Où il est question de Muriel Pic, Ingeborg Bachmann, Georges Didi-Huberman, Patrick Quillier, Fernando Pessoa ou encore de quelques lecteurs.
Photo florence trocmé. Elle lit « Atlas, l’histoire de Pa Salt », conclusion de la série des Sept sœurs
Flotoir du 12 au 25 mai 2023
De la remanence
Je relis un entretien avec Claire Dumay (réalisé par Isabelle Lévesque). Il ouvre sur une interrogation sur le statut de ses textes, prose ou poésie. Claire Dumay : « L’accroche qui motive la mise en branle d’un texte est toujours très mince, et à la fois, elle ravive un fonds déjà constitué, entretenu et nourri depuis plusieurs années. Je suis en quelque sorte en état de rémanence perpétuelle. »
Le passé nous regarde
Bel article de Fabien Ribéry sur son indispensable site, autour d’une exposition de photos anciennes qui se tient à Rennes. Il reprend ces propos de Mathieu Pernot : « En observant ces images, écrit Mathieu Pernot questionnant le ça a été barthésien, un étrange sentiment peut alors traverser le spectateur : celui de se sentir regardé par le sujet représenté. Comme dans un jeu de miroir où tout aurait été inversé, les modèles semblent nous dévisager et nous demander qui nous sommes et ce que nous voyons en eux. Dans un silence de plomb, ces figures ancestrales nous montrent d’où nous venons. Elles nous demandent de nous souvenir de l’enfant que nous étions autant que nous projeter dans la personne âgée que nous serons. »
→ Pour avoir passé cette semaine de longs moments dans des photos de famille anciennes (génération de mes grands-parents et arrière-grands-parents), m’être interrogée longuement avec la dernière représentante de la génération de mes parents, avoir découvert des faits historiques, je comprends très bien cette double remarque du dévisagement et du silence. Le silence hurle parfois, tant on désirerait en savoir plus sur qui est là, souvent même quel nom il ou elle porte, où il ou elle est. Et bien sûr au-delà qui il est, qui elle est, notamment parce que nous procédons d’eux et que nous pouvons être porteurs de traits héréditaires nous venant d’eux. J’ai découvert ainsi le visage d’une arrière-grand-mère dont j’ai très peu entendu parler enfant, alors que l’autre arrière-grand-mère étant très souvent évoquée par ma mère.
Dialogue des morts
Et cela résonne avec ma lecture d’hier soir, le nouveau livre de Muriel Pic, Dialogue des morts sur l’amour et la jouissance : des dialogues imaginaires entre des morts célèbres, où Georges Bataille joue un grand rôle ; ils (Bataille, Dante, Michaux, Rosa Luxemburg, mais aussi Edith Piaf ou Nina Simone) sont dans le monde d’en bas, le vivant dans le monde d’en haut et espèrent tous une « remontée » dont on ne saisit pas très bien à quoi elle correspond. Eux aussi donnent le sentiment, à travers ce texte de Muriel Pic, de nous regarder, de nous écouter. Nous écouter vivre. Qu’en pensent-ils, semble se questionner Muriel Pic de notre vie, de notre drôle de monde.
Les hétéronymes
On sait que Pessoa les a beaucoup utilisés, et Ch’Vavar plus encore. Il publie un pseudo-entretien (en fait avec une hétéronyme comme interlocutrice) dans la revue Catastrophes : « Je me demandais pourquoi mes hétéronymes, en réalité, ne me font pas peur. J’ai regardé cette nuit la table des matières de Cadavre grand m’a raconté et j’ai compté quatre-vingt-cinq hétéronymes miens (car tous n’ont pas été créés par moi). Aucun d’entre eux ne me fait peur. Quand je dis le contraire, comme pour Vincent Nombreux, dans la notice que je lui ai consacrée, j’exagère.
M’inquiètent davantage quelques-uns de ceux dont j’ai été, moi, l’hétéronyme… Jules Verne, par exemple, Konrad Schmitt quelquefois et, d’une autre façon, Christophe Tarkos[.
Les trois cas en réalité sont très différents. Je passe des textes de Jules Verne à la moulinette, je les scande avec des invocations chamaniques en picard, j’appelle À la barbe de Jules Verne le résultat, et je le signe Ivar Ch’Vavar. Et je le lis dans la maison de Verne, dans une atmosphère électrique (plusieurs de mes auditeurs ont l’impression que le grand homme est présent). Pour Schmitt, je passe, c’est trop complexe, et faussé par notre trop grande proximité. Pour Tarkos, je renvoie à Travail du poème. En résumé : j’apprends la mort de Tarkos, j’écris en état de transe son Tombeau, un long poème justifié que j’efface par erreur ; je le réécris le surlendemain, et je le signe alors que je suis persuadé que je n’en suis pas l’auteur, qu’il m’a été dicté, par Tarkos lui-même, mort, ou par une source anonyme ! (je me permets cette petite plaisanterie parce que Tarkos l’aurait très certainement agréée). »
Les grandes espérances
Extrait d’un mail d’Hubert Haddad, daté de ce lundi 15 mai 2023. Et pourquoi ? Parce que cela me fait penser intensément au travail de Patrick Quillier : « Avec ‘Les Grandes Espérances’ – titre provocateur en ces temps de guerres, d’attentisme climatique, d’ultralibéralisme et de colonialisme numérique –, Apulée #8 ouvre portes et fenêtres aux souffles de toutes les résistances, aux voix toujours renouvelées de la révolte, venues d’Iran, d’Ukraine, du Maghreb, où des femmes et des hommes avides de justice et de liberté luttent au péril de leur vie contre les pires archaïsmes. C’est dans l’adversité redoutable que les mots d’espérance et de liberté s’incarnent au plus vif : quiconque s’oppose sans faillir, dans les manifestations, les prisons, les camps, au-devant des pires oppressions, peut en témoigner. Existe-t-il une ‘fonction utopique’ qui se situerait à l’avant de la conscience et des savoirs, quelque part dans l’inaccompli du désir et du rêve – le fameux Principe Espérance (Ernst Bloch) –, ou plus précisément un devenir en acte, porté par l’imaginaire des individus et des peuples en butte aux détresses de l’Histoire ? La poésie, l’art et les débats de ce nouvel opus d’Apulée configurent une insurrection à feu couvert afin que l’espérance garde plus que jamais l’âpre saveur de la vie. »
Cela me fait penser aussi au travail de Brice Bonfanti. Qui travaille au cœur de la fonction utopique.
Dans la bibliothèque de Georges Didi-Huberman
Ce paragraphe est la transcription (retravaillée !) d’une dictée vocale de notes manuscrites prises en écoutant une émission de la Fondation Pernod Ricard, « Dans la bibliothèque de Georges Didi-Huberman ». Je ne suis pas sûre que l’expérience soit très concluante, notamment en termes d’écriture. Je l’inscris ici néanmoins, à titre d’expérience et de trace :
Transcription : Je découvre grâce à Isabelle Baladine [Howald], qu’il y a pléthore de liens magnifiques sur le Net pour Georges Didi-Huberman ; il y a en particulier des vidéos de son séminaire à l’Institut national d’histoire de l’art sur les affects, grand thème du livre que je suis en train de terminer.
Je viens donc de visionner une émission très intéressante, à la Fondation Pernod Ricard, « Dans la bibliothèque de Georges Didi-Huberman ». Principe de l’entretien : une liste de 10 livres que l’auteur emporterait sur une île déserte.
La bibliothèque de Didi-Huberman compte environ 45 000 livres. C’est en fait un ensemble de bibliothèques spécialisées. Une bibliothèque qu’il range « après chaque travail, après chaque livre, après chaque crise ».
« Lire, permet de lier, de relier. »
Sa liste commence par l’Iliade et la colère d’Achille. Ensuite le Decameron. Puis les récits hassidiques de Buber et les lettres à Milena de Kafka. Avec une belle digression sur l’expression malgré tout. Dont il dit que ça fait des années qu’il tourne autour. Trotz alledem en allemand, T.A. dans les échanges avec Milena.
Livre suivant Ernst Bloch. Traces ou L’Esprit de l’utopie. Il parle des images prophétiques, y compris les images sonores comme la 9ème symphonie de Beethoven. Les images sont des préfigurations. Dans un des livres de Bloch, sans doute L’Esprit de l’utopie, il y a un chapitre sur la philosophie de la musique. Le premier mot du livre, c’est Absicht. C’est l’intention, le dessein, ce qui est en vue. Construire des choses qui disent, voilà ce que j’ai en vue.
Il y a une constellation Benjamin, Bloch, Adorno, Scholem, Arendt, Warburg. Benjamin dit qu’il faut sauver la tradition des opprimés. Le texte de Benjamin qu’il a choisi, c’est Le Conteur. J’apprends à cette occasion que Didi-Huberman a fait sa thèse sur la photographie. Il dit que le cristal même de l’historicité, de la temporalité, c’est l’image. « Une image c’est du temps cristallisé ».
À propos de Bloch, il nous dit qu’il nous apprend à transmettre une espérance tandis que Benjamin nous apprend à transmettre une expérience. Il parle de la survivance qui est le grand concept de Warburg.
Il se dit perpétuellement ressourcé par Benjamin et suggère qu’un photographe devrait savoir écrire une légende parfaite pour la photo qu’il a prise. Je trouve que c’est une excellente idée. Je vais en parler à Jean-Christophe Dichant.
Livre suivant, Michaux. « ça me transporte en permanence ». Et ajoute, « dès que ça descend, je me lis du Michaux ».
Toujours dans cette vidéo, il évoque le rôle des notes, dont il a déjà été question dans ce Flotoir, largement. Les fiches dans un feuillet A 4 coupé en 4. Depuis la fin de l’adolescence ! « Une fiche sert à casser les choses en morceaux ». Il met toujours une phrase en haut. Et puis tout d’un coup, il se trouve avec un tas de fiches et ensuite il fait comme une crapette sur une immense table qui lui donne la structure du futur texte. Bien sûr il faudra ensuite transformer cela en une sorte de morceau de musique. En se servant de l’art de conter. Autre livre, Garcia Lorca. En particulier à cause de son rapport à lui, Didi-Huberman, aux gitans. La notion de duende. C’est comme un petit fantôme. « L’art a besoin de muses la religion a l’ange, les gitans, ils ont le duende. ». C’est une valeur esthétique en quelque sorte. Et derniers livres nommés, un ou plusieurs Beckett, cap au pire. Où il y a cette expression, essayer voir, essayer dire. Le livre l’innommable, où il est écrit, je ne peux pas continuer, je vais continuer. Et enfin, pour finir encore pour dire qu’il n’y a pas de fin et que le commencement n’a pas de fin.
Horresco referens !
Horreur de voir, lors d’une de mes rares tentatives de dictée vocale, que le mot livre, alors que je relate depuis plusieurs lignes l’écoute d’une émission sur la bibliothèque de Georges Didi-Huberman est transcrit par le sigle de la livre anglaise ! 45 000 pounds, non et non ! 45 000 ouvrages dans la bibliothèque de Georges Didi-Huberman, ce qui est sans doute inconcevable pour Microsoft !!!
Dans le même ordre d’idée, à propos du texte de Benjamin choisi par Didi-Huberman, non pas le conteur mais le compteur !!! Tellement révélateur. Tellement triste.
Bleu et coq-de-roche
Banc bleu, collants coq-de-roche. A la place de la tête, un livre grand’ouvert BELLOW. Sur le banc bleu, deux sacs, un fourre-tout blanc, une grande poche molle en cuir marron. D’où est sorti Bellow (Saül), d’où est sorti Augie March. Et Von Humboldt Fleisher ? Quel don lui fait-il ? Elle est bien assise, bras droit levé qui tient le livre à hauteur de ses yeux, le gauche à grande main plié à la hauteur du ventre, soutenant la base du coude opposé. Chaussures noires tranchant sur les collants coq-de-roche, une lectrice très colorée ce qui est au fond assez rare. Un pied sur l’autre à peine croisé, toute l’expansion de la couleur, celle des jambes, celles de la robe bariolée. Les cheveux sont blonds et courts à petite frange droite sur le front. Grand cou et jolie peau. Elle plisse un peu les yeux, mais lit sans lunettes de vue ou de soleil. Plus tard le livre est passé dans la main gauche, cette grande main bien ouverte pour le tenir. Elle lit un quarto Gallimard, avec Les Aventures d’Augie March et Le Don de Humboldt de Saul Bellow. Mondes aussi bariolés que sa robe.
En transit vers Moscou
Elle a apporté son siège, un de ces fauteuils pliables, tubes et toile, qui tient dans un sac. Elle s’isole au milieu de la grande pelouse, s’installe confortablement, déguste le contenu d’une boîte en verre à couvercle bleu, puis ouvre son livre et s’y plonge. les fesses et le dos sont bien calés dans le siège. Une jambe est légèrement pliée, son pied caché sous le creux poplité de l’autre jambe. Le livre est posé sur la cuisse droite, bien ouvert, tenu par la main gauche, trois doigts à l’extérieur sur la couverture. Pantacourt en jean, petite polaire blanche et bleue Patagonia, cheveux bruns assez courts, coiffés d’un grand casque Bose (est-il à réduction de bruit, c’est vraisemblable tant tout ici suggère une forme d’isolement et de solitude ?). Elle est à mille lieues de là, au cœur du pouvoir russe, elle lit Le Mage du Kremlin de Giovanni da Empoli. Est-elle en accord avec cela : « Personnellement je suivais toutes ces élucubrations avec un certain détachement. Les vivants m’ont toujours moins intéressé que les morts. Je me sentais perdu dans le monde jusqu’au moment où j’ai découvert que je pouvais passer la plus grande partie de mon temps en leur compagnie plutôt que de m’embêter avec mes contemporains. »
Photo et légende
J’ai repris dans la vidéo « Dans la bibliothèque de Georges Didi-Huberman » dont je parle ci-dessus le passage sur photo et légende : « Il faut qu’un photographe élabore suffisamment sa pensée pour pouvoir écrire la légende de son image ». Il ajoute d’ailleurs que Benjamin pensait que les écrivains devaient apprendre à faire de la photographie. Il dit avoir pris lui très au sérieux ce conseil de Benjamin et faire beaucoup de photographies.
Pourquoi ai-je pris cette photo ? Qu’est-ce qui m’a retenue ? À quoi je m’intéresse dans cette photo ? Si je photographie un mouchoir en papier mouillé après la pluie, sur le sol de la ville, tout le monde va se demander ce que je fais… mais si j’écris sous la photo origami des villes, si je détoure soigneusement ce mouchoir en papier, il va devenir une extraordinaire étude de drapé, de pliures, de froissement, il suggérera peut-être une figure comme cet origami des villes que j’ai appelée Pietà. Je travaille aussi beaucoup mes portraits de lecteur à partir de photos et regardant les photos, et là je sais très bien pourquoi je les ai prises, je découvre toutes sortes de détails qui vont concourir à mon texte, à ma légende, à la légende du lecteur, à celle de la lecture.
Un hymne à l’amitié
Je reprends quelques-unes des notes prises en lisant le livre de Patrick Quillier.
Un chant très émouvant est dédié par Patrick Quillier à son ami Pierre-Louis Malosse. Et comme je l’aurais fait bien souvent en lisant ce Chant des chants, 1, je vais consulter des sources en ligne pour savoir qui est cet ami. « Pierre-Louis Malosse a travaillé sur la rhétorique grecque ancienne et ses prolongements jusqu’à nos jours. Il a mené des recherches sur l’histoire et la Littérature grecque de l’Antiquité tardive, et la littérature épistolaire antique. Il a aussi travaillé sur les œuvres de Libanios — auquel il a consacré sa thèse et dont il était l’un des spécialistes — et de l’empereur Julien, ainsi que de divers autres auteurs de l’Antiquité tardive ». Dans l’ode de Quillier, il est bien question de Libanios et de Julien l’Apostat, de Nonnos de Panopolis et d’autres.
Certains de ses textes sont comme de vraies poupées russes, on ouvre une poupée, on en trouve une autre et ainsi de suite. Cela confirme mon impression que c’est à la fois une épopée, mais aussi que sont dressées là de multiples stèles, édifiés des « tombeaux » au sens propre et au sens littéraire, d’êtres de tous les temps, proches de Patrick Quillier, souvent vivants, parfois disparus mais aussi personnages de l’antiquité la plus lointaine tels Gilgamesh et Enkidu qui semblent les divinités tutélaires du projet. Les chants d’amitié sont nombreux dans ce livre, ce qui le rend vivant, crédible quant à sa visée et souvent très émouvant. « Sans toi désormais je suis avec toi. / C’est avec toi que je parviens à vivre / Encore, avec toi que je vis avec / Mes morts pour viatique et pour destin. » (p. 216). Et un peu plus loin, si émouvant, cela : « Si paupières baissées j’écoute, tu / N’es pas parti : dans mon cœur tu murmures. / Plus légère qu’un vide est ta présence, / Mais tu me dis sans cesse la formule : /Rien ne peut faire que notre aventure / Commune n’ait pas été notre joie. / C’est là ta litanie talismanique / Faite pour préserver de la tristesse. (p. 216 encore). Il faudrait tout citer de ce chant particulièrement fort et important. « Dans le vertige de l’invocation, / Toute l’humanité se presse ici , / avec une cohésion deleuzienne. (…)
→ et comme le font Walter Benjamin, Aby Warburg, Georges Didi-Huberman, il s’agit aussi d’embrasser large car « toutes les ères montrent la même cohérente force ». Et de citer : magdalénienne, / Présocratique, méso-byzantine, / Wisigothe, ommeyade, grégorienne, /Borgésienne, pongienne, fellinienne, / Tarkovskienne, durrellienne, cowper- / Powysienne, charienne, xenakienne… Nous les vivants, dansons avec les morts / Le rituel de la grande harmonie. » (216 toujours)
Et je pense au séminaire de Georges Didi-Huberman et à son livre Brouillards de peines et de désirs, faits d’affects, qui mêle les mains négatives de la Grotte Chauvet et les Chroniques de Clarice Lispector.
Je note aussi que Quillier comme Didi-Huberman sont de magnifiques ouvreurs de voies. Peut-être pour moi les plus sûrs, car au travers de ce qu’ils disent de telle ou telle œuvre, je sens très bien si elle est susceptible de m’attirer, de m’aider dans mes recherches. Ou pas.
Je me demande de quel Cowper-Powys il s’agit. Sans doute de John, essentiellement, même s’il me semble qu’il parle « des » Cowper Powys. Je me souviens du bonheur procuré par la lecture des Enchantements de Glastonbury. Je lui dois mon attention à tous les vieux murs dans la campagne, couverts de végétaux et de mousses, de lichens aussi souvent.Une puissance d’observation et d’attention au plus proche, à ce qui est là. Je crois me souvenir que si je l’ai lu, c’est grâce à Jacques Roubaud, ce serait à vérifier.
Ce geste de lecture
Souvent ma lecture s’accompagne d’un geste de consultation immédiat, via toutes les prothèses que sont nos tablettes et autres smartphones. Autrefois si l’on achoppait sur quelque passage dans une lecture, si l’on voulait découvrir le sens d’un mot, creuser une histoire ou une hypothèse, il fallait dans le plus simple des cas aller vers sa bibliothèque domestique, en quête d’un dictionnaire, d’une encyclopédie, voire d’un Quid !!! (qui se souvient du Quid ?) ; mais bien souvent aussi, se rendre dans une bibliothèque et parfois faire de longues recherches qui n’aboutissaient pas toujours. Désormais, on peut élucider les allusions, sur le champ, à même la lecture.
Pessoa, le brouillard
Un chant bref, mais magnifique autour de Pessoa, dont Quillier est un des traducteurs : « Il parle du brouillard où vibrent les / Nuances, surgissements éphémères, / Présences tout juste compréhensibles / Dans l’absence résonnante de leur / Être »
Et là de nouveau, un rapprochement spontané avec Georges Didi-Huberman jusque dans le titre du livre de ce dernier, Brouillards de peines et de désirs… « Il parle du brouillard / Et l’on entend alors toutes les voix / Des mondes vivants et des mondes morts ».
→ Ce brouillard, comme un brouillard de particules, c’est le lieu de Patrick Quillier, il habite ce brouillard, détecteur d’infimes présences, du bruit de fond de l’univers, des traces fossiles.
Une arche de Noé
Je n’avais pas encore pensé à cette comparaison mais voilà qu’elle surgit en recopiant mes notes sur D’une seule vague, Chant des Chants, 1… il y a là quelque chose de l’Arche de Noé. Il y a peut-être des animaux invités à bord de l’arche, je ne sais pas, je n’en ai pas encore rencontré, mais il serait naturel qu’il y en ait et des plantes et des arbres… mais il y a des hommes et des femmes de partout, plusieurs Vietnamiens, des Africains, un Libanais, un Panaméen… autant de découvertes pour le lecteur. On pourrait dire aussi de ce livre qu’il est comme une sorte de fichier de bibliothèque utopique. Voici Claude Ber dont Quillier évoque « la voix claudicante », voici René Char, une voix importante pour l’écrivain qui a fait une thèse sur le poète.
Il y a aussi des formes à ne pas perdre, comme le pantoum, forme choisie pour un poème central, important, musical, une méditation sur la vague, métaphore qui semble présider à la construction du livre. « La vague est une vague est une vague, / Hommes, plantes, minéraux, animaux, / Arche d’alliance, indispensable bague, / en ce tout s’allient les maux et les mots ». (305)
→ ce que je trouve extraordinaire dans ce livre c’est son ouverture. Tant de poésies contemporaines me semblent étouffantes, tellement limitées dans le temps et dans l’espace, quand elles ne sont pas strictement nombriliques. A l’inverse, tant et tant de mondes sont ici convoqués, comme si rien n’était a priori exclu du champ de conscience et de travail de Patrick Quillier.
La musique, bien sûr
Et elle, la musique, si peu présente dans la poésie contemporaine, je le déplore souvent, ici elle est centrale. Quillier est musicien, il a composé… Il parle des « fontaines énigmatiques des / mélodies fondatrices du vivant. » (p. 311 et svt.). En une superbe coulée, il part des chamanes et des aèdes, invoque les troubadours, puis les trouvères, puis Janequin, puis Telemann, puis Beethoven, puis Berlioz, puis Augusta Holmès. Et Nielsen, Debussy, Stravinski, Janáček, Dutilleux, Cage, Ligeti, Klaus Huber, Stockhausen, Knud Viktor et bien sûr Xenakis. Cette énumération en dit long sur l’importance de la musique pour Quillier et la connaissance qu’il en a. Et joie pour moi de retrouver Alain Bancquart et Franck Yeznikian. « Ils sont une famille immense et belle / qui nous accueille généreusement / selon les lois d’une hospitalité / immémoriale, scellées par l’écoute / mise en commun grâce au recueillement. » (p. 322)
Et la langue aussi
Cet autre trésor, la langue, les langues. « La grande épopée des noms et des verbes » qui ne peut exister sans « la petite épopée des adjectifs, des adverbes ». (p. 325) Car « Toute épopée / engage toutes les unités de / la parole, qu’elle déploie, replie (…). Ce chant-là déploie, lui, un hymne à toutes les langues en une longue énumération (bref extrait : le basque, le breton, le cauchois, / le champenois, le catalan, le bable, / les créoles de tous les azimuts (…) plusieurs milliers de langues magnifiques, / qui ont en tout temps et tout lieu vibré / dans les gorges, les bouches, les oreilles ; (…) (p. 327). C’est que « L’épopée est la cité des mots, de tous les mots et de toutes les langues. » Évocation de langues en voie de disparition comme le dalécarlien ; « Dans combien de temps un souffle éteindra /la dernière voix portant cette langue ».
→ Et soudain c’est une souffrance, un deuil, comme de penser à l’extinction de telle plante, de tel espèce d’oiseau. « Les eaux vont engloutir tous ces atolls. / L’anglais va engloutir et le ralik et le ratak.
Alors donc, là où j’en suis, litanie vient s’ajouter à épopée et mémorial. C’est dire le souffle et l’ampleur de cette entreprise. C’est aussi un conservatoire, avec des collections d’empreintes et de fossiles. « Les grandes œuvres de l’esprit sont plus / objectives que nous. Et ce sont elles /qui nous jugent ». Elles font « le constat de notre vanité, de notre inculture, de notre bêtise » (p. 424) écrit encore Patrick Quillier dans un chant poignant et superbe, « Zbigniew Herbert au cœur de la détresse ». (p. 413). L’intérêt (on aurait envie de dire la saisie) du lecteur est relancé à chaque chant, par une pluralité immense d’expériences et d’évocations. Celle par exemple des migrants noyés en Méditerranée, d’un pompier niçois le soir de l’attentat. L’âme du lecteur se doue du don d’ubiquité pour pouvoir accueillir -c’est aussi cela la lecture, s’ouvrir à, accueillir-, tous ces vaincus, ces oubliés, ces persécutés…
Et l’on sent que Zbigniew Herbert est une sorte de guide pour Patrick Quilliez à qui soudain je mets un z car il n’est pas un infinitif mais une adresse.
De la vibration
« La vibration, c’est de l’hésitation / par excellence, entre note et note, entre / sens et son, entre sens et sens, pensée / et pensée, pôle et pôle, maître et maître. »
Formes encore
Je parlais des formes un peu plus haut, voici une sextine intitulé dans l’entrelacs des consciences, comme si ces grandes formes « classiques » (je n’ai pas encore repéré de sonnets !) portaient le cœur du projet, le chœur des choses et des voix. « Ainsi se construit, fondé en confiance /le centon mouvant de la transhumance / Où la parole épique est entrelacs / de timbres et de rythmes par delà / Les ères et les lieux, car la conscience / Met toujours du lointain dans l’être-là » (p. 458)
Gatti et Pey
Ce premier temps de l’épopée quillérienne se termine avec Armand Gatti qui est sans doute un autre modèle pour l’écrivain. Dante Armand Gatti, qui « nous porte sur le souffle même de sa parole errante ». Ce chant se décline en plusieurs « paraboles ». Et Serge Pey, qui chante les brûlés de Monségur « en chamane / perpétuel dans toutes les mémoires / vivaces des humains bouleversés ».
→ On se demande si Quillier ne fait pas partie de ces chamanes, s’adressant à nous, humains bouleversés.
Le dicible et l’indicible
C’est le beau titre choisi pour un ensemble de textes d’Ingeborg Bachmann, traduits par Michèle Cohen-Halimi et publiés par Ypsilon. Il s’agit de sortes de dialogues (je pense un peu aussi au livre de Muriel Pic, déjà évoqué, Dialogues des morts sur l’amour et la jouissance. On pourrait presque penser à des pièces radiophoniques, avec en général deux « speakers » et des inserts, qui sont des citations de l’auteur abordé. Car il y a là quatre ensemble autour de Musil, de Wittgenstein, de Simone Weil et de Proust. Selon la présentation du livre par Ypsilon « Ingeborg Bachmann réussit à créer un discours polyphonique mettant en scène cette expérience fondamentale qui est la lecture de ces œuvres ».
Ces textes ont en fait bien été rédigés pour la radio entre 1952 et 1958 et l’idée en est inspirée de Walter Benjamin. Bachmann reçut un prix pour l’ensemble de son œuvre phonographique dont l’éditrice dit qu’elle est généralement sous-estimée en France. Ce qui est sans doute le cas de toutes les productions phonographiques et radiophoniques, en France. On sait si peu sur les travaux de Tardieu, de Benjamin et donc de Bachmann, alors que ce médium fut un magnifique support de création. Ce qui n’est plus du tout le cas je le crains. Le discours qu’I. Bachmann a prononcé lors de la remise du prix est également proposé dans ce livre ainsi qu’une note biographique rédigée par elle-même. Je désire reprendre cette lecture, elle n’est pas facile, les auteurs abordés ne le sont pas, mais c’est passionnant.
Michel Deguy et la musique
Je me suis précipitée sur le livre de Michel Deguy, ut musica, ut poesis. C’est un dialogue avec Bénédicte Gorrillot. Très émouvant l’avant-propos de cette dernière qui a dû terminer le livre, seule, après la disparition de Michel Deguy en février 2022. J’ai eu un peu de mal à dégager la pensée de Deguy sur la musique, au travers des digressions qui sont son modus operandi, mais j’ai noté son amitié avec André Tubeuf et j’ai été très étonnée de son « affection immodérée pour le clavecin ».
Chateaubriand
Heureuse de voir les éditions Arfuyen consacrer un volume de la belle collection Dits et maximes à Chateaubriand. « Toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés », dit Chateaubriand se référant sans doute ici précisément à la mer. Il a vécu enfant à St Malo, un coin que je connais très bien, sa tombe est là, sur un petit ilot, le Grand Bé, au large de la ville.
Tout commence sans doute par la lecture
Belle amorce du texte de présentation de l’exposition Didi-Huberman à l’IMEC à Caen : « Tout commence sans doute par la lecture. Livre en main, soudain, une déflagration se fait dans les mots, un tilt dirait Roland Barthes – l’évidence d’une découverte ou d’une reconnaissance. Lire. Lire avec emportement, lire avec application. Qui ne l’a éprouvé ? Certains jours la lecture est lente, pénétrée, scrupuleuse ; et d’autres, elle est rapide, oblique, à l’affût – ouvrant un livre Paul Valéry se disait prêt à saisir sa proie. Lire, saisir, recueillir : un même geste, l’étymologie le souligne, legere, c’est d’abord « cueillir, réunir ». (Ouverture de Pierre Leroy et Nathalie Léger, in Georges Didi-Huberman, Tables de montage, paru à l’occasion de l’exposition à l’IMEC, à Caen – 5 mai au 22 octobre 2023)
Un entretien
Nathalie Léger interroge longuement Georges Didi-Huberman sur sa méthode de travail, j’en ai déjà un peu parlé lorsque j’ai découvert cette exposition. Sur le site figure le début de cet entretien dont je dispose désormais puisque l’IMEC a bien voulu m’envoyer le catalogue. En attendant que j’aille visiter l’exposition ! J’avais donc déjà compris et même expérimenté la fabrication des fiches à partir d’une feuille A4 coupée en morceaux… Dans la suite de l’entretien, Nathalie Léger interroge Didi-Huberman sur la forme donnée au fichier et comment il fonctionne. Car c’est une chose de faire des fiches, il y en aurait des dizaines de milliers aujourd’hui, mais encore faut-il les classer et savoir comment accéder à quoi ! À ma petite mesure, j’ai parfois ce problème avec le Flotoir, mais ici pas de fiches, un texte numérisé et la recherche par des mots-clés est assez efficace. J’ai à la fois un moteur de recherche Copernic, assez performant, pour fouiller dans l’ordinateur et la masse considérable de données et de fichiers et année de Flotoir par année de Flotoir, à l’intérieur de Word, la possibilité de travailler avec des mots-clés. Je retrouve la plupart des choses que je cherche ainsi.
G. Didi-Huberman explique comment il a éliminé les ordres alphabétiques ou chronologiques. Pour ce dernier parce ce qu’il cherche avant tout c’est à « faire se toucher, comme diagonalement, des temporalités hétérogènes » (p. 13). Il n’y a en fait, et c’est étonnant, que trois grandes rubriques « dans lesquelles [il] range tout – c’est-à-dire à la fois [ses] fiches, [ses] collections d’images et même, les livres de [sa] bibliothèque », laquelle avec ses 45 000 livres est organisée en fait par bibliothèques spécialisées. Les trois rubriques, Matières, Lieux et Corps.
De son fichier, il dit que c’est à la fois un théâtre de mémoire et un atelier de création. J’aimerais pouvoir dire cela du Flotoir !
De l’obstination
Je suis très sensible à cette remarque, venant d’un obstiné, s’adressant ici à une obstinée : « L’obstination m’apparait souvent, chez certains artistes ou auteurs que j’admire, comme une vertu philosophique, éthique et politique par excellence. » (p. 14)
Nathalie Léger et Pierre Leroy soulignaient aussi dans leur introduction que « toute méthode est une méditation, toute fabrique un exercice spirituel » (p. 9) et que cet exposition montrait comment Georges Didi-Huberman s’orientait entre affinités électives et gai savoir.
Sortir de soi
Il souligne la nécessité de sortir de soi, de son savoir préalable, de son cadre d’intelligibilité, de sa propre culture. (p. 16). Il faut, dit-il encore, « dialoguer avec de l’autre, aller lire ailleurs pour voir si j’y suis… Lire, c’est cela exactement : s’impliquer à faire une place à l’altérité. Lire c’est s’altérer en même temps que se désaltérer à une source inconnue
La citation comme un cadrage
Une remarque qui m’ouvre tout un espace de pensée : « toute citation est un cadrage pratiqué dans un texte, toute image un cadrage pratiqué dans une réalité plus vaste ». (p. 18)
Photo florence trocmé – main toute neuve d’une possible future lectrice