère apparaissait comme un immense archétype, nommé, adoré et pleuré, le père est à la source du récit (la vie d’un homme), de l’histoire (l’extermination des Juifs), de la politique (le racisme) et de la poétique (tropes, tragi-comédie, allégorie, ironie). » (p. 23)

Une peur métaphysique
En s’interrogeant sur son père, disparu à Auschwitz, Danilo Kiš découvre qu’il souffrait d’une grave névrose d’angoisse et révèle : « J’appris avant tout que la névrose d’angoisse était considérée depuis longtemps comme une maladie endémique de l’intelligentsia juive d’Europe centrale ; d’autre part, que les patients atteints de cette maladie avaient le plus souvent recours à l’alcool pour étouffer leur peur latente ; et enfin que la maladie était héréditaire, selon certains auteurs dans 10 à 20 % des cas, et selon d’autres jusqu’à 70 à 90 % des cas. Je pouvais enfin expliquer certaines de mes propres terreurs traumatiques dont j’ai été victime deux ou trois fois dans ma jeunesse et qui, heureusement, ne duraient que quelques jours… Ce sont des souffrances terribles. Une sorte de ‘peur métaphysique’ confuse. Pas la peur de la mort, mais bien une ‘peur métaphysique’, un frisson métaphysique. Tout à coup, sans aucune raison extérieure apparente, votre système de défense s’écroule, lui qui nous permet de vivre comme si l’homme n’était pas mortel. Une sorte de lucidité dangereuse et menaçante ; une lucidité absolue, dirais-je. » (p. 27-28)
« La disparition était tout ce qu’il savait du destin de son père, et c’était mystérieux, incompréhensible. Enfant, il avait ressenti le besoin d’y trouver un sens, en vain, car c’était trop immense pour être compris. « C’est ainsi que son absence devint plus forte que la présence de ma mère, se souvenait-il. Qui était cet homme que je voyais si peu, souvent ivre ou à l’hôpital, et qui avait soudain disparu pour toujours ? Mon père devint ainsi pour moi une figure mythique, un écrivain – surtout à l’époque où commença à lui faire de l’ombre sa propre mythologie, celle du peuple juif, dont les souffrances me torturent également… » (pp. 30-31)

Delphine Horvilleur
Après l’avoir vue hier soir à la télévision, j’ai commencé son livre, qui s’ouvre par une malédiction en yiddish : Oy a brokh’. En principe ça signifie, quelle malédiction, mais en réalité nous dit Delphine Horvilleur, dans ce premier chapitre qui s’intitule Conversation avec ma douleur ,» Ces trois mots pouvaient aussi bien dire ‘Quelle journée de m…’, que ‘Ça ne va pas si mal, mais méfions-nous, ça ne va pas durer’. Ils pouvaient signifier ‘Comme vous êtes mignons, les enfants’, tout autant que ‘Pfff… Dire qu’un jour, vous serez, vous aussi, des vieux cons’. Ça dépendait juste du contexte. ». Ce mot et ses variantes font partie de ce que « ce qu’on appelle, en yiddish, du krekh’ts, un mot difficile à prononcer. Il racle la gorge et oblige presque à cracher, mais il est plus doux qu’il n’y paraît. Il désigne la capacité très juive de savoir se plaindre avec humour. La puissance d’un sanglot qui pouffe de rire. » (Delphine Horvilleur, Comment ça va pas ?,Conversations après le 7 octobre, p. 12)

Du yiddish
Passionnantes pages sur le yiddish, cette langue qui me fascine : « Les spécialistes le reconnaissent parfaitement aujourd’hui : le yiddish n’est pas un langage structuré, mais une sorte de patois protéiforme, un jargon qui agglomère autant d’allemand que de russe ou d’hébreu. Puissant scotch linguistique, il trimballe avec lui tous les résidus d’une migration désespérée. Il porte les traces de tous les lieux d’où l’on s’est fait foutre dehors, vaguement en vie ou largement massacrés. Il est la langue de celui qui prend soin, en quittant une terre, de ramasser des miettes de mots qu’il pourra grignoter en route. »  (pp. 13-14). Elle est la « la langue de l’homme errant : elle ne tolère aucune traduction fiable qui l’installerait une fois pour toutes dans un dictionnaire. Toute tentative de la fixer quelque part, même dans un lexique, est vaine, puisqu’elle déambule autant que celui qui la parle. » (p. 14)
Cette langue est riche de nuances qui ne se laissent ni tout à fait prendre ni tout à fait comprendre. Et ajoute Delphine Horvilleur, c’est vrai de tous ses mots, mais plus encore de ses insultes, trésor absolu de mon peuple. Et j’ai bien envie d’en apprendre quelques-unes de ces insultes, je vais en noter ici, où je serre tout ce qui m’est précieux. « Dans les jurons, se cachent les plus grandes richesses, des joyaux désespérés qu’on jette à la face d’un ennemi, en sachant bien qu’il n’a aucune chance de s’en relever. Même s’il est en train de vous exterminer. » (p. 14)
« Depuis le 7 octobre, où que nous nous trouvions et quels que soient nos interlocuteurs ou la situation à affronter, je pense que dans toutes les langues, il faut parler yiddish. Ne vous y méprenez pas, ce n’est pas la langue des juifs. C’est celle des hommes qui perçoivent, des profondeurs du désespoir, que leur humanité chancelante demande à être sauvée. » (pp. 19-20)

Trop drôle
Delphine Horvilleur épilogue sur l’origine de l’expression comment ça va,  qui est tout à fait liée au corps, puisqu’au Moyen Age, cela voulait surtout signifier « Comment allez vous… à la selle » ! « Notre ‘comment ça va’ est donc une abréviation sanitaire, le résidu lexical d’une question physiologique. Bref, une question merdique ! » (p. 18)

Le parler de la grand-mère
Je ne résiste pas au plaisir de recopier ici un exemple de la façon de parler de la grand-mère de Delphine Horvilleur : « Qu’est-ce que c’est que ces shtouss [bêtises] ? Guenik azoy [ça suffit], avec ton Courneille, et ton Moulière et tous ces shmock [connards]… Qu’est-ce qu’ils connaissent dé la tragédie ? Ils ont vécu qwa de si grave ces petits pishers [morveux], et ces altekakers [vieux chieurs] qui s’imaginent tronquillemon qu’ils vont nous donney des leçons dé tragédie… à nous ? Gay avek [qu’ils dégagent]. (pp. 27-28)

Ils dramatisent
Hier j’ai été très choquée de voir une présentatrice de TV demander à un expert s’il ne pensait pas que les Juifs dramatisaient leurs souffrances (il s’agissait des otages), s’il n’y avait pas mise en scène. (journal du soir d’Arte, le mercredi 21 février 2024). Voilà ce qu’aurait pu lui répondre Delphine Horvilleur si elle avait été là : « Le constat est simple et sans appel. La peur s’est réveillée, en même temps que tous nos fantômes. Elle hante nos conversations, avec les vivants et avec les morts. Elle dialogue avec des proches ou avec de parfaits inconnus. Et comme toujours dans l’Histoire, le monde nous dit tout autour : ‘Arrêtez de dramatiser la situation. Attention, c’est votre traumatisme qui parle. N’exagérez pas la réalité. Calmez-vous. Tout ira bien.’ » (p. 39)
Elle ajoute plus loin : « Je comprends aujourd’hui que pendant toutes ces années, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour faire résonner plus fort la première voix, celle de la confiance, pour qu’elle l’emporte sur la seconde, celle du désespoir. J’ai construit des ponts et à mon tour, ouvert des écluses. J’ai écrit des livres, et tenu des paroles d’ouverture, et j’ai fait de mon monde, y compris de mon judaïsme, le lieu de toutes les rencontres, le terreau de tous les dialogues avec l’autre. Mais… mais… voilà que depuis quelques semaines…. (pp. 41-42)
La grand-mère, dans ce dialogue imaginaire, chante une chanson traditionnelle où il est question d’un petit veau dans une charrette. « Silence. Je me tais parce que je le sais bien. Les petits veaux, à toutes les époques – exactement comme les enfants juifs à certaines –, ils vont toujours au même endroit : à Pitchipoï, le terminus de toutes les carrioles. » (p. 45)
Pitchi poï est un idiomatisme de la langue des Ashkénazes qui désigne une campagne perdue. Il est employé depuis le début de la Shoah pour nommer les camps d’extermination nazis.

Ventriloquie époustouflante
Dans le livre de Delphine Horvilleur : « ‘Arrêtez de voir de l’antisémitisme partout’, s’indigne-t-on. Oui, promis juré, j’arrête. ‘Mais puisqu’on vous dit que ces gens ne sont pas antisémites’!  Absolument, et je suis toute disposée à le croire ! Ils ne le sont pas ! Ils ne le sont pas, c’est dit… N’empêche que, mystérieusement, ils en parlent la langue. L’antisémitisme et son langage ancestral les traversent et parlent à travers eux, en ventriloquie époustouflante. Ça diffuse un ultrason imperceptible, mais suffisamment puissant pour que des meutes antisémites, elles, le captent… » (p. 69)

Les maîtres de Malaurie
Comme un besoin, peut-être de retourner à un autre grand « dissident » et à son expérience de vie, je reviens à Malaurie. « Tel un innocent, j’avance résolu, mû par la volonté de mon subconscient, une prescience sauvage qui s’affirmera sous l’influence des Inughuit. Mes maîtres spirituels me guident. L’étude de la morphogenèse sera en vérité une quête spirituelle. ‘La mort la plus intime’, selon la règle de maître Eckhart, en ces cathédrales de pierre que sont ces falaises et ces éboulis ordoviciens. Je me répète les mots que la tradition attribue à Marc Aurèle : ‘Habitue-toi à être attentif à ce qu’un autre dit, et, autant que possible, entre dans l’âme de celui qui parle’. ‘Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être, mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre.’ (pp. 219-220)
Certains reconnaitrons peut-être la devise d’une célèbre association dans ces derniers mots. Moi oui.

Une écoute des pierres, de l’eau, de la glace
Il y a une sorte de contemplation active chez Jean Malaurie, très inspirante ? « Mon but, écrit-il, : mieux comprendre, avec les Inuit, le message des minéraux, de la glace, entendre la parole des falaises et de leur écho, scruter les éboulis, respirer le vent et prêter une extrême attention aux sons environnants, à la parole codée des amas de pierres, à l’odeur des fjords encaissés entre les falaises et de l’immense glacier qui les surmonte. Oui, l’œil et l’oreille, chez les initiés, ont des pouvoirs privilégiés. Il est une langue inconnue des hommes de l’Occident, une écoute particulière des pierres, de l’eau, de la glace. » (p. 226)

Toujours les pierres
De ce livre foisonnant, passionnant de Jean Malaurie, qui me fait penser parfois à certains récits de Jules Verne, notamment dans la description de la grave crise spirituelle qu’il traversa dans les années 50, dans le Grand Nord, puis de son expédition créatrice, formatrice, extrêmement risquée, avec seulement ses chiens, je ne peux noter que peu. Ce qui m’intéresse le plus c’est la relation de ses recherches sur la glace, sur les éboulis. Les études ethnographiques me retiennent moins. Et puis toute sa quête spirituelle, autour de l’animisme. « Le temps a passé. Devenu mélancolique dans le fond de mon cœur, j’ai enfin appris à rester solitaire et silencieux ; mes antennes se sont mieux ajustées et mises en alerte spirituelle. Et je tente de retenir dans les pierres, et particulièrement dans ces amas de pierres qu’on appelle éboulis, devenus un lieu de réarmement sensoriel, quelques-unes des forces que je crois universelles ; l’homme qui écoute les pierres entend dans leurs appels multiples ce que l’on peut appeler l’énergie de la vie. » (p. 350)
« Je suis d’esprit très positif et rétif à un imaginaire de poète ; mais ils m’ont appris, peu à peu, l’ABC de la discipline de la voyance intérieure, dans un état intemporel de paix de l’esprit, et sous condition d’un silence absolu et d’un effort de vide mental. Penser, mais sans pensée. » (p. 351)

La pensée animiste
« La raison des philosophes et des physiciens depuis Descartes, Auguste Comte, se méfie de toute référence à l’animisme. Pour eux, il s’agit d’une pensée arriérée, archaïque. Et ce sera pourtant la mienne. Après cette mission de l’hiver 1951, je suis devenu l’avocat des chamans, auprès de mes collègues athées ou agnostiques. J’ai soutenu la personnalité de ces voyants contre notre milieu occidental qui a tendance à appeler ‘sorcellerie’ ce qui est ‘illogique’, n’est pas vérifiable et relève de pouvoirs ‘occultes’. (p. 360).

François-Bernard Mâche
Et comme je suis intéressée et touchée quand un auteur cite la musique, un musicien (j’ai souvent dit à quel point c’est relativement rare par rapport à l’évocation des arts plastiques). Je suis touchée doncque Malaurie parle de François-Bernard Mâche. « Je reviens à ces observations de François-Bernard Mâche sur les chants des oiseaux, mode d’expression très proche de celui de l’homme : ‘Il semble donc que l’on puisse dire que les phénomènes syntaxiques des chants d’oiseaux montrent une grande analogie formelle avec les organisations linguistiques et musicales humaines.’ J’ai appris beaucoup de François-Bernard Mâche, qui, dans mes dernières années de directeur d’études en exercice, m’a fait l’honneur de participer aux séminaires du Centre d’études arctiques. » (p. 382)

Paréidolie
La paréidolie est un miroir.

Colette Thomas
Je relève cette citation si importante de Colette Thomas, dans une note de Jean-Claude Leroy : « Elle va tenter d’aller chercher au fond de la terre la force régénérée puisque le monde est seul, incommunicable et malade. » [Testament, p. 138]

Comment ça va mal ?
J’ai terminé le livre de Delphine Horvilleur, Comment ça va mal ? Conversations après le 7 octobre.
7 octobre, 24 février, deux dates auparavant anodines, devenues de terribles symboles. J’ai bien aimé le principe du livre de Delphine Horvilleur, dicté par la stricte nécessité intérieure : écrire pour survivre, pour supporter, pour éclaircir aussi bien les ténèbres que la confusion intérieure. Un ensemble de conversations imaginaires avec le grand-père ou la grand-mère, je l’ai déjà évoqué, mais aussi avec Rose, cette femme atteinte de la maladie de Charcot, qu’elle accompagne depuis un moment sur son chemin vers la mort, en tant que rabbin ; sauf qu’après le 7 octobre, il y a comme une inversion des rôles. « Au départ, les rôles étaient clairs, chacune savait parfaitement jouer sa partition. Je demandais de ses nouvelles, je l’interrogeais sur le déroulement de sa semaine. Je m’inquiétais de son corps et de ses pensées. Bref, j’étais le rabbin et elle, la malade. C’était simple. Je faisais ce que j’ai souvent eu à faire : accompagner des mourants en tentant de placer la juste distance, celle que procure ma fonction. Elle dit à celui qui y fait appel : à travers moi, s’exprime une tradition bien plus grande que moi. Cette sagesse me précède et me survivra. » (p. 75). Un peu plus loin, elle fait état, clairement, de ce basculement : « Et puis, est arrivé le 7 octobre. ‘Nous est arrivé’ le 7 octobre, et la mort nous a percutées violemment, mais pas telle que nous l’attendions. L’histoire juive nous a rendu visite autrement, avec ses deuils et ses fantômes, et le sentiment de se prendre de plein fouet la réverbération du passé. Soudain, il n’était plus question que de la mort de Rose mais de celle d’un monde. » (p. 77)
→ cette dernière citation me parait éclairante en particulier pour ce constat : prendre de plein fouet la réverbération du passé. Je pense qu’il est difficile de comprendre ce qui arrive aux Juifs en général et aux Israéliens juifs en particulier, sans avoir cela en tête. Il y a cet incommensurable trauma de la Shoah, qui selon moi, je l’ai déjà écrit, rayonne de façon radioactive depuis Wannsee sur le monde entier sans doute mais surtout sur la culture occidentale), la fait muter et à terme sans doute, la détruit. Je ne suis pas sûre que le processus soit réversible.
Et que j’aime aussi qu’elle évoque ce merveilleux texte, le psaume 23, Dans la vallée de l’ombre de la mort… rien que pour ces termes, la vallée de l’ombre de la mort

Un dialogue mère-fils
À la fin de la « conversation » avec ses enfants, cette histoire magnifique. C’est celle de la résistance, c’est celle d’Alexeï Navalny… Delphine Horvilleur suggère à son fils, devant la montée des actes antisémites de retirer l’étoile de David qu’il porte au cou. « Mon fils m’a regardée droit dans les yeux. Il s’est approché de moi tout doucement et il m’a prise dans ses bras. Ensuite, il a murmuré à mon oreille : ‘Pas question, maman ! Je la garde.’ Mon enfant m’a donné une leçon qui jaillit toujours à rebours dans nos histoires, la leçon qu’un fils donne à sa mère, ou que chaque génération offre à la précédente quand elle lui tient tête. Et je me suis sentie terrorisée, angoissée, bouleversée, mais incroyablement fière. » (pp. 100-101).
→ et tellement humaine aussi dans sa réaction, cette humanité qui s’étiole dans tant de cœurs et d’âmes, la mienne aussi. Je suis menacée de perdre des pans entiers de mon « humanité ». Elle a peur, elle est bouleversée, elle est fière de son fils…. elle est humaine. Et dans ce livre, on sent qu’elle s’interroge justement sur la perte possible de son humanité, notamment dans le chapitre avec Rose, la femme malade. Elle reconnait le blindage qu’elle a adopté pour ne pas trop souffrir dans ces circonstances répétées dans son métier, où elle doit accompagner la souffrance immense d’autrui.
→ Quand je me sens blessée, voire attaquée, j’ai trois réponses, en forme de variations sur le mot tomber : laisse tomber (indifférence), laisse béton (emmure la souffrance), laisse bonté (essaie de comprendre, d’accepter l’autre tel qu’il est à cet instant-là, éventuellement mais c’est rarissime tant c’est difficile, de pardonner).

Ceux qui vous font du bien
« Depuis des semaines, je pense beaucoup à tout ce qui me fait du bien et, plus encore, à ceux qui me font du bien. Pas seulement au cœur de cette nuit de l’Histoire, mais de façon plus générale. Je réfléchis à ceux qui ont toujours été mes planches de salut, mes sources d’eau vive. J’ai fini par comprendre combien j’avais besoin de m’entourer de gens qui se savent hantés. Des êtres qui accueillent les fantômes de leur histoire et les font parler dans ce qu’ils disent, écrivent, composent, chantent ou construisent. J’ai besoin de m’entourer de ceux qui savent ce qu’ils doivent à leurs revenants, et qui ne font pas comme si le passé était passé. » (pp. 106-107).

Jacob et l’ange
Et dans l’avant-dernier chapitre du livre, « Conversation avec Israël », je retrouve ce fameux combat de Jacob avec l’ange ! « Le plus célèbre combat de la littérature biblique a lieu là, de nuit, au bord d’une rivière. En chemin, Jacob est seul quand surgit son opposant. Qui est-il ? Un homme ? Un ange ? Une hallucination ? Sa conscience ? Le texte ne le dit pas, et là n’est pas la question. Seul l’affrontement importe. La lutte dure toute une nuit. Au petit matin, à bout de forces, Jacob, que l’on croyait fragile et vulnérable, finit par l’emporter. Son opposant jette les gants, mais il parvient tout de même à blesser son adversaire. Pas n’importe où : à la hanche. Son articulation se décroche et il comprend alors qu’à tout jamais, il sera boiteux. Jacob ne pourra plus jamais marcher droit, d’un pas solide. Il devra poursuivre sa route en clopinant. » (p. 129).
Je transcris tous le passage car il me parait vraiment très important : « Et c’est là que l’être qui lui fait face, le perdant qui déclare forfait, lui offre le plus étrange des cadeaux de fin de match, sous la forme d’une bénédiction : ‘Dorénavant, tu ne t’appelleras plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et tu as vaincu.’ Fin de la rencontre. Les deux boxeurs quittent le ring. Mais le lecteur attentif au texte est celui qui en sort K.-O., forcément frappé par un détail. Le nom d’Israël, celui qui obsède tant de gens aujourd’hui, qu’ils le chérissent ou l’exècrent, vient de là. Israël, dans la Bible, n’est pas un pays. À l’origine, ce n’est ni le nom d’une terre, ni le nom d’un peuple, mais celui d’un homme. C’est l’identité d’un être qui lutte et sera, pour toujours, défini par la trace d’un combat originel. Tout le paradoxe de l’épisode tient dans cet étrange énoncé : l’enfant fragile devient l’homme capable de vaincre, non parce que son corps est intact mais parce qu’il se sait abîmé. Lorsqu’il est encore Jacob, il est indemne. C’est en triomphant qu’il devient boiteux. À tout jamais fragilisé dans l’équilibre, il porte le nom du combattant. Le corps de Jacob est sans faille et sans défense. Celui d’Israël est bancal, mais capable de répondre aux attaques.(pp. 129-130)
→ Jacob et l’ange : Claude Vigée dans les allées du Marché de la poésie – la tableau de Delacroix dans l’Église St Sulpice et désormais l’analyse de Delphine Horvilleur que je n’ai pas complètement développée ici.

Jean-Marie Gleize
Certains disent ou pensent que les notes de lecture sont perte de temps ou ne servent à rien. Je m’inscris bien sûr en opposition complète à ce point de vue, qui revient à dire que vingt ans de travail acharné dans Poezibao et Poesibao n’auraient servi à rien, ce qui serait passablement déstabilisant et pourrait conduire à une forme de désespoir sur l’air non du tralala mais du tout ça pour ça.
Constamment, c’est par la lecture de notes ou d’articles que je suis conduite vers mes lectures ; et que parfois je passe outre un apriori pour explorer un livre.
Démonstration grâce à Anne Malaprade, par le biais de sa superbe note sur le livre de Jean-Marie Gleize ! Je ne l’aurai pas forcément ouvert sans cette note mais elle m’a précipitée vers ce livre. Et je suis profondément touchée par ma lecture. Alors même que je me figurais l’auteur comme quelqu’un de brillant mais pas vraiment dans le champ des auteurs qui m’importent. Merci Anne Malaprade, merci Jean-Marie Gleize.
Je prends par exemple cette deuxième séance (le livre est intitulé Je deviens séances). Rothko, ici.
« En 1971, la construction est achevée.
            La même année Morton Feldman compose The Rothko Chapel, (30 minutes)
            Rothko se suicide en 1970, il ne voit donc pas la chapelle.

            14 monochromes (violet-bleu) »
→ que d’échos, de tremblements pour moi dans ce texte. J’ai eu le bonheur, il y a bien longtemps, d’entrer dans cette chapelle – Feldman est un immense musicien et je l’écoute beaucoup et souvent, notamment The Rothko Chapel – et ce suicide que j’ignorais.
Trente-deux mots, un monde. Un élan aussi, comme ranimer la flamme du soldat inconnu, réécouter encore et encore Feldman,– chercher dans mes albums de l’époque une photo de la Chapelle Rothko.
Et puis patatras !mais c’est au fond secondaire : terrible confusion ! à Boston, ce n’est pas du tout la chapelle Rothko que j’ai vue sur le campus de M.I.T mais une chapelle due à Saarinen ! Je n’ai jamais vu la Chapelle Rothko qui se trouve au Texas, à Houston. Où je ne suis jamais allée. Mais quelle est l’origine de cette confusion ? Je pense qu’en filigrane, il y a une histoire de lumière. Dans la chapelle de Boston, il y a « une cascade de lumière, une sculpture en métal signée Harry Bertoia qui scintille depuis un puits de lumière circulaire jusqu’au petit autel en marbre ». Je pense que je me suis souvenue de l’atmosphère lumineuse très particulière de cette chapelle.
Quel bonheur en ce samedi matin, quel bienfait aussi en cette lourde date anniversaire de l’invasion de l’Ukraine, d’avoir passé un moment dans les deux chapelles, d’avoir pensé à Rothko, à Feldman, à Jean-Marie Gleize et à Anne Malaprade. La solitude intérieure s’en est trouvée éclairée. Comme dit Delphine Horvilleur si bien : . « J’ai fini par comprendre combien j’avais besoin de m’entourer de gens qui se savent hantés. Des êtres qui accueillent les fantômes de leur histoire et les font parler dans ce qu’ils disent, écrivent, composent, chantent ou construisent. J’ai besoin de m’entourer de ceux qui savent ce qu’ils doivent à leurs revenants, et qui ne font pas comme si le passé était passé. »

Dialogue de citations
J’ai souvent rêvé d’un dialogue très fin des citations. Je sens bien comme certaines se recoupent en ce Flotoir, forcément totalement dominé par mes thématiques & mes tropismes..Je quitte tel livre et voilà qu’ouvrant tel autre, il y a un écho, une continuité. Je reviens à Jean-Marie Gleize après avoir recité Delphine Horvilleur et je lis : « Rester longtemps assis à écouter le bruit de l’eau ou l’écho lointain des psaumes, à regarder l’eau courante, à entendre le bruit des pierres, à regarder la force du vent dans l’un des deux arbres. C’est le chant étouffé des morts en dessous. » (p. 15)
Je relis la note d’Anne Malaprade : « Ce ‘je ‘ qui n’en finit pas de devenir est en effet traversé par des ‘revenants’ – le livre leur est dédié – qui sont autant de mystiques, d’écrivains, de poètes, de musiciens, de saints et de peintres dont les prénoms ou les noms sont donnés ou suggérés. Rothko, Anne-Marie Albiach, Phil Glass, le curé d’Ars, Charles Nodier, Angèle de Foligno traversent un couloir (psychique ?), motif fréquemment mis en avant, ou bien s’enfoncent dans une forêt, tandis que le texte est découpé en quatorze stations qui désignent un lieu et un temps à la fois insaisissable et circonscrit (‘Tarnac, le 14 août’, ‘Rothko ici’, ‘Plusieurs nuits de suite’), mais aussi un état (‘Une paralysie’’) ou encore un geste (‘Exhumation’). Le devenir, motif nietzschéen, se découvre dans un présent atemporel qui, suspendant la chronologie, suit une logique qui est davantage celle du rêve que celle de la vie éveillée. ‘Je’ n’en finit pas de ‘devenir’ »

Couloir encore
A deux reprises au moins, il est question de couloir dans le livre de Jean-Marie Gleize, d’une façon qui me renvoie fortement à la fameuse expérience existentielle du « Couloir en L » de Kertesz : « J’avais compris dans le couloir qu’il n’y a pas d’après-guerre » (p. 71).

Malaurie et les animaux
Jean Malaurie dans De la pierre à l’âme relate cette double scène : « Sans aucun doute, me dit Jacques Lacarrière, ces moines s’interrogent sur ce qui nous préoccupe tous : le sens même de notre existence, notre mort. Aurons-nous des devoirs à remettre au Créateur à notre mort, lorsque nous serons face à lui ? Chez les peuples inuit qui ont si longtemps vécu hybrides avec l’animal, il y a en eux – j’en témoigne – la conscience de la mort. Je l’ai perçue dans les appels hululés dans la nuit par la meute de mon attelage. Je l’ai lu aussi dans les yeux mourants du gibier que nous avions capturé, que ce soit le morse, le phoque, le renard ou l’oiseau. Je ne suis pas un tueur. J’ai tué une fois une oie bernache ; j’aime sa chair, mais lorsqu’elle est tombée, elle n’était pas morte, et je n’oublierai jamais son regard. ‘Pourquoi, oui, pourquoi m’avoir tuée ? Que t’ai-je fait ?  Je riais de bonheur en te survolant en route toujours plus au nord.’
Pendant toute une nuit, j’ai essayé d’éloigner de la mort, à laquelle semble-t-il il aspirait, un de mes chiens – Alinék, ‘le laid’ –, il ne voulait plus manger, il était épuisé de m’avoir accompagné avec l’attelage malgré sa grande faiblesse. Fier, il m’en a voulu de lui avoir fait faire le parcours du retour couché sur le traîneau lui-même, ce qui était pour lui une humiliation face à la meute. À l’arrivée, à la base d’hivernage, je l’ai forcé à absorber, avec ma cuillère, du sang, de la graisse, mais les yeux étaient déjà ailleurs ; peut-être avait-il une lointaine reconnaissance pour ma présence, mais une ombre recouvrait, heure après heure, cette mort silencieuse qui nous enveloppe, dans les dernières secondes ; visiblement un voile l’a progressivement enserré de haut en bas. Ainsi la vie l’a quitté. L’animal avait accepté de ne plus être de ce monde. » (p. 384).

De l’acquisition du ‘savoir »
La leçon de Jean Malaurie : « Comment concevoir l’acquisition du ‘savoir’ avec des hommes de la protohistoire ? Les premières réponses sont de Gaston Bachelard : ‘Le problème de l’approfondissement de notre être, nous dit le grand philosophe français, c’est la communion de plus en plus profonde avec la nature’. C’est ce que je vis, heure par heure, encouragé dans cette exploration parce que je la découvre tout naturellement chez mes compagnons. Je suis comme immergé dans l’environnement : telle est l’obligation que je m’assigne. Il me reste enfin à l’analyser dans le détail, ce sera mon discours de la méthode : géologie et géocryologie, climatologie, puis ethnologie, animisme, enfin géohistoire, dans une approche dialectique et une intériorité accrue. C’est ce qu’il convient d’appeler : une anthropogéographie. L’humilité est la vertu du chercheur ; il doit donner créance à la vertu de la très longue durée. » (p. 388)

La parole de l’Inuit
Malaurie retranscrit ces mot de son ami Inuit Akitok : « Tendre l’oreille ou la joue pour ressentir le souffle des ombres, ces signes de la vie, visibles et invisibles. Il y a les ancêtres, les morts, et puis ceux qui vont suivre, les petits enfants qui sont toute notre joie et qui nous donnent envie de survivre. C’est ainsi, chez nous. Nous ne cherchons pas à penser comme toi avec tes carnets ; nous vivons dans l’esprit des forces de l’eau, du vent, des poissons que nous consommons, des caribous que nous chassons, hier avec des flèches, aujourd’hui avec nos fusils. Nous avons appris, avec les animaux, à vivre en nous parlant mutuellement. Nous sommes reliés par les noms que nous portons et qui nous mettent en relation avec les morts homonymes, leurs âmes, les Inuat. L’un aide l’autre. Ne pas se séparer. Lorsque nous sommes dans la rivière, les pieds dans le torrent, nous distinguons des messages, venant de l’eau glacée et transmis par les bulles d’eau, les rides à la surface du torrent ou par les coups de vent. Ne pas les voir, les entendre ou les comprendre et nous sommes désemparés. Notre nez, nos yeux, nos oreilles, nos pieds et les résonances sous les semelles, ce sont nos guides. Et les morts qui nous côtoient, nos inspirateurs et nos pères. Ne jamais s’en éloigner. » (p. 391)
→ Je remarque ou plutôt je sens que je ne suis pas si loin de ce qu’écrit Jean-Marie Gleize. Ou Delphine Horvilleur. Cela signifie-t-il que j’ai en ce moment des lunettes particulières qui me font découvrir certains signes dans la bruit et la fureur du temps.
Tendre la joue et pas seulement l’oreille, peut-être pour une petite tape salutaire, oh, là, on ne s’endort pas !, plus sûrement pour une caresse. Courage, n’aie pas peur, avance, sors de ta zone de confort.  
Lire mais aussi écrire, n’est-ce pas avant tout écouter ? L’obvie et l’obtus ? Le manifeste et l’occulte.
« Les quatre sens de l’Écriture sont une méthode d’interprétation qui distingue quatre types ou niveaux de lecture dans la Bible. Ce principe du sens quadruple, né au sein du judaïsme, a été repris par le christianisme depuis les Pères de l’Église puis développé au Moyen Âge. Tombé partiellement en désuétude à l’époque moderne, il connaît un regain d’intérêt à partir du XXe siècle.
Dans la tradition juive, cette forme d’herméneutique biblique distingue quatre sens dans les textes bibliques : littéral, allusif, homilétique et mystique. La tradition chrétienne définit ces quatre niveaux en ces termes : littéral, allégorique, tropologique (ou moral), et anagogique. »
Précisions : le Pshat : sens littéral ou obvie ; le Remez : sens allusif (littéralement : allusion) ; le Drash : sens homilétique et métaphorique ; le Sod (kabbale) : sens mystique (littéralement : secret). (article de Wikipédia)

Terre Humaine
Dans ce livre de mémoires, Jean Malaurie retrace l’histoire de la collection Terre humaine, et c’est passionnant. « Ce que j’ai voulu avant tout dans la collection Terre Humaine – et c’est peut-être là, précisément, son caractère spécifique –, c’est réunir des types d’esprits humains différents, mais dont chacun exprime un son qui s’efforce d’être authentique. C’est la voix du peuple qui se sent en crise, le narrateur étant lui-même en crise. C’est le secret de Terre Humaine. » (p. 392).
Un secret qui semble malheureusement moins partagé aujourd’hui où le monde de l’édition est de plus en plus dominé par des prises de pouvoir qui sont surtout politiques et imprégné par les techniques managériales. Une librairie n’est plus un lieu dédié au livre, à la connaissance, à la culture, aux idées, à l’art mais une machine à cash !
Malaurie ajoute : « La mission que je m’étais fixée de publier en mettant sur un pied d’égalité réflexions de penseurs dits ‘civilisés’ et de penseurs dits ‘primitifs’ allait résonner comme une sorte de tocsin dans l’édition parisienne. »
→ Ouverture large de l’empan vs repli identitaire. Écoute ardente et ouverte vs surdité sélective. Pré carré vs terre ronde !

Une pensée en rêverie
« Avec Terre Humaine et Tristes Tropiques, une nouvelle ère mentale naissait, qui ne se satisfaisait pas de découvrir l’excellence de l’art primitif, mais dévoilait la spécificité d’une ‘autre’ pensée, à laquelle il était capital d’assurer une survie. (…) Oui, tout dire, jusqu’à l’intime. Terre Humaine développe, livre après livre, une anthropologie narrative et réflexive. En fondant cette collection, je me méfiais instinctivement de deux « dangers » : doctrinal et littéraire. Mais je me méfiais aussi, et plus encore, de l’ennui qu’engendre l’écrit disciplinaire, universitaire, que je nommerai « de courte vue ». Mon écriture ne se veut pas pour autant « poétique ». Bien au contraire, elle tente seulement d’exprimer une réalité particulière, très peu considérée : le vécu d’une pensée en rêverie. » (p. 393).
→ Une pensée en rêverie, quelle belle expression et comme j’aimerais la mettre en œuvre dans ce Flotoir, dominé par les pratiques associatives, échoïques, combinatoires.