Continuité et “discrétion”


Où il est question de corail, de gare, de vers justifié, de “discrétion”, d’individuation, d’Ivar Ch’Vavar, de Cynthia Fleury et de bien d’autres…



Extraits du Flotoir du 16 au 25 décembre 2022.

Le carnet
Finalement c’est le bon vieux carnet, avec le crayon à papier, qui est de loin la manière la plus pratique, la plus écologique et la plus simple de noter au fil de l’eau. Et plus il est moche et foutoir, plus il est « vrai ». Jean-Pascal Dubost parle d’une pratique autotélique, pour soi, et il a raison, c’est aussi la garantie de la vraie liberté de noter.

Corail
Magnifique reportage, (disponible jusqu’au 12 février 2022), très émouvant, sur la barrière de corail australienne et des équipes qui font tout pour la sauver, la réensemencer, avec toutes sortes de techniques, pose de sortes d’étoiles en métal avec un ou deux coraux au fond de la mer, complètement recouvertes l’année suivante ; recueil des gamètes pour les diffuser ailleurs. En effet, les coraux, une fois par an, en une seule nuit, qui doit être bien noire, émettent tous en même temps leurs gamètes, vraie pluie ascendante de particules expulsées par les coraux, ovules et spermatozoïdes mêlés, c’est absolument extraordinaire.

Le vers justifié
Je fais un rapprochement dans une lettre à Ivar Ch’Vavar entre le vers justifié et sa discontinuité et la discrétion dont Lionel Naccache fait l’apologie (dans son livre Apologie de la discrétion), la non-continuité réelle du monde, dans la plupart de ses aspects et a contrario de notre expérience commune. Naccache dans les pages que je lis en ce moment s’arrête sur les mathématiques, géométrie euclidienne, nombres réels et cie, notions qui me donnent toutes beaucoup de fil à retordre. J’essaie de me documenter, par exemple sur la classification des nombres, j’ai du mal, bien sûr, mais je continue néanmoins.

La gare de Lyon, la nuit
J’ai écouté une belle émission, très ancienne (1955), rediffusée dans les Nuits de France Culture : une nuit à la Gare de Lyon, avec les aiguilleurs, ceux qui préparent et trient les colis postaux, la buvette, etc. Formidable ambiance restituée par la prise de son et toujours cette lenteur de la parole, qui prend son temps et qui me saisit à chaque fois que j’écoute des documents des années 50 ou 60 en contraste avec le débit fou, saccadé, pressé, heurté d’aujourd’hui. (1ère diffusion : 28/12/1955.)

Christophe Manon
Splendide prélude au livre « Porte du soleil » de Christophe Manon, qui me parle tant alors que je viens de passer des semaines à collecter des souvenirs familiaux ! Avec cette sorte de boucle entre les êtres et les choses !
« toutes choses commencées
un siècle (ou presque) un songe
trois générations d’êtres
qui ne sont plus de corps
enfouis en terre étrangère vies
dispersées à la surface du globe
dont il ne reste aucune trace
dans les temps qu’un halo
qui palpite et scintille faiblement
comme une étoile variable
dans la poitrine de trois
ou quatre vivants tout au plus
trois ou quatre qui séjournent
pour un temps encore
dans la beauté des choses
pour un temps qui séjournent
dans la beauté des choses
dont il ne reste dispersées
tout au plus qu’un halo »
(Christophe Manon, Porte du Soleil, Verdier, 2023, p. 13). J’ai découvert ce poème en préparant une publication de substantiels extraits du livre pour l’anthologie permanente de Poesibao.

Continuité et discrétion
Lionel Naccache passant par la géométrie ou les mathématiques continue à démontrer que « La continuité qui est au cœur de la géométrie d’Euclide – comme une prolongation parfaitement rationnelle de notre intuition naturelle universelle et immédiate de la nature de l’espace – est une hallucination. C’est-à-dire un produit de notre activité fictionnalisante, et non une description indiscutable de la structure de l’espace et du temps. » (Lionel Naccache, Apologie de la discrétion, p. 193)

Du Flotoir
Petite révolution hier, à la suite d’une conversation avec Christine Jeanney, je suis passée à l’acte pour créer un nouveau site pour le Flotoir. Ce qui m’amène à réfléchir à sa conception et à la faire évoluer, sans doute, non pour le document original qui fonctionne très bien comme ça, mais pour la partie émergée de l’iceberg, ce que je mets en ligne. Un peu plus souvent, un peu moins long, un peu plus de photos…

Le discret ou le continu ?
« Alors que le discret est souvent enseigné, pensé, représenté comme une approximation du continu, il semble que la proposition opposée soit bien plus adéquate et correcte. Le continu n’est souvent qu’une pâle et problématique approximation du discret. (L. Naccache, p. 205)

Tiraillés entre discrétion et continuité
Notre rapport au monde est tiraillé entre discrétion et continuité, c’est le titre du chapitre 7 du livre de Lionel Naccache. Merci à son sens pédagogique (ce n’est pas pour rien sans doute qu’il étudie en neurologue les mécanismes cérébraux, il sait un peu comment ça se passe là-dedans !) pour un bon résumé-tremplin qu’il offre à mi-parcours : « Le livre II s’ouvrait par le constat suivant : nous percevons consciemment l’espace et le temps comme des étendues continues. Cette impression première de continuité ne requiert de notre part aucun effort ni raisonnement volontaire. Le monde nous apparaît ainsi, tout comme notre propre flux de conscience s’offre à notre introspection sous une apparence continue. Pourtant, les neurosciences de la perception et de la conscience nous ont permis de montrer que cette évidente continuité n’a rien d’évident : non seulement cette continuité perçue est le fruit de processus actifs cognitifs inconscients, mais la structure intime de notre vie mentale et le fonctionnement de notre cerveau sont discrets et non continus. Notre flux de conscience correspond à la série temporelle discrète composée de ce que nous avons appelé les atomes de conscience dont chacun occupe un moment défini par une durée minimale incompressible (essentiel du livre II). Nous avons ensuite interrogé le comment et le pourquoi de cette discordance : comment et pourquoi sommes-nous consciemment aveugles à ce caractère discret de notre vie mentale que nous appréhendons comme du continu ? Pourquoi la discrétion de la discrétion ? Le caractère unifié de la scène mentale consciente ainsi que les modalités du cinéma intérieur qui la structurent et qui moulinent du discret en du continu nous ont permis de répondre au comment de cette discordance. Quant à son pourquoi, nous avons proposé que la construction inconsciente d’une continuité subjective de soi garantissait l’unicité et la permanence de notre identité à nos propres yeux. Un détour par les affres de la dissociation de soi dans certaines psychoses dont la schizophrénie nous a permis d’asseoir un peu plus encore la validité de cette hypothèse (fin du livre II). Nous avons ensuite démontré qu’il était possible de définir les mathématiques du continu comme l’objet culturel qui rationalise parfaitement cette intuition immédiate et universelle de continuité de l’espace et du temps. De la géométrie euclidienne au calcul intégral puis à l’ensemble des nombres réels qui portent en réalité si mal leur nom, près de trois mille ans de créations mathématiques ont permis d’offrir une sorte d’écrin parfaitement rationnel à ce joyau subjectif qu’est la fiction-interprétation-croyance de continuité spatio-temporelle. Nous avons montré comment les XVIe et XVIIe siècles ont ici joué un rôle déterminant dans la propagation de cette fiction de continuité, depuis l’univers de la géométrie vers celui de l’algèbre puis de l’arithmétique. Nous avons ensuite expliqué que la combinaison de notre intuition naturelle première de continuité avec l’édifice culturel mathématique rationnel de continuité renforçait notre adhésion subjective individuelle et collective à cette fiction de continuité et rendait par là même plus discrète encore à nos yeux la discrétion de notre esprit et celle de l’espace et du temps. Cette combinaison effroyablement efficace nous incite à adhérer à l’idée d’une continuité temporelle entre nous et nous-même, et plus largement à l’idée d’une continuité entre nous et le reste du monde. » (pp. 215-216)

Sels
me réjouir chaque fois que j’ouvre mon appli kindle sur l’ordinateur de la merveilleuse petite icône de l’enfant en ombre chinoise, lisant sous un arbre – ne pas imaginer que c’est une liseuse qu’il tient mais penser à un livre et surtout presque systématiquement entendre le nom de l’écrivain allemand stifter et penser à l’un de ses personnages (sans doute le héros de l’arrière-saison) lisant ainsi sous un arbre – déclencher un immense sourire chez un tout petit qui me fixait, dès que je le regarde et lui souris –

Chancelant, qui a de la chance  ?
Consternée d’apprendre que des candidats au professorat, qui sont à bac + 5, ne comprennent pas le sens du mot chancelant. Selon un long article du Figaro du 16 décembre. Incipit de l’article : « Des étudiants de niveau bac +5 qui ne connaissent pas le mot ‘chancelant’, qui confondent déterminants et pronoms et dont les références littéraires sont pauvres, supplantées par les séries et dessins animés. ». Il est question d’importantes lacunes en maîtrise de la langue française, avec en particulier beaucoup de confusion entre l’imparfait et le conditionnel. Le jury de l’académie d’Amiens relève par exemple que les explications pour ce mot chancelant (il s’agissait de petits enfants de 2 ans dans le poème «’Georges et Jeanne’ de Victor Hugo) furent pour le moins fantaisistes : qui chante bien, chanceux, qui fait de la magie, pas sage, qui génère de la lumière ». C’est extrêmement grave, pas pour une question de formalisme mais parce que cela révèle aussi une lacune de la capacité de penser. Alors le jury a raison de dire, mais n’est-ce pas peine perdue, que les candidats devraient « fréquenter les œuvres littéraires du patrimoine et enrichir leur vocabulaire en analysant, de façon régulière, un certain nombre de mots et de procédés de style ». Mais ici, ne peut-on s’empêcher de penser, quel fossé séparant la réalité, ne pas comprendre le mot chancelant (on ne dit rien de l’aide du contexte pour trouver la signification d’un mot qu’on ne connaitrait pas) et la préconisation, étudier les procédés de style. Pas de travail étymologique (il est vrai que cela suppose souvent de connaître quelques racines latines ou grecques), pas de lecture intelligente tenant compte du contexte mais connaître l’anaphore ou la synecdoque !

De la discrétion
De la discrétion toujours. C’est parfois un peu long, Lionel Naccache comme je l’ai écrit est très pédagogue et étaye vraiment bien sa progression, ce n’est pas un scientifique pour rien, mais c’est parfois un peu répétitif.
Cela dit, il sait aussi poser les bases, puis nuancer et j’aime bien les démonstrations voire les enseignements qui progressent de cette façon. L’élémentaire d’abord et ensuite on diversifie, on étoffe, on contredit. Ces derniers temps, j’ai réalisé à quel point l’enseignement de la géographie que j’ai reçu, enfant, était très mal fondé. J’ai en tête une carte du monde qui n’est pas seulement très lacunaire, mais fautive, en maints endroits. Par exemple, les positions respectives de la Russie et de la Chine, ce qui n’est pas rien. Et hélas, on apprend la géographie de nos jours par les guerres. Nous savons tous maintenant situer précisément l’Ukraine et la Biélorussie…
Alors Naccache qu’écrit-il pour amorcer la suite de sa démonstration ? « Notre Apologie de la discrétion pourrait laisser entendre que tout ce qui relèverait de cette dernière (la discrétion) trouverait grâce à nos yeux. Il n’en est rien et nous avons déjà exposé la nécessité d’entretenir une tension entre discret et continu, tout en visant à rééquilibrer une situation qui nous apparaît aujourd’hui faire trop de place au continu. » (p. 242)

Ivar Ch’Vavar et les contraintes en poésie
Je replonge avec délectation dans l’opus d’Ivar Ch’Vavar sur lequel j’ai tant travaillé à l’été 2018, en vue de la rédaction d’une préface, puisque le premier tome d’Échafaudages dans les bois vient de paraître (co-édition Le Corridor bleu et Lurlure). Je vais ressortir les feuillets manuscrits envoyés à l’époque par Ivar pour voir si, quatre ans plus tard, je m’arrête dans le livre publié sur les mêmes passages qu’alors dans le tapuscrit.
J’ai été retenue par un échange avec Stéphane Batsal où ce dernier fait le constat consterné que dans un de ses livres il a commis des erreurs en appliquant une contrainte. Il s’agissait de vers arithmonymes, autrement dit des vers qui comptent le même nombre de mots, un des deux grands chantiers d’Ivar Ch’Vavar qui a surtout beaucoup développé la pratique du vers justifié. Et dans sa lettre, Ivar met les choses au clair : la contrainte c’est très bien, cela fait naître énormément de choses dans l’écriture, je sais qu’il va y revenir dans toutes les pages parues et à paraître, mais pas de rigidité, ce qui compte c’est le mouvement du vers, même s’il n’est pas parfait par rapport à la contrainte. « Moi aussi, j’ai des vers mal comptés, dans le Mirador et ailleurs, mais ce qui compte (cas de le dire) vraiment, c’est le travail qu’on a fait sur chaque vers, sur la langue, sur les images, sur ses propres représentations mentales, sur ‘ce qui vient’, – en comptant en bon artisan, la langue tirée, les yeux exorbités, le cerveau en transe, en comptant les mots, sans triche (vers arithmonyme), ou en respectant la mesure, la longueur décidée (cas du vers justifié), ou les deux à la fois : ce qui compte c’est le travail, de se plier à la contrainte… (…) Ce qui compte c’est le travail et le résultat de ce travail. Il vaut mieux un vers ‘faux’ réussi qu’un vers ‘juste’ juste raté. » (Ivar Ch’Vavar, Échafaudages dans les bois, Lurlure et le Corridor bleu, 2022, p. 51)
→ Je pense qu’un Perec n’aurait pas dit autre chose.
Je dois aussi reprendre les notes que j’ai inévitablement écrites dans le Flotoir à l’époque. Donc trois documents à confronter : le tapuscrit lu et travaillé en 2018 (500 feuillets en tout), le premier tome (il y en aura trois) et ce que j’ai pu écrire à l’époque, en travaillant, dans le Flotoir.

Bonnefoy, oui
Les lecteurs seront sans doute surpris de voir dans ce premier tome l’intérêt que Ch’Vavar porte à l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Trace dans une belle lettre qu’il adresse à l’écrivain après avoir lu L’Inachevable, le 14 novembre 2010. Et ce passage aussi d’une lettre à Etienne Cornevin : « merci de me rapprocher de Rimbaud, à qui je dois tout, et qui est mon camarade, non mon ‘pays’, lui Champenois, mais c’est comparer crotte d’éléphant et chiure de mouche. Par contre, ne m’éloignez pas trop de Bonnefoy, que j’aime beaucoup, ses écrits en prose surtout, et qui est un homme d’une rare modestie et d’une grande gentillesse. Du reste, il a découvert la poésie dans les mêmes livres que moi : Les enfants du capitaine Grant, Rimbaud, Alain-Fournier, Breton …
→ on aura sans doute l’occasion de le dire et le redire, un des grands intérêts de cet ensemble d’Ivar Ch’Vavar qui vient s’inscrire dans la suite du très remarqué Travail du poème, c’est de rendre compte de la vie poétique, avec une vraie ouverture, une franchise souvent très drôle. Il s’agit de quelque chose de collectif, même si la plupart du temps, les lettres des correspondants, alias « Camarades » ne sont pas données (mais des extraits en sont parfois repris) et c’est merveille de voir tous ces dialogues que Ch’Vavar mène avec un groupe somme toute assez large d’auteurs, d’éditeurs et même de lecteurs sur des questions importantes qui reviennent sans cesse. L’écriture de la poésie, la réception de la poésie et l’extension de son public, etc.

Bibliothèques dans la bibliothèque
Me vient soudain l’envie de dresser des listes par auteur, à partir des quelques massifs de ma bibliothèque, les auteurs présents par de très nombreux livres. Je peux citer Michaux, Roubaud, Bonnefoy, Emaz, Ivar Ch’Vavar, Jean-Pascal Dubost, Hélène Cixous, Michel Butor, Valéry, Proust et bien d’autres encore. Ils dessinent un paysage, un motif dans la bibliothèque.

Individuation et individualisme
J’arrive à la fin du livre Les Irremplaçables de Cynthia Fleury. Beau développement sur individualisme et individuation. « Nous sommes à un point inédit de l’Histoire où la société des individus refait lien avec la notion collective, où elle comprend comment une qualité d’individuation nécessite un apport collectif, et où, pour la première fois, le collectif, voir l’État de droit, comprend la valeur de l’individuation et son rôle protecteur envers sa propre durabilité. » (p. 202)
→ Une fois encore je trouve cela quelque peu optimiste, non pas pour le mouvement de fond, qui semble en effet se lever et particulièrement chez les jeunes tellement conscients de la dégradation de notre environnement vital, mais en ce que l’état de droit commencerait à comprendre la valeur de l’individuation… Il ne me semble pas en tous cas que cet État favorise le développement chez chacun de l’individuation, à la fois parce qu’infantilisant trop souvent les personnes et surtout parce que rien ne me semble aller dans ce sens dans l’éducation (développement du sens critique, de l’autonomie, du sens critique…).

Individualisme et modernité
« Jusqu’à présent, à chaque fois que l’individualisme était énoncé, c’était pour dénoncer son caractère atomisant, son égoïsme délétère et, finalement, le danger qu’il représente pour la société démocratique, en devenant l’adversaire premier du citoyen. Le succès de l’État de droit devient dès lors son propre piège : être à juste titre une société des individus, mais qui hélas provoque un sentiment de déperdition, du fait d’un individualisme ne répondant pas aux critères de l’individuation. Ce mouvement d’un individualisme empêchant l’individuation, soit la juste articulation avec les autres, est l’essence même du XXe siècle. Ce fut son illusion, l’inverse d’un mouvement de maturation. Une forme d’ivresse de soi. Avant le vide ressenti, une passion pour le ‘moi’ découvrant ses atours. Aussitôt après nous, déplore Péguy [dans Notre jeunesse, en 1910], ‘commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil. Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas […]. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre.’. Un monde qui n’a ni mystique (le sens de Dieu), ni république (le sens les autres). Un monde où l’individualisme se vit somme le seul génie des lieux, convaincu d’être l’alpha et l’oméga de sa vie. Vérité vieille comme le temps mais qui a trouvé dans la modernité son lieu d’expansion. » (p. 203)
Un peu plus loin : « La modernité est le monde de l’individualisme qui fait le malin quand l’individuation demeure fébrile. Cet individualisme à qui l’on n’en conte pas, qui sait qu’il ne peut rien espérer d’autrui mais qui se met en quête d’une reconnaissance sociale des plus aliénantes, parce que précisément inséparable de l’irrespect qu’elle porte aux autres. Voilà les malins si peu malins, qui pensent qu’il est possible d’articuler le non-respect d’autrui avec le maintien du respect pour eux-mêmes. En somme, les malins sont victimes d’une infatuation du moi. Des décennies plus tard, cette boursouflure est devenue une excroissance invalidante, rendant le moi plus obèse qu’il ne peut le supporter, et partant plus vulnérable encore. »
→ et j’ose dire que pour fréquenter beaucoup d’écrivains et de créateurs depuis près de vingt ans pour Poesibao, je vois cette boursouflure à l’œuvre. Ce manque de réalisme par rapport à ses propres capacités et surtout à son inscription dans le monde. Les grandes œuvres sont sans doute celles qui se font sur fond d’individuation très profonde. Avec un vrai sens de l’existence du monde et notamment du monde des autres autour de soi. Tant d’œuvres me paraissent centrées sur un ego au fond bien pauvre, sans culture profonde (il peut y avoir érudition sans vraie culture, au sens fort de ce mot), sans ouverture sur autre que soi et les siens. C’est en ce sens que je trouve passionnante une œuvre comme celle d’Ivar Ch’Vavar, qui est une construction de soi dans le temps mais une construction qui n’existe pas sans le collectif, sans les autres, qui s’appuie sur les autres, il le dit très clairement à plusieurs reprises, pour s’ériger, se développer.
→ lisant cette opposition entre individualisme (atomisme) et individuation (inscription du développement de soi dans le monde et juste articulation avec lui), j’ai aussi pensé aux thèses de Lionel Naccache entre le discret (le non continu) et le continu.

Une écriture
Du domaine de la collecte, cette belle remarque de Siegfried Plümper-Hüttenbrink à propos de l’écriture de Jean-Marie Gleize : « Une écriture qu’on dira sans doute inchoative, faite de rappels et de redites, d’anaphores et sémaphores. Une écriture qui met aussi en jeu l’impact quasi performatif de son inscription, à la lettre et à la syllabe près. Une écriture qui me semble en appeler enfin à une lecture en palimpseste, sans doute de ce qu’elle se cite et procède par fragmentation fractale au vue des multiples frayages qu’elle génère à sa lecture. »

Vis comica
Il y a un humour fou, parfois un peu cruel aussi, chez Ivar Ch’Vavar, et je me souviens que la vis comica est une dimension importante dans le processus d’individuation selon Cynthia Fleury. Je me régale des petites saillies dans le texte des lettres aux uns et aux autres : « tu as encore le creux poplité solide, à force d’avoir refusé les génuflexions » (p. 71)
Mais en fait, ça va loin. Ma première réaction tient à un contexte personnel que je ne peux pas développer dans ce Flotoir, partie publique, mais je pense à quelqu’un qui m’est cher, plusieurs personnes qui me sont proches et chères en fait ; car même si leurs génuflexions sont sincères, elles sont aussi la marque patente d’un manque d’individuation, pas du fait de la génuflexion en elle-même, mais par tout ce que j’entends et sais de leur mode de pensée, très inféodé à des dogmes pour ne pas dire des diktats. Cela me fait mal, car je les aime. En effet, ce que dit d’important Ch’Vavar, ici, c’est que pour tenir debout, avancer, il ne faut pas se mettre sous la coupe de qui ou quoi que ce soit. Je dirais plutôt d’ailleurs qu’il faut tenter de se dégager de tout ce qui prétend nous influencer, nous dominer, nous contraindre. Travail de toute une vie, travail de l’individuation précisément. Et j’ajoute que pour moi la lecture, à condition que la démarche soit ouverte, très accueillante même à ce qui peut être difficile, voire dérangeant, est une des voies royales. Et que plus la bibliothèque sera pluri-thématique, plus elle aidera à se construire un creux poplité solide et à éviter les courbettes, les génuflexions et les marques d’allégeance.

Flash-back
Ouvrant Échafaudages dans les bois, d’Ivar Ch’Vavar, qui est maintenant un livre, très beau au demeurant, très agréable à lire, que l’on a bien en mains et sous les yeux, dimension importante, je me connecte au Flotoir de 2018 et je retrouve, par ailleurs, bien rangés et classés dans un placard, les neuf enveloppes envoyées au fur et à mesure par Ivar Ch’Vavar pendant cet été un peu fou où j’allais découvrir les 500 feuillets du tapuscrit. Il faut que je souligne, ce dont je ne prends conscience que maintenant, le boulot incroyable (je parle du sien !) qui est derrière un tel projet. La tenue au fil du temps des correspondances, si intenses, si riches, avec tant d’interlocuteurs de premier plan – puis le classement de ces correspondances (ce que j’ai tenté une ou deux fois pour certaines de mes riches correspondances et que je n’ai pas réussi à mettre en œuvre vraiment) – ensuite le montage, avec sans doute une sélection assez drastique. Le tapuscrit de 2018 était déjà impeccable. Cela m’étonne d’autant plus qu’Ivar Ch’Vavar ne cesse de regretter son manque d’énergie, de dire, alors qu’il a soixante en 2011 quand il écrit les lettres que je suis en train de relire qu’il est fini, cassé, qu’il n’a plus d’énergie.

Vraiment, plus d’énergie ?
Je me demande en fait si dans cette histoire d’énergie, ce n’est pas plutôt l’accès à une énergie latente qui n’est pas possible. Cela peut être faute d’outils, parfois faute de discipline (je parle ici de manière très générale, dans le sillage de Cynthia Fleury), faute d’impulsion.
J’en veux pour preuve à quelques semaines de distance, deux étapes d’un projet que nous avons mis en œuvre Ivar et moi, celle d’un « feuilleton » pour Poezibao, en 2011. Quand je lui soumets le projet, il me répond en effet qu’il n’a plus de jus, en gros. Et voilà que, après les doutes émis mais déjà un petit mouvement vers l’acceptation du projet (« j’ai envie d’avoir envie » écrit-il dans une lettre du 13 septembre 2011 ; reprise dans le livre, p. 94), le 27 septembre : « je t’envoie un truc, c’est parti comme ça, et pour faire pas mal de texte je crois ». Naissance du texte Mont-Ruflet en 41 épisodes !

De l’impulsion 
Je me souviens qu’Ivar Ch’Vavar a souvent dit qu’il avait besoin de trois choses pour écrire : une commande, une contrainte et un matériel déjà existant sur lequel se fonder. Il me semble que c’est ainsi que je suis partie dans mon projet de P’tit Bonhomme de chemin¸ dont je dois rappeler que je le dois à Ivar, via un curieux chemin, un vrai refus qu’il m’opposa, cette fois-là, à l’été 2018 et alors que nous discutions de Jules Verne, de faire un nouveau feuilleton, autour de Jules Verne précisément. Pour moi, ce fut l’impulsion. S’il ne peut le faire, c’est toi qui vas le faire. Je n’avais pas de problème d’énergie, mais plutôt de légitimité, de droit à…

Au cœur du réacteur
Ce qui est passionnant dans ce livre, c’est qu’on est au cœur du réacteur Ch’Vavar et ce n’est pas rien. Via ses lettres, quelques intermèdes très parlants, on entre à la fois dans la réflexion théorique mais en même temps si peu dogmatique et si concrète sur la poésie, le poème, la forme, les lecteurs, etc. mais aussi dans certains des processus de création. On assiste à la naissance de certains livres (comme ce que je viens de relater pour le feuilleton de Poezibao qui devait conduire, plus tard, au Mont-Ruflet, repris dans le livre Le Caret.)
Voici ce que j’écrivais dans mon Flotoir, le 24 juillet 2018 : « J’ai reçu hier les deux premières enveloppes du manuscrit et j’ai plongé, en apnée, dans ma lecture dès hier soir. C’est passionnant et j’ai été littéralement happée par ce projet. Ch’Vavar en parle comme d’un monstre, ce que ce sera sans doute à certains égards, à condition d’entendre cela comme relevant du monde des mythes et des légendes. Je trouve cela à la fois passionnant, fécond et incroyablement dynamisant pour la lectrice que je suis. »

Les inhibitions
Dans une lettre très émouvante et troublante d’avril 2011 à la psychanalyste Catherine Lucien, et dans laquelle, pour une fois, Ch’Vavar s’expose, il aborde précisément le sujet des inhibitions. Il relate une expérience de sa première jeunesse, à l’âge de 18 ans, dont il dit qu’elle touchait à la vocation poétique. Il parle d’une « manifestation » de son arrière-grand-mère, récemment disparue et dont il a senti qu’elle tentait à lui communiquer « le souffle, la force, l’énergie (c’est l’Inspiration) qui [lui]  manquait. » (p. 75). Il se sentait écrasé par la puissance poétique de « son jeune oncle Konrad Schmitt).

Le réel
Ivar Ch’Vavar répond ici à une question que je lui pose, sur le « peu de réalité ». Réponse : « Non, l’homme ne verra jamais pleinement le réel, c’est-à-dire pour moi, l’être tel qu’il se manifeste dans les étants ; il (l’homme) ne verra jamais, même, les étants dans leur être. Parce qu’il a la langue, et donc le devoir de dire. L’être ne peut se contenter d’être : il a à se dire. Il ne peut se dire que par la langue, mais contre la langue, qui n’est qu’un système de signes (incapable de le dire). L’être se donne à voir mais il ne se laisse pas voir (ou si fugacement…) parce qu’il veut qu’on le dise, dans la langue. » (p. 85)

Vers et mouvement
« Ce mouvement qui se confond avec le vers, oui, on n’a pas assez pris garde à ceci : que vers, c’est ça, aussi cette préposition, aller vers » (p. 86)

Facilité et accessibilité
Dans une lettre à l’éditrice Cécile Odartchenko : « Un texte n’a pas à être ‘facile’, et qu’est-ce que ça veut dire, ‘facile’ ? Mais il faut qu’il soit accessible. Déjà il doit l’être par lui-même, par sa force, par son évidence. Évidence, qu’est-ce que ça veut dire ? Que le lecteur doit sentir d’emblée qu’il y a là quelque chose qui vaut d’être lu, et qui demande à être lu. Ce qu’il éprouve bien rarement devant la production poétique du temps… il doit entendre une voix, singulière. Il doit être emporté par une force, lui paraisse-t-elle de prime abord désordonnée ou aveugle… Il doit sentir que la forme même du poème n’est pas gratuite, qu’elle amène du sens, qu’elle piège et redistribue du sens… Il doit sentir qu’il entre dans une histoire, et dans un monde. – Il faut qu’il ait cette impression, cette sensation, plutôt, et presqu’effrayante, que ce poème va l’emmener très loin et qu’à l’autre bout, il ne sortira pas indemne, mais sera marqué. J’ai parlé d’accessibilité… je voulais dire que le lecteur doit percevoir – tout de suite ou presque tout de suite – que tel poème va lui ouvrir un accès, constitue une ouverture, lui ouvre quelque chose, de grand, et en grand. (…) S’ouvre un espace et un temps. Où le lecteur, littéralement, va être aspiré, s’engouffrer. La poésie doit lui apporter cela ou que vaudrait-elle ? »
→ j’ai souvent pensé que si une lecture n’agrandit pas mon monde, je peux refermer le livre.

Secouer le milieu poétique
Comment ne pas souscrire à cette note amusante d’Ivar Ch’Vavar : « Mon but en publiant Travail du poème était d’éventer un bon coup le milieu poétique, quitte à choquer, de reposer les questions fondamentales, et, peut-être surtout, par un ton nouveau, un peu naïf, un peu ‘Huron’ ou ‘pedzouille’ de déculpabiliser les lecteurs (et les poètes eux-mêmes, mais il s’agit presque toujours des mêmes personnes) ; de lever un peu la chape des chapelles, (oui… bon), de regarder sous le nez des tabous et bravement crânement les interdits.( p. 94)
Échafaudages dans les bois s’inscrit aussi dans cette idée.
→ C’est sans doute ce que j’aurais voulu faire avec Poezibao, que je ferais peut-être un peu plus avec Poesibao. J’ai commencé sage, trop sage et conventionnel, je n’y connaissais rien à l’époque (2000). J’ai choisi des textes respectables, qui toujours m’ont parlé d’une manière ou d’une autre, mais la plupart du temps sans vraie puissance, sans rien qui soit susceptible de poser les questions fondamentales et de renouveler la poésie et l’approche de la poésie. Cela dit, dans le texte même de Mont-Ruflet, Ch’Vavar se tourne vers moi, son hôtesse, dit-il et me félicite pour mon indépendance d’esprit et pour mon culot. (On était en 2010, donc déjà dix ans après le début de Poezibao !)
Plus loin Ivar Ch’Vavar parle du peu de réception de Travail du poème [en fait je crois que ce livre fut reçu et plus que reçu, par une partie du lectorat bien informé, mais bien sûr pas par le grand public]. « Le problème, c’est que ce livre n’est pas fait pour les poètes et encore moins pour les critiques de poésie, mais justement pour ceux qui ne lisent plus de poésie, tellement les bouquins de poèmes leur sont tombés de fois des mains, et qui se sont dit qu’ils étaient trop cons pour comprendre la poésie, alors on allait laisser tomber. » (p. 98)
→ et là je peux dire que c’est aussi mon projet. N’importe qui peut venir incognito dans Poezibao, lire de la poésie, comprendre ou ne pas comprendre, sans avoir de complexes ni de comptes à rendre à qui que ce soit. Et je pense que beaucoup le font et l’ont fait. Avec l’idée centrale, qu’avant de gloser sur des textes que les lecteurs n’ont pas entre les mains, il faut donner des extraits, aussi substantiels que possible, des livres. Dans ce domaine, j’ai commencé un peu chiche car je sortais de l’expérience d’un site dont la propriétaire était obsédée par le respect du copyright. C’est bien de respecter le copyright, mais j’ai appris à faire un usage plus libre de cette loi et surtout je me suis mis à travailler essentiellement avec des petits éditeurs, trop contents qu’on donne à voir leurs livres, ce qui n’était et n’est plus le cas ailleurs, ou si peu. En 18 ans de Poezibao, je n’ai eu qu’une fois un souci de copyright et avec … Gallimard !

La lecture
La lecture c’est mon énergie fossile. Elle me vient de strates accumulées résultant de toutes mes lectures, je dis bien toutes et de leur fermentation. Il y aussi la lumière fossile, celle qui est partie des étoiles il y a sinon des années-lumière, du moins des décennies, parfois des siècles, la lumière émises par tous les grands artistes disparus. La lumière fossile, oui, mais encore ? Qui quoi ? Eh bien qui nous en apprend de belles, sur elle, sur nous, sur le début de tout ça et sa fin programmée.

Roger Caillois
Écouté une belle émission ancienne sur Roger Caillois et les pierres, où il ne fut hélas quasiment pas question des pierres, mais beaucoup de poésie, du vers, de la prosodie. Une fois de plus, j’ai été frappée par la qualité de ces émissions anciennes, le propos si dense et intelligent de Caillois, même si les questions n’étaient pas toujours à la hauteur. La clarté de sa parole, contenu et élocution.

Flacon de sels
éprouver un merveilleux sentiment d’intimité en ouvrant un livre, en se repliant sur lui et sur moi, gestes que l’on fait enfant quand fatigué ou triste on se retire, avec son pouce. Le livre, objet transitionnel.

Dans un si petit espace de bois
« Un cymbalum ou un accordéon en bandoulière, un violon à la main, on partait, parce qu’on y était forcé, ou encore parce qu’il le fallait pour d’autres raisons, bien mauvaises, liées à la misère ou au danger. Mon grand-père disait, m’a-t-on rapporté (et sans doute dans le but d’une transmission), qu’avec pour seul bagage un instrument de musique, un simple violon, on trouverait toujours du travail partout ! Dans ce violon, dans un si petit espace de bois, combien de temps, d’histoires, de sentiments et de pensées sont contenus ! Il s’agit en effet des ‘racines’, de ce qui continue à pousser, il s’agit de rhizomes qui s’étendent, à tels point qu’ils parviennent à nous entourer (…) ». André Hirt dans un article de Muzibao sur le disque Tzusamen du Sirba Octet. Il ajoute : « À la manière des langues, les instruments se mélangent. Et une musique nouvelle naît, elle qui est toujours déjà transformée depuis ces énergies qui lui viennent d’un lieu, d’une langue et puis, conjointement, de l’éloignement contraint par rapport à elles. La musique et l’éloignement, en effet. Sans le lieu d’un côté, sans l’éloignement de l’autre, il n’y aurait pas de musique et seulement le désespoir sans même rien pour l’exprimer. Y a-t-il d’autre musique que celle-là ? »

Comme des ricochets
Jean-Christophe Dichant dont je suis avec le plus grand intérêt tout le travail et aussi quelques-unes des formations photo me ramène vers Thierry Crouzet, que j’ai croisé il me semble, sinon l’homme du moins son travail, entre 2005 et 2010, à une époque où je dialoguais parfois avec François Bon. Je m’abonne de nouveau à son site, et parcours son journal-blog. J’en aime le ton. Et qu’il l’illustre avec de très belles photos.
Je relève cela dans celui du mois de novembre : « Blanchot : ‘La littérature et la poésie sont le lieu d’un secret qu’il faut peut-être préférer à tout, même à la gloire de faire des livres.’  Une phrase que nous n’écririons plus, si peu de gloire nous échoit de faire des livres. Mais, oui, il y a l’indicible, toujours là, et le plus important et d’y tourner autour, et en deviner la profondeur par instant vertigineuse. Alors écrire ou ne pas écrire, en parler ou pas, n’a pas beaucoup d’importance. Peu importe si ma chambre noire n’est pas assez sensible pour fixer les fantômes. »
Je vérifie la conjonction Bon / Crouzet, j’ai tout à fait raison, bien sûr. Tiens, voici ce que François Bon écrivait de Thierry Crouzet en 2013 : « je ne sais pas s’il n’y a pas un principe Crouzet qui le pousse à aller sans cesse dans ces positions où une boule de billard éclate tout dispositif stable, et c’est pour ça qu’on revient à son site : bien forcé d’appréhender la nouvelle combinaison dans ce qu’elle a à la fois de fragile et d’indispensable. Et c’est pour ça qu’il nous est, lui, nécessaire, dans ces avant-postes où tout bouge. »

Autre ricochet / écho
En réplique de ce que j’ai écrit récemment dans ce Flotoir sur les générateurs de texte proposés par des dispositifs d’intelligence artificielle, voici ce qu’écrit Thierry Crouzet, toujours en novembre 2022 : « J’imagine demain les IA écrivaines, elles arrivent, elles alignent déjà des phrases, des débuts de textes cohérents, demain ce sera des romans entiers, crachés en quelques secondes, et alors écrire sera comme jouer aux échecs contre une machine plus forte que les grands maîtres, mais qui pour autant ne réduit pas l’intérêt du jeu, et justement le mystère que nous entrevoyons dans ses possibles. Écrire ne sera plus produire du texte, mais vivre une expérience, et cette expérience aucune machine ne nous l’enlèvera, pas plus que l’intimité que la lecture procure avec un auteur qui respire ou a respiré.
Le texte importe moins que le processus qui le sous-tend et mène à lui. Lire, c’est participer à une genèse, à une recherche impossible. L’écrivain n’est qu’un lecteur du monde, et ses lecteurs également. Alors la gloire de la renommée est de peu de poids par rapport à l’intensité de l’exploration. La gloire dégrade peut-être l’expérience, car elle tend à donner à sa traduction en mots une valeur supérieure alors qu’elle est un cadavre refroidi. »