« Les œuvres d’art sont toujours le résultat d’un danger couru. »


Où il est question de Patrick Quillier, de Georges Didi-Huberman, de Sibelius, Luba Jurgenson, de Cézanne et de bien d’autres.


 

Flotoir du 23 avril au 12 mai 2023

Jugement et Clarice Lispector
« Cette justice qui voile mon sommeil, je la répudie, humiliée d’avoir besoin d’elle. Cependant que je dors et me sauve faussement. Nous, les feints idiots essentiels. Pour que ma maison marche, j’exige de moi comme premier devoir de faire l’idiote, de ne pas exercer ma révolte et mon amour, gardés en moi. Si je ne fais pas l’idiote, ma maison se met à trembler. Il m’a fallu oublier que sous la maison gît le terrain, le sol sur lequel pourrait se bâtir une nouvelle maison. Pendant ce temps, nous dormons et nous nous sauvons faussement.  (Revue Europe, 1003-1004, novembre-décembre 2012, p. 152). Clarice Lispector fait ici allusion à la mort d’un bandit Mineirinho, qui a été tué de 13 balles. Ce sont ces 13 balles qui la font réagir.
→ Les personnes âgées deviennent facilement intolérantes et de plus en plus incapables de se mettre dans la tête d’autrui. Elles prêtent aux autres la même structure et les mêmes valeurs qu’elles. Et à la limite à des enfants aussi. Je pense qu’il me faut sans cesse essayer de me souvenir de ce que je pensais quand j’avais 20 ans, 30 ans, 40 ans. Surtout avant de juger qui que ce soit ou quoi que ce soit. Et de bien me rendre compte que je le fais avec l’expérience d’une femme septuagénaire, d’un milieu bien particulier, dans un pays bien particulier, etc. J’ai lu le début d’une chronique de Clarice Lispector qui réagit à l’exécution par la police, lors de son arrestation, d’un grand bandit brésilien. Elle s’interroge à fond sur le malaise créé en elle par ces 13 balles qu’il a prises… au fond, c’est un peu une réflexion sur la peine de mort qu’elle mène là. Je suis assez déterminée à me procurer ses Chroniques, dont j’ai connu l’existence par Georges Didi-Huberman. Cette très brève lecture, en attrapant au hasard un numéro d’Europe me confirme que ce doit être intéressant.

Une expérience de lecture
Et dans ce même numéro de la revue Europe, je lis : « Lire ‘Clarice’ (comme disent les Brésiliens) c’est être pris par la main, s’entendre glisser à l’oreille des propos guidés par l’association libre, sensations, idées, un cocktail de raisonnement, de réflexivité, d’intuition, d’impressions, d’immédiateté, moins attaché aux faits qu’à ce qu’ils suscitent, émois et émotions que l’écriture conserve dans leur pleine fraîcheur. »
Michel Riaudel, revue Europe, novembre-décembre 2012, numéro 1003-1004, dossier Clarice Lispector

Critique
J’ai deux instances critiques en moi, l’une très lucide, l’autre très bienveillante. Il serait intéressant de faire dialoguer les deux dans les sites. 

Cézanne, Zola, Rilke
J’ouvre le petit Cézanne de Charles Juliet qui reparait en poche P.O.L., avec ajout d’un nouveau texte de Charles Juliet, Un chercheur d’absolu, dont j’extrais ces mots : « Quand on entretient un rapport faux avec les êtres, les choses et le monde, la pensée qui en résulte est obligatoirement erronée. Cézanne a compris un jour que la sensation était à l’origine de sa réflexion et de son geste, et on peut dire qu’il a eu l’obsession de voir juste, de sentir juste, de penser juste, il en a d’ailleurs parlé à plusieurs reprises. Voir juste c’est porter sur les choses un regard dénudé, un regard qui les dépouille du mot qui les désigne, un regard qui les observe, comme s’il ne les avait jamais vues. Sentir juste, c’est accueillir passivement la réalité, l’accueillir sans a priori, c’est la laisser pénétrer son intimité et y imprimer sa marque. Penser juste, c’est développer une réflexion qui soit dans le droit fil de la sensation éprouvée. C’est aussi, après avoir capté l’émotion qui en est née, chercher les moyens qui sauront la convertir en lui donnant formes et couleurs. (Charles Juliet, Cézanne, P.O.L. #formatpoche, p. 21)
→ J’ai été très frappée par le récit que fait Charles Juliet de la réception par Cézanne du livre L’œuvre de Zola, qui fut un grand ami de jeunesse, avant que les deux hommes s’éloignent l’un de l’autre. Zola n’a pas compris Cézanne et dans L’œuvre, il peint un peintre impuissant et voué à l’échec et il est clair, même s’il brouille les pistes, qu’il s’est inspiré de son ami. Juliet dit que Zola a toujours cherché le succès social alors que Cézanne « aspirait à cette sorte de réussite qui se poursuit dans la solitude et le tête-à-tête avec soi-même. Une réussite qui recule au fur et à mesure qu’on avance. Une réussite impossible à atteindre. » (p. 21)
→ et bien sûr, ce n’est pas par hasard qu’a soudain surgi dans ma conscience le nom de Rilke, qui eut été un ami sans doute beaucoup plus compréhensif pour la démarche de Cézanne ! Rilke qui a écrit à sa femme Clara Westhoff des lettres magnifiques, entre juin et novembre 1907, à propos de Cézanne. « Dès le matin, j’avais lu ce que tu m’écris de ton automne ; toutes les couleurs que tu avais glissées dans ta lettre se sont transformées en moi pour remplir ma conscience, jusqu’au bord, de force rayonnante. Pendant qu’ici, hier, j’admirais un automne translucide, tu marchais dans cet automne de notre pays qui est peint sur bois roux comme celui-ci l’est sur soie. L’un et l’autre nous atteignent, tant est profonde notre assise en toute métamorphose, à nous les plus changeantes des créatures, qui errons avec le goût de tout comprendre et qui avons fait de l’immense (tout en ne pouvant l’embrasser) la tâche de notre cœur, afin qu’il ne nous détruise pas. » Rilke qui ajoute un peu plus loin : « Les œuvres d’art sont toujours le résultat d’un danger couru, d’une expérience conduite jusqu’au bout, jusqu’où personne ne peut aller plus loin. »

Jean-Pascal Dubost et Henri Droguet
Superbe amorce d’une « lettre à Henri Droguet » que je publie à l’instant dans Poesibao, qui me touche d’autant plus que je reviens de Bretagne : « C’est jour où il hallebarde sur Brocéliande et vente bigrement et un dimanche après-midi que j’entame cette missive à toi destinée à propos des deux livres que tu as publiés en 2020 et 2021 et que j’ai lus tout à l’heure mais à retardement au regard de ton actualité littéraire ; nonobstant ce, il n’est plus à prouver que les bons livres, et surtout de poésie, n’ont que chaloir de cette actualité ; la poésie défuit les honneurs de l’actualité, qui la défuient mêmement ; faut-il le regretter ? Qu’il vente, grêle, gèle, elle va encontre tout. Voici donc la lettre d’un sylvestre à un maritime, de Brocéliande vers Saint-Malo, de l’Argoat vers l’Armor. »

Enfance
Je note que dans les livres et dans les émissions biographique, ce que je préfère c’est tout ce qui a trait aux premières années, enfance et apprentissage. Quand j’écoute les « Grands entretiens » avec des musiciens sur France Musique ou des « A voie nue », sur France Culture. Typiquement, hier soir, écoutant le deuxième épisode du « A voie nue » consacré récemment à Philippe Descola je constate que je suis beaucoup plus fascinée par ce qu’il raconte de son enfance, de ses lectures d’enfant, notamment, que par sa première expérience de terrain chez les Achuar, en Amazonie !

Conjonctions
Très frappée par une triple conjonction : Morizot, Didi-Huberman, Descola. Avec un étonnant glissement de lecture de Georges Didi-Huberman à Baptiste Morizot, autour du même terme « autre » au point que je ne savais plus dans quel livre j’étais. Impression renforcée par le fait que je lis l’un comme l’autre sur liseuse, ce qui brouille un peu les pistes.

Brouillards
Superbe séquence dans le livre de Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, sur le « nocturne » : « Ce qu’on a appelé ‘l’âge d’or du nocturne’ fut avant tout celui du clair-obscur, procédé dramatique de l’apparition et du surgissement bien plus que de la fusion de toute chose dans les ténèbres environnantes. Et cependant les artistes visuels ont su, bien avant et sans doute mieux que les philosophes de la discrimination conceptuelle, appréhender le style particulier de ces phénomènes atmosphériques, si intenses émotionnellement, que sont le brouillard ou la nuit. Cela pourrait aller des subtils sfumati bleutés chez Léonard de Vinci – qu’accompagnait, dans le Traité de la peinture, une véritable phénoménologie visuelle de l’ambiance, de la lumière, du coloris comme des relations imbriquées entre le proche et le lointain – jusqu’à l’admirable séquence de brume dans Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (fig. 53). Séquence d’immersion dans un espace sans limites précises, mais aussi d’imminence temporelle tendue, tel un intervalle ‘vide’, une syncope rythmique, entre la tristesse d’un deuil (l’arrêt de toute chose) et l’énergie d’une révolte à venir (la remise en mouvement du monde). (p. 407)

Michaux
Heureuse du bel hommage rendu à Michaux par Didi-Huberman, Michaux si important et dont on parle trop peu à mon avis : « Pour que se forme une atmosphère il faut, en réalité, que tout remue : et le sujet, et les objets qui l’environnent ou qu’il affronte. Dans le grand rythme qui les embrasse alors, ils vont tous, se déplaçant voire se jetant les uns vers les autres, se contaminer, se fondre littéralement les uns dans les autres. De ce processus – dont on voit qu’il est lui-même, indistinctement, jectif et mersif –, Henri Michaux aura été, sans doute, le plus grand expérimentateur poétique. » (p. 417)
Didi-Huberman qui pose cette formidable et assez bouleversante question : « Comment marchons-nous dans nos nuits d’affects ? » (p. 420) et il précise, un peu plus loin : « Nos nuits affectives sont souvent indistinctes et mersives, comme envahies par une nappe de Même. Mais elles seront toujours inquiétées par les mouvements de l’Autre, de l’ailleurs ou du différent que nos gestes, alors, accompagnent ou rejettent de façon jective. Dans l’espace affectif, l’être-là se fait être-ailleurs. » (p. 423

Une lecture dont on peut mourir
Deux notes relevées dans le livre de Luba Jurgenson, Sortir de chez soi : « Une lecture véritable, une lecture sensible est donc celle dont on peut mourir », dit-elle après avoir écrit quelques mots sur la jeune écrivain Nadia Roucheva morte à l’âge de 17 ans. Et elle enchaîne sur André Chénier « Lire à mort : André Chénier, disait-on, lut Sophocle jusqu’au pied de l’échafaud, puis, appelé à y monter, remit son livre dans sa poche après avoir corné la page. » (p. 10/11°

Galaté au bois
Je relis pour publication dans Poesibao une belle note de Marc Blanchet sur Le Galaté au bois d’Andrea Zanzotto, traduit par Philippe di Meo et je note cela : « Le Galaté au Bois relève d’une sorte de mastication du temps dans un lieu choisi, qui se veut comme « aucunlieu » (à moins qu’il ne s’agisse du poète comme lieu…) ‘Pour que croisse l’obscur / pour que soit juste l’obscur / pour que, un à un, des arbres / et des ramifications et des feuillaisons d’obscur / il vienne plus d’obscur — / pour que de nous tout vienne mettre bas dans l’ombre’ ». Qui me fait penser à ma pratique répétitive en photo, la même photo, du même endroit ou presque, chaque fois que je vais sur un de mes « spots » breton, la même et jamais la même, mastication du temps dans ce lieu choisi.

Un lieu, un spot
J’ajoute ces mots, importants : il s’agit « de partager une langue qui me semble l’objet d’une déraison acquise, écrit encore Marc Blanchet, d’un lâcher-prise où l’inconscient (dont des paroles apparues en rêve) n’est jamais absent, mais qui est également vécue comme une investigation dans un ‘bois historique’, ancré dans une mémoire passée, marqué par l’histoire des guerres, la poésie, et sujet aujourd’hui d’une possible éradication (comme si on rasait la forêt de Dante). »
→ Et comme souvent, lisant, toute une mise en branle des mondes intérieurs, un fourmillement d’échos, de réminiscences, d’associations. Voire de questions. Je m’interroge sur cette notion de lieu, que j’appelle parfois spot, en référence à trois endroits bien précis, en Bretagne, que je vais visiter chaque fois que je suis là-bas. Je pense au début si impressionnant du livre de Maylis de Kerangal, où j’avais découvert la notion de « spot » dans le domaine du surf, cet endroit bien particulier où se forment des vagues propices au surf. Je pense à mon ami Jean-Pascal Dubost me parlant de sa désolation devant certains endroits de la forêt de Brocéliande où tous les arbres ont été abattus. Et j’écoute cette partita de Bach par Murray Perahia dont chaque note semble venir s’associer à chacun des mots que j’écris là, à chacune des sensations provoquées par ma lecture, qui est aussi une écoute.

D’où ça vient
Je suis sensible à cette belle intuition d’Antoine Bertot à propos du livre d’Alexis Pelletier, d’Où ça vient et cette note m’aide dans ma réflexion sur la poésie : « En somme, d’où ça vient confronte deux mouvements et ne cesse de demander comment l’un existe avec l’autre, contre l’autre, malgré l’autre : celui de la destruction évidente du ‘commun d’être’, en plein jour, sans faille ni discussion ; celui du poème, attentif à chaque son, fragile, humble, qui prend source moins dans la ‘conscience’ que dans l’émotion, qui n’impose pas son ‘pouvoir’, mais laisse entendre sa ‘puissance’. Ici se situe une réserve sans fin de sens, d’abord inaudible, nocturne, construite patiemment, discrètement. »

Insensibles au vivant
J’ouvre ce livre dont j’ai souvent entendu parler et que je n’ai pas encore lu, Manières d’être vivant de Baptiste Morizot. Et me voilà tout de suite sur zone, comme j’aime à dire avec cette remarque sur l’attention : « La disponibilité et la sensibilité au vivant, ces arts de l’attention à part entière, sont volontiers reléguées à des problématiques bourgeoises, esthétiques, ou conservatrices, par ceux qui militent pour d’autres mondes possibles. Ils sont en fait puissamment politiques. Ces arts de l’attention sont politiques, car l’essence discrète et préinstitutionnelle du politique se joue dans les déplacements des seuils qui commandent ce qui mérite l’attention. » (p. 26)
L’auteur avait posé cette question quelques pages auparavant : « Combien de fois n’avons-nous rien vu de ce qui se tramait de vivant dans un lieu ? (…) C’est un enjeu majeur que de réapprendre, comme société, à voir que le monde est peuplé d’entités autrement prodigieuses que ne le sont les collections de voitures et les galeries des musées. Et de reconnaître qu’elles exigent une transformation de nos manières de vivre et d’habiter en commun. (p. 15)

 

Crise de la sensibilité
Je suis très sensible ( !) aussi à l’évocation, par Baptiste Morizot, d’une crise de la sensibilité, qui peut être liée au demeurant à notre intense pratique du virtuel sous toutes ses formes : « Par “crise de la sensibilité”, j’entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les relations entre humains, entre collectifs, entre institutions, avec les objets techniques ou avec les œuvres d’art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre. » (p. 17-18)
→ et curieusement, lisant toutes ces remarques, en arrière-plan, très présentes, la pratique et la question de la pratique de la photographie. Le il n’y a rien à voir (dans la rue, dans le jardin, sur la promenade au bord de la mer) tant souvent invoqué et cette sorte d’outil sensible que devient alors l’appareil de photo, quand on a envie de prendre des photos, quand on cherche ses sujets. Je prends un exemple très concret : oui cette plage je l’ai déjà photographiée des dizaines de fois. Mais aujourd’hui, je vois ce dessin d’algue ou les festons étonnants formés par l’eau dans le sable. Et sans parler bien sûr du sujet essentiel, la lumière. Différente non seulement de jour en jour, mais parfois de minute en minute, voire de seconde en seconde. « qu’il y a bien quelque chose à voir et des significations riches à traduire dans les milieux vivants qui nous entourent. Il suffit néanmoins de faire ce pas-là et tout le paysage se recompose. » (p. 20)

Capacité de discrimination
Baptiste Morizot pense que notre capacité de discrimination des formes du vivant a été massivement redirigée vers le manufacturé. Il y aurait comme une extinction de l’expérience.
→ Gravissime constat, car c’est l’expérience qui nous forme et qui nous fonde. Si toutes nos expériences sont virtuelles (et de plus souvent induites, voire manipulées dans leur production comme dans leur analyse si tant est qu’analyse il y ait), comment nous éduquer, apprendre le monde et apprendre qu’il y a surtout de l’autre et très peu de même. « Dès qu’on retraduit les vivants en êtres et non plus en choses, alors le cosmopolitisme multispécifique devient submergeant, presque irrespirable, écrasant pour l’esprit – on est entrés en minorité. Cure de bon aloi pour les modernes, qui ont pris la mauvaise habitude de transformer tous leurs ‘autres’ en minorités. » (p. 20)

Les effets délétères du dualisme
« Les dualismes prétendent chaque fois cartographier la totalité des possibles, alors qu’ils ne sont jamais que l’avers et le revers d’une même pièce, dont le dehors est occulté, nié, interdit à la pensée elle-même. Ce que cela exige de nous est assez vertigineux. Le dehors de chaque terme d’un dualisme, ce n’est jamais son terme opposé, c’est le dehors du dualisme lui-même. Sortir du Civilisé, ce n’est pas se jeter dans le Sauvage, pas plus que sortir du Progrès implique de céder à l’Effondrement : c’est sortir de l’opposition entre les deux. Faire effraction du monde pensé comme leur règne binaire et sans partage. » (p. 23)
→ deux éléments importants ici il me semble : sortir du blanc et noir, du binaire sans distinction et sans partage (le mot est important), penser en effet l’un comme l’avers de l’autre ; et retrouver le sens à la fois de la nuance et de l’infinie complexité de toute forme, de toute chose, de toute vie, de toute expérience.

Le mot autre
Je l’évoquais plus haut, à propos de ce glissement de lecture de Didi-Huberman vers Morizot, la question du « Autre ». À propos des animaux, Morizot écrit : « Ils ne sont pas supérieurs à l’humain en authenticité ou inférieurs en élévation : ils incarnent avant tout d’autres manières d’être vivant. C’est le “autre” qui est essentiel. Il dit toute une logique tranquille de la différence sur fond d’ascendance commune. C’est d’une révolution grammaticale discrète qu’il s’agit. Celle qui voit l’adjonction d’un petit mot fleurir dans toutes ces phrases quotidiennes : “l’humain et les animaux”, “la différence avec l’animal”, “ce qu’un animal ne possède pas”… Le petit mot, c’est “autre”. “Les différences entre l’humain et les autres animaux” ; “ce que cet autre animal ne possède pas” ; “ce que l’humain a de commun avec les autres animaux.” Imaginez toutes les phrases possibles et ajoutez-y autre. Un tout petit adjectif, si élégant dans son travail de reconfiguration cartographique du monde : il redessine à lui seul à la fois une logique de différence et une commune appartenance. »
→ et là je pense aussi à Philippe Descola et à ce coin sérieux qu’il enfonce entre nature et culture, à ses quatre ontologies qui sont autant de manières de vivre le rapport au monde et à tout l’autre du monde.

Luba Jurgenson, sortir de chez soi
Dit-elle au fond autre chose, Luba Jurgenson, quand elle titre son livre Sortir de chez soi, elle qui a expérimenté dans sa chair la question de l’autre, puisque partagée entre deux cultures, la culture russe, celle de sa naissance, de son enfance, de sa langue maternelle et la culture française ? « Écrire n’a de sens que pour faire vivre ensemble des choses qui dans la vie ne se rencontrent jamais ou seulement de loin, comme les planètes qui entrent, pour un moment, en conjonction. » (p. 17)
→ et que fait d’autre, le Flotoir, sinon rapprocher des choses qui n’ont pas vocation à se rencontrer, pas de possibilités de se rencontrer. Rapprocher, un beau mot.
Plus loin dans le cours du livre, Luba Jurgenson module sa formule : « Traduire, c’est faire vivre ensemble des choses qui dans la vie ne se rencontrent que de loin (…) L’anachronisme, la concordance des temps séparés, la promenade à travers les époques : petite immortalité du pauvre (du traducteur) » p. 59

La veste à poches
Elle me fascine (ou je la désire !) décidément la veste aux poches multiples. Je me souviens m’être beaucoup amusée du récit de Noëlle Herrenschmidt décrivant la veste aux multiple poches qu’elle utilisait quand elle allait peindre sur le terrain, c’est-à-dire souvent au tribunal : la place de chaque chose, le flacon d’eau, la gomme, les crayons, les aquarelles, etc. Ici c’est Luba Jurgenson qui écrit quelque chose qui ne nouveau me fait penser à ma pratique photographique : « J’ai des vestes avec cent poches : une pour chaque œil. C’est l’habit d’Argus. Je marche dans la ville et je jette des yeux à droite et à gauche, devant et derrière » (p. 77)

Des comptines
J’évoquais récemment dans un autre contexte l’effroi provoqué sur moi, enfant, par le mot home d’enfant. Home que je n’avais jamais vu écrit, seulement entendu et qui me faisait l’effet d’une immense bouche qui allait m’avaler (ce qui fut un peu le cas au demeurant !). Luba Jurgenson : « Ces mots incompréhensibles de l’enfance, ces comptines, virelangues, ces ‘tire sur la chevillette et la bobinette cherra’ où grouille le sens à venir. Quand on apprend une langue, tout est d’abord incompréhensible, tout est comptine, tout est forêt obscure – mi ritrovai per una selva oscura…Écrire  dans cette langue, c’est se promener dans les bois de l’incompréhensible. » (p. 89)

Mûrissement d’un texte
« Un texte peut mûrir pendant des décennies en attendant son urgence – sa condition pour naître. L’urgence n’est perceptible qu’après coup. toutes les histoires de la littérature sont en ce sens anachroniques. » (p. 89)

Bonheurs du jour ou flacon de sels, comme on voudra
Réaliser à quel point il est important de les collecter – ce matin dégustation d’une belle note de lecture sur le Pléiade d’Yves Bonnefoy, qui est un sel, à n’en pas douter – puis ces mots de Jean-Claude Caër soigneusement dactylographiés pour l’anthologie de Poesibao en écoutant Murray Perahia dans des Romances sans paroles de Mendelssohn, Songs without words, dans un disque dont j’ai retrouvé la présence et la découverte dans un Flotoir de 2005 :  « La vie, la vie merveilleuse coule au loin là-bas dans la vallée. » (Un vers, quelques mots parfois, simplement, autant de sels pour réanimer l’âme endormie ou asthénique !) – le frisson merveilleux chaque fois qu’entre Schubert, ici après Mendelssohn, tout autre chose pour moi « Auf dem Wasser zu singen » – penser à Georges Didi Huberman qui donne les mots allemands des essais qu’il commente dans son si beau Brouillards de peines et de désirs… – avoir l’oreille tirée par le disque, une des Romances sans paroles et une fois de plus constater que la pièce est en fa # mineur, c’en est presque stupéfiant ! (La Gondole Vénitienne, op. 30/6) – constater qu’un mail un peu déplaisant avait coloré l’espace intérieur et que la musique a effacé cette impression peu favorable ! –

Ces infimes mouvements
Es-tu assez sensible à tous ces infimes remuements intérieurs qui se produisent lorsque tu lis et qui parfois finissent par créer une tonalité particulière ; ou qui font basculer l’humeur ?

Où sont
« Où sont les oiseaux de mon enfance ?
Les merles, les grives, les roitelets, les rouges-gorges, les mésanges à tête noire ?
Les vergers en fleurs, les rivières, les ponts de pierre,
Les eaux ombrageuses sous les nuages ? »
écrit Jean Claude Caër dans le poème Sur la voie abrupte qui donne son nom à son dernier livre, paru au Bruit du temps.
→ S’ils ne sont plus, matériellement, ils sont si fortement évoqués par le poème que je les vois surgir dans le for intérieur, comme ce petit oiseau à gorge jaune qui, me dit-on, était posé ce matin sur le bord de la fenêtre de la cuisine. Car s’ils sont désertés les campagnes, en ville ils sont davantage présents.

A propos de Jean-Paul Bota
J’aime beaucoup ces mots de Michaël Bishop explorant Lieux de Jean-Paul Bota : « Domine une intense intimité, un sentiment de réelle affinité qui ne produit nul exotisme, rien non plus d’ésotérique ou de ‘textuel’, mais plutôt un/e geste qui honore le pur déluge du possible de l’esprit et de l’œil, cette cascadante energeia de ce qui est dans un lieu choisi et l’acte qu’on lui offre par voie de quelques mots chaleureusement instinctuels. »

César Franck
Cela peut paraître étrange compte tenu de l’image que l’on se fait de César Franck mais il a une capacité de m’émouvoir considérable. Dans sa Sonate pour violon et piano, ce petit thème qui m’est presque « Vinteuil », mais aussi dans ce magnifique Prélude, choral et fugue M. 21 que j’écoute dans la version de Murray Perahia. Ou encore dans son Quintette en fa mineur. Si je devais donner une image personnelle de la fameuse petite phrase de Vinteuil, je crois que ce sont certains passages de Franck que je choisirais.

Un choc poétique
Découvrir une œuvre, recevoir un véritable choc de lecture, cela fait assez longtemps que cela ne s’est plus produit et voilà qu’est arrivé vendredi soir D’une seule vague, Chants des chants, 1 de Patrick Quillier que je connaissais surtout comme traducteur et notamment de Pessoa. Mais pas comme poète. Or il propose un livre magnifique et brûlant, que je qualifierai d’épopée-mémorial, avant d’entrer plus avant dans le détail.

Une force stupéfiante
Ce qui me frappe d’emblée, c’est l’énergie qui se dégage de ce texte et au-delà, de ce que je pressens de l’entreprise. Qui est pour moi comme surgie de nulle part. Car si je connaissais le nom de Patrick Quillier, si j’ai souvent croisé sa silhouette et son petit chapeau au Marché de la poésie, je ne lui ai jamais vraiment parlé et je ne savais pas qu’il était aussi écrivain et musicien.

Lecture sur Quillier
Alors selon ma méthode, ma curiosité en éveil sur de très nombreux points en raison de la lecture des 160 premières pages du livre, je cherche. Et trouve tout de suite un texte important, qui s’appelle « Dispositions et dispositifs acroamatiques ».
Incipit : « Les formations qu’on reçoit et qu’on se donne trouvent des dispositions plus ou moins bien vouées à leur fournir des chances de développement durable et profond. Ces dispositions préalables, leur première tâche est d’en faire, dans tous les cas et du mieux possible, des dispositions plus assurées, plus conscientes d’elles-mêmes, plus concertées. C’est à ces deux sens (d’abord : reliefs du paysage émotionnel et mental ; ensuite : relevés de ces reliefs),qu’on entendra le premier mot de ce livre : avoir des dispositions, prendre ses dispositions.
Pour que les formations qu’on reçoit et qu’on se donne aillent le plus loin possible sur cette voie, encore faut-il aussi se conformer à une autre acception du même terme, en sachant se mettre à la disposition de leurs enseignements. Autrement dit : en se rendant disponible, émotionnellement, mentalement, et de tout son corps pourrait-on dire, aux rencontres de tous ordres occasionnées par le jeu des dispositions qui s’accomplit dans et par ces formations.
C’est ainsi que peuvent se tracer les lignes de fuite, dans une opération toujours recommencée. »
Précision : « est acroamatique ce qui relève d’une attention auditive de tous les instants, dans tous les domaines, de toutes les manières. »
Je suis bien sur zone, comme j’aime à la dire ! Écoute, attention, formation personnelle…
Quillier remarque au seuil de son essai autobiographique que les dispositions auditives ont sans doute été déterminantes chez lui : « C’est d’elles que se sont peu à peu élaborés des dispositifs particuliers, tout d’abord dans le domaine des langues d’une part, dans celui de la musique de l’autre. »

 

Années d’apprentissage
La question des langues donc très vite, sur fond d’occitan encore entendu semble-t-il de la bouche d’une aïeule, mais avec latin et grec (redire leur importance ici, redire l’importance du latin pour soi, et le regret jamais éteint de n’avoir pas étudié le grec) : « Si l’Anglais, notamment avec ses diphtongues émouvantes, entraîna bien des perplexités, c’est le Latin et surtout le Grec, puisque leurs prononciations n’étaient que des hypothèses (ce qui ne manquait pas d’être éminemment énigmatique), qui produisirent à l’adolescence les plus fortes stimulations. Latin ecclésiastique (à l’italienne) ou Latin dit restitué (sonnant trop français pour être honnête), Grec qu’un professeur incitait à articuler en marquant les accents d’une manière à la fois tonique et mélodique, ce qui suffisait à en faire, malgré une production de phonèmes décalquant le Français, un idiome étrange et ludique, se révélant vite apte à s’accorder aux frémissements homériques, aux émois de Sappho, aux pérégrinations de Xénophon ou aux sarcasmes de Lucien, ces deux langues dites mortes ne cessaient de ressusciter selon des avatars toujours nouveaux à l’occasion de tel ou tel exercice de grammaire, de thème ou de version. Peu ou prou la question de la traduction s’est donc aussi posée par les oreilles : qu’il était difficile de traduire en prose les vers d’Horace ou de Wordsworth ! Et l’institution scolaire qui, manifestement, ne demandait que de « rendre le sens » !
Et puis très vite la musique, avec des cours de piano, de solfège mais aussi d’harmonie, de contrepoint et d’analyse (et de cela il sera question dans la lecture du livre D’une seule vague, avec notamment un des chants dédiés au Kulervo de Sibelius, livre où l’on a trouvé avec amusement l’évocation de la « tierce picarde », qui est un peu une signature de qui s’y connait (juste un peu dans mon cas, beaucoup plus dans celui de Patrick Quillier !)
Et Quillier d’établir un beau parallèle entre la traduction et la composition musicale.

De la musique, à l’aube d’une vie
« En effet, les questions qui venaient se formuler à partir de cette écoute réfléchie et dirigée, de façon désordonnée, tous azimuts, étaient les suivantes, même si à l’époque elles n’étaient sans doute pas toujours formulées de façon aussi nette que dans les phrases que voici : comment recevons-nous la musique ? quelle est la part des bruits qu’une musique peut accueillir ? comment rendre compte, dans une composition musicale, des bruits divers qui forment les paysages sonores où nous nous situons ? comment la musique peut-elle contribuer à nous faire ressentir le monde et notre corps ? comment traiter les voix, qu’elles soient solistes ou chorales ? comment la musique peut-elle changer le monde ? »

Ce que nous apprend la musique
« Les compositeurs alternaient dans une oreille d’autant plus séduite qu’elle apprenait toujours à travers eux bien des choses nouvelles et déterminantes. Jazz et blues étaient fréquents, occasionnant des lectures sur les dimensions socio-historiques de ces musiques, des réflexions sur les noces qui unissent si souvent musique et révolte. L’audition à la radio de la Sinfonia de Berio, lors de sa création, opéra comme une sorte de dissolution du moi dans la réverbération sonore de tout un univers ‘intérieur’ obtenue par l’entrelacement vertigineux des textes et de la musique. Ainsi donc, cela se confirmait, la personne importait peu, comme importe peu aujourd’hui qu’il se soit agi là d’une biographie particulière : seuls comptaient alors les reliefs et les configurations obtenus par les dispositions et les dispositifs sonores, au contact de quoi l’individu devenait tout relatif ; seule compte maintenant l’expérience de l’acroamatique, avec les enseignements qu’elle peut dispenser. »
Un peu plus loin : « c’est l’univers entier qui devenait audible, tandis que l’homme se glissait dans le cosmos comme un faisceau de vibrations n’ayant pas d’importance en lui-même, seulement dans les relations dont il devenait ainsi le témoin »
→ Ces textes il faudrait les calquer avec ses usages à soi, et prendre en compte cette idée que je n’ai jamais eue par rapport à la musique que c’est l’univers entier qui devient audible dans toutes les formes de musique.

De l’œil et de l’oreille
Je continue ma lecture, éblouie elle aussi de ce texte d’autobiographie intellectuelle de Patrick Quillier, avec cette question un peu naïve : comment fréquentant ce milieu poétique avec assiduité depuis 20 ans au moins, ai-je pu passer à côté d’une personnalité avec qui je partage tant d’affinités ?
« Ce n’est pas le regard en lui-même qui constitue un motif de révolte, bien au contraire. Ce serait une mauvaise querelle que d’instruire le procès du regard lui-même. Pas d’iconoclastie en acroamatique. Mais pas d’iconolâtrie non plus. L’oreille, par l’accueil indéfectible qu’elle offre à tous les sons, elle qui ne se ferme jamais, elle qui reçoit ses vibrations de toutes parts, modélise un usage continu, collectif et démocratique de tous les sens. C’est certainement là une des leçons, toujours interrogées et ré-interrogées, que l’on a essayé depuis longtemps de délivrer : en matière d’usage des sens, comme dans les pratiques de la musique et de la poésie, les solutions de continuité sont rarement (et peut-être jamais) autre chose que des effets d’abstraction, un peu comme si les coupures épistémologiques, par ailleurs démontrables sur tant de plans, envahissaient et faisaient se lézarder, avec notre consentement ou grâce à notre complicité, nos rapports au corps, à la sensibilité, à l’art. »

Les dispositifs comparatistes
La formule m’impressionne car je pense qu’elle me concerne très étroitement et bien sûr c’est quelque chose que je n’ai jamais formulé : « instauration d’un contrepoint de lectures, lointaine ébauche, sans le savoir, des dispositifs comparatistes dont on entend ici faire la défense et l’illustration. »

Les lectures de poésie
« Parcourir des œuvres poétiques diverses et si différentes les unes des autres, mais entendues selon le crible d’une écoute qui sans doute, on l’espérait, s’affinait et s’affinerait de plus en plus. C’est ainsi que s’entrelaçaient les poèmes de Pierre Reverdy, qui semblait être une sorte de Webern de la poésie moderne ; d’Antonin Artaud, avec qui l’on faisait l’apprentissage de l’imprécation et de la glossolalie ; de Michel Leiris, dans le vertige enjoué des jeux de mots ; d’Henri Michaux, qui venait chuchoter ou crier dans une oreille émerveillée les facéties profondes de sa faconde ; d’Audiberti, qui initiait comme un indestructible aîné à la force du langage, aux barbares bafouillis d’une obscure clarté, à la ‘vive guitare’ des mots ; de Pierre-Jean Jouve, où se célébraient les noces de la poésie, de la musique et du sexe ; d’Yves Bonnefoy, chez qui ces noces étaient ponctuées par de troublantes méditations philosophiques ; de Jean Tardieu, qui réussissait à rendre satisfait devant le sacre et le massacre du langage opérés par ses rituels quasi musicaux ; de Jules Supervielle, de qui on apprenait tout un art subtil de dissonances ; ou de Robert Desnos, le virtuose dont les volutes volubiles développaient des manières de mélismes de mots… D’autres encore, tels que Novalis, dans la fulgurance de ses hymnes et de ses cantiques ; Lorca, par l’âpreté et la douceur mêlées de ses rythmes et de ses images ; T. S. Eliot, en constructeur de paysages sonores à l’infini… Et puis tous les poètes recueillis par Pierre Seghers dans les deux tomes de son Livre d’or de la poésie française contemporaine. »

La polyphonie
Cela pour moi, la polyphoniste et aussi parce que je pense que c’est au cœur du projet du livre D’une seule vague, Chants des chants, 1 : « Cette polyphonie entretenue de jour en jour trouva un ou deux ans plus tard une nouvelle forme avec l’œuvre d’Edmond Jabès. En effet, ce qui frappa d’abord, c’est que cette œuvre s’était construite elle-même comme une polyphonie, en se faisant le récepteur d’une pléthore de paroles sages et folles aux énonciateurs toujours nouveaux. »

Une leçon
J’ai eu un peu de mal à comprendre tout le développement sur la lecture de Jabès par Derrida qui manifestement trouble beaucoup le jeune Quillier et le recours à Hannah Arendt, mais je note cela : « incitation à toujours relier les activités de l’intellect au corps vivant qui les occasionnait ainsi qu’aux configurations historiques où ce corps vivant se situait »
→ Ce qui me semble essentiel. Il n’y a pas de solution de continuité, la science nous l’apprend de plus en plus entre le corps, ses perceptions et la « pensée » et nous sommes tous immergés dans notre contexte historique et géographique qui nous marquent d’une manière extrêmement profonde.

On ne lit pas, on écoute
assène Quillier en tête d’un nouveau chapitre. Ce que je fais et sais depuis si longtemps, mais que je me suis peut-être empêchée de faire autant que je le devrais, trop soucieuse du « sens ». Je me souviens de mes échanges à ce sujet avec Boris Wolowiec ou Philippe Jaffeux.
Quillier le découvre en écoutant, un jour, Meschonnic lire à la radio : ‘c’était comme la rencontre par écoute intérieure d’une petite prophétie de fraternité promise, et c’était comme la découverte de la version neuve d’un autre proverbe : ‘Dis-moi comment tu écoutes et je te dirai..’ Décidément non, on ne lit pas, on écoute, on donne audience : tel était l’enseignement que dispensait ce poème qu’une voix adéquate au timbre riche et chaleureux, la voix du poète lui-même, Henri Meschonnic, modulait tranquillement et sans effet déplacé dans une oreille à l’arrêt. »

Une épopée
C’est bien le style de l’épopée qu’adopte Patrick Quillier pour son grand projet, une collection infinie, aussi longue que sa vie le permettra, de Chants de chants. Mais au mot épopée, il me semble pertinent d’associer celui de memorial, sans accent, car au sens de l’ONG russe aujourd’hui interdite. L’épopée donne voix, fait mémoire de tous ceux qui ont souffert en particulier des guerres et des persécutions. Cela ouvre (hélas !) d’immenses possibilités et défilent sous les yeux des lecteurs des dizaines de personnages, aussi bien tous ceux, nommés un par un, qui sont morts au Bataclan qu’une longue litanie de femmes qui partout se sont élevées contre la tyrannie masculine, qu’un magnifique chant autour de Kullervo de Sibelius que je suis en train d’écouter dans la version de Paavo Berglund.
« Et pourtant il faudrait prêter l’oreille
A bien des pensées sachant murmurer
au for intérieur de l’entendement,
chaleureuses pensées
                                    et notamment
à la méditation patiente et lente
d’Edmund Burke à propos de la passion
qui meut l’incommensurable sublime,
épopée. »
Il s’agit de faire entendre la « voix épique » qui accueille le vaste et l’infime.
Le livre se divise en chants, ponctués par des interludes, en une construction au fond musicale, l’autre grande disposition et compétence de Patrick Quillier.
Et c’est bien cette voie qu’emprunte le poète-musicien-traducteur qui procède par coulées qui embarquent le lecteur à bord, sur cette grande vague du titre. Il mêle tout, cela rebondit sans cesse, on passe d’Ossian à Jacques Darras, de Gilgamesh et Enkidu au poète anglais Sassoon. C’est une immense geste « d’un vers multipliant les variations / aux figures de sa danse à dix pas ». Et en effet, ce qui domine c’est un décasyllabe.
On peut citer au début du chant deuxième les thèmes suivants, successifs : Perceval, le Dighenis Akritas qui est un poème épique byzantin, Roland sur le rocher de Roncevaux, le poème d’Agrippa d’Aubigné, Hilarion & Morvan, les deux esclaves de l’île de la Réunion « voulant reprendre leur vie confisquée »…

On pleure, on pleure
Très forte litanie. Un petit bloc justifié à droite, on pleure à namur, on pleure à ovar mourmansk sébastopol, en italique, puis bloc justifié à gauche en romain : On pleure au nord, au sud, à l’est, à l’ouest / le long de tous les méridiens, le long / de tous les parallèles, le long de / tous les murs de cimetiières, tous les / murs de lamentations, profond murmure / de peine et de révolte universelle ».
Et c’est à ce profond murmure que semble se vouer, corps et âme, le poète dans ces épopées qui se lisent chacune comme un tableau vivant, amenant parfois à faire des recherches parallèles. Car « Non, je ne chanterai jamais la guerre / dira désormais le poète épique, / ‘je chanterai contre la guerre et contre / les fauteurs de guerre, je chanterai / contre les hurlements, contre les cris / de haine, et de fureur nationaliste (…) (p. 91). Les petits blocs de droite sont ensuite dédiés chacun à des villes d’un pays donné. Par exemple pour le Portugal, cher à l’auteur : « on pleure à faro, on pleure à tomar / bragance braza guarda nazare / évora sintra figuiera da foz ».
→ Partout la très grande importance des noms propres, de personnes ou de lieux. Comme autant de petits mémoriaux. Les disparus n’ayant plus qu’un nom, n’étant plus souvent qu’un nom. L’épopée comme une arche funéraire, comme un conservatoire d’âmes. Autres chants dédiés à un poète hongrois assassiné par les nazis, Radnoti Miklos, à Benjamin Fondane, aux morts du Bataclan dont le poème donne la liste complète des noms.
Dimension musicale et litanique des poèmes : « La vie ne parle pas, elle chantonne / elle écoute et attend / saga du monde. » (p. 141)
« Et ne dites pas au poète épique / qu’il est partiel, partial et partisan. D’abord, il reconnaît dans toute face / humaine qui le regarde une sœur / ou un frère, du prochain, du semblable / une fragilité bouleversante, / et toute face supprimée dans la / violence le tord d’un amour sacré. » (p. 110). Mais il est semblable à Sisyphe, dit-il encore : « il fait tout ce qu’il peut pour accueillir / dans son poème tueries et martyres / de tous les temps de tous les espaces, / mais son catalogue aura beau s’étendre / à’ l’infini, jamais il ne pourra / évoquer un à un tous les massacres / au son de la marche funèbre immense / qui retentit aux quatre coins de l’arche / où les vivants sont tous des rescapés, / des réfugiés réclamant droit d’asile. »
Avec ce terrible constat que l’épopée est toujours en retard sur les pogroms, massacres, génocides, tueries.

La mer des pleurs universels
Superbe image que cette mer des pleurs universels, dont il faut bien craindre que le niveau ne cesse de s’élever, mangeant le peu d’humanité de l’humanité. Référence antique mais toujours d’actualité, à Enkidu, l’ami de Gilgamesh (l’épopée de Gilgamesh est très présente dans ce livre) : « Gilgamesh est une larme qui se / fond dans la mer de pleurs universels ».  (p. 122)

Sibelius, Kullervo
Superbe chant dédié au Kullervo de Sibelius, l’histoire d’un héros ancien maudit de l’épopée nordique du Kalevala : « Et Sibelius, allant puiser, aux modes / de l’Antiquité et du Moyen Age / le pastoralisme mixolydien, / de nous donner à entendre les lieux / d’un paysage où tout protagoniste / humain a disparu, ou bien plutôt / s’est fondu dans le flux et le reflux / de la saga du monde même. (p. 140)
« Nous sommes là loin du langage qui / prétend donner des ordres à la vie./ La vie ne parle pas, elle chantonne, / elle écoute et attend, saga du monde ».

Nazim Hikmet
et une des ces conjonctions magnifiques que nous réserve la vie de lecteur, revoici Nazim Hikmet. Pourquoi revoici ? Eh bien parce qu’aujourd’hui j’ai appris par Alain Lance et avec inquiétude un gros souci de santé vécu par Jean-Baptiste Para. Or Alain me dit que Jean-Baptiste a tout de suite compris ce qui lui arrivait pour avoir lu une description très précise de crise cardiaque chez Nazim Hikmet et que cela lui a peut-être sauvé la vie, car il a appelé très vite le SAMU. Jean-Baptiste Para qui me dit qu’il a pu recommencer à lire. Comme d’autres diraient à s’alimenter tout seul ou à marcher.

De la musique
Très forte présence de la musique dans l’épopée de Patrick Quillier, dans ses propos. Qui nous parle des « évanescentes pensées qui hantent / la conscience dès lors qu’elle est touchée / par les mains subtiles de la musique. »
→ et je ne dirai pas le contraire alors que je viens de « retrouver » Sibelius plus écouté depuis un moment, avec ce Kullervo que je ne connaissais pas.

La voix et le silence
Toujours dans les « hasards » des textes trouvés dans une navigation qui ne se fait pas au fil de l’eau mais au fil des ondes virtuelles (électromagnétiques, avait-je écrit, mais suis moins que sûre de la nature des ondes qui transportent le « web » jusqu’à mon écran…), l’incipit d’un texte de Patrick Quillier, encore, sur la voix et le silence. Une citation de Boris Gamaleya en exergue :
« La voix de l’autre éteint le vacarme du monde.
    Elle donne le la comme un silence…
Incipit de l’article, donc : « Daniel Charles, dans Le temps de la voix, (Jean-Pierre Delarge, 1978) multiplie les formulations visant à attirer l’attention du lecteur vers la plus fine écoute possible. On peut ici méditer sur celle-ci : ‘On ne rendra compte de la voix qu’en se situant au niveau qui est le sien, et qui ne se laisse aucunement réduire à la simple réception/manipulation d’événements acoustiques ‘neutres’ et isolés, parce qu’elle engage des plages sonores véritables, orientées, ‘écologiquement’ agencées et disposées.’ Au creux même de toute voix, c’est le silence qui est le garant fidèle de l’inscription de cette voix dans un espace-temps à la fois acoustique (espace des vibrations se propageant dans l’air) et acousmatique (espace des vibrations se propageant dans le for intérieur), fond sur lequel toute voix s’élève et auquel peu ou prou elle s’entrelace, ce pour quoi elle n’est jamais décomposable (ou alors c’est au prix d’un reste abondant, nombreux et substantiel) selon les règles habiles des systèmes linguistiques discrets. Ce qui s’opère là en toute voix, c’est le retentissement de ce qui affecte le corps humain lui-même, lequel, nous dit Daniel Charles, ‘apparaît traversé, parcouru et innervé par les voix ‘du’ multivers, par les flux incessants, à la fois vivants et machiniques, de tout le contexte/processus qu’est le monde’ »3
→ Ne sommes-nous pas nombreux à savoir que nous « entendons » parfois plus de choses de l’autre et de son état intérieur (au téléphone en particulier) par l’intermédiaire de sa voix, que par son dire ou son attitude ? Les intonations sont de redoutables indices, traîtresses, traces, marques…Ce qui est plus surprenant, c’est que la nature de l’écoute aussi passe par le filtre téléphonique. Je me souviens très bien d’une amie aujourd’hui disparue qui me disait qu’elle sentait très bien quand je « branchais mon écoute », autrement dit quand je devenais totalement présente à notre dialogue.

 

Hugo Gutiérrez Vega
Cet article de Patrick Quillier porte sur la poésie du Mexicain Hugo Gutiérrez Vega et c’est une des choses que j’aime dans le livre évoqué plus haut, une immense ouverture sur des territoires qui me sont pour la plupart inconnus avec en particulier des poètes de tous les pays, Afrique, Vietnam, Portugal, etc.
Voici ce qu’écrit Patrick Quillier de Hugo Gutiérrez Vega qu’il faudra découvrir (pour Poesibao)
« Hugo Gutiérrez Vega aura inlassablement été à l’épreuve du silence, c’est-à-dire à l’école acousmatique du monde. Nous nous contenterons ici de quelques gloses sur certains de ses poèmes qui rendent tout particulièrement compte de cette expérience, gloses que nous tisserons en contrepoint avec d’autres réflexions se référant à d’autres expériences similaires. Il sera question tout d’abord de l’épreuve du silence à même le paysage sonore, puis au creux du corps, dans l’usage du langage, enfin dans l’initiation spirituelle. La conclusion sera aussi brève que possible, comme une aposiopèse théorique qui laisserait ouverte la réflexion. »
Et il cite à nouveau Daniel Charles : « Daniel Charles le dit bien : la voix ‘est la façon dont l’alternance de nos humeurs glisse tout au long d’un monde dont nous ne sommes jamais les maîtres.’ Et d’ajouter, en remotivant à sa façon le jeu étymologique Stimme/Stimmung (auquel certains systèmes philosophiques sont insensibles) : la voix interdit ‘la clôture du langage sur lui-même et sa fermeture en tant que simple ‘instrument’, justiciable d’une analyse strictement et exclusivement linguistique. Elle est ‘la’ voix même de l’Être : en tant que Grund-stimmung, elle est ‘à l’écoute’ de l’Être. Elle est l’Être tel qu’il ‘se dispose’ pour et en vue de l’homme : musicalement.’ S’il y a de la musique au fond de tout poème, c’est sans doute pour cela : tout poème plonge dans l’immense et profonde étendue du silence, qui baigne toute chose.

Ce square parisien
qui est presque plus un parc qu’un square avec ses plus de deux hectares, ce jardin près duquel je vis depuis quarante ans, sans l’avoir jamais vraiment fréquenté, même du temps où mes enfants étaient petits. Que nous découvrons depuis deux ou trois ans et qui est en passe de devenir un de mes spots, un peu comme mes trois lieux bretons. Spot au sens surf, de lieu privilégié, où la vague est porteuse. Dans ce jardin, je fais beaucoup de photos, des végétaux (il est merveilleusement entretenu, de lecteurs lisant (ils sont nombreux) et de petits enfants jouant.
Alors je suis très touchée quand je lis dans une note de Bruno Fern à propos d’Aria de Mathieu Nuss, ces mots de Mathieu Nuss : « d’un lieu stoïque polir la rondeur de micro-hasards vies à toute heure reçues-perçues ». Et Bruno Fern de préciser : « Un tel polissage s’effectue grâce à une écriture qui s’attache aux phénomènes les plus divers, appartenant aussi bien à la sphère humaine qu’aux éléments naturels via flore, faune, météorologie, géologie, etc., avec le « souci encore du détail », un simple gobelet pouvant être à l’origine du poème. »

Les fiches de Georges Didi-Huberman
J’ai écrit il y a peu (mars 2023) dans ce Flotoir que je rêvais de voir les fiches de Georges Didi-Huberman, un peu comme j’avais vu, fascinée, celles de Roland Barthes. Or, dans ce temps-là même où j’évoquais ce rêve, se préparait, sans que je le sache bien sûr,  une exposition à l’IMEC, intitulé Tables de montage, et qui tourne notamment autour des fiches de Georges Didi-Huberman. Inutile de dire qu’elle recevra ma visite (c’est à Caen, sur le chemin de ma Bretagne !).
Je lis cela sur le site de l’IMEC : « Pour la première fois, Georges Didi-Huberman ouvre ses archives et expose son atelier : un immense fichier de travail, commencé dès 1971, composé de plus de 148 000 fiches, et qui recueille le plus précieux de ce qu’il a lu, vu, aimé. Pas de pensée sans stock, pas de recherche sans outil, pas d’invention sans ordre. Lecteur dévorateur, regardeur insatiable, Georges Didi-Huberman trace, pour Tables de montage, une ligne de coupe dans cet immense fichier. 4 000 fiches choisies : l’atlas miniature de sa recherche entre disparates, affinités électives et gai savoir.
Le fichier se fabrique, mais surtout il se construit. On le voit à travers le travail de Henri Herré, qui filme chaque année depuis 2013, durant quelques jours, Georges Didi-Huberman à sa table, au milieu de ses livres et de ses fiches. À chaque fiche, c’est l’espace d’une pensée qui s’ouvre, qui prend forme à l’instant où la fiche est inscrite dans un ensemble. La pensée circule, associe, bifurque.
Éloge de la méthode. Chorégraphie de la pensée.

La première fiche
Début d’un entretien de Georges Didi-Huberman avec Nathalie Léger : « Je n’ai pas le souvenir de la ‘première fiche’. Pas plus que de mon ‘premier texte’, par exemple. En essayant, sur ton invitation, d’y repenser, je dirai que c’était probablement lié à une lecture plus qu’à l’annotation d’une idée. Mais en aucun cas ce n’était un hasard, ni même une imitation : la découverte des fichiers de Roland Barthes — que tu auras toi-même, avec Marianne Alphant, exposés au Centre Pompidou — ou d’Aby Warburg, cette découverte a été beaucoup plus tardive. J’ai commencé de faire des fiches, je crois, au moment où, entrant à l’université, soit en 1971, je devais lire divers auteurs, les uns obligatoires (Descartes, Malebranche, Condillac…), les autres pour la joie du présent de l’époque (Derrida, Deleuze, Foucault, Lacan…). Aucune intention de ‘faire fichier’, d’ailleurs : lorsque tu commences une pratique, tu ne sais pas encore quel dispositif va, plus tard, la recueillir et la systématiser.

Disperser pour mieux penser
Georges Didi-Huberman raconte avoir pris des notes plus que substantielles, recopiant d’immenses passages (ça me rappelle quelque chose et les débuts du Flotoir dans les années 2000, où je constate que j’ai beaucoup, beaucoup trop cité, bien trop longuement) à la lecture d’un livre de Freud et d’un livre de Michel Foucault. Puis d’avoir fait ce constat : « En lisant L’Interprétation des rêves de Freud et L’Archéologie du savoir de Foucault, je me suis surpris à recopier de très, très longs passages qui étaient si beaux que je n’arrivais pas à les interrompre, tout simplement. À la fin cela donnait un autre livre manuscrit, un gros tas de feuilles A4 (ou plutôt, à l’époque, de format 21 × 27 cm). Il est clair que la pratique des fiches a commencé par la prise de conscience qu’il fallait disperser cette masse textuelle pour pouvoir la repenser et, donc, la disposer d’une façon autre, plus exploratoire, plus personnelle ou plus heuristique. La re-disposer pour mieux en disposer. D’où la décision technique, presque évidente, de diviser le support d’écriture lui-même en transformant une seule page en quatre fiches (légères, de grammage 80, et non lourdes, par exemple de carton ou de bristol). Mais aussi en divisant la même feuille par deux dans le sens de la longueur, pliant cette demi-page pour obtenir quelque chose comme une fiche d’un degré supérieur, déjà un ‘fichier’ pourrait-on dire (au sens où on l’entend aujourd’hui avec les ordinateurs). Le fichier — la boîte de fiches — n’a été, ensuite, que l’écrin de cette production de fiches : une boîte (au début, je crois, une boîte à chaussures). Mais une boîte pensée, petit à petit, comme un dispositif d’orientation et de navigation heuristique.
J’adore ! J’ai toutes les précisions techniques que je rêvais d’avoir, j’aime tant cette précision du chercheur qui rappelle que dans les années 70, eh bien oui, on était encore dans le 21 x 27 cm !). Et puis ce côté presque origami de la confection des fiches, avec du papier et pas des fiches toutes faites, plus encombrantes et plus lourdes. Je n’ai jamais fait de fiches, j’ai ouvert ce Flotoir et ma recherche n’a bien entendu rien à voir avec celle de Didi-Huberman, elle est plus étroite et personnelle, n’a rien d’un travail aussi savant et admirablement savant que le sien. Et dans le Flotoir très tôt, j’ai fonctionné avec un système de courts paragraphes qui peuvent s’apparenter à des fiches. Et pour un travail en cours, je travaille par fragments, qui sont aussi des sortes de fiches, que j’assemble sur ordinateur (qui n’existait pas non plus quand Georges Didi-Huberman a entrepris ses études, en 1971).
Je suis d’ailleurs passée à l’acte à l’instant, j’ai attrapé dans l’imprimante une feuille 21 x 29,7 cm, je l’ai pliée en deux dans le sens de la hauteur, puis de nouveau en deux, pour me rendre bien compte matériellement de ce que cela représentait. Il faut souvent passer par le concret des choses ! Deux constats : disponibilité parfaite de ce support, besoin d’aucun outil et en particulier pas du dangereux cutter pour fabriquer les fiches, et en effet possibilité de différentes utilisations du papier ainsi découpé. Pour étoffer la fiche. Formidable !

Un formidable dispositif
Georges Didi-Huberman, sur le site de l’IMEC :» Pour résumer, je dirais que le premier travail est lent, modeste, obsessionnel : c’est la confection et l’accumulation des fiches dans la confrontation ou le dialogue avec certains textes ou certaines images. Le deuxième est rapide, exaltant, joyeux, fait de trouvailles : c’est le remontage des fiches, comme une réussite aux cartes, sur une vaste table où la mise en page des fiches permet d’en visualiser synoptiquement un grand nombre et d’y voir surgir des constellations inattendues. Le troisième travail doit être rythmique ou musical : c’est l’écriture comme telle, l’écriture à la main sur la feuille entière et blanche.
Dès qu’il y a eu une boîte, il y a eu d’autres boîtes et d’autres boîtes encore.
Le fichier est un outil d’orientation mémorative, une prothèse technique pour la pensée qui permet d’oublier beaucoup de choses encombrantes, voire paralysantes. Mais il faut savoir en finir avec l’activité obsessionnelle et l’amour de la répétition, pour s’ouvrir plus radicalement à l’avènement des différences, à la danse du gai savoir. »
→ là aussi enseignement fécond pour moi dans cette dernière phrase. Je suis restée bloquée si longtemps avec mes fragments dans mon projet en cours autour de Lire, bloquée dans l’activité obsessionnelle de la collecte et l’amour de la répétition. Je peux espérer être désormais dans quelque chose de plus libre, avec sa part de jeu et d’aléatoire et sa recherche quasi musicale dans le montage des dits fragments.