Âme errante


Flotoir du 2 au 11 février 2024 où il est question d’Imre Kertész, Henri Cartier-Bresson, Jean-Christophe Bailly, Arnaud Claass, etc.


photo florence trocmé, janvier 2024


Note de passage
En notant, en ôtant.

Entrelacement
J’entrelace mes lectures de Kertész lui-même et de l’essai biographique de Clara Royer, passionnant, où il est tellement présent aussi. Pour l’heure, retour au Spectateur. J’ai commandé Le refus dans cette merveilleuse librairie des Volontaires (Le Refus n’est pas disponible au format numérique mais en poche) et j’ai téléchargé Journal de Galère. J’aime circuler dans cette œuvre et j’en ressens le besoin.

Kertész et la musique
Elle jouait un rôle très important dans sa vie. En témoigne ce passage du Spectateur, une note qui date de l’année 2000 : « Encore hier : la Dixième symphonie de Chostakovitch. Il y aurait inscrit sa vie avec Staline. Un monde fascinant, fermé, terrible, mais entièrement artistique, une épopée musicale, si l’on peut dire ; dernièrement, rien ne m’a fait autant d’effet. (Imre Kertész, Le Spectateur: Notes 1991-200, p. 159)
Kertész ajoute : « Poursuivre le combat contre tous les renoncements. Penser souvent à la consolation de la mort. Résister à l’hubris, à la vanité. »

Pas un écrivain hongrois
« Il est indéniable que ma vie secrète, et aussi mon heureuse et amère irresponsabilité (concernant le public), ont pris fin. Il ne suffit plus de laisser parler mon dégoût infini, il faut le justifier, de surcroît dans une langue qui n’est qu’en partie la mienne, qui est bien plutôt celle du public, une langue destinée au public, c’est-à-dire en fait, une explication ; de ce point de vue, je dois être à la hauteur des exigences, quelle que soit ma répugnance pour tout cela. Je dois seulement formuler clairement à l’intention des autres la raison pour laquelle je trace une frontière entre mon activité et ma vie d’ ‘écrivain hongrois’, c’est-à-dire pourquoi j’insiste sur ce point : je ne suis pas un écrivain hongrois. » (p. 160)

Auschwitz toujours
Et la suite de mes relevés de l’occurrence du mot Auschwitz dans les textes de Kertész : « La seule grande négativité qu’on puisse opposer au mythe d’un monde aspirant à plus d’éthique, c’est Auschwitz. » (p. 162)
Et encore : « Dans ma lettre au Dr H. (écrite en allemand), j’expose ce qui suit : “Nous avons besoin de connaissances historiques, mais nous avons aussi besoin de mythes, or nous n’en disposons pas. Je suis tout simplement parti du fait que, dans le monde de l’Endlösung, dans l’Univers concentrationnaire, notre culture occidentale (sic : notre culture occidentale !), tous les concepts et notions éthiques se sont éteints, consumés. Où s’est produit Auschwitz ? Dans la culture chrétienne ? Ou ailleurs ? Et quel type de culture pourra-t-il digérer Auschwitz si tant est que c’est possible ? […] De cette manière, je suis arrivé aux questions fondamentales de la vitalité et de la créativité de l’homme d’aujourd’hui. Si l’homme moderne a encore un peu de créativité éthique, celle-ci doit se nourrir des événements les plus récents, une nouvelle éthique ne peut se fonder sur une éthique d’avant Auschwitz. Il faut repartir de zéro. Si Auschwitz agit comme un traumatisme sur l’âme de la nouvelle génération, elle le digérera comme un traumatisme, et cela peut conduire vers une nouvelle créativité dans tous les domaines, et donc aussi dans celui de l’éthique. » (p. 163)

Un art honnête, oui, mais un grand art ?
Je crains de souscrire à cette assertion de Kertész : « Aujourd’hui : un art honnête est encore possible, mais la possibilité d’un grand art est extrêmement problématique. Et ce, principalement, parce qu’à cette époque qui s’étiole par manque de culture, aucune grande question n’apparaît comme telle ; comme si la grandeur elle-même était devenue médiocre. ». (p. 165)

Qui est vrai est perdu
« Qui est vrai est perdu. Qui est perdu est vrai. Qui se perd gagne. Perds-toi triomphalement, et misérablement. Il n’y a pas d’autre voie. » (p. 170)

Elles existent
« Hier, Oncle Vania. Je me surprends dernièrement à être touché non seulement à l’écoute (à la vue, à la lecture) des grandes œuvres, mais aussi par le simple fait qu’elles existent, qu’elles aient vu le jour, qu’elles soient jouées, représentées ; je suis toujours ému aux larmes par le miracle de cette intemporalité, par la grandeur qui passe parmi nous sur ses pieds christiques. » (p. 171)
→ et c’est bien pour cela qu’il faut tout faire pour qu’elles ne disparaissent pas, sous les flots boueux du tout-venant dit culturel. Maintenir en vie, lisibles, audibles, visibles, les grandes œuvres, ne pas esquiver la confrontation avec elle, quoiqu’il en coûte parfois. Ne pas accepter qu’elles soient minimisées, subalternisées, adaptées (sic), relativisées surtout, pour toutes les raisons. Ne jamais y toucher. Je m’élève là contre cet acte ignoble qu’est la réécriture de certaines œuvres, sous le fallacieux prétexte qu’elles pourraient heurter la sensibilité des uns ou des autres – et si précisément une de leurs forces résidaient aussi dans ce heurt de la sensibilité. Qui par ébranlement connexe, peut faire bouger les esprits ?

Un abîme
Kertész évoque la réception, plutôt flatteuse, de son œuvre par l’Allemagne.  « L’Allemagne s’est imaginé dans un certain sens – pour ainsi dire au sens d’une honnête manipulation – pouvoir me mettre à profit ; mais à présent, le vent a tourné là-bas aussi, et la grande vérité du monde est apparue : l’essence d’Auschwitz. Si l’homme a pu s’imaginer jusqu’à la Première Guerre mondiale vivre dans la culture chrétienne, il faut dire qu’aujourd’hui la culture occidentale s’est transformée en culture d’Auschwitz. Aujourd’hui, nous vivons la culture d’Auschwitz. » (p. 174)
→ est-ce que je mesure la profondeur de l’abîme qui s’ouvre devant moi quand je lis cela ? – est-ce que c’est une intuition que j’ai : oui, depuis longtemps ! Longtemps que je pense Auschwitz comme un cancer qui ne cesse de métastaser et qui finira par l’emporter. Peut-être une des raisons pour lesquelles le dirigeant russe choisit de porter l’accusation de nazisme pour justifier son invasion du pays voisin, lui qui désire « achever » l’Europe.
Kertész ajoute que selon lui, l’histoire (classique) du christianisme et du judaïsme a disparu à Auschwitz. Et qu’Auschwitz est la manifestation de la disparition d’une culture deux fois millénaire. »
Et plus loin dans le livre, il a cette réflexion terrible : « A vrai dire, je n’ai jamais reçu autant d’affection qu’en Allemagne, ce pays où on avait voulu me tuer. » (p. 204)

De la liseuse
Je suis contente d’avoir ce livre sur ma liseuse, car c’est un livre auquel je sais pouvoir revenir sans jamais le comprendre complètement, un livre à ressasser. C’est un des avantages, je deviens concrète et pragmatique, de la liseuse, que ne veulent pas entendre ceux qui me répondent, tous, invariablement et sans m’écouter vraiment « j’aime tourner les pages », « j’aime le papier », « j’aime le livre » (même ceux qui ne lisent que très peu !!!). Oui moi aussi, mais en tant qu’instrument de recherche et de travail, de recentrement, j’apprécie de plus en plus la liseuse. 

Vases communicants ?
« Une dynamique particulière, et presque systématique : la manière dont les instincts destructeurs surgissent dans la vie, dont la créativité et l’inspiration surgissent dans l’art ; et il en va inversement quand la vie est créative, donc heureuse, et qu’elle rend les autres heureux, la musique de l’art passe aussitôt en diminuendo. » (p. 181)

Une révolte contre la grandeur
Kertész revient sur cette idée d’une révolte contre la grandeur : « En écoutant un opéra de Haendel ou de Purcell, puis un de Massenet ou de Verdi, on comprend qu’en fin de compte, l’art bourgeois est une révolte contre la grandeur. C’est là qu’a commencé l’interminable déclin ; les grandes valeurs ont été remplacées par la sensiblerie, la compassion bourgeoise, c’est-à-dire le kitsch ; ensuite, il y a eu l’argent, l’exploitation sournoise du public, puis le socialisme et même le fascisme. Avec son goût classique, Goethe avait tout pressenti depuis longtemps. Ce n’est pas cela qui nous intéresse ici, mais quelque chose d’intermédiaire qui a trouvé le chemin qui mène, entre la grandeur classique et le moralisme bourgeois, à la véritable et incomparable grandeur : Beethoven, Schubert… Et eux, , ils contiennent tout, plus précisément : la totalité, l’univers. » (p. 190)
Car ce qui se passe, c’est « l’apparition de l’homme fonctionnel, de l’être sans destin ; la liquidation de la culture intérieur de l’individu. » (p 192)

Musique toujours
« La question douloureuse que pose Beethoven concernant le sens de la vie dans le troisième mouvement de la sonate op. 110 n’a qu’une seule réponse : la fugue qui le suit. Et c’est en même temps la plus profonde philosophie qui soit, aucune réflexion verbale ne l’a jamais dépassée. » (p. 203)

Terrible !
« L’usine littéraire européenne qui suit avec zèle d’esclave le lavage de cerveau américain détruira bientôt mes travaux de même qu’elle réduit en bouillie douceâtre sa propre histoire, sa propre mémoire. ». (p. 204)
Et il ajoute : « ce que j’ai toujours su et dit est arrivé : pouce baissé pour ce qui rappelle l’individu, la culture, la pensée indépendante et intime ! L’exil de l’esprit est institutionnel. » (p. 204)

Et pourtant, la joie
Aussi incroyable que cela puisse paraître, après tout ce que je viens de relever, ces mots de Kertész : « Hier, j’ai senti qu’il faisait bon vivre. Le bonheur est comme la marée qui, mue par des forces mystérieuses – la lune, les vents d’origine énigmatique, les mouvements de l’eau – vous envahit soudain, apparemment sans raison immédiate, vous inonde le cœur et le cerveau, et s’unit avec la grande joie qui se cache au fond de toute chose et à laquelle nous devons notre existence, notre vie. » (p. 205)

Autre monde ?
J’ouvre le livre de Jean-Christophe Bailly Jours d’Amérique, 1978-2011, qui tout un temps, me laisse une impression mitigée. Car il s’agit au fond de notes ou d’agendas de voyage, plusieurs, faits aux Etats-Unis, à partir de 1978. Il y a beaucoup d’allusions à des personnages de la vie privée, des noms inconnus ou incomplets. C’est bien sûr intéressant de voir ce que retient et ce qui retient Bailly, dès 1978, alors qu’il n’a que 30 ans (il est né en 1949). « Jours d’Amérique reproduit presque intégralement les carnets que j’ai tenus au cours de différents séjours et voyages faits aux États-Unis entre 1978 et 2011. Les durées de ces séjours comme leurs espacements sont très variables. Répartis sur trente-trois ans ils donnent consistance à l’expérience que fut la découverte de ce pays ou du moins de certaines de ses villes, à commencer par New York. » (Jean-Christophe Bailly, Jours d’Amérique : (1978-2011) p. 7). J’ai le sentiment d’un intérêt un peu inégal au fil des pages. Mes propres notes vont infirmer ou confirmer cette impression, qui ne se voudrait pas jugement. 

De la note
« La passion de caractériser qui anime l’écriture passe le plus souvent par les longs détours d’un phrasé sondant sa propre mémoire, mais dans le cas de tels carnets elle agit plutôt comme une force qui se propage au ras du présent, au contact presque immédiat de ce qu’elle touche, ou frôle, ou même rate. C’est donc la notation qui est ici le mode principal d’agencement. Même lorsqu’elle se rapproche de relevés quasi sténographiques, la façon dont elle avoisine le croquis ou l’esquisse maintient une teneur indicielle que l’on peut considérer soit comme un matériau valant par lui-même, soit comme une base documentaire ou mnémotechnique qu’il convient de transformer. » (p. 8)

Croquis
Croquis presque poème : « Empire State Building, visibilité 25 miles, pleine lune dans la nuit presque tombée. Le bruit de New York. Réseau lumineux et objets mobiles, les avions clignotent dans le ciel au-dessus de la tête renversée vers le haut de la tour. Étonnement total cette fois. ‘C’est ainsi’ à évaluer en quantité d’heures de travail. Fanatisme des empires de commerce. Lignes droites, serpent de Broadway, un bateau glissant sur East River. » (p. 18)

La quantité de travail, précisément
Car ce matin, dans le texte d’une méditation du jour, cette remarque très intéressante sur l’immense intrication des vies, de toutes nos vies. Il s’agissait d’imaginer, en regardant simplement son bureau (le meuble) tous ceux qui avaient contribué à faire qu’il soit et qu’il soit là où il est aujourd’hui. J’ai alors regardé tout ce qu’il y a dans mon bureau, tous ces meubles (bureau, canapé, tiroirs, placards) et surtout tous les objets, les photos, les livres, des centaines et les disques… et j’ai pensé « mon bureau est très peuplé ! ». Et je me demande à quel chiffre ahurissant je parviendrais si je prenais objet par objet et livre par livre, en imaginant, pour chacune, sa naissance et son parcours.

Autre note, autre ton, 1978 encore
« New Hampshire. Les lacs et la forêt, le souvenir des Indiens a une odeur de terre – j’écris ces mots dans une cabane chez les amis bostoniens de Piotr, déjà au pays des castors et autrefois des loups – il y a un goût de neige même dans l’été. Un vraiment très vieux rêve s’incarne ici où je touche enfin la peau du continent. NY est un abcès gigantesque et fascinant. Mais quelle énorme paix ici, et savoir qu’aussi loin qu’on aille vers le nord il n’y a qu’une seule et infinie forêt. » (p. 22)

Dylan Thomas
Happée ce matin par la préface du livre de Dylan Thomas, tome 1 de son œuvre poétique, traduit de l’anglais et préfacé par Hoa Hoï Vuong que va publier Arfuyen, préface dont il donne un grand extrait dans sa lettre mensuelle qui annonce aussi un livre de Rilke. Et alors que j’ai reçu par le courrier postal, un livre de Nicolas Pesquès. La journée commence bien !
Dylan Thomas ! je ne cesse de penser à cette œuvre incroyable, Au bois lacté, que j’avais lue au temps où j’écrivais mon P’tit Bonhomme de chemin.
Voici donc, précieusement serrés ici, quelques extraits de la préface de L’œuvre poétique , 1, Le Code de la nuit, à paraître chez Arfuyen. Cette introduction déjà qui m’enchante : « Il ne faut pas lire Dylan Thomas. Il ne faudra pas le lire si l’on veut garder le dos droit, les yeux rassis et les idées nettes, s’il s’agit d’être maître de soi comme de l’univers, si, tout de même – comme nous y objurgue le génie de notre langue – on a son quant-à-soi de clerc des lettres. En un mot, si l’on parle en bon français. Qui de nous ne préfère à des élucubrations boiteuses l’élégance, l’atticisme, l’euphonie, le chat est un chat, la césure à sa juste place, la protase et l’apodose, le point trop n’en faut et le bon placement du point-virgule ? On ne peut pas lire proprement Dylan Thomas, parce qu’il est intenable, interminable, inextricable et, qui plus est, duplice. C’est un Protée toujours le même ; très obscur, et impudique ; naïf roué ; énigmatique et braillard. C’est un saligaud de prêcheur de pêcheur de première. C’est un hérisson des cabarets, il vous tiendra la jambe toute la nuit. Tout à trac, le gars s’éclipse, le sens rompt, le patron barbu arrive, et à l’esprit de ravauder à la va-vite deux plans d’existence. Point d’arrêt, que des virgules. Il vous glisse, le vicieux, des cartes douteuses, vous refile des jeux de mots de « carton-pâte ». Bifurque, sans cesse la tête ailleurs, coupe le corps de la fable en deux, puis encore en deux. Cela se vante, cela tortille horriblement de la queue dans les quartiers d’ombre et de lumière. Sa phrase traînaille en route à en détricoter la trame.» A la fois ironique et instructive, ne suis-je pas trop souvent celle qui passe son chemin car trop perturbée par un texte ? »
Plus loin : « Le contrebandier d’images se double d’un bricoleur du langage, d’une sorte de praticien touche-à-tout ; mais celui-ci n’opère pas dans une frénésie aveugle, péchant à droite et à gauche les objets les plus éloignés pour les ficeler ensemble sur la table d’opération (pas de credo surréaliste chez Thomas, qui est un travailleur acharné ; de même, il s’est vite dissocié de la poésie moderniste anglo-saxonne, même si l’influence de cette dernière ne fut pas inexistante). Au contraire : il s’agit de régler sévèrement le trafic sauvage des images pour y sélectionner les membres-mots les plus prometteurs, qui peupleront la ménagerie du moment et attireront, comme par affinité animale, spirituelle et sonore, d’autres spécimens, lesquels à leur tour devront se déchirer et s’accoupler entre eux ; de sorte que le processus de fabrication comme le procès du poème s’apparentent à une hybridation autant qu’à une guerre. Vitalisme du poète : ‘Un poème, chez moi, a besoin d’un foyer (host) d’images, parce que son centre est ce foyer d’images. Je produis une image, – bien que “produire” ne soit pas le bon mot, je laisse, peut-être, une image se “faire” de manière émotionnelle en moi, et alors, j’y applique toute la force intellectuelle et critique que je possède – je la laisse engendrer une autre, laisse cette image contredire la première et produire, à partir d’une troisième image générée par ce couple une quatrième et contradictoire image, et je les laisse toutes ainsi, dans les limites formelles imposées, batailler. Chaque image contient en soi la graine de sa propre destruction.’ »
« Né le 27 octobre 1914 à Swansea, il meurt à l’hôpital St. Vincent de New York le 9 novembre 1953 après cinq jours de coma. Il avait 39 ans. À sa mort, Dylan Thomas était devenu une icône internationale ; d’aucuns diraient une caricature. 70 ans après, on peut passer outre à sa légende bavarde, c’est-à-dire le lire dans le texte. » ! ce qu’on se réjouit de faire grâce à cette parution.

Quelle promenade inspirée
Jean-Christophe Bailly : « 19, University Place. Soho si familier. Lafayette Street la nuit. La ville métallique devient un alphabet de signes brumeux, un livre noir où chaque ligne est une tranchée de ciel – sommeil de bronze des toits florentins, barres obliques des escaliers, lumières rouges, lourdes portes, plantes vertes suspendues dans les espaces récupérés. La pensée en flottaison fixe des repères qui disparaissent, travail invisible de milliers de soupapes s’agitant fébrilement, puis tombant au repos, la tête est un orchestre balinais, mêmes montées, même basse vibrante, même obsession dans la marche du rythme, une mélodie s’échappe et retombe, air de flûte jeté à l’eau et les pas continuent, un bourdonnement d’aiguilles suivi d’une éclaircie, pluie lumineuse, aube, nuit profonde. Succession de tous ces tempi dans la durée, sans contrôle, mais avec la conscience d’une musique improvisée à l’intérieur de lois dépliées dans l’espace. Le pays hostile habite dans le silence, sommeil immobile où des fantômes froissent des sacs de papier – que le jour efface s’il a pour lui l’allure, le vent portant comme un bateau. » (p. 41)

Comme une petite épiphanie
« Seul sur le quai du métro à la station Wall Street un samedi soir noir et bleu, sachant que Manhattan au-dessus est un long couloir silencieux éclairé par des veilleuses, sachant que l’eau ronge doucement tout cela et que le monde oscille et tourne, je suis heureux. » (p. 46)
→ et s’ils étaient fugaces, ces instants de bonheur, tellement fugaces qu’on ne les remarque pas, dans la morosité ambiante, s’ils nous advenaient constamment, par bouffées de bonheur.
Et j’aime bien cette phrase, qui sans doute a trait au fait de noter, simplement, ce qui advient dans ces jours américains, mais qui me semblent pouvoir s’appliquer à toute tâche, le Flotoir par exemple ! : « L’exercice continue, sans désir de rendement, en gratuité ouverte. » -p. 50)

Un 11 novembre (en 1979)
« Jour gris. Temps tressé par une pluie qui ne finira que très tard la nuit. Jour de ratures. Party chez Dorothea pour l’anniversaire de sa nièce Mimi. Cavaliero et sa charmante femme. John Cage, Merce Cunningham, David Hare, vieux animaux sympathiques et souriants. Je pense à leurs vies, au monde sans doute harmonique où ils évoluèrent. L’angoisse en Europe a partout des recoins où s’encastrer, s’encastrer, s’incruster – dans les êtres et dans les pièces où ils vivent, le château tout entier se ressemble, avec ses caves et ses balcons, sa beauté tortueuse aux cabarets problématiques, avec des gisants dans des églises froides et des plaines abolies – ici l’angoisse n’a pas ces coins, ces reposoirs de sa procession historique, elle flotte dans l’espace, elle est comme une peur peut-être – comment savoir ? – c’est toujours ce qui est neuf qui danse. Hilarités du métro. Folie noire. Gestes perdus, rêves colportés dans le vacarme, infusion, chaque thé, chaque paquet d’herbes qui brûle : un être, un feu. Des millions de petites lampes torches immobiles dans la nuit se mettent à bouger en tous sens. L’espace contrôle la foule brownienne des particules. Géométrie des passages, mécanique des fluides sociaux. Ville, vie : matière, volcan en activité. » (p. 73-74)
→ Merveille de la lecture, j’ai soudain l’impression, en ce jour tout gris qui commence à décliner, de me balader dans New York, de rencontrer la grande et longue figure de John Cage.

Homme des côtes
« Homme des côtes, marcher le long des mers, comme ici à une heure et demie seulement de New York mais déjà dans un autre monde. Le verbe être est le moins éloigné de ce repos actif, fonctionnement rêveur d’apparence paisible où la nature équilibre les forces qui la traversent – et ‘être’ est aussi dans ce point contemplatif, un instant, qui observe immobile – mais la nostalgie cherche l’élongation de cet instant dans la durée, la transformation du point en ligne, dans la respiration de la conscience qu’est la conscience de la respiration – cette formule insatisfaisante prenant quand même sur elle de porter le poids de la terre grise et rousse, le sens du fleuve, de l’estuaire qui va et remonte avec la marée. Hölderlin et tout homme en posture fluviale, vieille et complexe histoire qui elle-même va coulant dans ses rives. » (p. 77)
→ on n’est pas loin ici, il me semble, des fondements de la méditation de pleine conscience.

Comme des poèmes en prose
Dans ma présentation du livre de Bailly, j’ai été trop sévère, il recèle des merveilles, comme de vrais poèmes en prose, qui curieusement sans cesse me renvoient à la couverture de son livre, Saisir, cette photo d’un train qui m’a tant fait rêver et qui éveille tant d’écho chez moi. Un exemple : « Five Islands à la tombée de la nuit, avec son port si petit et si calme, son aspect lacustre fragile et quasi extrême-oriental pousse cette impression jusqu’à la pureté d’un point. Ce n’est qu’un minuscule port de pêche (Thibodeau Lobsters and Seafood dit une pancarte) planté là où une vallée d’eau s’ouvre à l’océan mais, comme tel, dans le silence absolu et l’isolement, un lieu où une image s’accomplit, aussi rigoureusement dans l’esprit nordique que peuvent l’être dans l’esprit méditerranéen les plus infimes établissements de Grèce. Ensuite les cris d’animaux partent en diagonale au-dessus des lacs devenus parfaitement noirs, au-dedans des forêts parfaitement immobiles. Autre soir, la brume à Newagen dérobe à demi les sapins et les îles. Un clapot très faible ride à peine l’eau sombre où les barques reposent, un peu d’écume bouge lentement sous les piles du ponton où une sorte de portique blanc ouvrant sur la brume donne au lieu la semblance d’un décor de trafics japonais. La sirène du phare s’entend au loin dans le gris, mimant pour la circonstance un cri lugubre et régulier. Là où le soleil s’est effacé et où la lune n’est qu’un halo, qu’une ombre blanche sur l’eau latente d’une mer qui ne s’agite plus, tout semble posé dans la présence comme une étendue spectrale où le visible attise la venue de fantômes qui ne viendront pas, ou qui sont venus mais incarnés en nous qui ne pouvons les voir. » (pp. 93-94)

Et il me fait rire aussi
Rire quand il évoque Mount Desert : « Plus au nord et vers l’ouest Mount Desert Island qui n’est pas très déserte. À cause du mauvais temps cette terre m’a semblé maudite, noyée, comme si elle portait en elle pour toujours une prémonition de catastrophe ténébreuse. »
Avec un petit renvoi qui stipule « Cette île, je le savais, était celle où Marguerite Yourcenar avait établi résidence, mais cela ne pouvait compter pour moi, elle fait en effet partie des écrivains que j’ai toujours soigneusement évités. » (p. 92)
→ Mount Desert où je fus dans les années 80 et dont je ne garde pas un grand souvenir, la maison de Marguerite Yourcenar introuvable et les passants interrogés semblant tout ignorer d’elle.

Une joie encore
« Joie de la cueillette toponymique » (p. 106)
→ je l’éprouve en me promenant dans la campagne, je l’éprouve lorsqu’en route, je suis notre itinéraire sur un écran ou un autre (sur les autoroutes, on s’ennuie un peu en voiture !) et que je découvre tant de noms de lieux, certains évocateurs (j’ai appris à en décrypter certains, mais trop peu), d’autres franchement drôles, d’autres encore mystérieux ou intrigants.

Jean Malaurie
Tristesse d’apprendre la mort de Jean Malaurie, alors que je viens de passer plusieurs semaines dans son magnifique livre, De la pierre à l’âme. Mémoires, Paris, Plon collection Terre Humaine, 2022. Il est mort ce 5 février 2024 à Dieppe.
Né à Mayence le 22 décembre 1922 dans une famille catholique française universitaire (histoire), d’ascendance normande (ses grands-parents maternels étaient de familles d’armateurs fécampois) et écossaise, Jean Malaurie est marqué, durant son enfance, par la pensée légendaire des châteaux du Rhin. Préparant en 1943 le concours de l’École normale supérieure Ulm, au lycée Henri-IV (Paris), il est mobilisé en juin 1943 pour le Service du travail obligatoire (STO), mais refuse d’intégrer cette organisation et entre dans la clandestinité jusqu’au mois d’août 1944, période durant laquelle il est recherché par la police du régime de Vichy.Il fait ses études supérieures à l’Institut de géographie de l’université de Paris, et a pour maître Emmanuel de Martonne qui, quinze ans auparavant, avait été le maître de Julien Gracq. En 1948, Emmanuel de Martonne le nomme géographe-physicien des Expéditions polaires françaises, dirigées par Paul-Émile Victor, sur la côte ouest et l’inlandsis du Groenland. Il accomplit deux missions (printemps-automne 1948 et printemps-automne 1949) avec les Expéditions polaires françaises (île de Disko sud, Skansen). Je donne encore ces essais de sa biographie (Wikipédia), car ils me font rêver : « Après deux missions géomorphologiques et géocryologiques pour le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en solitaire durant les hivers 1949 et 1950 dans le désert du Hoggar (Algérie, Sahara), il part en mission à Thulé au Groenland en juillet 1950. Il dirige seul, pour le CNRS, la « première mission géographique et ethnographique française dans le nord du Groenland ». Il établit, sur quatre générations, la première généalogie d’un groupe de 302 Inuits, peuple le plus septentrional de la Terre, et met à jour une planification tendancielle afin d’éviter les risques de consanguinité (interdiction des unions jusqu’au cinquième degré).
Géomorphologue dans le Grand Nord du Groenland, il a levé la carte (topographie, géomorphologie des éboulis et de la nivation, glaces de mer) au 1:100 000 sur trois cents kilomètres de côte et sur trois kilomètres d’hinterland, de la Terre d’Inglefield et au nord du glacier Humboldt, au sud de la Terre de Washington (cap Jackson, 80° N), il a découvert des fjords et des littoraux jusqu’alors inconnus
→ Tellement heureuse qu’il ait laissé tomber le Sud pour le Nord ! Si peu fréquenté. Tout ce qu’il raconte dans son livre De la pierre à l’âme lève en moi, comme un grand halo de beauté, de profondeur, d’étonnement.
→ et je me dis que le froid conserve bien. Malaurie qui a pourtant vécu à plusieurs reprises de longs mois dans des conditions extrêmes est mort à 101 ans et j’ai aperçu aussi hier Jean-Louis Etienne sur le pont d’un bateau de recherche, le Persévérance,  en plein Antarctique ! Il est né en 46, il a donc 77 ans et il est toujours en expédition, dans des conditions difficiles !

Nadja
Attirée par un article de Mathieu Jung, sur son excellent site (il y parle aussi bien des Doors que de Breton ! et c’est de haute volée), je lis Nadja, que je crois bien, honte à moi, n’avoir jamais lu. Dans son avant-dire de 1962 (lors de la réédition du livre paru initialement en 1928), cette précision importante d’André Breton : il évoque « (…) un des deux principaux impératifs ‘anti-littéraires’ auxquels cet ouvrage obéit : de même que l’abondante illustration photographique a pour objet d’éliminer toute description — celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du surréalisme —, le ton adopté pour le récit se calque sur celui de l’observation médicale, entre toutes neuropsychiatrique, qui tend à garder trace de tout ce qu’examen et interrogatoire peuvent livrer, sans s’embarrasser en le rapportant du moindre apprêt quant au style. (André Breton, Nadja, édition Folio, p. 6)
→ à propos de l’illustration photographique, je relève cet intéressante note de la notice Wikipédia consacrée à Nadja : « Déjà dans Les Pas perdus de 1924, Breton concevait l’appareil photographique comme le miroir du concept d’écriture automatique, ‘véritable photographie de la pensée’ ».
→ Je réfléchis en ce moment à l’idée d’un journal photographique et ne fais pas d’ailleurs qu’y réfléchir, je commence à le mettre en œuvre, selon le principe d’une photo par jour, avec date et légende. Et je suis donc tout à fait retenue par cette idée que l’appareil serait comme un miroir du concept d’écriture automatique. Ainsi pour la journée d’avant-hier, n’ai-je qu’une photo, prise sur une impulsion, sans aucun intérêt photographique, celle d’un vol de mouettes, soudain, tournoyant et bruyant, à environ 150 m de ma fenêtre, dans un ciel uniformément gris. Je travaillais, leurs criaillements m’ont fait tourner la tête vers l’extérieur. C’était un peu inattendu, j’ai attrapé mon appareil de photo et hop, journal-photo de ce jour-là, comme une sorte d’écriture automatique. Je note que dans son livre Puis-je garde quelques secrets, Cartier-Bresson raconte qu’il a toujours son Leica à la main, petit, discret (mais on sait aussi la qualité superlative de cet appareil et son prix, très conséquent !), comme un prolongement de sa main dit-il. 

Quel incipit !
Célèbre, bien sûr : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je ‘hante’ ? Je dois avouer que ce dernier mot m’égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu’il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis. (…) Il se peut que ma vie ne soit qu’une image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j’explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que j’ai oublié. » (pp. 9-10)

Différenciation
« L’important est que les aptitudes particulières que je me découvre lentement ici-bas ne me distraient en rien de la recherche d’une aptitude générale, qui me serait propre et ne m’est pas donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je me connais, d’affinités que je me sens, d’attirances que je subis, d’événements qui m’arrivent et n’arrivent qu’à moi, par-delà quantité de mouvements que je me vois faire, d’émotions que je suis seul à éprouver, je m’efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation. N’est-ce pas dans la mesure exacte où je prendrai conscience de cette différenciation que je me révélerai ce qu’entre tous les autres je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ? »
→ Différenciation, accomplissement, individuation, il me semble que tous ces mots peuvent décrire cette quête, devenir soi-même, chacun porteur de son message unique. Raison de plus pour penser, au-delà des « droits de l’homme », tellement niés, que ce qui compte, c’est la personne, rien que la personne, toute la personne.

De la critique
Qui a beaucoup trop séparé, pour moi, l’homme et l’œuvre. Je ne l’ai jamais pu, je ne l’ai surtout pas désiré, raison pour laquelle je ne peux lire certains auteurs ! Raison aussi pour laquelle j’aime tant que le critique s’implique un peu dans son approche des œuvres, mais c’est un art très difficile, car on tombe vite dans une forme de narcissisme. Mais ce qui m’a toujours intéressée, c’est de savoir ce que cela fait nous fait de lire tel livre, d’écouter telle musique, de regarder telle photographie. Quelle ouverture, quel extension du champ cela nous apporte…
Alors Breton m’enchante qui écrit : «  Je trouve souhaitable que la critique, renonçant, il est vrai, à ses plus chères prérogatives, mais se proposant, à tout prendre, un but moins vain que celui de la mise au point toute mécanique des idées, se borne à de savantes incursions dans le domaine qu’elle se croit le plus interdit et qui est, en dehors de l’œuvre, celui où la personne de l’auteur, en proie aux menus faits de la vie courante, s’exprime en toute indépendance, d’une manière souvent si distinctive. » (p. 11)

Pour la photo
« Chirico a reconnu alors qu’il ne pouvait peindre que surpris (surpris le premier) par certaines dispositions d’objets et que toute l’énigme de la révélation tenait pour lui dans ce mot : surpris. » (pp. 14-15
→ On pourrait dire la même chose pour la photographie. On ne peut prendre une photo que parce que quelque chose soudain vous a « tapé dans l’œil ». Qu’on a le sentiment de « voir » quelque chose. Qu’on ne cherchait pas, mais pour lequel on s’était rendu disponible, réceptif. Cartier-Bresson dit souvent que l’appareil photo est un électro-aimant ! On peut même jouer sur le sens du mot aimant, car il faut un certain amour du sujet pour qu’il s’électrifie pour moi.

Double articulation en réalité
Comme il me semble le dire, à ma manière, dans le paragraphe précédent : « En ce qui me concerne, plus importantes encore que pour l’esprit la rencontre de certaines dispositions de choses, m’apparaissent les dispositions d’un esprit à l’égard de certaines choses, ces deux sortes de dispositions régissant à elles seules toutes les formes de la sensibilité. » (p. 16)
Et recopiant ces extraits de Nadja, je pense à la note de Julien Gracq citée par Mathieu Jung : « La phrase si particulière de Breton n’est que la traduction de cette volonté d’élan libre prolongé et suivi jusqu’à son ultime déferlement, de cette décision de se confier, où qu’elle le conduise et sans craindre les embarras du langage, à la crête de l’onde la plus sensible. »
Et toujours dans ce même article, cet écho à ce que j’écrivais : « L’hétérodoxie de Gracq consiste, de même que chez Cornuault, en une rêverie pro domo, qui s’annexe Breton tout en méditant intensément sur son propre rapport au monde, sur son expérience même. Cela touche à une éthique propre à la lecture. Que fait-on d’un texte ? Comment y vit-on ? Que voit-on au travers ?
→ oui que fait-on d’un texte ? Comment y vit-on ? Que voit-on au travers ?

Ma vie livrée au hasard
« Je n’ai dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes les plus marquants de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure même où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, où regimbant contre l’idée commune que je m’en fais, elle m’introduit dans un monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences, des réflexes primant tout autre essor du mental, des accords plaqués comme au piano, des éclairs qui feraient voir, mais alors voir, s’ils n’étaient encore plus rapides que les autres. (…) ; il s’agit de faits qui, fussent-ils de l’ordre de la constatation pure, présentent chaque fois toutes les apparences d’un signal, sans qu’on puisse dire au juste de quel signal, qui font qu’en pleine solitude, je me découvre d’invraisemblables complicités, qui me convainquent de mon illusion toutes les fois que je me crois seul à la barre du navire. » (pp. 19-20)

Henri Cartier-Bresson
Très engagée dans ma réflexion sur la photographie (et sur sa pratique aussi au demeurant, cours en ligne et travaux divers !), je lis Puis-je garder quelques secrets ? Entretiens avec Henri Cartier-Bresson (livre acheté), Atelier EXB. Le livre est très beau, très soigné. À l’usage, je vais y trouver beaucoup de répétitions, mais ce n’est pas très grave et cela enfonce le clou des idées de Cartier-Bresson sur la photo. En effet, d’entretiens en entretien, il dit un peu la même chose et très souvent avec les mêmes mots ! Le livre comporte des photos en noir et blanc, mais Cartier-Bresson me semble-t-il, sous réserve de vérification, n’a fait quasiment que du noir et blanc.

Photographier les personnes
Il a sa technique, basée, dit-il sur le respect de la personne : « Ma manière est basée sur ce respect, qui est aussi celui de la réalité : pas de bruit, pas d’ostentation personnelle, être invisible, autant que faire se peut, ne rien ‘préparer’, ne rien ‘arranger’, simplement être là, arriver tout doucement, à pas de loup, afin de ne pas troubler l’eau… » (p. 14)
A une question (posée en 1954( : « comment concevez-vous la photo ? » ; il répond : « Comme un moyen d’expression. Je considère deux choses : la construction et le témoignage. C’est pour moi la reconnaissance dans la réalité d’un rythme de surfaces, de lignes et de valeurs, d’une plastique nouvelle, instantanée. L’œil découpe son sujet et la pellicule n’a qu’à faire son travail qui consiste à enregistrer les décisions de l’œil. J’assimile à la fois la signification d’un fait et l’organisation rigoureuse des formes perçues ».
→ Ne pourrait-on rapprocher ces idées de la remarque d’André Breton sur Chirico, qui disait ne pouvoir peindre que s’il avait été surpris par une certaine disposition des choses (et Breton d’ajouter comment la disposition d’esprit était aussi importante). Cartier-Bresson : ce que je vois là me dit quelque chose, et cela s’inscrit (au besoin il bouge légèrement pour cela) dans un cadre bien précis. Il insistera plus loin sur son amour de la géométrie et s’amuse, ailleurs, que nombre de ses photos, sans le vouloir, ont une composition basée sur le nombre d’or. « Je veux raconter la vie, il faut avoir l’œil, l’esprit et le cœur ouverts ».
→ Il a tant raison d’insister sur les trois points : il faut voir, il faut comprendre, il faut aimer (être touché émotivement), pour bien photographier. « On doit être heureux avec son appareil » mais il faut savoir aussi « que nous jouons avec des choses qui disparaissent et qui ne reviennent jamais. » (pp. 30-33)
Il m’amuse quand il raconte qu’il n’a jamais pu prendre une photo de Valéry : « Il me montrait sa joue gauche en affirmant : ‘par ici, c’est mon meilleur profil’ » (p. 34)

Journal photographique
« Outre les aspects plastiques liés à mon intérêt pour la peinture, la photographie est pour moi une manière de tenir un journal. Je tiens un journal photographie que de ce que je fais et je peux prendre des photos à tout moment. .

Toujours à neuf
Certes, Cartier-Bresson parle de sa pratique photographique, mais au fond il parle de création et ses remarques s’appliquent à tout travail de création ! « Chaque nouveau projet doit être considéré comme une nouvelle expérience. Les réussites passées ne comptent pas le moins du monde et tout doit être à nouveau remise en question. C’est la seule manière de garder un œil neuf sur son travail. » (p. 45)

« Il faut être sensible, c’est tout »
« Il n’y a rien à prouver, on ne chercher pas à démontrer quelque chose. S’il y a quelque chose d’important, c’est l’humanité, c’est la vie, la richesse de la vie. Il faut être sensible, c’est tout. Pour moi, le grand mythe, c’est le mythe grec d’Antée qui devait toucher le sol pour reprendre des forces. Je sais que je dois toujours garder le contact avec le concret, la réalité concrète, le petit incident et la petite vérité particulière qui pourraient avoir de grandes répercussions. »
→ Quelle leçon ! Je ne connaissais pas ce mythe, allons y voir un peu plus avant… :fils de Poséidon et de Gaïa, qui défiait tous les voyageurs et passants par la lutte. Il était invincible à condition de garder le contact avec la terre. Bon, ce n’est pas un personnage très sympathique, il est violent et brutal. Mais Cartier-Bresson a raison : il faut garder contact avec le concret.

Un selfie d’une certaine manière
« L’image est la projection de la personnalité du photographe » (p. 46)
→ C’est profondément juste ! Mes photos me reflètent telles que je suis, en tous cas à l’instant T de la photo. Chaque photo serait une sorte de selfie, non par reproduction des traits, mais comme « écriture automatique » (Breton) qui en dit long sur ce que je suis. Cartier-Bresson dit un peu plus loin que s’il est encourageant de faire partie d’un groupe de personnes qui constituent une communauté (il a fondé la célèbre agence de photo Magnum) ; « en tant qu’individus, nous devons toujours travailler dans un silence intérieur ».
→ N’est-ce pas l’expérience de maints écrivains qui ne peuvent tout simplement plus lire autrui quand ils sont au plus vif de leur travail d’écriture ? Travailler dans un silence intérieur.
Et cela aussi, dans un registre différent mais que j’apprécie vivement : « Toutes ces histoires de compétition pour savoir qui est le meilleur, c’est de la foutaise. Cela détruit quelque chose. Comment peut-on garder un œil neuf et être dans cette course à la compétition ? C’est impossible. »
→ Je suis si souvent frappée par l’omniprésence de la comparaison dans notre monde. Le plus et le moins… jusqu’au ridicule « jamais vu depuis 2 jours » (sic). La pire catastrophe depuis… le chantier le plus coûteux (hélas), la bagnole la plus… (compléter), la meilleure actrice de tous les temps et ainsi de suite. Le comparatif et le superlatif : cela détruit quelque chose, relativise ou néantise la valeur des termes.

La planche-contact
Cette simple expression n’a sans doute déjà plus de sens pour bon nombre de personnes. Et pourtant, même avec le numérique, ne devrait-on pas « tirer » une planche-contact d’une séance photo. Jadis, du temps de la pellicule photo argentique, on faisait « développer » le film et on demandait une « planche-contact » pour pouvoir choisir les photos que l’on choisirait de faire « tirer » sur papier. C’était coûteux et long, tout ce processus. On ne shootait pas à tire-larigot comme aujourd’hui. On économisait « la péloche » surtout en voyage, et ensuite on ne disposait pas toujours d’un budget très conséquent pour développement et tirage… vieux souvenirs. Cartier-Bresson présente la planche-contact comme une image de la pensée du photographe : « cela permet de voir comment pense un photographe. Il s’approche petit à petit d’un sujet, le corrige, l’observe à nouveau, puis, par de tout petits mouvements, tourne autour de lui jusqu’à ce que le sujet entretienne avec lui le rapport qui lui convient exactement ». (p. 50)

L’électro-aimant
Je l’évoquais hier en recopiant mes notes sur Nadja, voici la citation originale de Cartier-Bresson : « L’appareil est une sorte d’entonnoir, d’électro-aimant, qui avale, qui attire les choses qui lui plaisent ». (p. 54)

De la forme
Cartier-Bresson y attache une très grande importance. « Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait ». Et un peu plus loin : « Par forme j’entends une organisation plastique rigoureuse par laquelle seules nos conceptions et nos émotions deviennent concrètes et transmissibles. En photographie, cette organisation visuelle ne peut être que le fait d’un sentiment spontané des rythmes plastiques ». (p. 57)
→ et revoilà la fameuse notion de rythme à laquelle je suis très attachée.
Ailleurs : « J’ai une passion pour la géométrie et la joie c’est d’être surpris par une belle organisation de formes ». -p. 64)
Cela encore, au fur et à mesure des découvertes dans le fil du livre : « Le temps et la géométrie sont deux coïncidences ». (p. 92)

La photographie, une façon de vivre
« La photographie est une façon de vivre. Je considère mon appareil photo comme le prolongement de mon œil. » (p. 61)

La question du temps
Elle est bien sûr centrale dans toute approche, réflexive ou pratique, de la photographie. « Nous devons lutter constamment avec le temps : ce qui disparaît a pour toujours disparu. Il s’agit de saisir l’immédiat, le geste fugace, le sourire impossible à recommencer (…) Seule une tension permanente permet de serrer la réalité. » (p. 64). Cartier-Bresson dit aussi : « Nous sommes passifs devant le monde qui bouge et notre unique moment de création est le 1/25e de seconde où l’on appuie sur le bouton, l’instant de bascule où le couperet tombe » (p. 64)
→ et c’est vrai que ce geste, appuyer sur le bouton, déclencher (le couperet !) est devenu tellement banal, maintenant qu’il ne coûte presque plus rien (en apparence tout du moins). Combien de fois par jour dans le monde ce geste, plusieurs milliards de fois à n’en pas douter. Tout le monde n’avait pas un appareil de photo, tout le monde a un téléphone qui prend des photos.
« Nous nous situons avec notre appareil dans le temps, dans l’espace et à la fois spirituellement vis-à-vis du sujet. » (p. 65)

Invention et découverte
« Il y a des photographes qui inventent, d’autres qui découvrent. Personnellement, je m’intéresse aux découvertes, non pour faire des essais, des expériences, mais pour saisir la vie elle-même. Je fuis les dangers de l’anecdote et du pittoresque, très facile et plus respectable que le sensationnel, mais tout aussi mauvais. » (p. 65)
Mais « les gens qui savent voir sont aussi rares que ceux qui savent écouter. » (p. 66). Cartier-Bresson impute cela au fait que les gens pensent par concepts, je crains qu’on n’en soit même plus là. Mais plutôt à toutes une série d’empêchements très puissants pour barrer l’accès à la vision et à l’écoute. L’individualisme forcené bien sûr, qui fait que chacun cherche avant tout à s’exposer (voire à se surexposer, pour rester dans le vocabulaire photographique, et donc à se « cramer »), mais aussi tout ce qui agit comme dérivatifs à l’expérience directe. Je suis dans la rue mais pris dans le maëlstrom de mon téléphone, je suis devant une merveille de la nature mais bouffé par la nécessité de faire un selfie. C’est comme s’il y avait une paroi de verre entre le monde et moi, souvent opaque, ne laissant pas passer le son. Le mur invisible qui me renvoie au titre de ce livre tellement impressionnant de Marlen Haushofer.

Une manie, une obsession, un fanatisme
« La photo pour moi est une manie, une obsession, un fanatisme. Ce que je sais sur la photographie, je l’ai appris en faisant de la peinture dans l’atelier d’André Lhote, en lisant Saint-Simon, Stendhal, James Joyce, le journal Le Monde et en bénéficiant des critiques de mes camarades. » (p. 68)

Infinitésimal
« La différence entre une bonne chose et une mauvaise chose, c’est infinitésimal. C’est tout. C’est un métier qui n’existe pas, il n’y a pas de métier. C’est très facile. N’importe qui peut acheter un appareil de photo s’il a les moyens. Et ensuite, c’est très difficile. » (p. 82). « Il n’y a pas de recettes, poursuit Cartier-Bresson, C’est une question de temps toujours, et d’économie, c’est-à-dire avoir le moins de matériel possible, le moins de choses possible pour obtenir le plus grand résultat, pour dire la chose le plus fortement possible, le plus rapidement, de la façon la plus concise. »
→ de cela je pourrais donner une modeste illustration, mutatis mutandis. Ces derniers temps, je ne photographie quasiment plus qu’avec un 35 mm fixe, à très grand ouverture. Alors que pendant des années j’étais toute fière d’arborer un appareil avec un encombrant et très visible téléobjectif. Peut-être parce que je suis davantage aujourd’hui dans l’esprit de Cartier-Bresson : « Pour moi, la photographie, c’est amener dans la même ligne de mire l’œil, la tête et le cœur, et pour moi l’appareil photographique n’est que le prolongement de l’œil ». (p. 84) En fait je crois que j’ai toujours été dans l’esprit de la première phrase de cette citation, mais que j’ai voulu conférer à du matériel un pouvoir qui me faisait défaut.
Et même curiosité inlassable, insatiable : « Oui, je suis un curieux. Ni indiscret, ni voyeur, tout bonnement curieux. » (p. 91)

Comme un jeu de dominos, Camus et les Kertész
1. Je quitte un livre de Charles Juliet, La Fracture, qui parle de l’Homme révolté de Camus – 2. J’ouvre alors l’essai biographique sur Kertész de Clara Royer qui cite ce livre de Camus pratiquement dans la première phrase que je lis. 3. Puis je quitte Kertész et j’ouvre Jours d’Amérique de Jean-Christophe Bailly et la première phrase que je lis est une allusion à l’achat de On Reading de …. Kertész. …. sauf que je découvre en effectuant une recherche que On Reading est bien un livre de Kertész mais d’André, le photographe et pas de Imre l’écrivain !
La citation de Jean-Christophe Bailly : « Acheté chez Barnes & Noble On Reading, le petit livre de Kertész qui ne montre que des gens en train de lire, un peu partout dans le monde. » (in Jours d’Amérique: – 1978-2011)
→ Ce livre d’André Kertész porte exactement sur mon grand thème photographique, « portraits de lecteurs », dont nous parlons si souvent avec Siegfried Plümper-Hüttenbrink ! Thème que j’ai un peu abandonné. Pourquoi ? Parce que je me suis lassée de ce que je cherchais à faire avant tout, découvrir ce que les gens lisaient. Or André Kertész, lui, s’intéresse plus aux circonstances de lecture, trois enfants misérables penchés sur un livre, un livre ouvert sur une table devant une fenêtre… etc. Donc je reprends ma série dès aujourd’hui, mais en me focalisant, c’est le cas de le dire, sur les attitudes corporelles des lecteurs (la fameuse posturologie de Perec !), grands et petits et sur le thème du livre dans l’espace, intérieurs ou extérieurs, peu importe. Il ne me reste plus qu’à écouter sur Qobuz un disque d’István Kertész et je choisis son interprétation du Psalmus Hungaricus de Kodaly.

Kertész via Clara Royer
Je continue à lire parallèlement aux écrits d’Imre Kertész le très fort essai biographique de Clara Royer. Dans son introduction, elle énonce clairement ce que j’ai déjà noté à plusieurs reprises dans ce Flotoir, au fil de mes lectures : l’œuvre de Kertész publiée sur quatre décennies est devenue une pierre de touche de la pensée européenne. « Loin de se restreindre à ce corpus qu’on appelle “littérature de la Shoah”, [l’œuvre de Kertész] souffle un vent de subversion dans l’examen même qu’elle conduit sur la dépersonnalisation soufferte par l’Européen. Une subversion d’abord linguistique, nécessaire à la remise à plat des clichés qui nous permettent avec bonne conscience d’emmailloter le passé et, partant, l’avenir. L’écrivain s’est défendu d’écrire pour des lecteurs. Mais à ceux qui acceptent de s’immerger dans son œuvre, il donne des clefs pour comprendre la misère de notre condition : des êtres infantiles, prêts à s’adapter à tout pour répondre aux attentes terrifiantes de structures paternelles taisant leur nom, et qui, parfois, sont capables du miracle du bien. » (Clara Royer, Imre Kertész, l’histoire de mes morts, p. 28)
Elle a pu avoir accès à de nombreuses ressources inédites et fait savoir que des ressources, il y en a : l’Académie des arts de Berlin détient des milliers de pages écrites par Kertész. « Kertész se concevait comme un homme qui avait été, à l’instar de la philosophe Simone Weil qu’il lisait en 1977, soumis à l’écriture par une nécessité absolue et impérieuse, qu’il appelait “le génie existentiel” Dans son discours de réception du Nobel, il évoquait sa trajectoire sous la forme d’une ligne brisée par la verticalité d’un “Eurêka” : un moment au cours duquel, dessaisi de l’illusoire maîtrise qu’il croyait avoir sur sa vie, sa conscience s’était réveillée – “un certain changement existentiel par lequel un homme au destin poreux, dont on disait qu’il n’avait rien de remarquable, s’élève et devient quelqu’un d’autre” » (p. 29)
→ C’est la fameuse expérience du couloir en L dont il a déjà été question dans ce Flotoir.

Les auteurs et les musiciens de Kertész
Thomas Mann, Camus, Rainer Maria Rilke, Kafka, Nietzsche, Tadeusz Borowski, Flaubert et Proust, Tolstoï, Thomas Bernhard, Paul Celan, Samuel Beckett, ou encore Sándor Márai.
Bach, Wagner, Schönberg, Mahler ou encore Bartók et Ligeti.

La classification facettée
Assez fascinée par cet article, alors que je l’ai toujours été par tout ce qui est classification (botanique par exemple, même si je n’y comprends et n’y connais rien ! c’est le principe qui me subjugue). « Depuis l’invention de l’imprimerie, le problème de la classification des connaissance n’a fait que croître. Avec la numérisation, la quantité de données à classer produites par une population humaine plus nombreuse et surtout mieux éduquée atteint des sommets inédits. La mémoire de nos ordinateurs en témoigne : de k on est passés aux megs, aux gigs et maintenant aux tera. Pour les centres de données on parle de… peta et exa. Bientôt il manquera de lettres grecques pour parler de la quantité de données. Toutes ces données accumulées doivent pouvoir être classées si on veut les mettre en rapport et les utiliser. Les classifications linéaires à la Deway, malgré leur subjectivité, pouvaient faire l’affaire à l’époque des connaissances sur papier, mais elles ont maintenant bien dépassé leurs limites. (…)
La classification facettée :  Cette approche de classification des connaissances divise les sujets en différentes facettes plutôt que de les organiser selon une hiérarchie linéaire. Elle permet une organisation des informations particulièrement adaptée aux systèmes plus complexes. Dans ce système, une facette est un aspect particulier d’un sujet et les sujets sont classés en combinant plusieurs facettes. Il est possible d’ajouter de nouvelles facettes ou d’ajuster les relations entre les facettes pour s’adapter à différents types de sujets ou de domaines de connaissances. Par exemple, un document sur une certaine voiture pourrait être classé en combinant le fabricant, le modèle, le type de carburant et l’année de fabrication. Les systèmes de classification facettée peuvent spécifier les relations entre les facettes; certaines facettes peuvent être subordonnées à d’autres, ce qui permet de définir des structures plus complexes.
Ce système a été développé dans les années 1930 par le chercheur belge Paul Otlet en réponse au fait que la même connaissance peut être classée dans plusieurs domaines simultanément . Ce qui a mené au Répertoire Bibliographique Universel (RBU) et à la Classification décimale universelle CDU). »
→ je dis peut-être une ânerie mais cela me fait penser aux bases de données, dont on peut, à volonté, combiner les champs ? Et aux systèmes de mots-clés.
(Référence de l’article)

Mon libraire
Un petit tour pour aller chercher Le Refus de Kertész chez mon libraire des Volontaires. Je suis confondue par la qualité de sa présentation, avec entre autres une très jolie idée d’empiler deux ou trois livres soit du même auteur, soit sur le même thème, le premier cachant le second et le réservant en surprise. Bref échange avec lui, il organise dimanche une rencontre autour de Dante, je vais essayer d’y aller. Je me rends compte (j’ai honte) que le fait qu’il y ait maintenant des frais de port de 3€ sur les livres pour les grandes plateformes de vente en ligne (la loi les y oblige) me pousse à commander dans mon quartier et à attendre tranquillement la venue des livres que je souhaite me procurer. Du coup j’ai acheté aussi un petit Walser (Retour dans la neige) et un livre sur Thoreau, (Thoreau, Yogi des bois) dont je reparlerai sûrement.

Retour à Kertész
« Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout (JdG, 148).” – c’est donc extrait du Journal de Galère qui est ma prochaine lecture ! Cité par Clara Royer (p. 93)

Un grand marcheur
« Kertész fut très longtemps un grand marcheur, avec pour lieux de prédilection, l’île Margit et les collines de Buda – Budapest, il la connaissait “comme les lignes de sa main”. La marche devint chez lui une pratique créatrice, moment d’inspiration ou de remémoration, parfois d’écriture sur un bout de mouchoir ou de papier extrait d’une poche ou d’une serviette en cuir. Ce fut au cours d’une promenade en mars 1960 sur l’île Margit que lui vint l’idée de se prendre lui-même pour matière, et de raconter “l’histoire de ma déportation”. »  (pp. 118-119°
La genèse d’Être sans destin va être longue et compliquée. Dans Journal de Galère, il retrace les étapes de son projet. Il dit à un moment donné que tout est bon à jeter mais qu’il sait aussi que s’il était patient avec lui-même, le miracle se produirait.
C’est à cette époque qu’il développe aussi sa théorie de l’homme fonctionnel, née en observant le conformisme de ses contemporains et leur capacité de s’adapter, fut-ce au pire. L’homme fonctionnel vit non sa propre vie, mais sa fonction (dans la structure). « l’homme fonctionnel connaît le milieu où il évolue, et s’y adapte si bien qu’il ne ressent pas la béance entre sa façon de vivre et sa vérité intérieure : tout son esprit se place au service de la justification de son existence au sein de la structure sociale où il évolue. » (p. 122)
« Le trajet accompli par Kertész fut de rompre avec le conformisme pour redevenir un sujet par l’écriture même d’un roman qui montre comment un déporté de quatorze ans devient un rouage de la machine concentrationnaire : “[…] vivre comme une réalité les déterminations qu’on nous impose et non les nécessités qui découlent de notre – relative – liberté, voilà ce que j’appelle être sans destin (JdG, 18).” Le livre se présenta alors comme l’histoire d’“[u]ne dépersonnalisation dont le récit se développe aussi lentement et inexorablement que celui d’une personnalité” (p. 123)
Il faut aussi noter ici que Kertész lut alors Camus et en fut profondément marqué. Il avait avec lui selon ses propres mots « une effrayante parenté de la pensée ». (p. 127)

Ne pas ajouter à la littérature concentrationnaire
« La façon inédite dont le héros d’Être sans destin en vient, à son retour de déportation, à assumer sa responsabilité dans un destin imposé de l’extérieur marque une rupture consciente avec les récits que Kertész avait pu lire de ce qu’on appelait alors la “littérature des camps” (…)  Dans Dossier K., l’écrivain insistait sur son refus dès les années 1960 d’ajouter à la somme de la “littérature concentrationnaire” » (p. 135)

Un ars poetica ethique
[Ces textes] « esquissent l’ars poetica éthique de Kertész lui-même en deux convictions et deux refus. Conviction dans le caractère nécessaire de l’écriture romanesque et l’action métamorphosante qu’elle a accomplie sur sa mémoire (Rf., 66-73), mais aussi adhésion à l’idée défendue par Rilke d’un destin comme force intérieure requérant d’être comprise comme telle et non assignée aux forces du monde, ainsi qu’il l’écrivit dans ses Lettres à un jeune poète, dont Kertész cite un long fragment. Refus de deux modèles, tous deux cités dans le texte et donnant cours à un commentaire railleur, et même à une brève réécriture parodique pour le second : Le Grand Voyage [Semprun] et l’autobiographie Poésie et vérité de Goethe. » (p. 206)
→ belle démonstration de Clara Royer qui avance chronologiquement en se basant sur les écrits de Kertész et renseigne ainsi de manière forte et subtile à la fois sur sa lente évolution, étayée par ses adhésions et ses rejets. Belle règle de vie.  Elle montre aussi en quoi toute l’œuvre de Kertész est une réflexion sur les mécanismes de l’assujettissement de l’individu. (p. 257).

Ouverture pour une future et imminente lecture
Journal de Galère ! Le prochain livre que je vais ouvrir. Ce qu’en dit dit Clara Royer, le noter comme jalon : « Journal de galère, que Holnap publia en 1992, engageait Kertész bien plus que tout autre acte hors de l’espace littéraire. L’écrivain prévint plusieurs fois ses lecteurs du caractère fictionnel de cette œuvre qui, en raison de sa forme diaristique, les induisit en erreur sur sa nature. Or, le propos de Journal de galère était d’expliquer la théorie derrière l’œuvre de fiction : ce qu’il entendait par les valeurs de la civilisation d’après Auschwitz, ce qu’était la langue atonale engendrée par le monde totalitaire de son œuvre, ce qu’était son travail romanesque. Journal de galère se fonde sur les notes que Kertész jeta entre 1961 et 1991 dans vingt-trois volumes. Mais la comparaison avec ce journal personnel fait sentir plus encore la qualité d’œuvre de la première : ce fut à un véritable travail de décharnement que se livra l’écrivain, pour ne conserver que le journal d’un esprit créateur : “[…] un texte pur et lumineux est né, mais sa clarté n’est qu’intellectuelle, le rayonnement sensible y manque douloureusement.” » (p. 250)

Sur le livre de Clara Royer
Je recopie ici un extrait de la belle note que Gabrielle Napoli avait donnée à en Attendant Nadeau en 2017 à propos du livre de l’essai biographique de Clara Royer sur Imre Kertész : « [l]e découpage chronologique épouse à la fois l’histoire de la Hongrie et celle de Kertész, ce qui confirme, s’il en était besoin, à quel point l’existence – comme l’œuvre – de l’auteur est ancrée dans l’histoire et les évolutions de son pays. L’essai retrace les grandes étapes de l’œuvre et met au jour les principes d’écriture de Kertész, la ‘mémoire créative’, la nécessité de créer une langue, le rapport à la traduction, qui a fait entrer, notamment, Nietzsche dans la vie de Kertész, mais aussi Canetti, Freud ou Wittgenstein. Il convoque les auteurs qui ont été pour l’auteur des viatiques : Pilinszky, Camus, Kafka bien sûr, Thomas Bernhard, Beckett, entre autres ; mais aussi ceux dont il s’est fermement démarqué. Clara Royer cartographie l’ancrage littéraire et culturel de l’écrivain, les terres nourricières sur lesquelles son œuvre s’est construite, à partir du substrat qui, dès l’expérience d’Auschwitz, l’a hanté dans chacun des mots qu’il a écrits, à savoir les emprises de l’État dictatorial sur l’individu. » (lien)
→ Je suis retombée sur cet article car je me suis soudain demandé si Kertész avait connu et lu Elias Canetti. Il l’a non seulement lu mais traduit, ce qui me permet aussi de parler de sa grande pratique de traducteur, qu’il ne faut surtout pas oublier.

Arnaud Claass
J’avais publié dans Poesibao cette belle note d’Antoine Bertot sur La Plénitude photographique d’Arnaud Claass. La note et le titre du livre ne pouvaient que m’attirer vers le livre que les éditions Filigrane ont eu la gentillesse de m’envoyer. Il s’agit de notes prises de janvier à décembre 2022. Elles ne sont pas datées, mais on imagine (peut-être à tort !) qu’elles se suivent chronologiquement, car elles ne semblent pas classées, thématiquement par exemple. Ce sont des notes qui semblent notes sur le vif, comme on dit croquis sur le vif, ou au fond comme on dit photo (instantané !) Beaucoup portent sur le regard, la façon de regarder, de brèves annotations de couleurs, de détails, d’éclairages, d’ombres. Des notes de photographe qui photographie aussi avec son écriture, qu’il prenne ou non la photo qui correspond à ce qu’il a vu. Certaines notes sont des aphorismes. Elles dépassent rarement trois ou quatre lignes et chacune représente un petit monde. Ouvrant souvent sur tout un champ de réflexion. À lire petit à petit.
Extrait de la note d’Antoine Bertot, qui situe bien l’auteur et les choses : « En parallèle de son travail photographique, Arnaud Claass publie, depuis plus de vingt-cinq ans, une œuvre importante de réflexion sur la photographie. Dans un premier temps, l’écriture permettait de mieux cerner sa pratique grâce à la forme du ‘journal de travail’. C’était le cas dans Journal de travail – 1997-1998 ou L’image décentrée, un journal. Depuis Le réel de la photographie, publié en 2012, Arnaud Claass poursuit ce travail et l’ouvre plus largement à la relation complexe entre les images (principalement celles des autres) et leurs spectateurs (lui-même et les autres). La forme du ‘journal’ laisse place alors à celle, plus libre, de la ‘note’. Dans La plénitude photographique, Notes janvier-décembre 2022, le photographe privilégie à nouveau cette écriture ‘à sauts et à gambades’, sans doute parce que son sujet se dérobe sous les mots et ne se réduit pas au simple ordre des jours. C’est ce qu’il narre d’ailleurs dans un des fragments du livre, bref récit de révélation à la troisième personne : ‘Soudain il eut la sensation que les images pulvérisaient son langage. Et pas seulement son langage mais toute possibilité de langage’. La note répond à cette pulvérisation par la fragmentation, l’éclat de la pensée, tout autant que par sa capacité à construire un tout, quelques lignes qui valent pour elles-mêmes seulement. »

Aura
« Où s’arrêtent vraiment les contours des choses et des êtres. » (Arnaud Claass, La Plénitude photographique, p. 7)
À compléter peut-être par : « Ne pas arracher par l’image les choses à leur existence préverbale car elles rêvent muettement à elles-mêmes. » (p. 9) ou encore « La photographie comme traduction de la langue inconnue des choses vers la langue inconnue de l’image (l’art de préserver le caractère insondable et indicible de tout ce qui se livre au regard. » (p. 11)
Les notes sur le vif accueillent régulièrement des images-souvenirs. Je me souviens de l’idée de l’image souvenir chez Jacques Roubaud. 

Mes portraits de lecteur
Je ne désavoue pas cette jolie remarque : « En notre époque d’écrans omniprésents, tout usager de moyens de transport plongé dans la lecture d’un livre évoque à mes yeux un ecclésiastique absorbé par les Saintes Écritures. » (p. 16)

L’imagier du hasard
« Sur l’asphalte brillant au soleil, une feuille d’érable, une cale en bois, une branche morte. Chacune de ces choses projette une ombre-signature : la feuille fait un museau, la cale un gouvernail, la branche, une arbalète. L’imagier du hasard. »
→ Hier, depuis la voiture, sous la pluie, je constatai le changement d’état que l’eau conférait aux choses. Perte des contours, fluidification, reflets écartant les limites.

Le mouvement même de la solitude
Quand une note éveille un souvenir diffus, que je peine à identifier, puis soudain se précise comme « la lame de lumière solaire progressant imperceptiblement sur les lames du parquet [m’] apparut comme le mouvement même de la solitude. » (p. 18).
→ Un couloir d’hôpital, une longue attente, un climat de détresse et la lumière qui tourne, à son heure, sur le chambranle de la vieille fenêtre. Souvenir jaune.

Le principe même de la méditation de pleine conscience !
« Je suis attentif aux moments où je suis inattentif. » (p. 20)

Le tout petit, l’infinitésimal
Il y a bien longtemps que j’ai réalisé que si le monde était presque partout bousillé, il est une échelle où l’incroyable, l’inattendu, le magnifique, le drôle, l’enthousiasmant sont encore perceptibles, c’est la toute petite échelle. Ce qui pour moi, depuis si longtemps, est symbolisé par la petite euphraise, Euphrasia officinalis, que l’on appelle aussi casse-lunettes, j’en ai souvent parlé dans ce Flotoir. Découverte en regardant un sol d’apparence confus et triste, un jour de morosité, en montagne, dans un sous-bois, une toute petite fleur dont l’objectif macro de mon appareil me révéla la perfection. Je mis longtemps à l’identifier, n’étant pas du tout experte en cet exercice !
Arnaud Claass : « la passion pour les différenciations infinitésimales » (p. 23)

Double énigme
Belle et profonde remarque : « La photographie comme échange entre deux énigmes : celle posée par la chose vue et celle posée par son image. Annulation par réciprocité. Et dans les photographies qui me passionnent, les choses semblent accepter leur représentation de toute la nécessite de leur être-là. »
Et cela aussi, note suivante (moments inspirés inspirants) : « Au quotidien, jour après jour, heure après heure, minute après minute, notre regard alterne entre naturalisme et animisme : à certains moments, les arbres apparaissent comme un processus d’échanges nutritifs, à d’autres moments ils conspirent, dialoguent ou enchantent. Dans son œuvre, il arrive à Josef Sudek, miraculeusement, de faire vivre toutes ces situations à la fois » (p. 26)
→ Sudek, récemment retrouvé dans ce Flotoir, via ce Flotoir. Ses natures mortes !
Claass : « laisser les existants, choses ou être, fulgurer ou murmure tout seuls. » ‘p. 27)
→ Le livre alterne des réflexions presque philosophiques, des recensions d’instants, des portraits de choses et de personnes, des « cadrages ». Et comme dans Le Monde, jadis, pas une image dans le livre. A moi de les faire monter du texte, ce qui est infiniment plus fécond.
Avec l’aide de beaucoup et ici d’Arnaud Claass qui se dit « ingénieur en émotions visuelles. Spécialisation : étude des percepts »
→ Tant il est vrai, j’en prends de plus en plus consciente, qu’il y a un conditionnement du regard, comme il y a un conditionnement de la pensée. Par la doxa, mais pas uniquement, par les habitudes de vie, par paresse, par répétition. Le réel donné n’est pas déchiffré à nouveaux frais, il est interprété comme du déjà-vu, catalogué et catégorisé, bien trop souvent. Il n’est que de noter comme le déplacement rend davantage réceptif, un lieu inconnu, un autre pays, surtout s’il est exotique. Reset sur le regard ! Le bug perceptif aussi parfois entraîne un reset : j’ai cru voir, mais ce n’était pas du tout ça, mais pourquoi ai-je mal « interprété » (car c’est bien de cela qu’il s’agit » ce que j’ai vu ? Ce petit bâtiment, sur le toit là-bas, que régulièrement je prends non pour un volume mais pour une surface, niant son développement en trois dimensions. Et cette difficulté à reproduire la perception erronée, une fois que je l’ai « corrigée ». Comme dans ces images (autrefois d’Epinal) où il s’agit de trouver la figure cachée.

Regard lucide aussi
J’aime bien aussi le relevé des petits travers de notre monde de com’ : « Ce communiqué de presse d’exposition en galerie fait souffler un ouragan de références plastiques, littéraires et philosophiques sur quelques bouts de fils de fer et dessins… » (p. 29)

Analogie, paréidolie
Cette remarque que j’ai envoyée à Jean-Nicolas Clamanges qui travaille beaucoup sur l’idée de paréidolie : « L’analogie (la vision de la chose X évoque une chose Y) n’est pas une ‘signification’ mais la preuve de la duplicité radicale de toute chose. » (p. 33)
Je relève ces propos de Laurent Jenni sur le travail d’écrivain du photographe Arnaud Claass : « Arnaud Claass manifeste une forme d’essayisme très libre, avec des livres où ne figure aucune image mais où la démarche d’écriture est profondément imprégnée d’une pratique d’errance, d’attention flottante et de pensée que je qualifierais d’essentiellement photographique. (…) Il y a là quelque chose qui déborde largement sa pratique du médium et dont Arnaud Claass montre par ses livres qu’il peut s’exercer sans instrument, même si ce dernier y est toujours présent in absentia, comme préoccupation et comme modèle. » (source)

Toute pensée, toute perception est superposition ?
Laurent Jenni, dans ce même article : « Rien n’illustre mieux cette stratification des niveaux de réalité que les pensées qui accompagnent Arnaud Claass lors d’une marche parisienne le long de la Seine. Le voici au coin de la rue Gît-le-Cœur qu’a précisément photographiée Atget en 1910. Et il se trouve qu’un photojournaliste brésilien, Mauricio Lima, profitant de la vacuité provoquée par le confinement en 2020, est revenu lui aussi sur les pas d’Atget en reprenant à l’identique ses cadrages sur les bords de Seine et ailleurs, non sans relever les inévitables changements de forme de la ville. Que voit donc Arnaud Claass à l’angle de la rue Gît-le-Cœur ? Une indémêlable superposition de spectacle actuel, d’images remémorées, de temps historiques… Et ce feuilletage de perception-imagination, ici délibérément provoqué, n’est qu’un exemple particulièrement révélateur de ce qui préside à toute vision. »
→ Spectacle actuel + images remémorées + temps historiques. Un détonnant et étonnant mélange de conscient et d’inconscient projeté qui teinte fortement la moindre perception.
« Comment prendre conscience de la culture visuelle à travers laquelle on voit, en jouer ou s’en débarrasser pour rouvrir la vision ? Telles sont sans doute les difficiles questions posées à tout photographe, questions d’autant plus difficiles à résoudre que cette culture prolifère et devient envahissante dans un monde d’images toujours plus prégnantes. Mais c’est aussi le problème de tous les flâneurs que Baudelaire nous a enseigné à être, qui cherchent dans leur regard sur le monde la nouveauté d’une ‘enfance retrouvée à volonté.’ ».

Montages
« Lors de mes montages je rapproche des images de telle manière que leur relation échappe à toute intention de ‘signifier’, elles tiennent des conversations que je ne comprends pas, dont je ne comprends merveilleusement pas la ‘langue’ et qui se mènent pour ainsi dire derrière mon dos ».
→ J’ai un peu la même impression en pensant aux livres que je rapproche dans mes nombreuses bibliothèques. Et je pense soudain que certains écrivains ne sont peut-être pas heureux de ne cohabiter qu’avec eux-mêmes (on sait comme souvent les écrivains n’aiment pas se relire). Rilke, Valéry, Roubaud, Bonnefoy, Antoine Emaz, Cixous, Butor, dix, quinze, vingt livres de chacun ou davantage. Et s’ils préféraient tenir conversation, où je n’aurai rien à voir, avec d’autres. Conversation qui se tiendrait derrière mon dos ?
J’ai longuement cherché ce qu’étaient ces montages d’Arnaud Claass, avant de les trouver, sous le titre collages, sur son propre site. Avec des doublons que je rapproche soudain des deux voyelles et des deux consonnes répétées de son nom.

Le camp de concentration
« Kertész assignait aussi à l’écriture l’exception de sa survie à la survie : “Le camp de concentration est imaginable exclusivement comme texte littéraire, non comme réalité. (Pas même – et peut-être surtout pas – quand on le vit). Imaginable comme réel, il mène au contraire au suicide – comme Borowski, Primo Levi et Améry, pensait-il. Lui avait pu oublier parce qu’il avait transformé le matériau brut de son expérience en œuvre grâce à sa mémoire créative. » (Clara Royer, p. 258-259)

Une âme errante
La célèbre réplique de Nadja ! « Sur le point de m’en aller, je veux lui poser une question qui résume toutes les autres, une question qu’il n’y a que moi pour poser, sans doute, mais qui, au moins une fois, a trouvé une réponse à sa hauteur : « Qui êtes-vous ? » Et elle, sans hésiter, ‘je suis l’âme errante’. » (Nadja, p. 82)