De l’inconvénient de lire Paul Valéry


Où il est question de Valéry et du cours de poétique, de Ch’vavar, de Justine Augier et de la littérature.


© florence trocmé – 2023

Flotoir du 4 au 10 janvier 2023

Le langage intérieur
(suite des notes prises en lisant le tome 1 du Cours de poétique de Paul Valéry, que viennent de publier les éditions Gallimard). Dans sa très belle préface, William Marx expose brièvement le contenu de chacune des huit années d’enseignement de Valéry au Collège de France.
4ème année : « Valéry développa la question pour lui essentielle du ‘langage intérieur’ et de la self-consciousness, notion récurrente dans les Cahiers, qui désigne la ‘surconscience’, à savoir une conscience de soi suffisamment puissante pour arrêter le cours ordinaire de l’esprit et introduire un écart dans le fonctionnement psychophysiologique. Le langage joue dans cette self-consciousness un rôle indispensable en ce qu’il instaure les conditions du dialogue avec soi : il permet au sujet de s’objectiver et de créer, ici encore, l’écart ou la distance nécessaire. ‘Finalement, note Valéry, ce qui est le plus nous, c’est notre réaction à l’idée qui vient de nous. […] Quand nous créons par l’esprit, c’est notre réaction, plus que notre création, qui est nôtre. Parce que cette réaction rend la chose créée comme étrangère, et nous arrivons ainsi au rôle du langage intérieur dans la formation d’une œuvre. »
→ J’ai repris une partie de ce paragraphe dans « Les notes sur la création », anthologie bis de Poesibao à laquelle je tiens beaucoup et que je voudrais relancer, vœu quelque peu récurrent ! mais peut-être que poesibao le jeune va me donner l’impulsion nécessaire…

De l’extension de la notion de poétique
« la poétique devient (…) la science de toutes les productions intellectuelles ou, ce qui revient presqu’au même une science totale de l’homme, envisagé dans son corps biologique comme dans son corps social. » (W. Marx, p 37). Et en fait, poursuit William Marx, Paul Valéry va « délittérariser son étude en l’inscrivant dans une économie générale du travail intellectuel. »

Au soir de sa vie
Et concernant la 8ème année d’enseignement (1944-1945), on éprouve une vraie émotion en lisant que « Au soir de sa vie et après les épreuves de la guerre, [Paul Valéry] réfute l’idée du créateur isolé, coupé de ses semblables, et semble ainsi condamner rétrospectivement l’archétype et le modèle du cerveau solitaire, qu’il avait, dans sa jeunesse, mythifié sous la figure de Monsieur Teste. Tout créateur, tout artiste, tout écrivain vit au contraire avec le langage en lui, un langage ui le relie au reste de l’humanité. » (p. 43)

Cohérence
Après avoir établi brièvement la teneur de chacune des huit années du Collège de France, William Marx se dit « saisi par la cohérence qui s’en dégage et par le caractère logique et naturel du passage d’un thème à l’autre, selon une organisation par cercles concentriques, depuis le niveau du créateur individuel jusqu’à celui de la société et des œuvres collectives de l’esprit. » (p. 43)

Deux poétiques bien distinctes
William Marx souligne encore l’évolution de la pensée de Paul Valéry, notamment sur la question de la poétique. Il écrit : « jusqu’alors, en effet, les lecteurs de Valéry gardaient l’image d’un critique faisant l’éloge de la contrainte formelle, résumant la poésie à un pur exercice mental, et dégageant des approches biographiques le discours sur la littérature : telle est, en quelque sorte, la poétique publique de Valéry, celle qui fut popularisée dès les années 1920 et qui, à bien des égards, circule encore parmi les étudiants de littérature. Or, cette image est très réductrice, comme le révèle le cours du Collège de France, qui élargit la poétique dans deux directions opposées : d’une part, celle de la sensibilité individuelle, à laquelle Valéry consacre plus du tiers de son enseignement ; d’autre part, celle de la société et de ses institutions fiduciaires, qui en occupe un autre tiers. » (p. 44)
→ Je me réjouis donc de penser que peut-être cette publication si importante, essentielle, va contribuer à modifier cette image d’un Valéry résumant la poésie à un pur exercice mental, un Valéry purement intellectuel et froid.

Une tentative stupéfiante
Oui publication essentielle. On peut écouter ce qu’en dit William Marx dans la conclusion de sa lumineuse introduction : « Telle fut l’étendue, jusqu’alors insoupçonnée, de la pensée de Valéry dans le cours de poétique au Collège de France, comme l’une des tentatives les plus stupéfiantes de penser ensemble, de manière critique, l’homme et le monde dans toutes leurs dimensions. » (p. 46).

De la méthode… de Paul Valéry
Amusant aperçu sur sa manière de travailler : « il assemble d’abord pour son enseignement des réflexions qu’il note sur des feuilles volantes ou des cahiers de brouillon. Il relit les réflexions assemblées dans les Cahiers et, en particulier, toutes celles qu’il a extraites, dactylographiées puis classées thématiquement à partir des années 1920 avec l’aide initiale de Catherine Pozzi. Il rédige ensuite pour ses leçons de longs développements, soit à la main, soit à la machine, soit, le plus souvent, en dictant à une dactylographe (…) Il reprend enfin ces dactylographies, les annote, les souligne, les corrige, les complète. » (p. 59)

La littérature et le dessin
Il faut enfin noter le poids relativement faible de la littérature et de la poésie – Valéry se situant dans le cadre beaucoup plus général d’une anthropologie de l’esprit. Certes. Mais en fait parallèlement aux cours généraux du vendredi, les leçons du samedi furent consacrées à des explications de textes, de Leonard de Vinci, Edgar Poe, Huysmans et Rimbaud, notamment.
Importance en revanche du dessin. Valéry souvent se levait pour aller dessiner au tableau une figure, un schéma, comme on le voit aussi dans le fac-simile des Cahiers qui pullulent de dessins, de petits crobars… « les notes préparatoires du cours de poétique abondent en dessins et schémas, allant du gribouillage plus au moins automatique, caractéristique de ce que Valéry nomme ‘les productions spontanées de la sensibilité’ (…) jusqu’au scènes réaliste (…) ou fantastique. » (p. 61 et 62)

Quel magnifique travail
En lisant l’introduction puis les notes sur l’édition, on mesure l’immense travail derrière cette édition. Et tous les choix, parfois délicats, que cela implique.

Un aspect trop peu étudié
Dans le premier texte du livre, qui est une présentation du projet du cours de poétique rédigée par Valéry, il écrit : « L’histoire de la littérature s’est grandement développée de nos jours, et dispose de nombreuses chaires. Il est remarquable, par contraste, que la forme d’activité intellectuelle qui engendre les œuvres mêmes soit fort peu étudié ; ou ne le soit qu’accidentellement et avec une précision insuffisante. La rigueur qui s’applique à la critique des textes et à leur interprétation philologique se rencontre rarement dans l’analyse des phénomènes positifs de la production et de la consommation des œuvres de l’esprit. » [je souligne]
→ C’est tout mon sujet, la question de la création, de la production des œuvres de l’esprit mais aussi celle de la transmission et de la réception. Comment cela est créé, comment cela est perçu, reçu, compris ? Le terme de consommation est devenu un peu difficile à utiliser, pour les œuvres de l’esprit, aujourd’hui, en raison des dérives qui poussent précisément à en faire d’une part des objets de consommation, d’autre part des supports pour le profit, voire la spéculation. Par chance, c’est difficile de faire du profit ou de spéculer avec la poésie, sans doute pour cela que je me suis attachée à ce champ !
Et l’on retrouve le passage célèbre : « Une histoire approfondie de la littérature devrait donc être comprise, non tant comme une histoire des auteurs et des accidents de leur carrière ou de celle de leurs ouvrages, que comme une histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la ‘littérature’,  et cette histoire pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé. » (p. 73)

Une chance inouïe
De pouvoir lire ce cours, oui. Mais je pensais aussi à la numérisation intégrale des Cahiers de Paul Valéry. Pensons-nous suffisamment à cette chance de pouvoir accéder si facilement à tant de trésors. Lisant, voici qu’une une notion, un personnage, un sujet nous sont inconnus ? de saisir alors son téléphone et en deux minutes on accède à un ensemble d’informations sérieuses. Qui n’a jamais couru de bibliothèque en bibliothèque, consulté fébrilement le Quid, téléphoné au service de questions-réponses SVP, à l’époque où il n’y avait aucun moyen électronique d’accéder à la connaissance, et c’était hier somme toute (début dans les années 90 pour le grand public ?). Que de conversations où l’on achoppe sur quelque chose et en deux minutes, la réponse est trouvée, la date de naissance d’un personnage célèbre, le département de telle ville, la signification de tel acronyme, la composition du vermeil, etc. liste que l’on pourrait conduire à l’infini ou presque. Le célèbre moteur de recherche se fait fort d’ailleurs de pister nos pérégrinations en ligne pour en déduire nos goûts et préciser aux commerciaux sous quel angle nous aborder pour nous faire « craquer » !
Je parlais de mon vague souvenir de Degas danse dessin et en quelques minutes, j’ai pu lire une notice formidable sur le site Gallica de la BNF, j’ai pu aussi consulter la notice biographique de William Marx, le tout sans quitter la bienveillante douceur de mon lit où j’aime tant lire, le soir !

De l’inconvénient de lire Valéry
Le souci quand on lit Valéry c’est que tant de choses, à côté, semblent inintéressantes, fades, superficielles, stéréotypées. De la fausse pensée produite à la chaîne, répétée ad nauseam. Alors que la pluralité des mondes est inouïe, trois ou quatre sujets, seulement, en boucle, dans les médias dits d’information continue (et sur beaucoup d’autres…). Si rares, les sujets originaux, les angles nouveaux ? Parfois un documentaire, mais même eux : on n’en peut plus des scènes de prédation et d’accouplement dans la savane, alors qu’il y aurait tant à montrer sur le comportement des animaux, leur savoir-faire (les documentaristes pourraient demander conseil à Vinciane Despret au lieu de chercher à réaliser des exploits techniques de prise de vue !). Valéry détestait la répétition et souffrirait de ce monde qui ne fait qu’enclencher le ricochet de quelques données, de quelques sujets. On invoque volontiers le manque de moyens, mais ils ne manquent pas pour des spectacles imbéciles, voire dégradants. Et il n’y a pas que les moyens financiers dont on doit invoquer le possible manque, ce sont surtout les moyens intellectuels qui font défaut (et c’est couplé avec une terrifiante paresse intellectuelle). Les journalistes sont des roquets qui répètent les mêmes trucs en boucle, au point que je suis souvent capable de terminer leurs phrases avant eux. Idem pour toutes les personnalités médiatisées, à quelques exceptions près qui disparaissent vite du champ, parce que ça demande un petit effort d’attention de les écouter ! Et l’on débouche sur un terrible ennui, non parce que cela confronte à du vide, mais par saturation du même. Ne parle-t-on pas d’ailleurs depuis quelques temps des « mèmes » (avec accent grave), ‘élément ou phénomène repris et décliné en masse sur Internet.’ Du pareil au même. Il est donc urgent de lire Valéry !


© florence trocmé

Ce que j’attends d’un livre.
Qu’il me fasse (sans complément) mais aussi qu’il me fasse + COD infinitif (rêver, penser surtout et je constate une fois de plus à quel point Valéry me fait penser, mais aussi Grothendieck, Cynthia Fleury, Ludwig Hohl, Vinciane Despret…)

Les pouvoirs de la littérature
J’ai acheté en même temps le livre de Justine Augier, Croire, Sur les pouvoirs de la littérature et celui de Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre et je suis touchée de voir qu’elles sont invitées prochainement, ensemble à une lecture…il y a donc un lien entre ces deux livres.
J’ai plongé hier soir dans le livre de Justine Augier, reçu le jour même sur ma liseuse. Je suis frappée par la profondeur et la force de son propos, qui tisse ensemble plusieurs fils distincts : celui de la leucémie et de la disparition de sa mère, occasion d’un très beau portrait par petits fragments, répartis dans le récit – celui de l’avocate syrienne Razan Zaitouneh sur laquelle elle a écrit un livre, une femme dont tout le travail a consisté à collecter un maximum de témoignages sur les terribles exactions du régime syrien et qui a disparu en 2013, les récits aussi des camps (Antelme, Lévi, Rousset, avec une citation de la chercheuse Catherine Coquio). C’est assez dire qu’on n’est pas ici dans un divertissement ludique sur la lecture mais sur les questions essentielles que les livres peuvent et sans doute doivent poser, qu’ils sont peut-être les seuls à pouvoir poser ainsi et qu’ils sont sans doute les seuls à pouvoir projeter dans l’avenir, potentiellement très lointain. Cette pensée sur la projection m’est venue en parcourant ce matin une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, où elle se plaint de la poste ! et qui date de 1680. Qui semble avoir été écrite et postée hier…

L’histoire du livre
« Dans un temps d’enfermement et de suspens qui rendait curieusement attentif aux dangers de l’époque, l’envie d’écrire sur la littérature et ses pouvoirs m’a traversée une première fois. Elle naissait d’une croyance familière bien qu’intermittente en la puissance de la littérature face à ce qui enferme, écrase le temps, les identités, la langue, les possibles, les luttes et les espoirs. Pendant le confinement, cette croyance est donc revenue m’habiter, et les pouvoirs du livre trouvaient des contours presque nets alors que je venais de raconter l’histoire de Razan Zaitouneh, avocate, écrivaine et figure de la révolution syrienne, et celle de son ami, le penseur et écrivain Yassin al-Haj Saleh. » (Justine Augier, Croire, sur les pouvoirs de la littérature, Actes Sud, 2023, p. 5)
→ et puis ce projet s’enlise. Jusqu’à l’hiver suivant : « L’hiver suivant, cette envie s’est imposée de nouveau. Cinq mois plus tôt, nous avions découvert que ma mère souffrait d’une leucémie dont elle allait mourir un mois plus tard. » (p. 6)

Les mémoriseurs
Justine Augier fait allusion à tous ces résistants de l’intérieur, qui essaient de documenter toutes les exactions d’un régime, d’une armée, d’un occupant… « Se souvenir des morts comme dans la prison syrienne de Palmyre à laquelle Mustafa Khalifé a consacré La Coquille, où les mémoriseurs se voyaient confier la tâche de se souvenir : Dans notre cellule, il y avait un jeune de moins de vingt ans qui savait plus de trois mille noms : le nom du prisonnier, de sa ville ou de son village, sa date d’incarcération, ce qu’il était advenu de luiCertains étaient spécialisés dans les meurtres et les exécutions. Ici, en France, en Europe, nous nous étions promis de ne plus perdre le compte mais certaines vies sombrent et personne ou presque n’y accorde d’importance. Garder le compte demande un effort et surtout, le compte donne des responsabilités. Nous l’avons perdu et de nouveau nous vivons dans le scandale absolu du mépris de certaines vies, avec un peu de honte mais le plus souvent dans l’indifférence. » (p. 11)
On pense ici à la fois à l’immense travail des Klarsfeld, aux récits pourtant si difficiles à faire de survivants de la Shoah et au travail de l’ONG Memorial, fondée en 1989 par Sakharov, dissoute par les Russes en 2021 et qui a reçu le Nobel de la Paix en 2022.

Réconcilier les dimensions
Ce travail de mémoire, de mémorisation, le travail de Memorial, Justine Augier le justifie pleinement : de l’avocate syrienne, elle écrit : « Elle réconcilie les dimensions. Et cette vision d’elle au travail pour rattacher les histoires, relier les noms, ne pas lâcher ceux qui sombrent, rafistoler les temporalités, ne cesse aussi de me renvoyer à une immédiateté dont nous sommes aujourd’hui les prisonniers, condamnés face aux événements à la peur et à la sidération, qui induisent crispation, conflictualité, et une profonde incapacité à se projeter (L’histoire est capable, et seule capable, de nous permettre, dans un monde en état d’instabilité définitive, de vivre avec d’autres réflexes que ceux de la peur, et des descentes éperdues dans les caves, Lucien Febvre). L’oubli, grand mécanisme à l’œuvre dans une époque à l’avenir obscur, contre lequel la littérature fournit une arme discrète et implacable. » (p. 13) Elle ajoute : « L’Europe dans laquelle j’ai grandi ne se comprend pas sans cette imprégnation de la mémoire de la Shoah, de l’événement et des récits qui nous en ont été livrés, ont fait apparaître une fois pour toutes un lien essentiel entre les phrases et l’absence, les phrases et l’indicible, et la grande culpabilité de la langue. »
Elle raconte comment elle s’est mise un jour à lire les récits de ceux qui avaient survécu à la Shoah, ne pouvant plus lire qu’eux, pendant tout un temps, passant de l’un à l’autre par capillarité.  « Robert Antelme, Imre Kertész, Primo Levi, Charlotte Delbo, Jean Améry, David Rousset, j’ai lu ces livres comme s’ils avaient le pouvoir de tout dire, ce tout étant bien sûr inséparable de l’absence, ces livres reliés les uns aux autres, ces écrivains devenus écrivains dans les camps, dont certains même ont cessé de l’être après, comme Antelme, qui restera l’auteur d’un seul livre et sur lequel Perec écrit ces lignes : ‘Cet homme qui raconte et qui interroge, qui combat avec les moyens qu’on lui laisse, qui extirpe aux événements leurs secrets, qui refuse leur silence, qui définit et oppose, qui restitue et qui compense, redonne à la littérature un sens qu’elle avait perdu. Au centre de L’Espèce humaine, la volonté de parler et d’être entendu, la volonté d’explorer et de connaître, débouche sur cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature.’ » (p. 14)

Les morts savent quelque chose.
Les morts savent quelque chose et ils nous mettent en garde, écrit encore Justine Augier. Ils rappellent que tout est possible et font appel à notre imagination, alors que les hommes normaux ne croient pas que tout est possible (citation de David Rousset). Les hommes normaux, nous, sommes dans un déni profond, permanent, peut-être protecteur de notre intégrité psychique… les morts savent le sérieux des dangers qui nous menacent et que nous feignons d’ignorer. Justine Augier cite Catherine Coquio sur ce refus de « voir le monde s’ouvrir avec la révolution, refus de voir le monde se briser par le crime sans raison et refus d’envisager la réparation (…). Comprendre cet anéantissement suppose aussi de comprendre ce surgissement possible, transformé en impossible par des forces nihilistes qui travaillent notre monde. Nous peinons à voir que l’histoire syrienne nous concerne parce que notre perception des événements s’opère dans un temps écrasé, défaite des ramifications essentielles à la compréhension des choses, des causes et des conséquences, des liens et des transformations, et cette perception nous laisse démunis, sidérés devant les images de l’horreur, submergés par l’émotion mais raccrochés à rien, incapables de percevoir ni les échos ni nos responsabilités, ni bien sûr ce qui est à venir, englués que nous sommes dans un réel privé de ses dimensions passées, futures et oniriques. » (p. 18)
→ je trouve très puissant ce double appel à l’histoire, donc au passé, que nous connaissons tous si peu, si mal et d’une façon souvent biaisée et aux dimensions futures et oniriques, dont je me demande si elles ne renvoient pas à l’imaginatio vera prônée par Cynthia Fleury comme élément essentiel de l’individuation.

Ils nous travaillent
Les livres, dit encore Justine Augier, ne provoquent pas forcément de révolution en nous (encore que certains ont vécu des expériences cruciales après la lecture d’un livre et on peut ici se référer à l’exemple princeps des suicides de jeunes Allemands après la lecture de Werther !) mais ils tendent surtout à nous travailler, longtemps et d’une façon mystérieuse. N’est-ce pas l’enjeu de de Flotoir, qui est aussi un vrai barrage contre l’oubli, que d’essayer d’élucider, un tout petit peu, ce lent travail mystérieux de la lecture ? Les livres nous relient à l’histoire, creusent, relient et nous préparent à de nouvelles formes de circulation, à la perception de nouveaux échos, raniment en chacun les disparus et les possibles, relancent notre imagination, font scintiller ce qui a été sauvé des ruines et traverse le temps, élargissant le temps de ce qui nous concerne, s’adressent en nous à ce qu’il y a de plus vif et de plus ancien. » (p. 18)
→ somptueuse citation ! tout y est sur ces pouvoirs de la lecture, de la littérature, du livre.

La radioactivité de l’écriture
« Je l’ai dit, je me souviens très mal des livres, et j’éprouve souvent de grandes difficultés à en extraire des scènes ou des phrases précises. Les livres sédimentent en moi d’une façon mystérieuse, ils déclenchent de longues et lentes transformations dont il m’arrive parfois de repérer les effets, discernant une preuve du cheminement. Le philosophe Emanuele Coccia n’hésite pas à évoquer la radioactivité de l’écriture, pour tenter d’approcher cette façon dont la matière mutante ne cesse de cheminer en nous et d’irradier. » (p. 25à

Ce si beau portrait d’une mère
Justine Augier pense que sa mère avait un complexe sourd à l’égard de celles et ceux qui ont fait des études, ont développé leur savoir et leur culture, leur capacité à étayer un raisonnement critique en convoquant références et concepts. « Mais ce complexe a nourri chez elle une intelligence des gens et des situations, une intelligence qu’elle ne cessera jamais de développer et qui était devenue hors normes, une intelligence qui marquait d’une façon mystérieuse et profonde ceux qui entraient en contact avec elle, même à peine, et manque désormais cruellement à qui avait l’habitude d’y trouver refuge. Une capacité à déplacer le regard, à élucider les situations complexes, à faire surgir une clarté et apparaître des liens inédits, qui finissaient une fois révélés par s’établir comme des évidences. Je crois que c’était cette intelligence mystérieuse qui lui permettait d’entretenir un dialogue intense avec les enfants, dont elle aimait tant la compagnie, quelque chose de sauvage en elle, de bizarrement indemne, une compréhension instinctive de leur langage. » (p. 29-30)

Sur les questions énergétiques
Hier soir, une fois n’est pas coutume, j’ai regardé cette émission du journaliste scientifique Jamy Gourmaud sur les questions énergétiques. Je savais qu’il y visitait aussi bien le cœur d’une centrale nucléaire, que l’intérieur du barrage de Grand’Maison ou bien un champ éolien en mer. Et c’est bien ce qui m’a retenue.
J’éprouve une fascination pour la puissance de l’eau (plus facile à imaginer pour moi que celle de l’atome, ou même du soleil ou du vent). L’image de cette eau projetée à une très forte pression sur des turbines géantes qu’elle met en mouvement, c’est à une autre échelle celle des moulins à eau d’autrefois, capable d’écraser le grain par la transmission d’effort et de mouvement nés du  simple écoulement de l’eau. Je me souviens tout particulièrement de deux visites, celle du barrage de Beauharnois près de Montréal, l’une des plus grandes centrales hydroélectriques du monde, alimentée par le Saint Laurent, avec ses 38 groupes turbines-alternateurs, alignés sur près d’un kilomètre ; ou bien l’usine marémotrice de la Rance, barrage que je traverse plusieurs fois par an lorsque je me rends en Bretagne. Dimensions plus modestes, mais il y aussi quelque chose de fascinant à penser que c’est la poussée de l’eau des marées qui déclenchent ici le travail des turbines. J’ai toujours rêvé de voir, mais ne l’ai vu ni à Beauharnois ni à Dinard, l’eau arriver sur la turbine. Dans les deux cas, les visiteurs voient le haut de la turbine, une rotation qui est sans doute celle de l’alternateur, entendent son bruit monstrueux, mais ne voient pas l’effet de l’eau, directement, sur son mouvement.

Le poème, un gros travail
Je continue ma relecture du livre d’Ivar Ch’Vavar, Échafaudages dans les bois et je réalise en notant ce titre qu’il me donne une impression d’école buissonnière et de liberté ! Ivar écrit à jean Pascal Dubost : « le poème, c’est, la plupart du temps, un gros travail. Dans ce travail, il faut savoir laisser venir, faire venir, et dans une certaine mesure, voir venir ce qui vient. En ce moment je ‘travaille’ à un texte que je n’ai pas encore commencé : il n’y a pas un mot d’écrit, je veux dire. Je construis un dispositif très complexe, difficilement, et même douloureusement. Mais je sais que rien ne s’écrira sans ‘L’Inspiration’ ». (p. 173).
→ il en parle souvent de l’Inspiration (avec une majuscule !), notion au fond très romantique dont l’usage lui est souvent reproché par plusieurs de ses interlocuteurs. Ailleurs il dit aussi « le poème, c’est l’inconscient même » (p. 167). Alors il faut peut-être superposer, en tous cas partiellement, les deux notions, Inspiration et inconscient ?

Les trois obligations de Ch’Vavar
Et je retrouve en effet (par un curieux effet, en accrochant les mauvaises touches pou recopier ce passage du livre de Ch’Vavar, j’ai suscité un copier/coller qui me parlait de pompage/turbinage, or cela a quelque chose à avoir avec ce que je voulais transcrire ici !), je retrouve en effet les trois éléments nécessaires à Ivar pour pouvoir écrire, désormais. « C’est très symptomatique, d’ailleurs, écrit-il, que je ne puisse plus écrire que comme ça : 1. En respectant une contrainte difficile ; 2. En répondant à des commandes, d’éditeurs, de directeurs de revues… ; 3. En recyclant : en prenant nécessairement appui sur des textes déjà écrits. (p. 175).

La production d’une œuvre est un acte
Retour au Cours de poétique : « pour l’étude systématique et suffisamment ordonnée de l’immense domaine de la poétique ainsi entendue, il a paru nécessaire de prendre un parti. On a considéré que la production d’une œuvre était un acte, et que le parti de plus naturel et le plus clair consistait à se reporter au type de l’acte humain le plus complet,  c’est-à-dire au processus de transformation qui va d’une excitation initiale à son retour à l’état final de liberté ou de disponibilité des fonctions qui ont participé à ladite transformation. » (p. 83)
Et en toute fin de ce fascicule de présentation de son Cours de poétique, qui devait en justifier le projet et emporter l’adhésion de ceux qui avaient à en décider, Valéry écrit : « la production des œuvres (…) exige l’intervention de coordinations complexes. Tout ce qui est de la sensibilité est instable et instantané. Toute fabrication qui exige durée, addition, complexité, et adaptation à un but exprimé, ou conformité à une condition extérieure, exige donc une organisation intime qui tend à s’opposer à cette instantanéité ou instabilité. L’action qui produira une œuvre, même quand cette œuvre sera la moins réfléchie, la plus naïve, introduit inévitablement un facteur fonctionnel de plus dans le système vivant qui effectue l’opération de produire; et pour peu que cette action se poursuive, on observera des modifications de ce système qui concourront à la conservation du but, à la convergence des manœuvres, à l’addition des efforts. Le travail mental se fera sensible : l’attention volontaire, les débats intérieurs se manifesteront. » (p. 85)
→ et ce qui me semble formidable, c’est que c’est exactement ce qui se passe quand on lit l’ensemble monté par Ch’Vavar à partir de ses correspondances et de ses dialogues avec ses « camarades » dans Échafaudages dans les bois !
Il va s’agir dans le cours, souvent de « considérer (…) avec plus de passion, l’action qui fait, que la chose faite. »
Concernant ce dernier point, cela a toujours été mon cas et ma visée. Sans doute pour cela que je m’intéresse tant aux carnets, aux cahiers, aux correspondances. Et pour cela que je toujours ce désir de donner plus de régularité à ma seconde anthologie, dans Poesibao, à savoir celles dites des « Notes sur la création ».


© florence trocmé

Le répertoire des formes est-il infini ?
Je me pose plusieurs questions à propos des formes. Leur étendue est-elle infinie ? Question quasi mathématique à laquelle je serais tentée de répondre oui, si on considère que la suite des nombres est infinie… ??? Mais pour nous n’y a-t-il pas dans cet infini supposé des formes-maîtresses, des formes qui s’imposent comme formes dans toute perception. C’est une des questions posées par la paréidolie, qui nous fait trouver, bien campés dans notre anthropomorphisme, figure humaine un peu partout.

Moulin à poivre
Un certain agacement hier parce que dans son article du Monde sur le livre de Justine Augier, Tiphaine Samoyault dévoile le nom de la mère de l’auteur. C’est une personne très connue. Donc sur l’image intérieure que je me faisais de cette femme, dans la composition de laquelle entrait une part non négligeable de traits de ma propre mère vient se superposer, brutalement, une image que je n’aime pas. Non pas par rejet de la personne en question, que je fais exprès de ne pas nommer, mais parce que les images d’elle que j’ai en tête ne sont pas forcément les plus belles. Le côté people l’a emporté sur le savoir-faire critique et c’est une faute de goût !

Boris Wolowiec
Lisant Paul Valéry, plusieurs idées me sont venues concernant le travail de Boris Wolowiec. J’avais d’abord noté cette phrase, lors d’une de mes méditations matinales, sans doute prononcée par l’intervenant autour de la notion d’impermanence : tout change, se transforme, d’instant en instant. J’avais ajouté par devers mois « comme un nuage ». Boris Wolowiec a d’ailleurs écrit un livre qui s’appelle Nuages ! Il faudrait regarder plus souvent les nuages, leur évolution, leurs déformations, leur recomposition, leur dilation et leur évanouissement.
Boris Wolowiec me semble très métamorphique et penche sans doute autant du côté de la physique nucléaire que de la thermodynamique invoquée par Valéry. Il serait à la fois valéryen et einsteinien. La vapeur et les quanta, la mécanique des fluides et l’incertitude de Heisenberg.

Organiser sa pensée
Dans un bref entretien dans le Monde des livres, l’éditeur du cours de poétique, William Marx précise que pour son cours de poétique, Valéry a « été forcé d’organiser sa pensée, ce qu’il n’avait jamais fait. Il parcourt l’ensemble de son système, depuis l’esprit, la production des données de la sensibilité, le corps, jusqu’à l’action et la façon dont l’esprit agit grâce au ‘langage intérieur’. Il y développe une véritable sociologie du créateur. On voit ce Valéry improvisateur réfléchir à la notion d’engagement, alors même que l’on juge les écrivains collaborateurs au moment où il donne ses derniers cours, en 1945. » A la question « Peut-on dire aussi qu’on surprend un Paul Valéry plus philosophe que poète ? », W. Marx répond : « Oui. Il reconstitue les développements qui se sont opérés de son temps, en particulier dans les années 1900-1910. Sa réflexion philosophique a des affinités avec la philosophie critique des concepts que pratique un Wittgenstein, comme Jacques Bouveresse [1940-202] l’a lui-même reconnu. Sa conception de la sensibilité comme production (nous produisons le monde qui nous entoure), et non pas seulement réception, est, d’autre part, de type phénoménologique, même si le terme n’apparaît pas. Sa critique de la philosophie est une critique du concept, et sa théorie de la philosophie comme œuvre d’art n’aurait pas été démentie par un Deleuze. »

Valéry a trompé son monde !
Et de façon amusante, William Marx explique que Valéry a trompé son monde, puisque les professeurs du Collège de France l’avaient élu en pensant qu’il allait parler de ‘poésie’ alors que l’écrivain a choisi de construire ses cours autour de ce terme de poétique comme une réflexion beaucoup plus large sur les créations de l’esprit : « ce coup de force intellectuel est assez génial » ajoute W. Marx, disant que c’est la raison pour laquelle il a tenu à ce que les deux tomes paraissent dans la Bibliothèque des idées pour que le cours soit lu « non seulement par le public des littéraires, mais aussi par celui des sciences humaines et sociales. »

Ses yeux de liseur
Je relève dans la lettre d’information de l’éditeur Arfuyen cet extrait d’un beau texte autour de Stefan Zweig : « Zweig a découvert Romain Rolland par la première partie de son roman Jean-Christophe, parue dans les Cahiers de la Quinzaine en 1907 sous le titre « L’Aube ». Zweig écrit à Romain Rolland le 19 février 1910, engageant une correspondance qui comportera, du côté de Zweig, 520 lettres et, du côté de Rolland, 277. Si l’on en croit Zweig, ce n’est cependant qu’en 1913 qu’il rencontrera l’écrivain français pour la première fois. Rencontre éblouie qu’il relate dans Le Monde d’hier : ‘Son savoir faisait honte par son étendue et sa diversité ; ne vivant en quelque sorte que par ses yeux de liseur, il possédait la littérature, la philosophie, l’histoire, les problèmes de tous les pays et de tous les temps. De la musique, il connaissait chaque mesure ; les œuvres les plus oubliées de Galuppi, de Telemann, et même de musiciens de sixième ou de septième ordre, lui étaient familières. Avec cela, il prenait part avec passion à tous les événements du présent.’ »

Le bois flottant dans les flots déchaînés
et cette remarque si profonde de Zweig : « Comme ce serait confortable, écrit Zweig en 1939, d’être sioniste ou bolchevique ou toute autre sorte d’homme déterminé plutôt que d’être comme le bois flottant dans les flots déchaînés, à moitié brisés déjà et rongés ! Un royaume pour une illusion ! Je n’en trouve pas, et j’envie quiconque prend au sérieux aujourd’hui sa petite œuvre de poète ou sa foi dans le Parti. »

Les pouvoirs de la littérature
J’ai terminé hier soir le livre de Justine Augier, Croire, sur les pouvoirs de la littérature et j’ai vraiment beaucoup aimé ce livre. J’ai pu surmonter le petit agacement causé par le dévoilement de l’identité de la mère de l’auteur, dans un article du Monde. Dans ces 120 pages, denses, l’auteur tisse tous ses fils avec beaucoup d’habileté narrative, tout cela sonne extraordinairement juste et touche d’autant plus. Elle ne cache pas ses différends avec sa mère, puisqu’elles n’appartenaient pas du tout aux mêmes familles politiques. Mais elle en brosse petit à petit un portrait profondément émouvant, assume sa culpabilité à certains égards, évoque les moments heureux et surtout toute la fin. J’étais au bord des larmes à l’évocation des derniers instants, avec cette petite rengaine qui fait irruption dans la conscience de Justine Augier et qu’elle fredonne sans discontinuer pendant que sa mère s’éteint. Mais si cette mère et sa disparition sont bien au centre du livre, il y a aussi le rapport avec les livres et la littérature. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai acheté ce livre. Avec quelques citations merveilleusement choisies et très bien insérées dans le récit. Et la bibliographie à la fin (c’est rare une bibliographie dans un récit !) montre bien de quoi il s’agit ici. Je peux citer Perec, Antelme, Delbo, Derrida, Razan Zaitouneh son amie syrienne disparue, Darwich, Gary, Camus, Etel Adnan, Arendt, Zweig, Didi-Huberman, et bien d’autres. Ils agrandissent le livre par leur présence.

Quand arrivent les livres
Elle cite un autre ami syrien, Yassin al Haj Saleh, qui, lui, a pu s’exiler et avec qui elle dialogue, celui-là même qui lui a prédit que la Syrie était notre futur. Il a connu une très longue détention : « Les livres n’entrent qu’après dix-huit mois d’une détention que n’a précédé aucun jugement, que n’accompagne aucune peine, une détention à l’aveugle et sans perspective. Avant qu’ils n’entrent dans la cellule, Yassin sombre, et puis il renaît avec eux, lit tout ce qui entre, des centaines de livres au cours des années, accepte le caractère aléatoire des lectures, Hegel, Laroui, Hugo, Althusser, Kazantzaki, Ghalioun, Darwich, Freud, il lit et relit, lit comme jamais il ne pourra lire encore, des heures et des heures qu’il ne vole à rien ni personne, relire encore Hegel, finir par voir se lever une forme de clarté, éprouver des sensations qu’il ne retrouvera jamais, les millions de fourmis qui s’agitent dans la tête, la poitrine qui se dilate sous l’effet de ce qui est soudain saisi, la lecture comme retour au monde. » (p. 21)
Quant à sa mère, il lui faudra acquérir une liseuse car les livres sont interdits de séjour dans la chambre stérile, l’infirmière ayant précisé à Justine Augier qu’ils étaient des « nids à bactéries ».

Le silence
« Ma mère parlait très peu des livres. Il lui était difficile d’exprimer ce qui la touchait de façon frontale, sans truchement, et notre relation était imprégnée de silences. J’étais très impressionnée, enfant, par ses silences dans lesquels je tentais, alerte et inquiète, de déchiffrer quelque chose, sans doute ce qu’elle attendait de moi. Dans cette absence de parole s’exerçait chez elle une attention aiguë à l’autre, une perception fine et très précise. Si cette absence m’a parfois exaspérée, j’ai compris depuis longtemps que c’est dans ce silence, empreint de l’irréductible mystère de ma mère, que je suis devenue une personne qui écrit. » (p. 24)

Romain Gary
Très belle citation de Romain Gary (in Éducation européenne) : « On peut me dire tant qu’on voudra que la liberté, la dignité, l’honneur d’être un homme, tout ça, enfin, c’est seulement un conte de nourrice, un conte de fées pour lequel on se fait tuer. La vérité, c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge, parfois, c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit l’un de ces refuges. » (p. 26)

Les citations
Justine Augier toujours : « Le poème doit avoir une forme hospitalière, écrit Darwich, et je partage son goût pour une littérature accueillante. Dans un texte qu’elle consacre à Benjamin, Arendt évoque son art de la citation, sa façon de rechercher perles et coraux, de procéder par forage et de faire jaillir. Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. On ne sait plus lequel des deux écrit, leurs phrases et leurs pensées s’enchâssent et se contaminent, dégoter des citations déjà empruntées par d’autres, comme si l’on s’y mettait à plusieurs pour les faire remonter, formant une longue chaîne à travers les âges, affirmer la beauté de ces inépuisables fragments que l’on se passe et qui demeurent, de façon magique, toujours prêts à être frottés et à converser (Écrire veut dire greffer, Jacques Derrida) » (p. 47)
→ C’est absolument magnifique et c’est aussi le cœur du Flotoir et je l’entends presque comme un encouragement à ce travail de collecte, à la recherche de perles et de coraux, ces forages et surtout cette tentative de faire jaillir quelque chose à partir de ces citations. Car la citation seule, extraite de son contexte, peut vite se muer en braise éteinte. Voire devenir une sorte d’objet de consommation. La citation, oui, mais enchâssée dans tout un tissu qui lui redonne vie et force, qui fait jaillir.
(J’ai cherché la référence du texte d’Arendt, la voici donnée à la fin du livre : Hannah Arendt, Walter Benjamin 1892-1940, traduit de l’anglais par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Allia, 2014.). À lire !

Merveilleuse anecdote de lecture !
Elle est contée par J. Augier : « J’ai ce souvenir : nous sommes dans un avion, je dois avoir une douzaine d’années, ma mère a emporté avec elle l’un de ces gros romans policiers de Patricia Cornwell dont j’ai commencé à lire quelques pages alors qu’elle l’avait posé un instant. Quand elle le récupère, sans rien dire, sourire en coin, bien consciente de mon air ébahi mais n’en montrant rien, elle arrache le premier chapitre pour que je puisse continuer de lire et nous poursuivons ainsi, lisant côte à côte le même livre qu’elle déchire peu à peu. » (p. 55)

Leucémie
« Rilke mort d’une leucémie, comme Susan Sontag, Frantz Fanon et Edward Saïd, et j’aurais pu établir cette liste avant même que le diagnostic ne soit posé sur la maladie de ma mère (…) » (p. 55)

La suspension volontaire de l’incrédulité
« Le fils de Susan Sontag a écrit un livre sur la leucémie et la mort de sa mère. Il y interroge la façon dont elle refusait la mort, et dont lui et ceux qui l’entouraient devaient autour d’elle nourrir l’espoir. Continuer à vivre : telle fut peut-être sa façon de mourir, écrit-il, et il ne cesse de se demander s’il a bien fait d’aider sa mère à cultiver une forme de déni. J’ai rapidement réglé cette question parce qu’une telle vitalité oblige, qu’il m’était impossible de ne pas me mettre à son service. Et c’est ensemble que l’on fait le choix d’ignorer certaines réalités et de se convaincre, car il faut vraiment se convaincre pour que ça fonctionne, se résoudre à y croire malgré tout pour être en mesure d’aider l’autre à préserver sa foi, pour décider de vivre ensemble dans un monde où le pire n’est pas toujours sûr, décider de croire en la médecine et en la voie tracée par U [la médecin de sa mère], même si elle était affreusement étroite et obscure. Encore une fois, la fameuse suspension volontaire de l’incrédulité dont on parle en littérature, la même exactement. » (p. 79)

Le conflit des marguerites
Trop drôle le conflit entre les deux Marguerite, Yourcenar que lit la mère, Duras que lit la fille !

Langue trompeuse
Justine Augier souligne l’indécence qu’il y a à employer la formule « nous sommes en guerre », alors que nous sommes là, dans notre tranquillité de vie et pas sous les bombes. « Cette déconnexion cynique entre ce qui advient et le récit qu’on en fait, le mensonge, sont devenus des modes de discours si communs que rien ne compte plus vraiment. Razan [Zaitouneh] secoue notre torpeur : il nous faut retrouver le pouvoir perdu de la langue. Langue trompeuse, qui œuvre patiemment à dissimuler la réalité des dominations, des violences et des inégalités – ultime violence toujours que celle de l’écrasement de ce qui est déjà écrasé. Langue usée par l’absence de doute, l’absence d’aveux d’ignorance qui viendraient redonner crédit aux mots prononcés, par l’idée que chacun devrait être capable de s’exprimer tout le temps sur tous les sujets et sans hésitation, sans jamais dire je ne sais pas, sans jamais dire je ne suis pas sûre, se passant d’un savoir bâti sur un temps long qui perd peu à peu de sa valeur – l’immédiateté s’attaque avec méthode à tout ce qui advient en se transformant, tout ce qui a besoin de lenteur. Langue dégradée par les clichés, les mots insignifiants à force d’être ressassés, mots gelés qui ferment la possibilité d’une conversation – plus rien à quoi s’agripper. Langue défaite par l’oubli immédiat qui engloutit les mots prononcés une fois passé l’éphémère phase de vibration – mots sans conséquences, ligne rouge. Langue désincarnée, lointaine, dématérialisée, qui ajoute au vertige d’une époque pleine d’incertitude et d’irréalité – comment faire pour rassembler et changer les choses, pour nous prévenir que ça y est, que c’est maintenant, pour être encore capables de donner et d’entendre l’alerte ? » (p. 90)
→ Justine Augier cite la Lingua Capitalismi Neoliberalis invoquée par l’auteur Sandra Lucbert rendant compte du procès de France Telecom et bien sûr lisant les mots ci-dessus on n’a cessé de penser aux mots de Victor Klemperer dans LTI, La langue du IIIe Reich.  
Et Justine Augier de bien insister sur le fait que c’est le travail de l’écrivain, « garant du sens, comme l’écrit Canetti, de réarmer la langue » pour en faire à nouveau une langue « agile et opérante ». Elle cite Claude Simon : Concevoir un engagement de l’écriture, qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretien avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci. »

La lecture avec les autres
Superbe passage où Justine Augier évoque les livres qu’elles ont partagés, d’une manière ou d’une autre, avec sa mère. Je pense à ceux si nombreux que j’ai partagé avec mon père, ceux aussi, quoique moins nombreux avec ma mère (nous avions des lectures différentes)… : « Les textes que ma mère m’a fait découvrir émergent à présent les uns à côté des autres, dessinent une carte que j’ai longtemps été incapable de déchiffrer, et d’ici je vois enfin combien ils ont été décisifs, et comme ils sont beaux ensemble. Ceux qu’elle m’a fait découvrir, ceux que j’ai lus pour m’éloigner, ceux dans lesquels je l’ai retrouvée, ceux que j’ai lus pour tenir en son absence : ils composent la carte d’un lieu où la relation persiste et se réinvente. C’est dans ce lieu que j’étais le mieux pendant cette année, dans ces livres où je ne craignais pas d’être terrassée par le chagrin sans m’y attendre, à la vue dans la rue d’un camion dont la bâche laissait deviner un chargement de sapins de Noël, à la vue dans le métro d’une petite main posée sur la cuisse d’une grand-mère attentive. Dans ces livres, dans le lieu qu’ils dessinaient ensemble, je me trouvais là où je devais être, là où quelque chose pouvait continuer de se déployer. » (p. 107)
Et d’ajouter juste après ces mots « Aujourd’hui je me plonge dans sa Marguerite, dans son exemplaire jauni des Mémoires d’Hadrien.

La littérature fait tenir ensemble
Le pouvoir de la littérature, Justine Augier le montre très bien et c’est un des très grands mérites de son livre, ne nous concerne pas seulement en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’ensemble. « Dans [son] livre, [ma mère] fait le récit de son enfance de lectrice, confie la manière dont les textes lui ont permis de s’échapper, de s’affranchir et surtout, écrit-elle, de se rassembler. Et je me dis que c’est sans doute là le pouvoir de la littérature auquel on finit toujours par revenir : elle fait tenir ensemble. » (p. 110)

Comme un viatique
Cette remarque de Peter Gizzi : « Changer un cœur brisé au milieu d’un monde acharné en un cœur acharné au milieu d’un monde brisé. ».

Souvenirs
Ne pas revenir en arrière, ne pas se retourner,  il n’y a pas qu’Eurydice que cela tue mais aussi ce que l’on voulait à tout prix revivre ou préserver mieux. Un souvenir que l’on chérit, bien se garder de le vérifier. Plus je vais, plus je me rends compte qu’il n’est pas bon de revenir sur quelque chose qui vous a intéressé, emballé, bouleversé… il y avait un alliage de temporalités et d’impressions qui s’est modifié, a jauni ou bien durci et l’on ne peut que se heurter à quelque chose de mort. Ce qui est douloureux. Mieux vaut laisser le souvenir ou l’impression vivre de sa vie, très particulière, en nous.

Sur le vers
Ch’Vavar de nouveau : « Le vers justifié : pourquoi c’est important. (…) il faut du vers. Le vers compté ancien (syllabique), avait fait son temps vers 1870, d’où le passage dans la prose (Ducasse, Rimbaud…) en même temps que des essais de désarticulation maximale (Corbière, Verlaine, Mallarmé et toujours Rimbaud ; puis Laforgue, Ghil…) et avant l’invention du vers ‘libre’ (Rimbaud, puis Laforgue et Kahn notamment). Le vers ‘libre’ n’est pas un vers, en tous cas pas un mètre, et le verset, nous, on en a depuis longtemps assez (du fait de Perse plutôt que de Claudel – à mon avis !).
Et comment sortir de la double possibilité devenue double impossibilité vers compté (syllabique / vers-libre (mettons un trait d’union, moins lourd que guillemets) ? Je m’en suis déjà expliqué : il fallait inventer le vers justifié et/ou le vers arithmonyme, ce sont bien des mètres, mais fondés sur le comptage d’éléments non-rythmiques : le nombre de millimètres (et/ou de signes) ou le nombre de mots. «  (p. 187)

Et la question de la lecture
Difficile la lecture orale du vers justifié… car logiquement, il faut marque un temps même presqu’imperceptiblement à la fin de chaque vers, qui souvent coupe en plein milieu d’un mot ! Je n’ai jamais entendu Ch’Vavar lire, malheureusement car je crois que c’est une expérience. Laurent Albarracin parle lui de la lecture silencieuse des vers justifiés : « Il faut trouver une certaine vitesse de lecture pour lire ce qui pourrait apparaître d’abord comme de la prose mais que les césures et les majuscules des vers viennent en quelque sorte empêcher, rayer, barrer peut-être ».
Cela je l’ai expérimenté aussi la seule et unique fois où j’ai lu des extraits de P’tit Bonhomme de chemin en public. Le vers justifié semble si bien convenir à la vie chaotique du petit personnage de Verne… mais il ne faut pas se laisser emporter par l’histoire, il faut bien hacher en quelque sorte sa lecture pour rendre cette impression de désordre tragique.

De la contradiction
Une belle réponse de François Huglo à Ch’Vavar : « Ceci encore, à propos de tes tentatives d’écriture ‘pour voir si ça marche’ : lecture fluide ou pas ? Il me semble qu’on peut répondre : lecture fluide et pas. En même temps. Goûter la contradiction. C’est souvent ce qui se passe quand on lit des vers latins, des vers mesurés ou quand on écoute de la musique où se superposent, parfois pour s’épouser, parfois pour se contredire, un rythme et un phrasé. Cette contradiction, parfois cet accord (ce jeu entre la contradiction et l’accord)sont pour une grande part dans la saveur de ce qu’on lit ou de ce qu’on écoute, saveur de la complexité et de la vie, alors que dans le mètre il y a le risque mortifère du métronome, et dans la prose dévidée, déroulée, celui, tout aussi mortifère, du rouleau compresseur (…) C’est vivant, c’est excitant, par ce que ‘ça ne coïncide pas’ comme tu le dis (ça s’enjambe, ça se chevauche) ; ou quelque fois parce que ça coïncide trop, scansion martelée à des fins comiques, persuasives, hypnotiques, etc. » (p. 197)

De Ch’Vavar à Valéry
C’est drôle de passer de Ch’Vavar à Valéry mais en même temps quel enchaînement ch’vavaléryen entre le propos rapporté de François Huglo, ci-dessus et celui de Valéry, sur la contradiction, dans Le Cours de poétique, 1 ! « La contradiction est la règle, écrit-il, réfléchissant sur les conditions de production de l’œuvre, la conséquence correcte est l’exception. Et cette correction elle-même est un artifice de logicien ». Mais poursuit-il « la dispersion, toujours imminente, importe et concourt à la production de l’ouvrage presqu’autant que la concentration elle-même. L’esprit à l’œuvre, qui lutte contre sa mobilité, contre son inquiétude constitutionnelle et sa diversité propre, contre la dissipation ou la dégradation naturelle de toute attitude spécialisée, trouve, d’autre part, dans cette condition même, des ressources incomparables. L’instabilité, l’incohérence, l’inconséquence dont je parlais, qui lui sont des gênes et des limites dans son entreprise de construction ou de composition bien suivie, lui sont tout aussi bien des trésors de possibilités dont il pressent la richesse au voisinage du moment même où il se consulte. Ce lui sont des réserves desquelles il peut tout attendre, des raisons d’espérer que la solution, le signal, l’image, le mot qui manque sont plus proches de lui qu’il ne le voit. Il peut toujours pressentir dans sa pénombre la vérité ou la décision recherchée, qu’il sait être à la merci d’un rien, de ce même dérangement insignifiant qui paraissait l’en distraire et l’en éloigner indéfiniment. » (p. 102)
Plusieurs remarques ici :
1. Je constate à quel point il est facile de recopier du Valéry, malgré la complexité de ses phrases et de sa pensée. C’est une vraie expérience, concrète, rapportée ici par quelqu’un, moi !, qui passe des heures depuis vingt ans à recopier des textes, à faire de la saisie au clavier ! Pour certains textes, c’est difficile, alors qu’ils paraissent relativement simples dans leur énoncé, mais quelque chose manque qui permettrait à l’esprit de mémoriser des pans suffisants ! Alors que chez Valéry, des pans longs viennent s’y loger tout aisément, évitant le retour trop fréquent à la source !
2. Il me semble aussi que c’est ainsi que travaille un Ivar Ch’Vavar, s’appuyant quant à lui sur la contrainte très forte du vers justifié, qui engendre instabilité, incohérence, inconséquence qui pourront le mener vers ce qui est latent, mais si difficile à extraire.
Et en bas de cette page 102, une superbe comparaison à ce propos, ce que nous souhaiterions voir apparaître à notre pensée, dit-il et qui est « comme un objet précieux que nous tiendrions et palperions au travers d’une étoffe qui l’enveloppe et qui le cache à nos yeux. »

Ce sur quoi seul nous pouvons agir
« Nous ne pouvons agir directement que sur la liberté du système de notre esprit. Nous abaissons le degré de cette liberté mais quant au reste, je veux dire quant aux modifications et substitutions que cette contrainte laisse possibles, nous attendons simplement que ce que nous désirons se produise, car nous ne pouvons que l’attendre. Nous n’avons aucun moyen d’atteindre exactement en nous ce que nous souhaitons en obtenir. »
C’est vrai chez le producteur de l’œuvre, c’est vrai aussi chez celui qu’il appelle le consommateur, disons celui qui entre dans l’œuvre, l’auditeur, le lecteur. Nous ne pouvons qu’attendre. Idem dans un apprentissage artistique : ce que l’on souhaite atteindre, il faut l’attendre, cela peut résulter du travail mais ne peut être directement produit par l’acharnement du travail. Il faut parfois se détourner du passage musical, de la phrase en cours d’élaboration, de la tentative photographique ou picturale et l’on sait « qu’il arrive assez souvent que la solution désirée nous vienne après un temps de désintéressement du problème ; et comme la récompense de la liberté rendu à notre esprit. »
Un vrai coach du créateur, Valéry !

De la nature de l’esprit
Et il en sait long sur la nature de l’esprit, pour l’avoir inlassablement explorée, matin après matin, pendant des décennies : « je trouve un peu partout, dans les esprits, de l’attention, des tâtonnements, de la clarté inattendue et des nuits obscures,  des improvisations et des essais, ou des reprises très pressantes. Il y a, dans tous les foyers de l’esprit, du feu et des cendres ; la prudence et l’imprudence ; la méthode et son contraire ; le hasard sous mille formes. Artistes, savants, tous s’identifient dans le détail de cette vie étrange de la pensée. » (p. 105). Et cet idéal de l’œuvre qui « nous offre, dans chacune de ses parties, à la fois l’aliment et l’excitant. Elle éveille continuellement en nous une soif et une source. »

du Ch’Vavar ou du Valéry ?
« L’observance des rythmes, des rimes, de la mélodie verbale gêne les mouvements directs de la ma pensée, et voici que je ne peux plus dire ce que je veux… Mais qu’est-ce donc que je veux ? Voilà la question. » (p. 107)

Dans le langage des poètes
« On conclut qu’il faut ici vouloir ce que l’on doit vouloir, pour que la pensée, le langage et ses conventions, qui sont empruntées à la vie extérieure, le rythme et les accents de la voix qui sont directement choses de l’être, s’accordent, et cet accord exige des sacrifices réciproques dont le plus remarquable est celui que doit consentir la pensée.
J’expliquerai un jour comment cette altération se marque dans le langage des poètes, et qu’il y a un langage poétique dans lequel les mots ne sont plus les mots de l’usage pratique et libre. Ils ne s’associent plus selon les mêmes attractions ; ils sont chargés de deux valeurs simultanément engagées et d’importance équivalente : leur son et leur effet psychique instantané. Ils font songer alors à ces nombres complexes des géomètres, et l’accouplement de la variable phonétique avec la variable sémantique engendre des problèmes de prolongement et de convergence que les poètes résolvent les yeux bandés – mais ils les résolvent (et c’est là l’essentiel), de temps à autre… De Temps à Autre, voilà le grand mot ! Voilà l’incertitude, voilà l’inégalité des moments et des individus. C’est là notre fait capital. Il faudra y revenir longuement, car tout l’art, poétique ou non, consiste à se défendre contre cette inégalité du moment. » (p. 107)

De la trace
J’ai découvert chez Thierry Crouzet une nouvelle acception de l’idée de trace qui m’importe tant. Une trace que l’on dessine, petit à petit, sur une carte, pour des collègues cyclistes ! Dans son récit très vivant, le Cyclotrope, il rencontre dans son équipée à vélo en solitaire, entreprise sur un coup de tête en rupture avec toute sa vie antérieure, un couple de jeunes femmes cyclistes. Qui l’initient à cette histoire de trace. Ce sont des parcours que créent et proposent certains à d’autres. J’ai souvent pensé lisant cette histoire aux chemins noirs de Sylvain Tesson. Des itinéraires au fond qui ne sont plus empruntés, qui ne sont plus connus, qui s’effacent comme disparaissent certaines espèces.
Pour préciser les choses, voilà ce que Thierry Crouzet écrivait en 2022 : « Depuis quelques semaines, je réfléchis à une liaison hors asphalte entre Paris Gare de Lyon et Sète, que je compte effectuer début juillet 2022. Je me suis dit, ça serait top de la créer à plusieurs, chacun apportant son expertise locale. Après avoir découvert l’association américaine Bikepacking Roots qui s’est donné en partie un tel but, j’ai lancé l’idée d’une association française qui aurait pour ambition de créer des traces bikepacking. Après avoir discuté avec pas mal de cyclistes, j’ai découvert que beaucoup ne comprenaient pas de quoi je voulais parler.
L’un n’a cessé de me répéter : « Créer une trace, c’est facile, il suffit d’utiliser tel et tel service. » Sa conclusion : lancer une association qui se donnerait le but de créer des choses aussi simples n’a aucun sens. Quand j’ai transposé cette remarque dans mon domaine de prédilection, la littérature, cela a donné : devenir écrivain, c’est facile parce que l’utilisation d’un traitement de texte est facile. Il y a là une grande confusion entre les outils, potentiellement faciles à utiliser, et l’objet qu’ils permettent de créer, parfois après beaucoup de travail.
Il y a tout un art de créer une trace, c’est toute une histoire en fait ! Non pas recopier des données GPS, mais trouver des parcours, les expérimenter pour qu’ils aient un sens et pas seulement d’orientation, qu’ils disent quelque chose, qu’ils fassent vivre des émotions. La trace serait en quelque sorte le scénario d’une aventure romanesque et Crouzet multiplie les comparaisons entre l’écrit.