Le Flotoir, du 26 janvier au 6 mars 2025, avec Milosz, André Markowicz, David Le Breton, Bernard Plossu, la photographie.

dimanche 26 janvier 2025
Milosz
Françoise Ascal me parle de ce poème de Milosz que je ne connaissais pas vraiment, il est si beau que je le transcris ici, n’oubliant pas que le Flotoir sera, peut-être, mon seul « livre » quand je serai bien vieille :
Solitude, ma mère, redites-moi ma vie ! voici
Le mur sans crucifix et la table et le livre
Fermé ! si l’impossible attendu si longtemps
Frappait à la fenêtre, comme le rouge-gorge au cœur gelé,
Qui donc se lèverait ici pour lui ouvrir ? Appel
Du chasseur attardé dans les marais livides,
Le dernier cri de la jeunesse faiblit et meurt : la chute d’une seule feuille
Remplit d’effroi le cœur muet de la forêt.
Qu’es-tu donc, triste cœur ? une chambre assoupie
Où, les coudes sur le livre fermé, le fils prodigue
Écoute sonner la vieille mouche bleue de l’enfance ?
Ou un miroir qui se souvient ? ou un tombeau que le voleur a réveillé ?
Lointains heureux portés par le soupir du soir, nuages d’or,
Beaux navires chargés de manne par les anges ! est-ce vrai
Que tous, tous vous avez cessé de m’aimer, que jamais,
Jamais je ne vous verrai plus à travers le cristal
De l’enfance ? que vos couleurs, vos voix et mon amour,
Que tout cela fut moins que l’éclair de la guêpe
Elle évoquait, dans une lettre, ces vers
si l’impossible attendu si longtemps
Frappait à la fenêtre, comme le rouge-gorge au cœur gelé,
Qui donc se lèverait ici pour lui ouvrir ?
→ Et ils m’ont fait penser au « Qui si je criais… ? » de Rilke. Choisi comme titre magnifique par Claude Mouchard, pour un de ses livres.
La photo
Écrivant à Antoine Bertot, je lui confie que la photo me passionne de plus en plus, en tant que pratique (cela depuis mon adolescence), mais aussi en tant qu’art (œuvres, pratiques et dire des photographes) et aussi en termes de réflexion (lecture de livres de photographe sur leur art, mais aussi mes propres réflexions). Je pense d’ailleurs que cela se sent dans ce Flotoir.
Antoine m’avait écrit cela qui me parle : « Pour l’écriture et la photographie : les deux pratiques s’équilibrent, après un étouffement mutuel… » Et parfois ses images sont à l’origine de textes comme ceux qu’il a publiés dans remue-net et que je trouve très beaux :
« Au ralenti, jour et saison passent le col :
nuit orange, neige, nuages, nuit poudreuse.
À la fin, les couleurs aux vitres tremblent, faibles.
Le temps des ombres s’allonge. Tu fais la trace.
*
Ouvrir la vue. Les yeux prennent le pas, minime
d’automne. Les feuilles ne retiennent plus, rien
que la boue, la poussière ; elles, à terre, dégagent
le mur où pâlissent pétales et lumière. »
(source)
mardi 28 janvier 2025
Histoire de la poésie
Beau commentaire de Guillaume Condello lisant le deuxième volume de l’histoire de la poésie après la guerre de Michel Murat, dans Catastrophes
« Il existe aussi une autre avant-garde, qu’on pourrait dire résolument non politique. On pourrait remonter à Parnasse. C’est l’écart qui se creuse sur le tard entre Roche et Tel Quel, c’est aussi la constellation que Murat réunit sous l’appellation d’ablatif absolu (en reprenant un titre de Michel Couturier). L’écriture s’autonomise, il s’agit de produire de nouvelles formes pour une quête d’absolu, une manière de se cogner le front aux limites du langage, dans l’effort désespéré de les faire, sinon s’effondrer, du moins apparaître – et ainsi les faire mentir. La quête existentielle de l’avant-garde « apolitique » (appelons-la comme ça) est souvent en effet plus mystique, moins travaillée par un front politique que par les drames de la langue et des jeux de langage socialement, culturellement, institués, de ses impossibilités et impasses à dire le réel. C’est sur la base de ce deuil fondamental qu’elle s’élève, et qu’elle trouve le tragique qui donne sa beauté à certaines de ses pages. Ainsi d’Albiach (p.336) : ‘Entre hermétisme et pragmatisme, Albiach elle-même se trouvait à la croisée des chemins. Son écriture et son identité de poète ne s’accordent pas entièrement. Son écriture procède par les voies de la modernité négative : littéralisation, grammaticalisation, spatialisation. Mais son œuvre est hantée par des profondeurs sacrées.’
Il y aurait encore beaucoup à dire, sur beaucoup d’aspects de cette histoire passionnante, le retour d’une certaine oralisation du travail poétique (Roubaud, Hocquard ou Royet-Journoud, etc.), les recherches graphiques (Podolski), la place des femmes dans le champ et les enjeux liés à l’émergence de nouvelles voix, etc. On voit, de loin, approcher du bord du présent, la page des avant-gardes semble se refermer. Ou, si les avant-gardes ne désignent pas tant un mouvement homogène qu’une manière de se rapporter à son histoire – une nouvelle phase commence, où le rapport de la poésie à sa propre histoire changera de nature, se fera peut-être moins bruyant, moins soucieux de révolution (p.143) »
mercredi 29 janvier 2025
Photo et Antoine Bertot
Bel échange sur la pratique photographique avec Antoine Bertot, à la suite de ce que j’ai rapporté ici.
Je l’interroge sur sa pratique du noir et blanc, de l’argentique et du labo photo. Voici sa réponse :
« A propos de l’argentique. J’ai commencé par l’argentique, suis passé par le numérique pour des raisons de coûts et suis revenu depuis deux bonnes années à l’argentique exclusivement. Il y a plusieurs raisons à cela, assez diverses.
Une raison sentimentale : j’ai récupéré des appareils familiaux. Cela peut paraître un peu secondaire, mais je crois que cela joue. Il y a un attachement aux objets. On ne photographie pas de la même manière avec un appareil qui est passé dans les mains du grand-père et un appareil qui sort tout juste de l’usine. J’ai donc fait réparer / réviser deux télémétriques qui retrouvent une seconde vie. Un appareil qui reste dans l’humidité d’une cave, l’obscurité d’une armoire, c’est désespérant tant ces objets sont beaux.
Le noir et blanc : je ne photographie quasiment plus en couleur (parce que les pellicules couleurs sont hors de prix, peut-être, mais aussi par goût. J’aime la couleur, en tant que regardeur, mais je pense plus en noir et blanc en tant que photographe). Or, le noir et blanc numérique n’est pas le même que le noir et blanc argentique. Autant la couleur numérique est meilleure, plus subtile et nuancée que la couleur argentique, autant le noir et blanc argentique permet beaucoup plus de nuances de gris. On a plus de matière dans les ombres et on crame moins les blancs. Au tirage, c’est un plaisir de pouvoir jouer avec la subtilité des gris, que je ne vois pas dans le numérique (à la fois trop noir et trop blanc !). Et puis, entre le grain argentique et le bruit numérique, la différence est grande. Il y a quelque chose de sensuel dans le grain, quelque chose de gênant dans le bruit (même si, bien sûr, aujourd’hui les capteurs numériques arrivent à réduire ce bruit, ce qui peut donner une image trop lisse, aussi…).
La fatigue de l’écran : ce n’est pas rien de passer des heures à jouer avec les courbes devant un écran pour arriver à une image qui soit juste. J’en avais assez d’être assis à m’user les yeux pour des résultats qui n’étaient jamais définitifs. Avec le tirage argentique, c’est un bonheur d’être des heures dans la chambre noire. On masque avec les mains pour déboucher les ombres, pour faire monter les blancs, on essaie… C’est très manuel. Et on accepte finalement une image quand on la regarde dans son ensemble, dans son équilibre. Il me semble qu’avec le numérique et l’écran, on a le nez sur du détail et on y perd son temps. J’avais l’impression de ne plus vraiment voir ma photo.
Et au-delà de cela, le côté sensible de l’ensemble du travail développement / tirage (odeur des produits, textures de la pellicule, des papiers, révélation des images…), en somme la matérialité de l’argentique est un plaisir incomparable. On retrouve, dans le labo (et non à l’écran), ce qui fait la prise de vue : temps, lumière, support. Ce redoublement me paraît plus naturel. Au bout du compte d’ailleurs, je ne passe pas plus de temps à ‘sortir’ une image argentique. Quand on maîtrise l’ensemble du processus, les choses se font bien (alors qu’à l’écran, j’avais l’impression d’un bricolage incessant). Et puis, pour continuer et finir sur le côté matériel : je tire bien plus de photographies que je n’en imprimais. Elles sont plus avec moi.
Le plaisir de la contrainte ? Avec le numérique, on est dans un pays de possibles. Avec l’argentique, dans la contrainte. J’ai plusieurs appareils, plusieurs formats, certes… Mais, quand j’en ai un dans les mains, je suis limité et c’est bien. Soit parce que le viseur est télémétrique, soit parce que ma pellicule est de format 135 ou 120 et, toujours, parce que ma pellicule a une sensibilité qui lui permet d’être efficace dans telle ou telle condition de lumière mais pas dans toutes. J’aime ces limites dans lesquelles le regard doit se placer, se déplacer, au milieu desquelles il faut trouver sa part, qu’on peut respecter, transgresser un peu… On laisse de côté la variété pour se concentrer sur une manière, obstinément (le temps d’une séance de prises de vues ou pendant des semaines).
Une question de durée : l’appareil argentique, bien entretenu, révisé, est franchement durable. Surtout que je photographie avec des appareils sans électronique. Que du mécanique. Le numérique nécessite un renouvellement régulier et une course vers le mieux qui me fatigue.
Une question de rythme : je reviens cette fois à ce qui fait le cœur de la pratique. La prise de vue. Puisque l’image reste forcément latente un petit moment, je ne suis pas arrêté dans mon désir d’image par l’image elle-même et son apparition à l’écran. Par la solution. Je reste à la question de l’image. Je sais qu’on peut se forcer à ne pas regarder l’écran mais j’y crois peu… (malgré la tentative de Leica, par exemple, de vendre des appareils numériques sans écran : on marche un peu sur la tête dans ce cas).
Je photographie lorsque je marche : la prise de vue est un bref instant d’arrêt qui répond à l’impression de voir quelque chose (rien, un reflet, une ombre, un jeu de lumières…). Ne pas savoir s’il y a vraiment ce que je crois voir me permet de rester à l’impression, de continuer avec elle quelques pas plus loin, de rester à cette frange qui relie le regard et le réel (et ce d’autant plus qu’avec le viseur télémétrique, je vois ce qu’il y a devant moi, sans modification, et non déjà la transformation électronique de ce qu’il y a devant moi). Peut-être qu’à la fin (au développement et au tirage), je verrai qu’il n’y a finalement pas de quoi faire une photo (ou qu’il y a bien plus que ce que je pensais), mais durant la marche / prise de vue, j’avance sans être tout à fait sûr. Il me semble que le regard s’y développe mieux, n’étant pas dans la certitude d’avoir saisi (ou dans la déception de n’avoir pas), mais dans le peut-être. Le temps de la marche / de la prise de vue n’est pas haché, mais continu.
À cela s’ajoute que j’oublie vite l’image faite. Rares sont les fois où je sais ce que j’attends au développement de la pellicule. Et même, rares sont les fois où je rentre de la marche en me rappelant des prises de vue. Le numérique me force à me souvenir de ce que je viens de photographier (puisque je regarde après avoir déclenché, tout de suite) ; l’argentique me permet de rester à l’émotion du déclenchement.
J’ajoute une remarque sur la beauté d’un négatif (mais est-ce vraiment rationnel ?). Je pense par exemple au négatif de moyen format, si riche en détails. Quel plaisir de regarder cette déjà presque-image ! C’est pour cela aussi que j’aime faire des tirages-contacts. On est au plus simple de la photo, au plus proche. »
→ j’aime bien retenir dans la nasse du Flotoir de tels propos. Le courriel se perdra, sans doute, au fil du temps, il sera difficile de le retrouver. Alors que dans le Flotoir, il est là. Je retrouverai facilement ce texte. D’autant que le Flotoir est stocké dans Dropbox qui a un moteur de recherche qui est formidable.
→ Il m’interroge sur ma propre pratique et je m’aperçois que j’ai bien du mal à la définir. Voilà ce que j’ai répondu, un peu platement :
« Je pratique la photo comme arrêt sur l’instant, comme manière de regarder le monde, surtout à petite échelle, comme souvenir, par amour pour mes proches en particulier les petits, mais pas uniquement. Je cherche l’âme dans les photos, pour reprendre le titre du livre que je suis en train de lire de duChemin. J’ai toujours eu besoin d’une pratique artistique, j’ai un peu peint, mais la peinture, même l’aquarelle, demande de s’installer, etc. Beaucoup de temps requis et je suis monopolisée, aspirée par tant de choses autres. La photo, je peux plus facilement décider d’aller faire une balade photographique. En Bretagne j’ai toujours mon appareil avec moi. Et à la maison aussi, j’ai la chance de vivre au 11ème étage, avec une immense vue sur 180° au moins, vue plus urbaine à l’est, sur les coteaux de Seine à l’ouest, vue sur des ciels magnifiques, les intempéries qui arrivent, etc. »
Mort et poésie
Belle réponse d’Olivier Barbarant à qui on pose la question du pouvoir de la poésie sur la mort : [La poésie] n’a jamais rien pu contre la mort et ne peut pas grand-chose contre la disparition absolue qui nous menace. Mais elle peut, du moins, faire son travail qui est, d’une part essayer de prendre en charge la splendeur de ce que nous sommes en train de massacrer. D’autre part, elle peut aussi, dans le temps qui nous est compté, au fond, aider à habiter ce monde. Ainsi, on le respecte davantage. Et puis, communiquer l’amour que l’on ressent. J’en attends peut-être une sorte de compassion généralisée. Une fraternité peut naître du soudain saisissement de la beauté des choses et des êtres. Ce n’est pas la poésie qui sauvera le monde, mais elle peut au moins contribuer à nous rendre compte de ce qu’on continue de massacrer sans le moindre alibi, parce que ça aura été dit.
→ dans un livre sur le rapport à la mère que je suis en train de lire, l’auteur, Maxime Rovere liste dix « fonctions » maternelles, j’y reviendrai ailleurs. Ne pourrait-on ainsi établir une liste de toutes les fonctions de la poésie. Ce serait peut-être infini ou allant infiniment au fur et à mesure que passe le temps, que s’effondrent les époques. J’ai toujours pensé deux fonctions parmi d’autres : par la lecture de poésie, apprendre à sentir, à voir, à écouter. Certaines choses de ce monde m’ont été rendu perceptibles par la poésie. Un exemple très basique, le ciel entre les maisons dans une rue étroite, vision découverte un jour dans un livre de Jacques Réda ; et le côté conservatoire, de la langue, des choses, des situations, des êtres.
Pouchkine
André Markowicz vient de publier un Dictionnaire amoureux de Pouchkine.
Très émouvant article dans sa page FB, à propos de ses premières années, de l’importance de sa grand-mère : « Je me suis retrouvé, avec ce Dictionnaire, à faire une synthèse de ma vie. Pas seulement de mon travail, – même si ma vie et mon travail, depuis que j’ai seize ans, c’est la même chose. Non, réellement de ma vie. Depuis ma toute première enfance. J’ai pu revenir au tout début, – en fait, à la voix de la grand-mère qui me disait les contes de Pouchkine et Eugène Onéguine, et j’entendais, avec sa voix… comment peut-on avoir, comme je l’ai, la sensation de la voix de quelqu’un quand vous avez trois-quatre ans, comment cette voix – que je serais incapable de décrire bien, peut-elle rester si profondément, non pas gravée, mais imprégnée, en moi, aujourd’hui, quand j’ai 64 ans, je n’en sais rien, mais, cette voix est double : c’est celle des vers de Pouchkine et, en même temps, celle de ses remarques, constantes, quand nous sortions, elle et moi, à Moscou, et toutes ces remarques ne signifiaient qu’une chose : « non, mon petit-fils ne deviendra jamais soviétique », n’appartiendra jamais au monde de ceux qui acceptent le régime, – ce régime qui l’avait arrêtée par deux fois (et torturée) et déportée en Sibérie où elle avait rencontré, et perdu, l’homme qui lui avait donné, contre tout espoir, sa fille (elle est devenue mère à l’âge de 46 ans). Mon grand-père, lui, un très beau médecin géorgien, Diomid Mourvanidzé, allait être assassiné en 1938. C’est elle, quand j’étais tout petit, qui s’occupait de moi tout le temps, qui restait avec moi quand mes parents travaillaient, et elle avait une règle : elle, qui était pédiatre (elle avait pu faire des études de médecine après la révolution, parce qu’elle était juive), elle considérait que les enfants comprennent tout, et qu’il faut leur parler le plus possible, mais aussi leur laisser des plages de solitude, des plages d’ennui, à partir du moment où elle était sûre que j’étais sûr qu’elle était là et que cette solitude était une solitude offerte, jamais une solitude imposée. Elle me parlait de tout, et, surtout, surtout, elle me lisait – elle me disait – Pouchkine, et, comme je l’écris dans la préface du « Dictionnaire », je n’ai pas souvenir de moi sans Pouchkine, – il y a toujours eu Pouchkine. Cette beauté indicible, cette évidence de Pouchkine. »
→ à l’heure où l’on se demande tellement comment faire aimer la littérature aux enfants, voilà une leçon admirable. Ce que j’appelle parfois l’imprégnation, que j’ai tentée en partie pour mes enfants avec la musique, mais sans vraiment réussir. Pour la lecture, heureusement un peu mieux.
mercredi 5 février 2025
Guetteur
Je relève ce texte de Christian Rosset, chez Diacritik, qui correspond si bien à mon propre sentiment (il publie son 35ème ‘Terrain Vague’ sur le site) : « 35 est la somme des cubes des deux premiers nombres premiers : 23 + 33. Je le note, sans être certain d’en tirer quoi que ce soit d’utile pour avancer dans ce travail qui occupe une bonne partie de mes journées en solitaire : en passeur, en veilleur, à l’écoute, à l’affut, ce qui peut sembler relativement absurde tant ce travail s’accomplit en dehors de toute attente (ou si discrète – même s’il y a de belles surprises). Mais ce qui compte avant tout, c’est d’entretenir un sens de l’ouverture qui permet çà et là quelques échanges vivants, même si le plus souvent esquissés en pointillés, et troués de silence : précieux viatique qui conduit le guetteur à ne pas abandonner la partie. » (source)
De cette même page, je retire aussi cette citation de Philippe Beck (Documentaire, daté du 7 juillet 2024) : « Y aura-t-il encore des œuvres autrement qu’au secret ? Quoi qu’on pense du monde actuel, c’est un monde où il y a des œuvres. »
Ou encore cela, toujours de Philippe Beck : « […] les humains s’entrelisent, et se devinent, se communiquent des intuitions, cherchent à comprendre ce qui arrive, à agir en s’interprétant, à devancer l’avenir qui se déchiffre. La fiction (l’imagination, entre production et reproduction, fantaisie et configuration) précède la matière qu’elle n’invente pas. La poésie est documentaire ou elle n’est pas. Mais nos yeux, intérieurs et extérieurs, sont eux-mêmes des documents. »
jeudi 6 février 2025
Bernard Plossu [histoires qui font rêver]
Cette histoire me fait rêver : « Nous parlerons de voyage, d’amitié, de marche, de silence, d’un certain attachement à la solitude, à la contemplation. Au-delà de l’amitié, une connivence nous relie, une manière de toucher le monde par l’image pour Bernard Plossu, et pour moi par l’écriture, l’un et l’autre dans un affût qui ne cherche jamais l’appropriation mais le témoignage, épouser les mouvements du réel plutôt que de les commander. » (David Le Breton, in Bernard Plossu, marcher la photographie)
A propos du photographe Bernard Plossu : « il est un témoin, sensible à l’air du temps, il est surtout poète, c’est-à-dire cherchant en chaque personne, objet et paysage contemplé, à la fois des points d’organisation formelle et des signes d’une énigme fondamentale.
Il faut pour entrevoir l’invisible beaucoup marcher, beaucoup rencontrer, beaucoup aimer. »
Cet article de Fabien Ribéry sur un livre de David Le Breton à propos de Bernard Plossu contient aussi de beaux aspects sur la marche : « Le marcheur l’ignore parfois [ou préfère feindre de l’ignorer] mais les dieux sont à ses côtés et cheminent sans relâche dans son ombre, précise David Le Breton. Chaque espace d’une forêt, d’un fleuve, d’une vallée, d’une montagne, d’une rivière est sous l’empire du génie des lieux qui veille à l’hospitalité des uns et repousse les autres. En entrant dans son domaine le marcheur est saisi d’une émotion particulière. Il éprouve attirance ou répulsion, émerveillement ou terreur. Les lieux ne sont pas neutres, encore moins vides, ils sont toujours habités par ceux qui savent les sentir. Une force magnétique les traverse, propice ou périlleuse. »
Et à la même source :
« Ne pas chercher mais attendre que les choses vous appellent, et si la photographie n’est pas devant vous, conseille l’artiste, retournez-vous, elle sera sûrement là.
Il faut s’effacer en restant présent, c’est la leçon du tireur à l’arc zen. »
« Le sociologue décrit ainsi l’éthique du photographe, qui est aussi un éloge de la délicatesse : ‘Il ne s’agit pas de s’attrister de la précarité de l’existence mais de la transformer en ferveur. Telle est la boussole qui n’a jamais quitté les mains de Bernard Plossu’. »
Fabien Ribery
Et je continue à citer cet article, cette fois pour Fabien Ribery :
« Pratiquer la photographie pour faire alliance tout en assumant une position de solitaire.
Danser dans l’espace comme une hirondelle andalouse, pour la simple joie d’exister.
Ne pas peser, saisir ce qui se transforme comme ce qui perdure dans son être.
Savoir que plus on sait, plus on ne sait rien.
Refuser les logiques de séparation.
Adopter la position de retrait du mystique, qui est aussi hyperconscience d’une interconnexion intégrale.
Être un Apache, à Taos, en Ardèche, ou à Charleroi, regarder les nuages, se dépouiller pour ne faire qu’un avec la vastitude.
Rester sauvage, tout en étant très civilisé
‘Je photographie tout, confie-t-il dans un entretien : une nature morte, un paysage, un portrait, une main, un enfant… Tout parce que je « vois » tout le temps. Je suis ce genre de photographe qui vit avec son appareil.’
Bernard Plossu n’est-il donc pas, ce que l’on appelle, strictement – terme ici débarrassé des connotations romantiques ou new age – un voyant ? »
→ superbe critique d’un livre de photo, critique créative. Il me semble que c’est sous la plume de Jacques-Henri Michot que je lisais récemment cette approche d’une critique qui soit de nature poétique.
Critique du livre de David Le Breton, Bernard Plossu, marcher la photographie, par Fabien Ribéry.
Poésie, musique
J’ai le livre (Le Lied, la langue et l’histoire, il faudrait que j’aille voir si j’ai souligné le passage, il se peut qu’il soit présent déjà dans ce flotoir, mais voici ce qu’André Hirt écrit dans ce livre et que je retrouve aujourd’hui sur son blog, alors qu’il vient de plonger dans le Dictionnaire amoureux de Pouchkine d’André Markowicz : « Ce que j’ai découvert, jeune adolescent, en lisant de la poésie (mais comment donc m’est-ce venu ?), c’est une expérience de l’incompréhension compréhensive. En effet, aussi bien l’exercice si beau, malheureusement si délaissé aujourd’hui, de la récitation, que la lecture silencieuse de poésie me faisaient apparaître un texte, dont je savais évidemment qu’il était écrit en français, mais dont le sens me restait obscur. Pourtant, je comprenais dans la langue quelque chose d’autre que la langue. Je comprenais, comme si le texte m’enveloppait (comme si la substance du texte enveloppait sa compréhension), ce qui, du point de vue strict de la signification, restait néanmoins à distance et se refusait à moi. Et la poésie depuis lors, même dans certains efforts ponctuels, purement intellectuels, d’en déchiffrer la signification, est toujours restée à mes yeux cette découverte réitérée à la fois du sens des mots, mots que la poésie distancie pour qu’on les examine de près, et de ce que ces mots, ainsi reformulés dans la langue poétique, ouvraient en moi leur contenu sans même que j’aie à les formuler. Parfois, il m’arrive même de penser qu’un poème lu à haute voix dans une langue de moi inconnue – je me souviens ainsi, par exemple, d’une lecture de Pouchkine [par André Markowicz], en russe, entendue par hasard – m’apparaît immédiatement compréhensible, que ce qui devait y être essentiel absolument m’était effectivement parvenu. Il m’aura fallu prendre conscience de cela pour faire surgir une autre évidence qui semble en constituer le pendant, mais qui me paraît plutôt rendre raison de ce processus, que la musique s’insinue en nous de la même manière. Avec cette précision, toutefois, que la musique elle-même ne devient “compréhensible”, si j’ose dire, qu’à la condition inverse d’être distanciée, d’abord rigoureusement incompréhensible, pour pouvoir se hisser ensuite à un rang qui serait presque celui d’une langue. Car la musique n’a jamais été pour moi, de façon décisive, ce qui m’impressionne de prime abord, ce qui me comble sans plus amples considérations ou réflexions, mais ce qui m’inquiète, ne me laisse aucun repos, en me faisant sentir qu’elle “tire” pour ainsi dire vers une langue qu’il me faut apprendre et saisir dans ses formulations propres. C’est pourquoi j’ai toujours eu tellement de mal à supporter l’imposition de la musique dans les lieux publics, restaurants, magasins, l’usage publicitaire etc., bref toutes ces occurrences dans lesquelles elle se fait non-langue, mais moyen, code, échange social (substitut de la langue et de l’échange social ?). À l’inverse, la musique doit me venir selon l’appel d’un moment, comme si elle était nécessaire pour formuler un état et une pensée, pour les engager en somme, pour leur ouvrir la voie. C’est donc, autant dans la poésie que dans la musique, qu’il me fallait et qu’il me faut toujours et encore apprendre une langue qui, à la vérité, ne s’apprend guère, mais qui m’apparaît comme devant être la mienne, et même la seule dont je puisse disposer. »
mardi 11 février 2025
Certains sont lucides
Extrait du texte d’André Markowicz sur FB : « Je me souviens comment je voyais monter le bruit des bottes en Russie pendant toute l’année 21 (et bien avant !), et comment, le 24 février 2022, à travers les brouillards du Covid qui m’accablaient à ce moment-là, je n’arrivais pas à croire que Poutine avait déclenché la catastrophe. Comme je n’arrive pas à croire, là, en ce moment, qu’une catastrophe encore plus forte est en train de se dérouler sous nos yeux, celle de voir un pays immense comme les USA, sombrer, corps et biens, en si peu de temps (on dirait le Titanic) – et ce naufrage envoie un tsunami planétaire, et la seule chose que nous puissions faire, c’est de la regarder venir. »
→ a chaque instant, on croit que le pire est là, puis on constate que ce ne sont que les bases du pire et du encore pire.
Note de passage
À propos de l’IA. Oui bien sûr, d’immenses progrès potentiels, mais aussi des dangers encore plus grands. Le concept d’apprenti sorcier semble n’avoir jamais été aussi juste. Et dans le domaine de la création : oui l’IA peut produire un texte d’une certaine qualité, ou une image qui trompe (trumpe) vraiment. Mais s’il n’y a pas un soupçon d’âme, c’est et sera glacial, un point c’est tout. Et cette glace-là ne fondra pas, contrairement à la banquise.
Michon, Pinson, le style tardif aussi
Jean-Yves Masson célèbre la critique que fait Jean-Claude Pinson du dernier livre de Pierre Michon et regrette que cette note paraisse dans FB et pas ailleurs. Ce à quoi j’aurais envie de répondre, mais pourquoi pas dans Poesibao ? Mais peut-être que Poesibao ce n’est pas assez bien pour JC Pinson ? Qui y serait accueilli, cela va de soi, avec bonheur.
Cela dit, voici ce qu’écrit Pinson sur Michon : « Récit d’une renaissance : ‘Depuis des années le goût de noircir du papier m’avait abandonné. Fini, le temps où je faisais des surenchères d’arabesques autour d’un mot. Je n’écrivais pas et n’écrivais plus. J’avais plus de soixante ans, il était grand temps que je fasse quelque chose de ma vie : la rencontre d’un dieu me parut un bon plan. » (p. 82). Car si Michon renaît, ce n’est pas pour se fondre dans le décor d’une production engoncée dans un présentisme médiocre. C’est pour redevenir mieux le Pierre Michon que l’on connaît, celui qui sait allier la nervosité du récit, le pouvoir comme hallucinatoire d’une prose qui plonge au plus vif du réel, à toute une profondeur historique et mythologique.
Intensité, liberté de ton, fusées de pensées diverses. Sans compter qu’on rit souvent beaucoup à la lecture de ces magnifiques nouvelles.
Il y aurait lieu, enfin (faisons un instant notre savant), de méditer ce dont ce livre peut-être témoigne, à savoir des bienfaits du ‘style tardif’. Par cette expression (Spätstil), qu’il emploie à propos du dernier Beethoven, Adorno soulignait que la maturité des œuvres produites sur le tard par un artiste ou un écrivain ne pouvait être comparée à un fruit mûr. Au contraire, la peau en est ridée plutôt que lisse. Refusant les conventions en usage dans tel ou tel art, ces œuvres de rupture ne visent pas à l’harmonie des formes et à la réconciliation avec le monde. Pleines de fissures et crevasses, de césures et arrêts brusques, peu soucieuses de plaire, elles frappent bien plutôt par ce qu’Adorno nomme leur ‘puissance dissociative’. Grand écart ici entre la Grèce d’Homère et aujourd’hui – et cependant fécond rapprochement. »
jeudi 20 février 2025
Se mettre en état d’alerte permanent
« Lire, c’est protester contre les insuffisances de la vie. Lire, c’est se mettre en état d’alerte permanent contre toute forme d’oppression, de tyrannie, c’est se blinder contre la manipulation de ceux qui veulent nous faire croire que vivre entre des barreaux, c’est vivre en sécurité. La littérature vous fait désirer une autre vie, que la vie réelle ne peut pas vous donner, et forge donc des esprits critiques, épris d’idéal, tandis que l’extraordinaire machinerie audiovisuelle est là pour nous amuser et créer des sujets passifs et conformistes. Un monde sans littérature serait un monde sans insolence. Un monde d’automates. »
Mario Vargas Llosa
→ qu’elles me semblent justes, profondes, ces remarques de Mario Vargas Llosa en ces temps de penser unique, de dictature des réseaux sociaux.
samedi 22 février 2025
Colum McCann
Admirable tribune de Colum Mc Cann dans Libération le samedi 22 février 2025. J’en donne quelques extraits ici. Cette tribune devrait à mon sens être diffusée mondialement, dans toutes les langues. Colum McCann est à l’origine d’une très belle initiative « Narrativ4 », dont le principe est « tu me racontes ton histoire, je te raconte mon histoire ».
« Il y a près d’un siècle, Albert Einstein et Sigmund Freud échangèrent une série de lettres. Einstein, le scientifique, le père de la relativité s’intéressait à la théorie du tout. Freud, le père de la psychanalyse, explorait le cerveau et le corps.
Einstein et Freud étaient tous deux les éclaireurs de leur époque. Mais un rideau d’obscurité était descendu. L’Europe sortait d’une guerre dévastatrice et, bien que ces scientifiques éminents ne puissent en être sûrs, le monde semblait tout proche d’une nouvelle catastrophe.
Einstein voulait explorer l’instinct de haine de l’humanité. Il écrivit donc à Freud pour lui demander s’il était possible de maîtriser le développement psychique de l’homme afin qu’il résiste aux psychoses de haine et de destruction, sauvant ainsi la civilisation de la menace de la guerre ?
(…) Quand Freud finalement répondit, il dit à Einstein que, malheureusement, toute sa vie il avait transmis aux gens des vérités difficiles à accepter. Selon lui, il était fort peu probable que l’humanité puisse contrer les terribles maux de la guerre. L’humanité avait toujours eu un violent instinct pour la haine et la destruction et, selon lui, il ne serait jamais possible de l’éradiquer.
Pourtant, une lueur d’espoir était permise. Il pouvait être impossible d’arrêter la guerre dans l’absolu, mais il n’était pas impossible de s’y opposer et de se battre pour la paix et la justice. Tout ce qui crée des liens émotionnels entre les êtres humains doit inévitablement empêcher la guerre, écrivait Freud. Ce que l’humanité devait rechercher, c’était une communauté de sentiment et une mythologie des instincts .
Une communauté de sentiment, une mythologie des instincts… Ce qu’aujourd’hui on pourrait simplement appeler… une histoire ou une parabole.
(…) Si le monde est fait de molécules et d’atomes, il est aussi fait d’histoires.
La plus courte distance entre nous n’est pas un millimètre, ou même un picomètre… c’est une histoire. C’est ainsi que nous pouvons nous rencontrer. Nos vies se touchent. Nos idées se touchent. Nous nous détachons comme des particules. Nous créons une nouvelle énergie. Les quarks de notre expérience forment de nouveaux blocs. Nous créons un vaste réseau où nous pouvons nous comprendre. Des schémas de plus en plus profonds structurent le monde. Les histoires comptent. Elles peuvent changer le cours de l’histoire. Elles peuvent nous sauver. Les histoires sont le ciment qui nous fait tenir ensemble : nous ne sommes rien si nous ne pouvons pas nous parler. »
→ Cela me fait penser au magnifique texte de Walter Benjamin, « Le conteur ». Cela m’explique aussi peut-être en partie mon besoin actuel de noter, noter, noter. Je note que je note peu historiquement, mais que petit à petit toutefois cela entre dans mes Oirs.
Et cela plaide si profondément pour la lecture. Pas les réseaux sociaux, non les livres, les histoires des autres, surtout ceux qui sont loin de moi géographiquement ou spirituellement. Les fameuses lectures qui dérangent, qui rompent la glace en moi. « Ceci est d’autant plus vrai quand nous avons l’occasion de comprendre les histoires de ceux qui sont apparemment différents et loin de nous. Nous nous arrêtons. Nous écoutons. Nous devenons plus grands que nous-mêmes. Le monde est, en fait, constitué des histoires des autres, même de ceux que nous ne connaissons pas, peut-être même en particulier de ceux que nous ne connaissons pas, ou pas encore. »
« Le nœud de notre dilemme contemporain n’est pas tant le silence, que l’action de se taire. Quand nous refusons d’écouter les histoires des autres, ou de façon plus poignante, quand nous refusons que d’autres personnes racontent leurs histoires, ou de façon encore plus poignante, quand nous anéantissons les histoires des autres, l’étroitesse d’esprit occupe le devant de la scène. Notre refus d’aller au-devant des autres, ou du moins de ceux qui n’ont pas la même apparence que nous, qui ne parlent pas comme nous, qui ne votent pas comme nous, est au cœur de notre malheur. Cet appauvrissement dangereux peut nous enfermer complètement. Comme dans une artère qui se bouche, la circulation vitale du sang est coupée. Le cœur se rend. Nous devons nous retirer dans la prison de notre moi. Nous ne pouvons plus aimer notre voisin parce que nous n’avons plus d’autre voisin que nous-mêmes. Et quand nous n’avons plus d’autre voisin que nous-mêmes, il n’y a plus de sens, il ne reste qu’un regard solipsiste. »
(…) Raconter des histoires peut aussi présenter la possibilité d’une émergence. En cette époque de tensions, partager nos histoires – ainsi qu’écouter celles des autres – pourrait être l’une des rares choses qui pourrait nous sauver.
Raconter des histoires est un appel à l’action. Écouter des histoires est une forme de prière.
A « Narrative 4 », une organisation internationale à but non lucratif qui donne la possibilité à des jeunes gens d’entreprendre un changement à travers le partage et l’écoute d’histoires, nous avons trouvé une formule simple : « Tu racontes mon histoire, je raconte la tienne. » A la première personne. En face-à-face. Un récit non pas didactique, mais personnel. Quelque chose qui sert non pas à avoir raison, mais à toucher l’âme. Une parabole, en quelque sorte. Quelque chose qui donne accès à la vérité sans émettre d’affirmation. Quelque chose d’humble. Quelque chose qui baisse la tête. Quelque chose – ou plutôt, quelqu’un – qui écoute. Nous dirigeons le programme Narrative 4 en Irlande, au Mexique, aux Etats-Unis, au Nigeria, en Afrique du Sud et dans des dizaines d’autres pays dans le monde.
Le Dictionnaire amoureux de Pouchkine
Je dois exprimer ici mon admiration pour le travail d’André Markowicz. Son travail de traducteur, son travail de sentinelle avec ces textes sur l’actualité de l’Ukraine et de la Russie (et souvent au-delà) qu’il publie tous les deux jours dans FB. Pour la maison d’édition qu’il a créée avec Françoise Morvan, Mesures, une poignée de livres par an, disponibles par abonnement (très intéressant principe). Et pour ses propres livres, comme ce Dictionnaire amoureux de Pouchkine que je déguste tranquillement, article par article, lettre par lettre. Colum McCann dit bien que connaître l’histoire des autres, c’est une façon d’éviter les guerres. Ici, ce sont de multiples histoires que l’on croise et pas uniquement celle de Pouchkine, qui est en soi une histoire exemplaire. Article ce matin dans Libération sur le livre : « Un jour, on propose à Markowicz un Dictionnaire amoureux de la littérature russe : « J’ai répondu que c’était une tâche impossible, écrit-il dans la préface. Impossible, évidemment, parce que beaucoup trop vaste et que je n’étais pas assez, ou pas du tout, amoureux de bon nombre d’écrivains qui auraient dû y figurer. » Il propose donc, à la place, un Dictionnaire amoureux de Pouchkine : « Pouchkine est à l’origine de la littérature russe moderne. Il est aussi à l’origine de tous les débats philosophiques et politiques qui ont traversé l’histoire de la Russie et la nourrissent encore. Je ne connais aucun écrivain du XIXe ou du XXe siècle qui ne se situe par rapport à lui et, chose essentielle, jamais dans une perspective polémique. […] Parler de Pouchkine est donc parler de toute la littérature russe. »
Parler de lui, c’est aussi parler de tous les Russes, de leur vie quotidienne tamisée par la présence de Pouchkine. Dans une entrée intitulée « Ampoule », Markowicz raconte que lorsqu’une ampoule a grillé dans les parties communes d’un immeuble et que nul ne s’en occupe, il y a toujours un locataire qui finit par dire : « Qui est-ce qui va changer l’ampoule ? C’est Pouchkine ? » De même, quand on ne paie pas ce qu’on doit : « Qui est-ce qui va payer, c’est Pouchkine ?» « Nous, écrit Markowicz, nous dirions : “C’est le pape ?” Pouchkine, comme synonyme de personne. Il est tellement partout qu’il n’est plus nulle part, et qu’il sert absolument à tout. »
Si Pouchkine est pour les Russes « notre Tout », ou l’a été, on comprend qu’il soit difficile d’en fixer l’étendue, les formes et les limites – de le définir et même de l’habiter. Peut-être est-il à l’image du territoire russe, que sa dimension menace sans cesse de dissolution, de disparition, et dont les maîtres, pour conjurer cette crainte, cherchent à tout concentrer au Kremlin, jusqu’à ce que mort s’ensuive. » (Article de Philippe Lançon) (André Markowicz, Dictionnaire amoureux de Pouchkine. Plon, 581 pp)
dimanche 23 février 2025
Marcher
Deux livres de David le Breton sur le chevalet ! Marcher le monde d’une part, et Bernard Plossu marcher la photographie d’autre part.
Ce dernier s’ouvre par cette belle citation de Sylvie Germain, dans Eclats de Sels
« L’histoire de tous, de chacun, toujours recommencée : marcher, marcher jour après jour sur la terre, défier la pesanteur et l’immobilité, arpenter les chemins du temps, du réel et du rêve, scruter la nuit et la lumière, prêter l’oreille aux dits du vent, aux paroles des autres, au sourd chant de la terre, aux clameurs de l’histoire, au bruit confus de son propre sang charriant tous les mystères, d’échos et de questions.
(Sylvie Germain, Éclats de sel, in Bernard Plossu marcher la photographie, p. 7
vendredi 28 février 2025
La vie intérieure
Ce soir, je lis d’abord le début de La vie intérieure de Christophe André. Quelques idées importantes, la vie intérieure n’est pas un repli sur soi. Elle est sous la menace de multiples pollutions, liées à notre mode de vie actuel.
Je me rends bien compte de la pauvreté de mes impressions de lecture, peu de temps après avoir refermé le livre. C’est préoccupant, je me souviens de la méthode de je ne sais plus quelle jeune commentateur du Web, très futé, peut-être celui qui s’appelle Éliott Meunier, disant que quand il lisait un livre papier, régulièrement, il arrêtait sa lecture, et il essayait de retrouver ce qu’il appelle les « concepts » qu’il avait trouvés dans les paragraphes précédents. Je m’aperçois que c’est un exercice qui n’est pas si facile que ça. Je suis portée dans ma lecture vers l’avant, et je ne synthétise pas, en temps réel, au point de pouvoir arrêter ma lecture et tirer quelques idées, très précises et concrètes de ce que je viens de lire. Un halo, un sentiment, oui, mais pas des idées très claires.
herman de vries
Je découvre, d’amusante manière, cet artiste que je ne connaissais pas. Dans le livre de David Le Breton, Bernard Plossu, marcher la photographie, l’auteur évoque des « hublots d’herman de vries) » que je prends, compte tenu du contexte (une promenade en montagne), pour le nom d’une formation géologique. Mais ce n’est pas du tout ça et je découvre un étonnant artiste qui s’appelle hermann de vries (il avait banni les majuscules). Je ne suis pas toujours très au clair sur ces fenêtres (je mets désormais les explications recueillies par IA entre accolades) : {Les « fenêtres d’hermann de vries » sont une œuvre de l’artiste néerlandais Herman de Vries. Herman de Vries, né en 1931 à Alkmaar aux Pays-Bas, est connu pour son travail artistique profondément lié à la contemplation de la nature. Il utilise souvent des matériaux naturels tels que la terre, les plantes, les pierres et les coquillages dans ses œuvres pour mettre en avant la réalité primaire de la nature et l’universalité du paysage. Les « fenêtres d’hermann de vries » sont une installation artistique créée par Herman de Vries en 2005. Cette œuvre, située au Musée Gassendi, consiste en une installation de pierres qui ouvre une fenêtre sur le passé et l’invisible, offrant un aperçu des formations géologiques et de la richesse contenue dans les montagnes et l’espace cosmique. Les installations sont décrites comme des surfaces de roches polies qui révèlent la richesse géologique des massifs environnants, offrant un aperçu des formations géologiques typiques de la région.}
→ Je suis frappée de l’analogie (aucune comparaison de valeur implicite !) d’installations ou de tableaux d’hermann de vries, avec certaines photos que j’ai pu faire de toutes petites choses ramassées en Bretagne, notamment des branches avec du lichen.
→ et cela m’évoque bien sûr fortement mon amour grandissant pour les pierres, ni les précieuses, ni les rares, non celles que je peux ramasser partout, dans un jardin parisien ou dans la baie de la Fresnaye en Bretagne.
→ je découvre une exposition à Paris qui se tient jusqu’au 15 mars.
Site de hermann de vries
Je note aussi sur le site d’une future exposition à Lannion-Trégor : « herman de vries se forme à l’école nationale d’horticulture des Pays-Bas avant de commencer son activité artistique en 1953. Il développe une peinture informelle inspirée de la nature puis, dans le sillage du groupe ZERO dont il anime la branche néerlandaise, il crée des tableaux monochromes où le blanc et le vide occupent une place essentielle. Dans ses compositions, il utilise des éléments modulaires simples et se sert du hasard comme moyen d’organisation des formes dans le but d’éviter les décisions artistiques subjectives. herman de vries effectue plusieurs voyages en Inde et en Orient et travaille, à partir de 1970, à la recherche de relations nouvelles avec la nature, convaincu que la vie, l’art et la science sont liés. Il met au service de l’art sa connaissance des plantes, leurs diversités, leurs vertus médicinales, nutritives ou psychotropes. Son travail prend alors de multiples formes : collages, dessins, photographies, livres d’artistes, sculptures réalisés à partir d’éléments prélevés dans la nature lors de promenades ou voyages: pierres, terres, bois, feuilles, graines sont l’objet de collections méthodiques et d’inventaires systématiques ou, au contraire, de trouvailles au hasard de ce qu’offre la nature. En rupture avec la pensée occidentale, herman de vries ne voit pas la nature comme offerte à l’homme prédateur ; il nous fait prendre conscience qu’elle est puissance de vie et de création ; l’homme en est partie prenante. De cette prise de conscience, naît la joie.
herman de vries ne cherche pas à produire de la beauté ; il fait valoir la beauté du monde: « je ne fais que des citations de la nature ». En témoigne le gigantesque projet qu’il a entrepris en 1984 consistant à collecter, dans le monde entier, 2000 spécimens de plantes utilisées pour leurs propriétés médicinales ou psychiques. Il a aussi recueilli à travers le monde des échantillons de terre avec lesquels il compose des œuvres sur papier et enrichit son musée des terres.
Refusant toute pensée hiérarchique, herman de vries a retiré la majuscule de son vocabulaire depuis 1956
→ tout cela me comble et m’enchante ! Hier, inspirée par ce que je savais déjà de lui, j’ai eu l’idée d’un projet photographique sur les inserts herbacés dans les failles et fissures du macadam parisien. Ne pas hésiter aussi à photographier des sols. Ceux de la nature et ceux de la ville, les traces, les cicatrices, parfois les dépôts, les flaques, etc. Ciel et sol. Opacités et transparences.
samedi 1er mars 2025
Rupture épistémique
« Nous vivons la plus grande rupture épistémique depuis la Renaissance. Les machines de production de la vérité sont en train de muter et, avec elles, notre sens de la réalité et nos possibilités de vie et de mort. »
D’une tribune dans Libération de Paul B. Preciado. A lire et relire
Pouchkine et Chénier
Je reviendrais bien sûr plus systématiquement sur ma lecture du très passionnant Dictionnaire amoureux de Pouchkine mais j’inaugure ici une nouvelle forme de notes : une citation extraite d’un livre en cours, tout juste récoltée et commentée dans la mesure du possible.
« Ces fragments – poèmes laissés inachevés, dans un inachèvement conçu pour être définitif – se retrouvent dans toute l’œuvre poétique de Pouchkine (et pas que dans son œuvre poétique, d’ailleurs – puisque Pouchkine imaginera d’écrire des fragments de nouvelles). Le dernier d’entre eux date de 1836 et il s’achève sur une citation d’un vers de Chénier, traduit par Pouchkine et inséré dans son propre texte comme si Chénier parlait pour lui.» (Dictionnaire amoureux de Pouchkine. Le père de la littérature russe par André Markowicz)
→ Entrée André Chénier. Tout à fait intéressante, pour les deux auteurs en fait. On ne parle plus guère de Chénier, il me semble. Il a exercé une grande influence et cette entrée du dictionnaire d’André Markowicz montre comment Pouchkine le lut et ce qu’il apprit de lui, l’émulation qu’il en reçut. Intéressant aussi de découvrir que le concept de fragment, qui n’était pas du tout encore connu à l’époque de Chénier, voit le jour à ce moment-là. Très fascinant de penser que Pouchkine écrivait des poèmes inachevés, dans un inachèvement conçu pour être définitif. De l’inachèvement. Voulu ou non (et je pense aux grandes œuvres musicales inachevées).
lundi 3 mars 2025
Chénier et Pouchkine
Je confirme que l’entrée Chénier du Dictionnaire amoureux de Pouchkine d’’André Markowicz est particulièrement intéressante. Et j’aime cette note plus personnelle d’A. Markowicz qui ne craint pas de s’impliquer dans son travail : « Lisant Chénier moi-même, j’avais trouvé des dizaines d’autres citations, éparses dans tous les poèmes de Pouchkine (j’ai fait un mémoire de maîtrise, puis ce qu’on appelait un DEA sur les citations dans l’œuvre de Pouchkine). À les énumérer les unes après les autres et à en faire la synthèse, une chose est claire : Pouchkine ne se séparait jamais d’une édition de Chénier et, ses poèmes, il les avait faits siens. »
Il écrit aussi : « Grâce à Pouchkine, André Chénier est bien plus connu en Russie qu’en France. Plus connu, et plus vivant. Ses poèmes et sa figure sont essentiels pour Anna Akhmatova (outre son étude sur les citations) et, plus encore, pour Ossip Mandelstam, qui lui a consacré des notes passionnantes, et qui l’a lu pendant toute sa vie. Et ce n’est pas pour rien que l’un de ses derniers poèmes des Cahiers de Voronej, « Tu n’es pas encor mort, tu n’es pas encor seul… », reprend – sur trois strophes – la forme des Iambes de Chénier. Là encore, dans l’exil et l’attente de la mort, c’est Chénier qui l’accompagne et parle avec lui. » (1836 dans la liseuse, p.
mercredi 5 mars 2025
Le récit
« Parmi les besoins essentiels de l’homme, il y a celui de se raconter des histoires. Le récit permet de donner du sens à notre existence et crée du lien social. Or, la saturation actuelle de mots et d’informations a corrompu sa nature en le transformant en un objet mercantile, entraînant notre époque dans une véritable crise narrative. Si le récit s’adresse à la communauté, le storytelling que nous subissons aujourd’hui s’adresse aux consommateurs. L’auteur dénonce dans ce texte stimulant et incisif les maux de l’ère post-narrative, et nous invite à renouer avec le sens du récit. »
Relevé dans Fabula, à propos d’un livre de Byung_Chul_Han, La Crise dans le récit, traduit par Olivier Mannoni.
voir plus haut l’évocation de la Tribune de Colum McCann.
Un Vracoir
J’ai ouvert récemment un Vracoir, qui n’a pas vocation à être publié et où j’inscris tout ce qui me concerne et m’intéresse dans ma veille. Être concernée et être intéressée n’est pas tout à fait la même chose. Il faudrait que je réfléchisse plus avant à ces deux notions, pour peut-être lutter contre ma boulimie de connaissances !
Je dépose ensuite le Vracoir dans un logiciel de prises de notes qui s’appelle Obsidian et qui permet de faire des liens entre différentes entités, avec des mots-clés. Tout cette veille n’a pas vocation à être inscrite, brute de décoffrage, dans ce Flotoir.
Paul-Louis Rossi
Ce matin j’ai lu des choses magnifiques, sous la plume de Christian Rosset dans Diacritik sur Paul-Louis Rossi, mort le 6 février. Paul-Louis Rossi que j’ai croisé plusieurs fois (il me faisait toujours un merveilleux baise-main !) mais trop peu lu, même si je l’ai un peu lu. Je pourrais réparer cela car j’ai plusieurs très beaux livres de lui dans ma bibliothèque.
Et également sur Jacques Roubaud et le dernier livre paru, posthume, chez Nous, Poétique, études. Livre qui me concerne très étroitement !
« Poétique, études est un ouvrage de Jacques Roubaud conçu et titré de son vivant, mais achevé d’imprimer pour le compte des Éditions Nous le 22 janvier 2025 (jour de la mort de Charles Reznikoff, dont Roubaud a notamment traduit la première partie de Testimony) : un rassemblement de 35 textes écrits entre 1968 et 2015 pour des revues ou des livres collectifs. Belle initiative qui, si elle ne clôt pas le dossier des « inédits en volume » de Roubaud, donne à lire 520 pages d’études, plus remarquables les unes que les autres, concernant la poésie, ancienne et contemporaine, le conte, et même le roman. »
La disparition
Christian Rosset : « Paul Louis Rossi est mort le 6 février dernier, dans l’après-midi. Douze jours plus tard son corps a été incinéré au crématorium du Père Lachaise. Une brève et émouvante cérémonie, introduite par Say it (over and over again), dans la version sublime du John Coltrane Quartet, a accompagné ce départ discret – et même trop discret (on est en droit de se demander si les médias, papier ou internet, n’ont pas irrémédiablement perdu la mémoire).
Alors qu’il est parti, deux mois après Jacques Roubaud, la poésie en langue française se trouve privée de deux des plus importants poètes de cette génération. »
→ oui je me sens éminemment concernée, dans mon rôle de lectrice relai et passeuse. Cela que je suis sans doute essentiellement : une lectrice à qui l’écriture permet de jouer son petit rôle, dans un contexte où la littérature et l’ensemble des arts sont mis à mal pour ne pas dire à mort. Dans les pires époques, il y a toujours eu, fut-ce souterrainement, un petit filet qui a continué à couler, parfois souterrainement. Je pense à tous ceux qui ont écrit et transmis en Russie par exemple, qui le font sans doute encore, sans qu’encore nous le sachions (mais cela finit presque toujours par se savoir). Bien évidemment aucune comparaison avec mon travail, mais plutôt évoquer une attitude possible.
Marcher la vie
« L’espace n’est pas seulement une géographie. En changeant de zones, en marchant près des ruisseaux ou en escaladant les collines, en cheminant sur les sommets ou dans la plaine, au bord d’un lac ou de la mer, et selon les circonstances et l’alchimie des lieux, le marcheur se transforme lui-même à son insu selon les lignes de sensibilité qui scandent le chemin, selon les génies des lieux qu’il croise sans soupçonner leur présence amicale à ses côtés. » (David le Breton, Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur)
→ Cette remarque met en lumière ce que j’ai ressenti maintes fois, mais que je ne m’étais pas encore formulé. Je suis extraordinairement sensible à l’esprit des lieux, que ce soit vraiment l’esprit du lieu ou celui que je projette sur le lieu. Certaines rues de mon quartier ne me plaisent pas, mon humeur, mood, change souvent selon les étapes d’une promenade, même urbaine. Quand quittant les rues, j’entre dans un square proche de chez moi que j’aime beaucoup (le square Saint-Lambert à Paris), je sens physiquement et mentalement quelque chose qui se modifie. Une respiration, un soulagement, un allègement, une joie ?
Toute cette réflexion est aussi valable pour ma quête photographique. Il y a d’ailleurs une sorte de mouvement à double sens : parfois c’est le contexte qui va déclencher la pulsion photographique, parfois la pulsion photographique va ouvrir le contexte. Un exemple, hier me promenant dans un endroit a priori pas spécialement beau, sous le métro aérien, bd Garibaldi, à la recherche de ce que j’appelle en ce moment les inserts herbacés (« Sauvages des villes » !), ces petites productions végétales qui trouvent le moyen de se frayer un chemin dans les fentes du macadam, j’ai ressenti toutes sortes de choses.
Le non-lié
Relevé hier dans le livre de Judith Balso, Ouvrir Hölderlin, ce passage :
« Ce désir de mort se traduit par ceci que ‘sans aucune acception/De limite’, la main de l’homme ‘s’en prend au vivant’, plus qu’il ne conviendrait même à un demi-dieu de le faire. Cette tendance, cette pulsion, a existé même chez les Grecs, parmi lesquels il faut bien admettre que ‘l’esprit du mal’ a finalement ‘subjugué l’antiquité heureuse’. On retrouvera, sous une autre forme, cette idée à propos de Sophocle et de ses tragédies : les Grecs n’ont pas su, dans leur art, garder la maîtrise de leur élément originaire, de l’enthousiasme sacré, et ils ont du même coup perdu la maîtrise de leur propre histoire. »
Le désir de mort doit absolument être combattu, car il instaure un monde muet, hostile au chant, ravagé par la séparation et la déliaison, le « non-lié ». (p. 193)
→ Cette remarque m’a frappée car il me semble que ce désir de mort est plus que jamais à l’œuvre dans notre civilisation. Omniprésent dans le cours des choses, urbi et orbi.
→ Je suis heureuse à la perspective de parler avec Judith Balso, pour un prochain Poesibao, de son livre si important et si beau.
Flotoir, encore
Oui, il évolue, car ce qui me semble important, en tant que veilleuse, si possible, c’est de rendre compte non pas de toutes mes lectures, beaucoup le font et sans doute mieux que moi, mais de rendre compte d’une vie de lectrice, d’une quête incessante de sens qui passe par la lecture depuis des décennies. J’aimerais donc être présente plus quotidiennement dans ce lieu-là, cet « oir » là, comme je le suis dans mes autres documents de travail quotidien. Qui, eux, n’ont aucune vocation à être partagés. J’en recense quatre, le Logoir, livre des circonstances, des faits et gestes, des choses vécues, dupliqué en partie dans le DayOne, journal photo – Le Notoir, strictement confidentiel, pour la vie intérieure – et donc le Vracoir où je serre non plus mes gloses, mais mes collectes.
Cela peut se faire, me semble-t-il, par le jeu d’échos entre ces différents documents. Et singulièrement entre Vracoir et Flotoir !
jeudi 6 mars 2025
L’argot
Je retrouve cette superbe remarque de Victor Hugo dans les Misérables.
« Pour ceux qui étudient la langue ainsi qu’il faut l’étudier, c’est-à-dire comme les géologues étudient la terre, l’argot apparaît comme une véritable alluvion. Selon qu’on y creuse plus ou moins avant, on trouve dans l’argot, au-dessous du vieux français populaire, le provençal, l’espagnol, de l’italien, du levantin, cette langue des ports de la Méditerranée, de l’anglais et de l’allemand, du roman dans ses trois variétés, roman français, roman italien, roman roman, du latin, enfin du basque et du celte. Formation profonde et bizarre. Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. Chaque race maudite a déposé sa couche, chaque souffrance a laissé tomber sa pierre, chaque cœur a donné son caillou. »
→ La comparaison entre linguistique et géologie me parait très féconde. On ne remonte jamais assez vers l’origine d’un mot, son histoire, ses usages, les temps où il est très fréquent, ceux où il disparait. Il faudrait actualiser les sources citées par Victor Hugo avec toutes les langues qui ont envahi notre propre langue, pour le meilleur et pour le pire.
Il faudrait aussi remonter aux sources d’un mot en soi, depuis la première fois où on l’a rencontré, appris, lu, entendu… mission impossible bien sûr. Mais peut-être une des raisons d’être de la poésie ?
La marche et la solitude
Dans son livre Marcher la vie, David Le Breton, auteur également de Bernard Plossu, marcher la photographie étudie en quoi la marche peut, doit même pour beaucoup, être solitaire, condition de l’épanouissement plein de ses effets.
« La marche solitaire, même de quelques heures, aiguise le sentiment de la présence au monde, elle confère une liberté de conscience et de mouvement. Rien ne trouble le vagabondage de la pensée. Le regard n’appartient qu’à soi, de même le temps et la méditation. Le marcheur n’a de comptes à rendre qu’à son humeur du moment qui le fait prendre un sentier plutôt qu’un autre ou s’arrêter pour une sieste sous un arbre, aller d’un bon pas ou musarder tout son saoul. Cette longue plongée en soi que rien n’interrompt, sinon les péripéties minuscules venues de l’environnement, autorise à pénétrer les arcanes de soi pour mieux se comprendre et parfois changer de vie. » (Marcher la vie : Un art tranquille du bonheur, David Le Breton)
« En 1822, Hazlitt, qui se décrit comme un homme éminemment sociable, préfère en revanche s’isoler lorsqu’il marche : “Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul. Je ne vois pas en quoi il serait spirituel de marcher et de converser en même temps. Quand je suis à la campagne, je souhaite végéter comme elle. Je ne suis pas là pour critiquer les haies et le bétail noir” »
→ Dans le passage en question, il cite de nombreux auteurs dont ce Hazlitt, totalement inconnu de moi.
[William Hazlitt, né à Maidstone dans le Kent le 10 avril 1778 et mort à Soho en Londres le 18 septembre 1830, est un écrivain irlando-britannique, connu pour ses essais et ses ouvrages de critiques littéraires, et considéré comme un grand critique littéraire anglais de son temps2, en raison notamment de ses travaux sur Shakespeare]
©florence trocmé – photo florence trocmé, 2025