Aguet et reposée


Où il est question de Luba Jurgenson, de Jean-Pascal Dubost, de Georges Didi-Huberman, de Pierre Rottenberg, d’utopie et de symbiose.




photo Florence Trocmé

Je me délecte
Ce matin je me délecte de la superbe note de lecture qu’Isabelle Baladine Howald écrit à propos de deux livres de Luba Jurgenson : « Luba Jurgenson traduit beaucoup en marchant, en écoutant les sons de la ville, en regardant jardins et grilles, en acceptant de « perdre » un mot pour que le vers prenne son sens en français : « perdre n’est que l’autre face de créer », je pense que tous les traducteurs seraient d’accord mais comme ce doit être difficile de s’y résoudre… De même « je dois tordre le poème , je ne peux pas le réussir tout droit ». Elle se laisse elle-même distendre, métamorphoser, elle devient parfois presque une chose comme Rilke (souvent cité) entendait les choses : « quand je suis sur un pont, j’ai peur qu’il m’entende ». Réciprocité de la vibration, correspondances, échos, éponge : « il y a des choses de la vie que je n’aurais jamais vécues si je ne les avais pas écrites ». Je pense soudain à Sebald chez lequel distinguer le vrai de l’imaginaire est si difficile, et si merveilleux. Un monde flottant et réciproque mais jamais parallèle. »

Des noms
En Russie, en Ukraine, dans tous ces pays, les villes ont des noms qui ont mué, au moins trois voire quatre fois : « Lvov, Lwow, Lviv, Lemberg ». (Isabelle Baladine Howald, à propos de Luba Jurgenson, encore)

Flacon de sels
lire d’une seule traite et adorer le livre d’un ami – ces jours où tout semble se coordonner, se répondre – aimer entendre Georges Didi-Huberman dire si souvent à propos d’un livre, d’une idée, d’une œuvre d’art : « c’est magnifique » – écouter Jean-Paul Avice lire un poème d’Yves Bonnefoy, « Hopkins Forest », ouvrir le si beau volume de la Pléiade récemment paru, trouver vite le poème, le lire en écoutant le document audio et penser à mon tour non pas à une forêt mais à une sorte de bois, là-bas aussi, et à un chemin descendant parmi les cèdres blancs, le White Cedar swamp trail au Cape Cod – goûter tout ce jeu d’échos, d’entrelacs entre la lecture et le for intérieur, tout ce qui se déploie comme autant de petits pop-ups sur la page lorsque l’on lit et ensuite transplanter tout cela dans mon projet autour du Lire –

Utopie, dystopie
Je ne dois en aucun cas me détourner de mon rêve utopique, là depuis toujours, ni le nier. Je dois rester dans l’utopie constitutive, ne pas verser dans la très répandue dystopie.

Musique
Dans la musique, le rapport au temps n’est pas que celui de l’écoulement, tempus fugit. Chaque instant de l’œuvre est porteur de tout l’antérieur (propre et général) et de son futur (le si bien nommé développement). C’est ce que le vrai interprète met en œuvre, comme l’a notamment montré Celibidache.

Parémie
Comme bien souvent j’apprends des contributeurs de Poesibao. Dans une note sur Cécile A. Holdban, Pierre Gondran dit Remoux parle de la parémie et il écrit cela qui me retient considérablement (et je pense aussi à Laurent Albarracin) : « Des spécialistes de la parémiologie que j’ai tenté de lire, je retiens le paradoxe suivant : ils ont bien du mal à s’accorder sur une définition consensuelle de ce qui fait maxime ou proverbe, alors que tout un chacun en reconnaît instantanément la tournure en l’entendant. Telle est la puissante ‘perception de la proverbialité’ — elle joue pleinement ici. En découle pour partie le pouvoir évocateur de ces poèmes, car la parémie tend à convoquer chez le lecteur des ‘prototypes’ : on croit y lire le ‘vrai nom’ (terme du linguiste Marc Dominicy). Mieux, au sein de la structure figée de la sentence, enchâssé dans cet étai neutre où les mots connecteurs s’effacent, le nom de la chose vibre en toute liberté. On osera parler de ‘proverbes vifs’ » !
A à propos de Laurent Albarracin, dont l’évocation en moi fut spontanée, je réalise soudain en préparant la note pour publication dans Poesibao que ce livre de Cécile A. Holdban est publié dans sa maison d’édition !!!

Joël Cornuault
Préparant la mise en ligne d’une belle note de lecture de Mathieu Jung sur un livre de Joël Cornuault, je me rends sur le site de l’éditeur, Le Temps qu’il fait et découvre ces deux extraits qui me comblent. Je ne sais de quel livre ils sont extraits mais je les serre ici :
« Écrire à la première personne pour tenter de mettre en relief une sensibilité et quelques idées qui n’auraient pas sinon trouvé leur forme. Mais pour peu qu’elles aient pouvoir de rejoindre organiquement sensibilité et idées communes, et seulement cela. Dans le monde de la consommation, la ‘libération’ des désirs et des singularités aboutit à diviser les êtres et à accroître leur solitude dans la mise en scène de leur cas particulier, ciblé au plus près par les psychologues de la publicité. Pseudo-individualité, dirons-nous après Adorno.
Il semble en aller de même dans le monde de la ‘création’. Le Sujet y est généralement conçu dans une solitude supérieure, un narcissisme d’artiste qui, indifférent à ce qui n’est pas son moi, empêche de se poser la question du Sujet dans une ‘substantialité sociale’, selon l’expression de Robert Misrahi. Chacun approfondissant ses projets, chaque personnalité devenue de plus en plus impérieuse avec le temps, affinant ses demandes, et acquérant les moyens de les exprimer, semble oublier en chemin qu’elle a besoin bonnement de camaraderie et d’amitié. De conscience partagée. Que l’individu s’épanouisse, qu’il ‘s’éclate’, comme on disait si bien, à moins qu’il n’éclate tout simplement, est possible. Il rend la vie sociale, un monde de Sujets vivant ensemble, bien sûr plus difficile. »
*
« Le pessimisme crépusculaire, anti-amoureux, que déversent à longueur de propos de nombreuses étoiles de l’édition et de la culture est le moins critique qui soit ; plus ce pessimisme, au contraire, se donne libre cours, s’officialise, plus il se transforme en dégoût de l’avenir et en hostilité à la vie, incapable de tendre vers quelque chose; quelque chose d’un autre ordre, dont le but le plus élevé serait le même que celui d’une œuvre d’art, c’est-à-dire une ‘manifestation absolue de potentiel’, pour reprendre l’expression de Schiller. »
Je retrouve à cette occasion le beau site Le Lorgnon Mélancolique avec de belles remarques sur Cornuault : « Joël Cornuault, on le sait, est un dromomane pedibus jambis, un arpenteur de territoires féru de géographie, prélevant de-ci de-là tout ce qui rend possible les ‘excursions magiques, les échappées de l’imaginaire et du rêve. Ce libraire-éditeur est aussi un grand lecteur, un grand ‘rêveur de textes’ pour qui ‘le mot n’est pas un signe, le matériau pour des constructions logiques : il est un vécu ; un rêve vécu.’ D’où cette question décisive : lequel précède l’autre : la lecture ou le rêve ? Réponse de l’écrivain : ‘Une journée de Thoreau commençait par une marche énergique à travers bois. Beaucoup pratiquent l’inverse, attendant d’être lassés de lire pour aller se dégourdir les jambes. Un jardin derrière la maison, d’où l’on entre et sort, est un endroit bien fait pour entrecroiser pendant plusieurs heures la lecture et le rêve, exercer leur réversibilité. “Il y a un Extérieur à l’Intérieur et un Intérieur à l’Extérieur”, dit Blake.’ »
Patrick Corneau qui cite encore cela : « Contre la mondialisation des formes, des matières et de la vue, la particularité des recoins.
Les matins, les lumières, les nuages
les cailloux et les ruisseaux
la minute présente.
Construire, tailler, brûler, balayer, flemmarder, critiquer, aimer dans les replis,
ne pas s’économiser… »
Et me voici avec un bon petit vademecum Cornuault dans ce Flotoir.

Or justement,
Or justement, m’étant lancée dans une révision, suivie d’une relecture de mes Flotoirs (23ème année en cours – sur la liseuse, le word est plus que lisible, à bon entendeur salut pour documents personnels !), je me désole en parcourant l’année 2001. Autant l’année 2000, la toute première, dominée par Paul Valéry, est vraiment intéressante (pour moi en tous cas, encore aujourd’hui, pas du tout vieillie 20 ans après), autant l’année 2001 est ennuyeuse. Pourquoi ? Parce qu’alors j’ai essayé de me caser dans différents sites de critiques littéraires et musicales (ce fut un désastre) et que j’ai écrit des dizaines et des dizaines de notes, pas toujours sur des sujets passionnants (on m’avait confié la rubrique Art de vivre ! et en musique, tous les rogatons et en littérature, tous les bouquins de collaborateurs soi-disants plus capés que moi, dont les livres étaient souvent fort mauvais, mais qu’il fallait remercier de leurs contributions bénévoles, comme les miennes au demeurant). Et j’ai éprouvé le besoin de « coller » ces notes dans ce Flotoir 2001, qui me disais-je était le lieu où elles seraient le plus en sécurité ? Cela dit, cela m’a amusée de relire certaines choses, de repenser à certains livres de voyage… mais pour un lecteur autre que moi, je pense que cela n’a aucun intérêt. Heureusement, fin 2001 le Flotoir semble prendre une tournure plus personnelle, les citations de 10 pages d’articles du Monde cessent.
Constituant mon petit vademecum Cornuault, car au fond le Flotoir est aussi à usage personnel, je pensais à cette auto-critique. Si je cite, citer bref, leçon aussi que me donne Didi-Huberman auquel je vais revenir. Cela pousse à extraire la quintessence du propos et surtout à rendre la citation plus mémorisable et plus percutante. Il faut juste veiller à ne pas dénaturer le propos.

Une constellation de problèmes
J’aime bien cheminer pendant plusieurs jours, parfois plusieurs semaines dans un même texte et je dois dire que pour cela la liseuse est épatante. Alors retour à Didi-Huberman. J’ai continué l’exploration du catalogue, et cela a encore renforcé ma fascination pour sa méthode de travail. Cela dit, j’ai pensé aussi qu’il fallait beaucoup de place et une forme de sédentarité pour pouvoir travailler ainsi, à partir de 145 000 fiches même s’il dit avoir choisi de découper des feuilles A4, pour fabriquer des fiches plus légères que celles en bristol. Et à partir de cette fabuleuse bibliothèque, cet ensemble de bibliothèques spécialisées qu’il a rassemblées autour de lui. Et j’ai pensé à un de ses écrivains fétiches, Walter Benjamin, me demandant comment lui travaillait. Je me souviens avoir visité une très émouvante exposition au musée d’art et d’histoire du judaïsme, il y a de cela bien longtemps. Mais Benjamin a été pour beaucoup un errant, passant de Berlin à Paris, notamment je crois. Comment a-t-il réussi à compiler cette extraordinaire somme des Passages ?
A propos d’Aby Warburg, intéressant propos de Didi-Huberman : « Il y a là toute un constellation de problèmes et non pas une simple collection d’objets ou de références historique » (catalogue de l’exposition IMEC, p. 19)

L’état émotif
Grande reconnaissance aussi à Georges Didi-Huberman qui rappelle que pour Freud « l’état émotif, comme tel est toujours justifié ». J’aurais aimé entendre cela dans mon adolescence, époque où mes violents états émotifs étaient le plus souvent déniés ou au mieux relativisés..

Alors à la reposée, comme le cerf
Je me suis bien sûr précipitée sur le livre de Jean-Pascal Dubost, La Reposée du solitaire et ce livre m’a fait un bien fou. Et surcroît de bonheur, il a été apprécié par un proche qui est peu lecteur et encore moins de poésie, mais qui connaît Jean-Pascal et qui a aussi été très touché par ce livre. Avec toujours cette langue extraordinaire qui puise à tous les registres et à toutes les sources, avec un penchant pour le français ancien, Jean-Pascal Dubost parle ici de sa manière d’écrire, de ses rituels d’écriture, qui sont en lien très profond avec le lieu qu’il habite, en léger surplomb au-dessus de la forêt de Brocéliande. Il se lève avant le jour, s’installe à son bureau, fenêtre grande ouverte quand c’est possible et il se livre à ses travaux d’écriture, dont celle de son memento, dans cette pulsion si profonde d’écrire qui l’habite. Travail aussi sur les projets de livre en cours, écoute des bruits de la forêt, c’est aussi une sorte de livre des passages, mais ceux-là sont d’animaux sauvages, dont Jean-Pascal Dubost se dit plus proche que des animaux domestiques. Un livre en profonde cohérence avec ce qu’il est dans la vie, la manière dont il habite le monde, à l’écart de son agitation et de sa folie de consommation. Se repliant autant que possible dans sa reposée (en fait le terme a été trouvé par lui chez Giono et désigne l’endroit de la forêt où le cerf se retire, surtout après avoir été traqué).
Je vais ici retraverser ma lecture, comme j’aime aussi le faire après coup, grâce à ma méthode, relevés de pages et petits signes dans le livre. J’ajoute cependant que Jean-Pascal Dubost ne vit pas en dehors du monde complètement, qu’il sait fort bien se servir d’un ordinateur et je lui emprunte à mon tour l’expression « après navigation » pour dire qu’il est allé vérifier, découvrir, compléter quelque chose sur internet. Étant une grande navigante, pour les mêmes raisons, je tenterai d’en faire bon usage !

Aguets
Il y a une forme d’aguet chez Jean-Pascal Dubost, la forêt comme un monde qui lui parle du monde. Aguet qui appelle l’écriture, qui a besoin de l’écriture, pour s’affûter sans doute, pour se créer. L’état d’aguet n’est pas naturel, la photographe que je suis le sais. À un moment donné, quelque chose s’enclenche qui fait que l’on entre en état d’aguets, un état de perception bien particulier. Attentif notamment à l’infra, au subliminal, au détail, à l’infime. Pour y accéder, il faut franchir le mur du son mais… dans la lenteur, aller au-delà des apparences clinquantes et tonitruantes faites pour nous séduire. « Je dors très mal parce que je suis terriblement vivant ; dans la hâte de vivre l’écriture » – « Il se peut aussi que je sois aux plus grands des aguets du monde. »

Ne jamais cesser d’écrire
« Ne jamais cesser d’écrire, même pour ne rien dire, même sur rien, j’ai chaque matin ça en tête quand je me lève, et c’est en cela que mon Memento, tenu quotidiennement, tient formidablement sa fonction, il force le rien pour m’amener à mes écritures matinales. »(p. 14)
→ C’est exactement mon expérience, pas tant celle du Flotoir qui parfois s’encalmine que celle d’un nouveau document, le Logoir (log-book) dans lequel je note le rien, qui n’est pas rien, mais le courant de ma vie, qui n’intéresse que moi, qui n’a aucune vocation à être diffusé mais qui enclenche l’écriture.

Requoy
Souvent donc Jean-Pascal Dubost si féru de mots m’en apprend de superbes : « Mi quatre-murs mi-forêt, voici mon reclusoir, mon requoy, mon repaire. Aux solitaires : reclusoir ; « pource qu’en ce lieu de requoy, tout est plein de livres. (Clément Marot)

L’amour des mots
L’amour des mots n’a pas toujours bonne cote chez les intellectuels contemporains. On peut apprendre à s’en méfier, ou plutôt de l’usage qui peut en être fait, mais on peut aussi chercher à les pénétrer en profondeur : « Je ne suis pas philologue, mais j’ai l’enthousiasme grand à plonger dans l’étymologie des mots, j’ai l’impression de partir alors en aventureuse expédition dans un monde fantastique en allant à rebours du sens en cours d’un mot, en me dirigeant vers son origine, en regardant son évolution, ses transformations voire ses déformations, ses usages, quelquefois contradictoires, et bien souvent, ce faisant, je rencontre des mots qui ont disparu ; et de ce, m’en merveille durement. « L’étymologie, au sens moderne, c’est donc la biographie d’un mot. » (Kurt Baldinger)

Une forêt de livres
La forêt de Jean-Pascal Dubost n’est pas que Brocéliande, elle n’est pas faite que d’arbres, elle est faite de livres : « Je vis dans une forêt de livres. Quand l’écriture est en branle, il me semble que la forêt est en remuement ; j’entends respirer, murmure, grogner ; une pleintée de présences s’active : livres, auteurs, phrases, mots ; une sarabande sauvage plutôt désordonnée qui peu à peu pénètre le corps et remonte jusqu’à l’esprit » (p. 22)

Compagnons de route
Et d’ouvrir, pour accompagner l’écriture, des livres, presqu’au hasard (mais en fait non) de la bibliothèque. Et pas n’importe quels livres, qu’on en juge : « Essais de Montaigne, Fantaisies de Philippe Grand, Tel Quel de Paul Valéry, Le fait même d’écrire d’Agnès Rouzier, les Petits traités de Pascal Quignard, Qu’en est-il de tous ces livres fermés de Pierre Rottenberg, Poèmes de Ted Hugues, Quinze variations sur un thème biographique de Roger Laporte).
→ Ils sont tous aussi, sauf Rottenberg, que je vais vite quérir, mes compagnons de route. [plus tard :Impossible de trouver ce livre-là (retour de navigation !) mais sur liseuse, Le Manuscrit de 67.]

Pierre Rottenberg justement
« Certains livres sont comme des forêts impénétrables, voire obscures, (…) Les livres de Pierre Rottenberg sont de ceux-là. Leur épaisseur et densité est fascinante ; ils semblent vous dire ‘viens, avance, perds-toi dans les dédales du sens’ » (p. 27)

Profondément émouvant
Tout ce qu’il écrit là est profondément émouvant, touche tellement juste. Et cela même si une part de sa réflexion porte sur les animaux et que je me sens « invalide » sur ce plan (mais je peux peut-être alors opérer une sorte de transfert vers les très petits enfants ou vers le végétal). « Est admirable chez les animaux, qu’ils soient totalement dan l’être ». Et nous si peu, source de tous nos malheurs, sans cesse dans la projection. Sans doute avons-nous été « dans l’être » totalement dans les toutes premières années de notre vie et c’est pour cela qu’elles exercent une telle fascination et parfois une telle nostalgie sur nous.

Ensauvager la langue
« Ensauvager la langue est de toute évidence à quoi j’aspire ; assavoir revenir d’où ça vient, de silvaticus, qui vit dans la forêt ; qui vit en liberté, non domestiqué, non apprivoisé ; concevoir la phrase ainsi ; des mots échappant au monde civilisé. »
Et il ajoute plus loin : « J’écris le poème dans une langue fugace, fugitive, fuyante ; dont je sais qu’elle ne me vaut que peu de lecteurs. Par ce fait, je deviens imperceptible » (pp. 40 et 41)

Pierre Rottenberg, encore
et dans ma navigation, à la recherche des textes de Pierre Rottenberg, je retrouve une série d’articles remarquables qu’Anne Malaprade avait publié dans Poezibao, en 2008.
« ‘Lecture de codes’, paru en 1968 dans l’ouvrage collectif Théorie d’ensemble, est une contribution majeure à un projet qui ne l’est pas moins. La lecture, annoncée dans le titre, se métamorphose progressivement en son prolongement, l’écriture, tandis que le code dont il est question se déconstruit au fur et à mesure que le texte, justement, se tisse. ‘Lecture de codes’, c’est-à-dire déconstruction, au sens de Derrida, d’une série de lois et de schèmes implicites qui paralysent et asphyxient la pensée contemporaine, étouffée par un capitalisme assiégeant l’art jusque dans la culture. Lire le code, c’est d’abord oser le toucher, avoir l’audace d’aller y voir, décloisonner des disciplines et des impératifs catégoriques qui tiennent lieu et place de vérités. C’est ensuite déchiffrer les archaïsmes de pensée et de représentation qui régissent une vision du monde dont la dimension historique est régulièrement effacée. C’est enfin lutter contre les conventions qui prétendent que l’être humain serait prisonnier d’une essence hors de laquelle il redeviendrait animal ou deviendrait monstre. Décoloniser l’être : telle est l’ambition de l’intellectuel, qui propose aux individus des espaces dans lesquels sa parole puisse être entendue, des lieux où il puisse dessiner la généalogie piégée dans laquelle il a été contraint d’apprendre à vivre. » (source)

Machisme
Il a encore de beaux jours devant lui, j’ai pu hélas l’expérimenter ces derniers temps. Je me suis sentie en phase avec les propos de Valérie Masson-Delmotte dans Le Monde.
« Dans les discussions collectives du GIEC, qui rassemble des scientifiques du monde entier, j’ai pu constater que la parole des femmes n’avait pas le même poids que celle des hommes. Par exemple, si une femme avec une voix aiguë et un accent étranger émet une excellente idée, le groupe ne s’y arrête pas. Mais si, quelques instants après, un homme plus âgé, avec un parfait accent anglo-saxon, évoque la même idée, elle est aussitôt reprise comme une évidence. Je note aussi qu’on appelle systématiquement les hommes par leurs titres et les femmes par leur prénom. Ces dernières, même au plus haut niveau, sont nombreuses à ressentir un sentiment d’imposture.
Vous aussi? Oui. La première fois que je me suis exprimée en session plénière du GIEC, j’avais le
sentiment de ne pas être légitime. J’avais même mis un costume noir pour me fondre dans le décor. J’écrivais toutes mes interventions pour ne pas faire la moindre erreur. Ce ‘syndrome de l’imposteur’ revient régulièrement. Ce n’est pas très grave. L’adolescente timide est toujours là, c’est tout. Il faut savoir être bienveillant avec la jeune personne que l’on était avant. » (Article réservé aux abonnés). »
→ cela se passe de commentaires, mais ce que je veux retenir c’est cette belle idée qu’il faut savoir être bienveillant avec la jeune personne que l’on était avant. J’ajouterai fidèle à cette jeune personne aussi. Je vais y revenir à propos d’un jeu de réflexions sur l’intelligence artificielle.

Des océans
Très bel article de Colomban de Vargas (un plus beau nom quand on s’occupe de la mer, c’est difficile à imaginer !) dans le 1 l’hebdo de cette semaine, « Les océans sont-ils notre avenir ». Ce qui est curieux c’est que ce titre m’a projetée immédiatement dans une demeure sous-marine (ou dans le corps d’une petite sirène), vivant au frais sous l’eau. Il faut dire que ça chauffe et ça brûle surtout, des centaines d’incendies au Canada, Québec compris avec un nuage de fumée jusqu’à New York classée ces jours-ci ville la plus polluée du monde. Et dieu sait que le monde ne manque pas de villes effroyablement polluées. .

Dans un seau, des milliards
Colomban de Vargas, qui est suisse et directeur de recherche au CNRS à la station biologique de Roscoff écrit que dans un seau d’un litre d’eau de mer, on peut trouver « entre dix et cent milliards d’organismes vivants », virus, bactéries, archées et protistes. (Hebdo le 1, n° 450, p. 3).

Symbiose
« Ce que l’on devine en observant ce monde minuscule, c’est qu’il vit sous le règne de la symbiose, davantage que de la compétition »
→ et si c’était cela la « visée utopie », versus toutes les dystopies florissantes : que nous, hominidés, nous tentions de vivre davantage en symbiose, que nous effacions progressivement la compétition, que nous sachions reconnaître l’importance des 8 milliards d’êtres humains dans le seau du monde et les cent milliards d’organismes vivants dans le litre d’eau de mer ? « Ces organismes co-existent, s’entraident, interagissent de façon complexe, permettent en somme que la vie existe et se complexifie dans des réseaux d’interdépendance. (…) Désormais écrit encore Colomban de Vargas, on souhaite comprendre ce qui grouille dans ce vivant invisible, et comment ces microbiomes fonctionnent et façonnent les écosystèmes, y compris les organismes visibles qui ne sont que la pointe de l’iceberg du vivant ».
Et pendant ce temps, un crime de guerre, un de plus, affecte gravement tout un ensemble d’écosystèmes de premier plan, je veux parler de la destruction du barrage de Kakhovka en Ukraine et des inondations autour du lit du Dniepr. En constatant une fois de plus, avec chagrin et effroi que le meilleur professeur de géographie, ce sont les catastrophes et les guerres (Et le Dessous des cartes d’Arte !)
J’ai pris la peine de chercher le nom du barrage, que je n’avais pas encore mémorisé, car nommer fait partie des mesures de conservation, il me semble.

Comme la forêt la plus luxuriante
Dernière citation de cet article : « Dans un seul seau d’eau, on peut réunir un ensemble vivant aussi riche, aussi divers que celui des forêts les plus luxuriantes. »

Bouleversement
Dans la Reposée du solitaire, Jean-Pascal Dubost rappelle cette remarque d’Agnès Rouzier qui est si importante : « ne rien lire, ne rien écrire, qui ne soit vérifié par la sensation, intime, d’un bouleversement ». (p. 56)
Ou a minima d’un vrai remuement intérieur. Tant de textes ne font rien bouger en soi. C’est souvent un de mes critères de choix, quand je parcours les livres reçus.
Et je rapproche cette note d’Agnès Rouzier de la notion d’affect mise en évidence par Georges Didi-Huberman dans Brouillards de peines et de désirs.

Perception réception
« En état de perception permanente.
En état de réception permanente. (p. 56)

Du vrac et du pensif
Jean-Pascal Dubost raconte comment chaque jour, à l’aube, il tient le registre des jours qui passent, ce qu’il appelle son Memento (et moi mon Logoir) : « Outre que l’exercice est spirituel, c’est aussi la phase d’échauffement du cerveau, de réveil, je note une pleintée de choses différentes, du vrac et du pensif, ça dépend de la qualité du réveil ; je note pour noter. » (p. 57)

La bêtise
L’autre jour, j’ai osé penser « la bêtise n’est pas mon fort » ; non pas que je m’estime exempte de bêtise, très loin de là. Mais la bêtise me consterne et sa montée, encore plus rapide que celle des océans, encore plus. Cernée par la marée montante de cette bêtise, je m’avise que reprendre Valéry pourrait être salutaire.

De l’archive
Dans un fort texte du catalogue de l’exposition Table de montages à l’IMEC, en cet été 2023, Georges Didi-Huberman propose cette réflexion : « Les archives racontent – par bribes – comment les temps recommencent, diffèrent et nous inventent. Tout cela par perpétuels déplacements. Si les archives font émerger des racines, ce n’est pas parce que l’histoire doit être comprise depuis une origine ou une ‘source’ unique : c’est, justement, parce que les racines s’obstinent à migrer partout, à s’échapper, à disparaître dans la terre pour resurgir là où on ne les attend plus. Kafka, Benjamin et Klee ont voulu imaginer, et même dessiner ce qu’était, pour un humain, le plus simple déplacement : savoir ouvrir une porte, et faire le pas. Freud, Warburg et Arendt ont esquissé, également, des dialectiques à angles aigus, des tourbillons inapaisables de différences et de répétitions. Ernst Bloch, qui puisa dans toutes les archives possibles de l’imagination politique, s’est attaché à repenser la notion de trace (tournée vers le passé) avec celle d’espérance (tournée vers le futur). Afin que la chouette de Minerve, dans la grisaille du crépuscule, ne cède jamais au désespoir. » (p. 126)

Longue attente
Au cours de cette longue attente, de plus en plus éprouvante (mais il s’agit en principe d’un évènement heureux, mon seul recours est de recopier mes notes du carnet, d’écrire, un peu. Et de transcrire cette note, tellement appropriée à la situation : « Chaque jour, donc, se remettre à la table pour que l’enfant qui joue gagne sur l’enfant qui a peur ». (p. 149).

Ne jamais s’éloigner
Il ne faut jamais s’éloigner des grands écrivains. Jamais. Même si on lit beaucoup de petits écrivains. Seuls les grands remettent les pendules à l’heure, toutes les pendules.

Relire
J’ouvre Pierre Rottenberg dont j’ai trouvé une version numérique de Le Manuscrit de 67, un ensemble de fragments préfacés par Patrick Laupin. Tout le reste est inaccessible, ce qui est inadmissible. Il me faudra faire une recherche plein texte dans le Flotoir car je sais qu’il a été beaucoup question de lui au moment où il fut beaucoup question d’Agnès Rouzier.
Pour l’heure, je lis quelques fragments et me dis qu’il va falloir relire. Et je suis étonnée de cette même envie ou nécessité plutôt de relire qui s’est fait jour en lisant Ingeborg Bachmann (le Dicible et l’indicible). Ce désir de relire est très rare chez moi qui suis emportée sans cesse vers l’avant pour mon impatiente curiosité.

Avant-propos
En son avant-propos à l’édition de Le Manuscrit de 67, Patrick Laupin pose d’emblée les choses. Il s’agit de « Cent vingt et un fragments, autant de pages, une dispersion violente, énigmatique et phrasée de la pensée. Non pas une histoire mais le point de ressassement de toute histoire, une unité minimale de fiction, le fait d’entrer ou de sortir des lignes, du récit. Formules de langage hiératiques et denses dont l’origine et la fin, l’élaboration et le dévoilement, le versant sauvage et le versant vigile deviennent le fondement de la mise en rapport elle-même des fragments. »

Tout ce qui est note
« Tout ce qui est note n’est rien d’autre, finalement, qu’une forme de la narration, et c’est la narration (le récit) qui est alors touché, imprégné par cette encre qui est une profondeur (ou plutôt une épaisseur) d’oubli – une amertume du désir et du système nerveux. » (p. 5)

De l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle nous démontre à quel point 99% de la production écrite ou picturale n’est que du recyclage. La mienne en tout premier lieu, et superlativement dans ce Flotoir. Je suis en « deep learning » depuis 60 ans, au bas mot. Écrire compile, organise, moud, recrache. Dans cet esprit les thèses universitaires sont à 95% de l’IA.
Tout tient dans la question posée qui est potentiellement la seule part de créativité. Si je dis à l’IA, écris-moi un sonnet sur la mort, rien de bien intéressant n’en sortira. Si je lui dis écris moi un poème en vers justifiés à la manière d’Ivar Ch’Vavar d’au moins 100 vers sur le compost, là le résultat sera peut-être plus intéressant, le grain à moudre étant plus complexe et plus difficile à repérer.


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