Une anthropologie totale de la création


Où il est question de Paul Valéry, d’Ivar Ch’Vavar, de poétique et d’échaudages dans les bois, mais aussi de photo et de lecteurs.


© florence trocmé, 2023

Flotoir du 31 décembre au 2 janvier

[Le Flotoir paraît désormais sur ce nouveau site. Il sera en principe publié plus fréquemment mais avec des parutions plus courtes !]

Flacon de sels
assise dans l’obscurité, au petit matin, voir soudain un seul dos de livre s’éclairer dans la bibliothèque, une seule, celle du livre de siegfried plümper hüttenbrink – faire une photo presqu’entièrement sombre où l’on distingue pourtant ce dos éclairé de rose pâle par les premières lueurs du jour – faire une photo sans appareil d’un lecteur singulier plongé dans son quotidien, calé dans l’angle de la terrasse au bistrot du coin –

Deux massifs
Je me trouve devant deux massifs (au moins) en ce début d’année 2023 et loin de me décourager, ils suscitent en moi un élan et une énergie extraordinaires. Je l’ai éprouvé en avançant déjà bien dans le premier, que je connais et pour cause*, Les Échafaudages dans les bois, d’Ivar Ch’Vavar mais aussi en lisant la préface de William Marx au second, Le Cours de poétique de Paul Valéry. C’est un considérable évènement éditorial que la publication de cet ensemble, dans la Bibliothèque des idées de Gallimard, ensemble que l’on pensait inaccessible à jamais.
*Pour mémoire, j’ai travaillé sur le tapuscrit de l’ensemble de l’œuvre qui comportera trois tomes, à l’été 2018, pour en rédiger la préface. Le tome 1 vient de paraître, co-édition Lurlure et le Corridor bleu.

Ce monde est le poème
Dans les Échafaudages dans les bois, tome 1, extrait d’une lettres d’Ivar Ch’Vavar à Jean-Pascal Dubost qui avait proposé des Marginalia sur Travail du poème (Poezibao, 2011). « Tu (je, tu, il) construis un monde… Ce monde est le poème ; c’est un monde sensible l’œil le voit, l’oreille l’entend mais il reste mental et le devient toujours plus (le lecteur s’empare de ce monde et forcément, le développe mentalement.) – Ton poème (le mien, le sien) est plutôt la carte (heureusement lacunaire) du monde que tu offres et ouvres au lecteur. » (p. 139).
Un peu plus loin : « la poésie, c’est la manifestation de l’être dans le monde : l’évidence tout à coup), une révélation du monde dans son être (« dans son jus »), et nous autres avec. Ce que Bonnefoy appelle la présence ». (p.139).

Des poèmes sans jamais de poésie
« Maintenant, tu peux en lire à la file, des poèmes, continue Ivar Ch’Vavar dans sa lettre à Jean-Pascal Dubost, sans y trouver jamais de poésie… Quand je dis : ‘on peut dire que la poésie est partout et que tout ce qui la porte est poème’, je dis seulement qu’on peut le dire : il me semble avoir demandé aussitôt quand même qu’on réserve le terme ‘poème’ au poème ? Alors, c’est toi qui écris ceci : ‘La poésie est un ensemble plein qui contient tout ce qui se fabrique, dans le langage, au nom revendiqué et assumé et artistique de poème’. C’est toi. Moi je pense, d’un côté, qu’on peut laisser exister une acception plus large du mot ‘poésie’; de l’autre que tout ce qui se fabrique et se revendique comme poème, rarement la poésie s’y trouve, n’y a pas de lien nécessaire. En un sens le poème est ‘juste une forme’, qui peut rester absolument vide de poésie. » (p. 140)
→ C’est peut-être cela que l’on sent, à la simple ouverture d’un livre. Il m’en passe tant entre les mains et j’endosse le propos de Ch’Vavar dans cette même page : oui on peut en lire à la file des poèmes, sans jamais y trouver de poésie… et parfois, il y a ce petit déclic, très difficile à définir, parfois à percevoir, qui alerte, là, il y a poésie, peut-être…

Les contraintes anti-rythmiques
Que ce soit dans Travail du poème ou dans cet ensemble qui continue ce livre, Échafaudages dans les bois, récurrence de la réflexion sur le vers et en particulier sur les deux vers auxquels Ch’Vavar a recouru et recourt. Le vers arithmonyme (même nombre de mots, dont il dit qu’il est quelque peu diabolique) et celui qu’il utilise sans doute le plus, surtout depuis de nombreuses années, le vers justifié. Première ligne au millimètre et ensuite tout le reste du poème, ligne à ligne, suit cette mesure. Ch’Vavar insiste souvent pour dire que ce n’est pas de la prose découpée. Il a raison d’insister. Pour avoir pratiqué le vers justifié, dans mon livre P’tit Bonhomme de chemin, je ne sais que trop à quel point on a vite fait de verser dans un mode qui n’est plus vraiment celui du vers justifié mais plutôt celui de la prose découpée. Ch’Vavar appelle ces contraintes des contraintes anti-rythmiques. Je dirais surtout qu’elles sont casseuses et de rythmes et d’automatisme. Rythmes des vers classiques, par exemple, automatismes induits par l’usage de la langue… J’ai pensé, mais cela ne me semble pas parfaitement juste et approprié, à la technique de décalage de phase mise en œuvre par Steve Reich. Peut-être en ce sens qu’elle perturbe et interroge l’écoute en la sortant des redoutables ornières des habitudes ?
Un peu plus loin, nouvelles précisions de Ch’Vavar : « Ce qu’il y a d’intéressant quand on écrit un poème en vers justifiés, comme du reste en vers arithmonymes, c’est que ces mètres ne reposent pas, dans leur principe, sur le rythme ; qu’ils seraient a-, même anti-rythmiques si ce poème était simplement de la prose découpée en vers, – qu’en conséquence on ne peut prendre ce qui vient tel, tel que l’Inspiration (disons) nous le donne, en séquences déjà rythmées et ‘phrasées’, mais que toujours il faut retailler son vers (comme la phrase) sur le patron de la forme justifiée ; et que, puisqu’il s’agit bien de faire des vers et non de découper la prose en vers, et qu’il faut retrouver dans ce travail de coupe et recoupe continuel et accaparant un vers (…) c’est un rude travail que l’on a là devant soi. (…) De ce fait la censure (ou toute prévention) tombe, du moins se relâche passablement, et le poème dit des choses que le poète n’aurait pas voulu dire, ou pas pensé à dire, ou qu’il ne savait pas avoir à dire. » (p. 147)

Une clé
Ch’Vavar : « Nous avons inventé des vers en nous fondant sur un principe absurde : compter les signes ou les mots ! Et pourtant cela nous a donné la clé (une clé) : l’écriture devenait si difficile techniquement, que la poésie surgissante ne trouvait plus le ‘moule’ où se couler, et tout un travail devait se faire dans l’urgence, un gros travail, travail grossier, travail panique, travail ‘gâché’ (…) c’est vraiment une expérience très différente. » (p. 142)

Conjonction de coordination
Et voilà, sous la plume de Ch’Vavar quelque chose qui le relie à Valéry et qui me relie, tellement, à eux deux : « Ce qui m’intéresse, à vrai dire, c’est laisser l’esprit montrer comment il fonctionne. » (p. 145). C’est toute la vie de Valéry, penché chaque matin de la vie, depuis la vingtaine, sur ses feuillets, à scruter cette question du fonctionnement de l’esprit.

Ah les égos sans échos
De même que je croise beaucoup de poèmes sans poésie, je rencontre beaucoup d’égos qui ont au fond si peu d’échos, en moi mais je le crains aussi dans le monde. En arrière-plan, aussi, toutes les remarques récemment relevées de Cynthia Fleury sur individuation et individualisme. Alors qu’en dit Ch’Vavar : « ’Quand on est quelqu’un, pourquoi vouloir être quelque chose.’(Flaubert) Mais justement, je crois que j’ai envie d’être quelque chose, non pas quelqu’un. Je ne suis pas du tout dans cette idée d’être quelqu’un. C’est très loin de moi, ça fait très dix-huitième siècle, oui, un siècle dont je suis justement très loin. Ça me fait penser aux ‘moralistes’. Pour moi Hugo est passé par là et a dispersé ces egos, et Rimbaud est encore venu donner un bon coup de pied. Ces egos, pardonne-moi, n’ont pas d’échos, ne sont jamais que des reflets. Reflets dans une glace ! Tandis que quelque chose… Je comprends bien ce que veut dire Flaubert par ces mots, mais moi, ces mots-là, je les entends de tout autre façon… C’est curieux qu’on en soit venu à parler de cela, je me disais ces jours-ci que j’avais de plus en plus la tentation de la matière, d’être comme emporté et charrié par elle et de me confondre avec elle. » (p. 146)
→ Cette fusion avec la matière, il me semble qu’on la sent souvent très bien chez Ch’Vavar. Il y a chez lui, jusque dans sa réflexion théorique, quelque chose de viscéral que je ne ressens pas chez la plupart de ses interlocuteurs, Pierre Vinclair, Laurent Albarracin, pour n’en citer que deux parmi les plus assidus. Il me semble plus dans la matière, plus dans le quelque chose à quoi il tend que dans le quelqu’un. Peut-être que cette dimension-là est aussi présente chez Boris Wolowiec, mais il n’est pas encore entré en scène, là où nous en sommes dans les Échafaudages dans les bois. Je me souviens, pour les avoir lus et relus, des propos d’Ivar Ch’Vavar découvrant mieux son travail et de ses mots sur l’importance de cet auteur, dont il craindra même à un moment qu’il balaie sa propre raison d’être. Viscéral, donc.
→ petite question subsidiaire et un peu ironique : peut-on être écho sans égo ? Être un échotier qui dans la presse est parfois un peu égoutier ? Écouteur oui, sans doute la clé. Comme le relais électronique, recevoir et retransmettre. Il faut savoir. « Dans les domaines électro-techniques et électroniques, un répétiteur est un dispositif qui répète un signal afin d’augmenter sa portée ou d’empêcher sa dégradation. ». J’aime bien aussi l’idée d’empêcher la dégradation. Nous tous, qui relayons, transmettons, assurons une nouvelle durée de vie à ce que nous propageons à nouveau et qui sans nous, peut-être sombrerait.

De la discrétion
Un dernier mot sans doute pour l’instant sur la notion de discrétion, au sens mathématique, de ce qui n’est pas continu, qui constitue l’essentiel du monde, de la matière précisément, mais qui régit aussi notre fonctionnement mental, alors même que nous entretenons par tous les moyens notre sentiment de continuité. J’ai regardé un entretien de Lionel Naccache avec Nicolas Demorand sur France Inter. J’ai d’abord été frappée de nouveau par le débit de parole de Naccache ! Effarant. Mais reflet d’une vivacité d’esprit hors-pair. Naccache qui,  m’a-t-il semblé ne s’écoute pas, contrairement à l’impression que me procurent certains philosophes omniprésents sur les ondes ! Il m’a semblé qu’il y avait chez Naccache assez peu d’égo, comme s’il était trop occupé pour s’occuper de son égo ! Neurologue, spécialiste du fonctionnement cérébral, il s’intéresse aussi aux mathématiques, à la philosophie, à la biologie, etc. etc. Je retiendrai de cet entretien une remarque importante sur l’empathie. Il y aurait en fait deux types d’empathie. Une empathie qui est une fonction-miroir, réflexe, automatique et auto-centrée et une autre empathie, reconstructive. Qui peut me donner accès à une vraie compréhension d’autrui.

Le cours de poétique de Valéry
31 décembre, 21 h 30, j’ouvre avec émotion et presque dévotion le Cours de poétique de Paul Valéry. Le premier de deux tomes, plus que substantiels, qui viennent de paraître dans la Bibliothèque des idées de Gallimard, édition établie par William Marx. Il échut à Paul Valéry, nous raconte ce dernier, à l’âge de soixante-six ans de devenir professeur dans la plus prestigieuse institution française d’enseignement et de recherche.
→ oui je dis émotion car en 2000 lorsque j’ai ouvert ce qui allait devenir le Flotoir, Valéry fut indéniablement une figure tutélaire. J’étais et je suis toujours fascinée par l’entreprise des Cahiers et ses plus de 20 000 pages. Cette astreinte quotidienne, à l’aube, d’étudier la vie de son propre esprit. J’ai le bonheur de posséder un certain nombre des volumes de l’édition fac-simile du CNRS.

Le cours, laboratoire de pensée
Valéry ne va pas être, en tous cas au début « un professeur sûr de ses bases en train de prononcer un cours déjà complètement formé dans son esprit (…) : c’est un penseur qui réfléchit à voix haute, en toute confiance, dans une conversation familière avec les auditeurs et les fidèles. Cours expérimental, où la pensée s’éprouve en même temps qu’elle se dit. » (p. 10) Voilà qui va devenir « un type d’enseignement sans doute caractéristique de la modernité (…) et qui trouva en Roland Barthes un de ses praticiens les plus déterminés : celui du cours laboratoire de pensée (…) lieu où la pensée ait liberté de s’improviser et d’aller jusqu’à ses derniers retranchements, sans nul compromis avec les attentes et les habitudes communes : le cours comme recherche d’une singularité poussée jusqu’à l’extrême ; comme idiosyncrasie du savant, où le savoir positif procéderait de l’expérience personnelle, voire intime, d’un penseur se prenant lui-même pour sujet et objet de la saisie intellectuelle » (p. 10-11). Ce qui est au fond une saisie parfaite de l’expérience de Valéry !

Une aventure de l’esprit
Nous voici engagés, nous dit William Marx, dans une aventure de l’esprit. Comme l’est sans doute toute lecture un peu attentive de Paul Valéry. Je possède de très nombreux livres de ou sur Paul Valéry, dispersés dans mes différentes bibliothèques et j’ai l’intention de faire un petit catalogue de mon Valéryanum : les volumes de l’édition fac-simile, les 4 Pléiade, la biographie de Jarrety, les merveilleux petits livres d’Edmée de la Rochefoucauld, hérités de mon père et qui m’ont initiée, véritablement, à la pensée de Valéry. Et tous les livres reliés par ma mère. Qui aimait tant Valéry, alors même qu’elle n’était pas du tout une intellectuelle (ce qu’était, clairement, mon père, et me voilà au croisement de leurs deux manières d’être au monde !). J’entends encore dans le lointain de mon enfance Degas danse dessin, dont les allitérations m’enchantaient. Ou ce si beau nom d’Eupalinos. Oui, il faut faire le catalogue et vite ! Eupalinos ! Mon mari qui est architecte avait reçu dans sa jeunesse une très belle édition de l’ouvrage, datée de 1926 et que ma mère lui a relié, des années plus tard !

Un moment capital de la réflexion littéraire et esthétique
« Or, explique encore William Marx, l’événement de cette pensée, ou plutôt son avènement, est toujours en cours : cette parole exigeante et fidèle à elle-même, proférée il y a plus de quatre-vingts ans, puis oubliée, la voici en effet advenir à nouveau et prendre une seconde vie, dont les ultimes développements nous sont encore inconnus. Tout ce qu’on peut affirmer aujourd’hui, avec le recul et en pesant soigneusement les mots, c’est que le cours de poétique donné par Valéry au Collège de France de 1937 à 1945 fut un moment capital de la réflexion littéraire et esthétique, un authentique monument de la pensée, échappant aux cadres préétablis et dessinant de manière fulgurante certaines des évolutions les plus radicales de l’entreprise théorique au XXe et au XXIe siècle. » (p. 12)

L’histoire du Cours de poétique
Mais il a fallu remonter la piste, trouver des traces, ténues puis plus nettes, de ce cours qui avait acquis quelque chose de mythique mais dont on ne possédait aucun enregistrement : « de ce monument demeuré trop longtemps caché on ne connaissait que de rares fragments. On s’y référait uniquement par ouï-dire, simplement parce qu’on savait qu’il avait eu lieu; parce qu’on savait que Paul Valéry, dans ses textes publiés comme dans ses Cahiers privés, développa une réflexion essentielle sur la littérature et sur les arts, qui fait toujours autorité parmi les critiques, les philosophes, les écrivains; parce qu’on subodorait que ce cours aussi avait dû avoir une importance particulière pour lui ; parce qu’on en trouvait, ici et là, des traces chez les auditeurs. » (p. 12).
→ Or, à l’origine, on n’avait que deux textes à propos de ce cours. Le premier, « De l’enseignement de la poétique au Collège de France », un programme de son enseignement édité par Valéry lui-même et la « Première leçon du cours de poétique », qui reprenait le contenu de la leçon inaugurale de 1937. C’est bien peu, si l’on sait que l’ensemble de l’enseignement de Valéry, de 1937 à 1945, représente quelque chose comme deux cents cours ! On avait aussi les témoignages de certains de ses auditeurs et pas des moindres : Cioran, Blanchot, Barthes, Bonnefoy, Tournier. Mais on avait tout de même les documents préparatoires des leçons et des transcriptions complètes de certaines d’entre elles, « soit plus de 2500 feuillets dans le fonds Valéry » de la BNF. « C’est de ce dossier manuscrit que provient une grande part de la matière ici donnée pour la première fois au public (…) Celui qui la livre aujourd’hui [William Marx] a le sentiment d’exhumer des sables quelque pyramide, voire quelque sphinx : pyramide par la masse, sphinx par la profondeur des questions que ce cours pose encore aujourd’hui. »

Un livre ?
Une matière considérable dont Valéry avait eu le projet de faire un livre, mais sans pouvoir mener à bien ce projet (on se souvient aussi de ses efforts pour tenter d’organiser un peu la masse des Cahiers !).Et cela malgré les suggestions de Gallimard qui avait dépêché au Collège de France une sténotypiste qui transcrivit intégralement un certain nombre des leçons de 1938. Et en 1945, le secrétaire particulier de Valéry, Julien-Pierre Monod, demanda à cette même sténotypiste, Fernande Sergent, la transcription des dernières séances du cours. Seize leçons qui furent ensuite déposées au Valéryanum de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Donc vingt-huit sténographies, datées de la première et de la dernière année de cours.
→ Tout cela a quelque chose de fascinant et c’est pourquoi je m’y arrête longuement, alors que je ne suis que peu retenue par toute la diplomatie à conduire pour être finalement habilité à donner ce cours ! Pour William Marx, il s’agit d’établir la légitimité du livre. Pour moi, c’est une vraie enquête quasi archéologique, une recherche magnifique, permettant de reconstituer par bribes et fragments, une part importe d’un cours qui fut un moment crucial de la pensée esthétique et littéraire du XXème siècle.

Une anthropologie totale de la création
Valéry ne composera pas le livre. « la forme coûte cher » aurait-il avancé… et pourtant il l’avait espéré ce livre car « le cours de poétique constituait la synthèse la plus accomplie de toute sa pensée. (…) Le voici, en effet, pour la première fois, à rassembler toute sa réflexion sur l’esprit, le corps, l’art, la littérature, la science, la société, la civilisation, sur l’homme enfin, en une somme complète et organiquement composée (…) tendant à une anthropologie totale de la création et de la vie intellectuelle) ». Un peu plus loin, il est question de la « stupéfiante cohérence » avec laquelle « se déploie une conception totale de la vie de l’esprit, examinée successivement au niveau du corps, de la société et de l’histoire. » (p. 25)
→ En fait, je suis ici totalement « sur zone ». Il y a le Flotoir bien sûr, placé dès ses premières lignes sous l’égide de Valéry mais aussi cette autre anthologie de Poezibao, dont curieusement personne ou presque n’a relevé l’importance, les « Notes sur la création », choix de textes de toutes sortes sur la création artistique, la lecture, la traduction, etc. Il me faudra la réactiver sérieusement dans la nouvelle vie de Poesibao, en m’adossant sur le Cours de poétique de Valéry.

Les si précieuses dates
Oui, précieuses, les dates ! Vieillissant j’y deviens de plus en plus sensible ainsi qu’ à leurs échos.
Alors celles du Cours de poétique ? : « La leçon inaugurale eut lieu le vendredi 10 décembre 1937 à onze heures ». Et Valéry « donna son dernier cours le 24 mars 1945, et mourut quelques mois plus tard, le 20 juillet ». (p. 23)
Hier, présentant les deux tomes du Cours de poétique dans la vitrine poésie de Poesibao, concernant le deuxième j’ai écrit par erreur « 1949-1945 » comme me le fit remarquer rapidement mon ami André Hirt (merci à tous les lecteurs vigilants qui me signalent erreurs, coquilles, voire grossières fautes, non seulement je ne leur en veux pas, mais je les remercie… et les sollicite !). Or 1949 a une certaine importance pour moi ! Dans la réalité, c’était 1940-1945 !

©florence trocmé – 2023

Mais qu’est-ce que la poétique pour Valéry ?
Précision très importante, le terme, « poétique », nous dit W. Marx, n’a presque rien à voir avec ce que l’on nomme ainsi dans la tradition classique. Pour Valéry, il est « explicitement référé à son étymologie grecque et au verbe poeïen, signifiant faire : la poétique telle que l’entend Valéry n’est pas l’étude spécifique de la poésie mais celle de la production intellectuelle en général (…) la littérature n’est pas son thème principal. Son thème principal, c’est ce que Valéry nomme ‘les œuvres de l’esprit’ ce qui « permet de désingulariser l’œuvre littéraire et de n’en faire qu’un ‘cas particulier de l’activité humaine’, au même titre que les jeux, les arts, la musique ou la science. (…) Les œuvres de l’esprit sont en effet définies comme les ‘ouvrages de l’homme visant à agir sur sa sensibilité ou son intellect, sans intention utilitaire. » (soupir en écrivant « sans intention utilitaire, tant les forces capitalistiques tendent à transformer en marchandises les œuvres de l’esprit !!!).

La self variance
Cela aussi si important : « la base sur laquelle repose toute la théorie poétique de Valéry, c’est le constat selon lequel l’esprit est une puissance de fabrication et de variation continuelles, nommée dans les Cahiers ‘Self-variance’. » (p. 28). Car « la variabilité permanente de la sensibilité forme la condition première de notre rapport au monde ». Insistance aussi sur l’importance de l’évènement initial dans tout le processus, « l’importance de l’étincelle ou de ‘l’écart’ qu interviennent dans le cours normal des choses et à partir desquelles seulement peut se construire l’œuvre. » (p. 31)

Teste
Il s’agissait ici en vérité d’un test, m’envoyer une petite copie d’écran depuis mon smartphone, en l’occurrence des extraits d’un très bon article de Gallica sur Degas Danse Dessin de Paul Valéry, pour voir si c’était utilisable, via mon logiciel d’OCR. Eh bien oui, ça marche
« Le livre répond pourtant à une composition par fragments parfaitement cohérente, qui compose un jeu de réflexions et de diffractions qui constituent une méthode. Il offre un dispositif de pensée indiquant des parcours possibles, multipliant les points de vue, les angles d’approche qui est une façon pour Valéry d’appréhender l’objet de sa quête, un « singulier Degas », un être multiple, irréel et cependant juste : « l’homme était plus complexe que je n’attendais qu’il fût ».
→ j’ai retenu cette citation en raison de l’évocation de ce jeu de réflexions et de diffractions qui constituent une méthode, car cela me semble exactement le but que je poursuis, mutatis mutandis, dans le Flotoir. Et curieusement, formidable lapsus, j’ai intitulé ce paragraphe Teste avec un e, comme Monsieur Teste et non pas test !

Sur le dessin
De la même source, cela : « ’Je ne sais pas d’art qui puisse engager plus d’intelligence que le dessin’ écrit Valéry à propos de Degas. Ou encore ‘Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir en la dessinant. / Ou plutôt, ce sont deux choses bien différentes que l’on voit. Même l’objet le plus familier à nos yeux devient tout autre, si l’on s’applique à dessiner : on s’aperçoit qu’on l’ignorait, – qu’on ne l’avait jamais véritablement vu.’ De fait, il parle en connaissance de cause car il pratique lui-même le dessin depuis sa jeunesse. ».
→ Ce matin, petit exercice matinal en me rendant tranquillement et sur le rythme lent qui est désormais le nôtre, au Roi du Café pour le rituel matinal de l’expresso. Je me suis imaginée avec mon appareil de photo, que je n’avais pas en fait avec moi et j’ai pris des « photos sans appareil ». Je pourrais endosser la remarque de Valéry, car même avec un appareil de photo fantôme, avec la simple idée de choisir des sujets photos, j’ai vu des choses que je n’aurais sans doute pas vues autrement : des choses mouillées sur le sol, des effets graphiques sur ce même sol détrempé, en noir et blanc, un cycliste de dos comme une boule jaune fluo, son protège pluie jaune vif gonflé par l’air, un lecteur, vieux livre de poche avec plusieurs marques, et il avait l’air comme effrayé de sa lecture.

Les Cahiers dans Gallica
Je l’ai dit, j’ai la chance de posséder plusieurs volumes de l’édition CNRS, une trouvaille magique et inattendue qui remonte déjà à plusieurs années. « Dans les Cahiers qu’il a tenu chaque matin de 1894 à sa mort en 1945, [Valéry]note des bribes de vers, des fulgurances, des fragments, des considérations mathématiques ou philosophiques, mais il dessine aussi beaucoup. Les Cahiers constituent donc une masse gigantesque, difficile à éditer, qu’il est depuis peu possible de consulter dans Gallica. ». Voici un exemple, extrait du Cahier 205.

Horde et faune, le couple de lecteurs
Ils sont là, je ne les ai pas reconnus tout emmitouflés – Mais ils est là, ce couple de lecteurs que je vois depuis des années au square – sur le banc entre eux petit cœur gravé Jul – lui sa silhouette trapue, capuche rabattue, encore plus loin que d’habitude – elle toque à bord fourrure duffle coat rouge, capuche bordée elle aussi de fourrure, lunettes noires, écharpe, gants à motifs léopard, le même sur ses baskets – elle lit Peine des faunes de l’écrivain congolaise et roumaine Annie Lulu et lui Quand vient la horde d’Aurélie Luong – Ils sont loin de Paris, lui en Corée médiévale tandis qu’elle séjourne en Tanzanie, tous deux sont très loin, malgré le froid et l’humidité ce 2 janvier 2023.

Ralentir, travaux, un lecteur
Non pas ralentir travaux, (André Breton, René Char, Paul Éluard) mais Ralentir ou périr ! Tout de suite je l’ai vu, entrant dans le square sans penser à trouver le moindre lecteur, en raison du froid et de l’humidité – bien assis, attitude élégante, légère diagonale sur le banc bleu, beau port de tête – c’est un homme jeune, brun, jean, veste kaki légère, chaussettes et baskets Adidas – il a un crayon à la main et souligne des passages de son livre – Ralentir ou périr de Timothée Parrique – j’avais lu ‘Panique’ puis écrit ‘Parrisque’ ! L’économie de la décroissance.