Plusieurs temps hétérogènes, des temps différents qui battent ensemble


Où il est question de Georges Didi-Huberman, Paul Valéry, Michèle Cohen, Georges Perec, Giacinto Scelsi, Babar et de bien d’autres.



Extraits du Flotoir du 2 au 12 février 2023.

Trois éclats d’écoute
– Peut-être bien de ne pas mettre la musique trop fort, pour aller la chercher au fond d’elle-même, plutôt que d’être envahie par elle.
– Étrange que mes plus belles sensations musicales me viennent en ce moment à partir d’un vieil appareil, un walkman à cassettes vieux de plusieurs décennies, fonction radio, en modulation de fréquence, parasites nombreux, les sons les plus graves très en avant, et pourtant une émotion souvent intense ;
– cette belle anecdote de la compositrice Michèle Reverdy. Toute jeune femme, mariée au peintre Jean-Claude Reverdy, elle suit la classe de Messiaen au Conservatoire… un soir, son mari ne rentre pas. Il est parti sans raison, sans préavis en quelque sorte, la laissant seule avec leur petite fille. Elle manque trois semaines les cours du conservatoire ce qui étonne Messiaen qui l’interroge discrètement à la fin de son cours. La semaine suivante il lui tend une enveloppe remplie d’argent, pour l’aider à passer ce moment très difficile pour elle, où elle doit complètement réorganiser sa vie, continuer sa formation musicale de très haut niveau, tout en élevant sa petite-fille. Cette histoire me touche infiniment. Comme toute anecdote ou histoire qui humanise de très grandes figures, Bartók tout nu courant avec son ami Kodaly, ou monté sur une table pour que le fil du métronome soit assez long, Messiaen se souciant à ce point de son élève, tant d’autres.

Je rêve
Je rêve d’être dans la classe d’Olivier Messiaen et de l’entendre analyser tant d’œuvres essentielles. Je rêve d’être chez Nadia Boulanger, ‘Mademoiselle’, alors qu’elle donne une leçon de piano à un futur très grand musicien (le pianiste Naoumoff ou Leonard Bernstein par exemple).
Oui souvent je rêve d’être « une petite souris » dans la proximité d’un grand musicien au travail, alors qu’il se croit seul.

Une expérience de lecture
Je prends quelques-uns des innombrables livres qui forment pile dans mon bureau.  
J’ouvre X, j’admire, écriture forte, érudition, mais ça sent le fabriqué pour moi et ça me tombe des mains, belle mécanique qui tourne à vide, m’évoquant ce bruit mi-ronronnement mi symphonie qu’on ajoute aux moteurs électriques des voitures, pour qu’on les entende
Y, creux mais sympa
Z, habile mais vide
X ça pseudo-haïkuse alors qu’haïkuser n’est permis qu’à une poignée aussi minuscule que le nombres de signes du poème.
Y, ça ne me ‘dit’ rien
Et puis j’ouvre le livre de Michèle Cohen, La rédactrice et là, je tourne ma chaise, je prends le livre sous le bras et je vais m’installer confortablement sur mon canapé et je lis d’affilée pendant une heure trente, sans lever le nez. Parce que c’est vrai, c’est juste, ce n’est pas fabriqué, ça me parle… elle a été rédactrice publicitaire, elle a travaillé pour France Culture, elle a fait une émission sur Spinoza avec Lévinas, elle parle de Claude de loin en loin et je pense que c’est Royet-Journoud à qui est dédié le livre mais elle n’est pas la Cohen de l’Anagnoste, Cohen-Halimi. Elle est plus âgée, elle est née en 1951 et tout ce qu’elle raconte, je l’ai vécu, les histoires de machine à écrire comprises !
Voilà sa bio sur le beau site de son éditeur : « Née en Tunisie en 1950, Michèle Cohen a travaillé à France Culture, où elle a conçu et réalisé des émissions sur des philosophes et le langage, avant de rejoindre de grandes agences publicitaires, d’abord en tant que rédactrice, puis directrice de création, où elle a obtenu de nombreux prix internationaux, en particulier pour Mikado de Lu (‘La petite faiblesse qui vous perdra’), et Le Parisien (‘Il vaut mieux l’avoir en journal’). La Rédactrice est son premier roman. Elle vit actuellement à Paris. »
Je ne dirai pas que c’est un roman, c’est plutôt un récit autobiographique, celui d’une vie avec l’écriture…

Medium
Une très belle remarque de Fabien Ribery dans son site sur le travail de la photographe Isabelle Vaillant : « A-t-on remarqué à quel point l’expression médium photographique, utilisée souvent de façon automatique, est riche de sens ?
Pourquoi choisit-on de devenir photographe ? Pourquoi passe-t-on des années, parfois sa vie, à cadrer et tenter de faire apparaître dans le rectangle ou le carré de vision ce qui intimement nous trouble ? »

Indéfinissable et action
Paul Valéry dans son Cours de poétique montre comme ce qu’il appelle l’état poétique est indéfinissable, mais aussi comment il a tendance à susciter une production, ou un désir de production : « L’action est venue à la rencontre de l’indéfinissable » (p. 144)

Brouillards de peine et de désirs
Avec un titre pareil et la signature de Georges Didi-Huberman, comment ne pas se précipiter vers ce livre ! Ce que j’ai fait, sur ma liseuse, dès qu’il a été disponible, ce 3 février. Le livre procède d’une façon qui me séduit énormément et qui pourrait m’inspirer aussi pour la tenue de ce Flotoir : Georges Didi-Huberman part d’une notion, d’un thème et le développe en général en s’appuyant sur un ou des auteurs. Il les cite littéralement assez peu, mais à la fin de chaque chapitre il recense les sources.

‘Une image m’est décisive…’
Le début est assez stupéfiant. L’auteur est dans un cabinet médical et subit une échographie cardiaque (il n’emploie pas le terme, mais compte tenu de la description assez précise qu’il donne et du fait qu’il est parfaitement éveillé et conscient, je penche pour cette hypothèse). Cette expérience au fond assez banale est le point de départ d’une série de réflexions très troublantes sur intérieur et extérieur, image de soi, temporalités. « Hier matin j’ai vu battre mon cœur face à face. Ce profond dedans de moi avait surgi, remuait devant moi. (…) Une image serait décisive – c’est cet adjectif-là qui, devant mon cœur, me vint spontanément – lorsqu’elle met en jeu une telle relation complexe, active, bouleversante, dans laquelle l’espace qu’elle expose devant nous est plus vaste, plus profond que ce devant lui-même. Et dans laquelle, tout aussi bien, le temps où elle apparaît se révèle plus vaste, plus profond que ce présent lui-même. » (Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, Minuit, 2023, p. 11)
« Une image m’est décisive parce que son aspect appelle un geste qui modifie mon être, qui m’affecte. Elle m’est décisive, également, parce qu’elle me met face à un intérieur, un espace que j’ignorais et qui forcément m’émeut. Elle m’est décisive encore parce que ce qu’elle montre est une façon, condensée sur un seul organe, de raconter toute l’histoire d’un corps. » (p. 12)
« Une image m’est décisive surtout parce qu’elle ne se contente pas de montrer une chose habituellement non vue et d’en exposer l’aspect. Elle montre la chose, non seulement vue de ses propres dedans, mais encore vue de ses propres temps. Car ce sont bien plusieurs temps hétérogènes qui en elle se nouent, circulent, remuent dans leur rythme de diastole et de systole. Ce sont des temps différents qui battent ensemble dans le cœur de l’image. Voilà bien ce qu’elle raconte : des histoires multiples rythmiquement ajointées. Elle fait lever, voire survivre, des passés composés, des plus-que-parfaits, des futurs antérieurs, des montages en mouvement… Mais, plus encore, elle m’est décisive en ce qu’elle donne forme – dans ces mouvements, dans ces montages mêmes – à des temps à venir. » (p. 13)
→ d’emblée, on est bien chez Didi, me dis-je un peu familièrement. Réflexions si soutenues, tenaces, profondes sur l’image depuis tant de livres, et notamment sur la question cruciale, en particulier en photographie, sur image et temps.

Laisser les mots s’étendre
Voilà comment sont fabriqués les moments / temps / chapitres de ce livre.
Un titre, par exemple : ‘Laisser les mots s’étendre ».
Un petit nombre de pages de réflexions (ici 4).
Un creusement autour de ce qui s’annonce avec le titre, voici par exemple l’incipit de ces 4 pages : « Il faudrait laisser les mots s’étendre. Un mot jamais n’est replié sur l’étendue provisoire, limitée, de son usage par tel sujet, à tel moment et dans tel contexte. En amont d’un mot il y a son étymologie, son histoire, ses bifurcations, ses us et abus, ses compromissions de faux ami, ses courages politiques, ses audaces poétiques. En aval il y a ce que je pourrais – ou, mieux, pourrai – faire de tout cela pour un désir nouveau : ce que je pourrais ou pourrai réinventer de ce mot, pour recommencer de le comprendre et de l’adresser à autrui. » (p. 17), une brève allusion à Spinoza, puis de nouveau « Il faut donc laisser nos mots s’étendre, migrer. Ne pas choisir notre vocabulaire une fois pour toutes. Ne pas enclore ou définir trop vite, s’il est vrai qu’une définition préalable – ou une apparence de définition rhétoriquement donnée sous forme d’axiome – sert souvent à établir l’hégémonie d’un mot pour mieux exclure d’autres mots connexes. Mieux vaut commencer par infinir ce que nous entendons ici par ‘affects’, là par ‘passions’, ailleurs par ‘émotions’, etc. » , passage que l’on peut lire d’ailleurs comme une vraie leçon, une invitation à un certain type d’approche du mot, non pas le définir, avec les dictionnaires, mais commencer par l’infinir… ; puis allusion à un autre livre.
Et à la fin des 4 pages, la bibliographie et la date de rédaction : (Baruch de Spinoza, Éthique [1675], trad. B. Pautrat, Paris, Le Seuil, 1988 [éd. revue et augmentée, 1999], p. 330-331 ; p. 304-305 ; p. 198-333. – Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Le Seuil, 2013 [éd. 2015], p. 10-11.) (30.03.2020)
→ je trouve cette manière de procéder exemplaire, elle ménage le lecteur, l’accompagne. L’aide aussi dans le cheminement avec les références, les sources. Non pas cantonnées de manière indigeste à la fin du livre, mais distillées au fur et à mesure, ouvrant bien mieux des pistes de lecture.

Un index
Georges Didi-Huberman fait allusion à l’étonnant « index des sentiments » présent dans l’édition de la Pléiade de Spinoza, en 1953, sous la direction notamment de Roger Caillois. « Apparemment plus radical et subtil que toutes les nomenclatures de la psychologie d’école, cet index mérite d’être recopié : ‘Admiration (admiratio), ambition (ambitio), amitié (amicitia), amour (amor), antipathie (antipathia) (…) » (p. 19)

La génération de l’œuvre
Valéry : « Toute œuvre, quelle qu’elle soit, peut nous induire à réfléchir à sa génération, et donner naissance à une attitude interrogative plus ou moins prononcée qui la constitue en problème. (…) Il peut arriver (…) que l’on prenne à cette curiosité un intérêt si puissant que l’on soit entraîné à considérer avec plus de complaisance, et même de passion, l’action qui fait que la chose faite. »
→ Je me reconnais tellement dans cette approche des œuvres. Elle est le moteur principal de la seconde anthologie de Poesibao, celle des « Notes sur la création » ! Elle est à la base de tout mon travail de réflexion, y compris pour Poesibao et suprêmement dans ce Flotoir. Comment l’œuvre naît, pourquoi, quand, sur quoi se fonde-t-elle ? Et de même que le Cours de poétique de Valéry va bien au-delà des seules questions de poésie, pour s’intéresser à cet acte qui génère une production, mon intérêt va de manière général bien au-delà de la poésie stricto sensu, il embrasse la musique, la photographie, la lecture même ! Je ne suis pas du tout une exégète d’œuvres finies, fermées. Le processus me passionne beaucoup plus que le résultat et son exégèse.

La liberté du désordre
Valéry postule d’abord le retour au repos du système excité : « Tout acte – quels que soient son mécanisme, sa nature, son objet apparent, ses effets extérieurs, et même sa complexité, si on le rapporte à l’individu qui l’exécute, ou plutôt qui en est à la fois le lieu, l’instrument, le système – consiste dans un écart relatif à un certain état de liberté ou de disponibilité, et dans un retour à ce même état. » (p. 117) Et pour plus de clarté, Valéry applique cette idée à ce qui se passe quand nous exécutons un mouvement : le membre est au repos, il fait le mouvement mais son destin est de revenir à son état initial de repos.
« Ces écarts, poursuit-il, on les retrouve aussi dans le travail de notre pensée, dans nos attentions, qui sont des écarts, elles aussi, des diminutions momentanées d’une liberté de désordre de nos perceptions et de nos échanges intérieurs, au profit d’une excitation qui spécialise en quelque sorte notre présence, jusqu’au terme, qui est la reprise de la circulation générale, de l’admission libre de toutes les sollicitations et réactions dont le désordre constitue l’état le plus fréquent, le régime normal de notre esprit. » (p. 117).
Donc il en va de nos muscles comme de nos neurones, disponibilité (état de désordre même pour la pensée), sollicitation momentanée, marcher, penser, mais retour, toujours, à l’état de base, désordonné. « Ce désordre, dit encore Valéry, ce non-ordre qui précède, et l’effort volontaire ou involontaire qui s’exerce contre lui, cette liberté et cette contrainte, qui peuvent l’une et l’autre être utilisables ou inutilisables, agréables ou pénibles, sont à mes yeux les traits les plus frappants de la vie mentale. »
→ Souvent, lisant ces pages, je pense à la méditation de pleine conscience, qui met si bien en avant ces phénomènes physiques et mentaux !
Et un peu plus loin, ce constat, que connaissent toutes les personnes qui ont tenté de résoudre une difficulté (blocage rédactionnel, passage délicat d’une œuvre musicale que l’on travaille au piano, résolution d’un problème mathématique ou d’une difficulté matérielle, etc.) : « Il arrive en effet assez souvent que la solution désirée nous vienne, après un temps de désintéressement du problème et comme la récompense de la liberté rendue à notre esprit. » (p. 122)
Cher esprit, retourne à ton désordre constitutif, arrête de te raidir et de te contraindre, plus ou moins arbitrairement, laisse la solution émerger du chaos (qui est fécond, nous dit Valéry). À moins au contraire, nous dit Ivar Ch’Vavar, qu’un surcroît de contraintes, formelles surtout dans son cas, monopolisant la part la plus superficielle de ton esprit laisse toute sa place au jeu fécond du chaos !

Note de passage
Envie de travailler un peu sur le modèle de Didi-Huberman, tel que je l’ai décrit un peu plus haut. partir d’une idée, on la travaille, on la glose et la développe et on fait la citation de la source au terme de cette composition. Mais sans doute que je suis trop sensible aux formulations d’autrui pour en venir à dire moins bien que lui, via un commentaire plus ou moins subtil, ce qu’il a parfaitement exprimé.

La merveille des merveilles
Valéry relève un certain mépris pour la mémoire et s’y oppose fermement, la mémoire, « qui est, après tout, la merveille des merveilles, et la chose du monde sur laquelle, quoique ou parce qu’elle est la substance même de notre pensée, nous ne savons absolument rien » ? (p. 119) Et d’où peut-être, écrit-il résulte la mythologie de la création.
→ Si je comprends bien son propos et en poussant la provocation assez loin, je dirai que la création ne serait, sur le modèle de l’intelligence artificielle dont il est tant question en ce moment, que la résultante d’une combinatoire puissante, puisant dans la masse de données de tout ce que notre mémoire, personnelle et collective, a accumulé. Le créateur serait surtout un grand ordonneur, un ordinateur de données.

Les mots, après Didi-Huberman, Valéry
« Le sentiment de la valeur propre, de la puissance sensible des mots, parfois même d’une couleur, de la résonance de leur sens, et même de leur figure graphique, de leur structure phonétique, ce sont autant de possibilités, d’éléments de choix, de prétextes et de déterminations qui existent pour l’écrivain-né, et qui n’existent pas pour les autres. Comme il arrive pour le choix des nuances, il en est de même pour celui des mots. Ce que les uns trouveront équivalents, quelques autres y découvriront des différences énormes. Et personne n’a ni tort, ni raison. » (p. 120)
→ mais il en va pour beaucoup d’une question d’éducation, au sens de longue, acharnée, constante fréquentation des mots, ou de la couleur, ou des sons… on peut avoir un sentiment inné de la justesse d’un son par exemple mais cela s’entretient, se forme, s’éduque, s’adapte aussi en fonction de l’évolution des capacités auditives… pour les mots, bien sûr, ce sont la lecture et l’échange verbal, ou le suivi de l’échange verbal qui développent, entretiennent et perfectionnent la capacité à percevoir les nuances..(je repense à l’effarement ressenti en découvrant que certains professeurs de niveau bac + 5 ne comprenaient pas le mot chancelant.).

Le projet du Cours de poétique
Voilà ce que disait Valéry au terme de la première leçon du Cours de poétique : « Je ne prétends pas le moins du monde enseigner ce qui ne s’enseigne pas ; dispenser ce que je n’ai pas, et surtout, ce qui est aussi tentant qu’il est illusoire, expliquer ce qui explique et créer ce qui crée. Mon dessein n’est que d’essayer d’évoquer la quantité de problèmes que le moindre ouvrage de l’homme suppose résolus, à propos de ses ouvrages les plus profonds ou les plus somptueux. C’est là se placer délibérément dans l’état d’ignorance, d’étonnement ou de naïveté qui est notre état le plus véritable et d’ailleurs le plus instructif et le plus fécond. Aussitôt que nous mettons en suspicion tous les termes qui n’ont pas pour nous une signification finie, et qui se rapporte à notre expérience immédiate, ou du moins qui s’y raccorde de proche en proche, nous concevons – nous produisons nécessairement – des possibilités ; chaque point est un carrefour. » (p. 125)



Une esquisse socio-physiologique de la lecture
C’est ce que propose, avec distance et humour, Georges Perec dans un des chapitres de Penser / Classer. Je recopie les mots introductifs, car ils pourraient bien me servir aussi pour mon propre projet autour de Lire : un rassemblement, plus intuitif qu’organisé, de faits dispersés ne renvoyant qu’exceptionnellement à des savoirs constitués ; ils appartiendraient plutôt à ces domaines mal partagés, ces terres en friche de l’ethnologie descriptive que Marcel Mauss évoque dans son introduction aux ‘techniques du corps’ (cf. Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, pp.365 sq.) (Georges Perec, Penser-classer, p. 89)
Perec : « Lire est un acte. Je voudrais parler de cet acte, et de cet acte seulement, de ce qui le constitue, de ce qui l’entoure, non de ce qu’il produit (la lecture, le texte lu), ni de ce qui le précède (l’écriture et ses choix, l’édition et ses choix, l’impression et ses choix, la diffusion et ses choix, etc.), quelque chose, en somme, comme une économie de la lecture sous ses aspects ergologiques (physiologie, travail musculaire) et socio-écologiques (son environnement spatio-temporel). » (p. 90)
Et de montrer comment toute une école moderne de critique a surtout mis l’accent sur le comment de l’écriture, le faire, le poïétique : « Non pas la maïeutique sacrée, l’inspiration saisie aux cheveux, mais le noir sur blanc, la texture du texte, l’inscription, la trace, le pied de la lettre, le travail minuscule, l’organisation spatiale de l’écriture, ses matériaux (la plume ou le pinceau, la machine à écrire), ses supports (…) ses codes (ponctuation, alinéas, tirades, etc.), son autour (l’écrivain écrivant, ses lieux, ses rythmes ; ceux qui écrivent au café, ceux qui travaillent la nuit, ceux qui travaillent à l’aube, ceux qui travaillent le dimanche, etc.). »
Pour souligner qu’un travail équivalent resterait à faire sur la prise en charge du texte par le lecteur. La lecture comme une « précise activité du corps », les postures, les choix temporels, etc. Et cela même si je ne suis pas tout à fait d’accord avec la conclusion de l’énoncé de Perec stipulant qu’ « on ne lit pas n’importe comment, ni n’importe quand, ni n’importe où, même si on lit n’importe quoi. ». Il me semble lire souvent n’importe comment, n’importe quand (apte à saisir le moindre interstice de temps possible pour la lecture), n’importe où et bien sûr tout et n’importe quoi !

Les yeux
Belle séquence ensuite sur le travail des yeux dans la lecture. Trajets très particuliers dont j’avais eu une vague idée il y a des décennies en suivant dans le cadre de la formation professionnelle un cours de lecture rapide (non, ce n’est pas pour ça que je lis autant et semble lire autant, je dis bien semble lire.. !.). On nous avait expliqué le mouvement très particulier des yeux sur le texte, avec cette capacité relativement réduite (découverte alors du mot empan) de saisir un groupe de mots et le balayage effectué sur le texte. La méthode de lecture rapide se basait sur ces particularités et j’en garde le souvenir qu’il fallait sauter de blocs en blocs, un peu comme on saute de pierre en pierre sur un gué dans le flux du torrent. C’est évidemment certainement complètement faux mais voilà ce qui m’est resté de cette apprentissage !
Perec : « Les yeux ne lisent ni les lettres les unes après les autres, ni les mots les uns après les autres, ni les lignes les unes après les autres, mais procèdent par saccades et fixations, explorant en un même instant la totalité du champ de lecture avec une redondance opiniâtre : parcours incessants ponctués d’arrêts imperceptibles comme si, pour découvrir ce qu’il cherche, l’œil devait balayer la page avec une agitation intense, non pas régulièrement, à la manière d’un récepteur de télévision (comme ce terme de balayage pourrait le laisser penser), mais d’une manière aléatoire, désordonnée, répétitive (…) lire, c’est d’abord extraire d’un texte des éléments signifiants, des miettes de sens, quelque chose comme des mots clés que l’on repère, que l’on compare, que l’on retrouve. » (p. 91)
Ce qui revient à dire que la lecture est une construction, construction mentale certes, mais construction à partir d’éléments qui pour nous sont signifiants, en supposant que les miettes de sens ne sont pas les mêmes pour moi que pour toi.

La posturologie de la lecture
Voilà qui me ravit aussi, alors que je l’interroge si souvent, cette posturologie dans mes photos ou mes portraits écrits de lecteurs !
Petite incise pour cette citation qui me fait rire et m’enchante en même temps : « Il n’empêche que les muscles crico-aryténoïdiens et crico-thyroïdiens, tenseurs et constricteurs des cordes vocales et de la glotte, sont actifs lorsque nous lisons. » (p. 93) ( crico- du grec κρικος qui signifie anneau).
Et Perec de souligner à quel point ce serait une étude fascinante que celle de toutes les postures de lecture, lire debout, assis, couché, à genoux, accroupi, en marchant (p. 95). Ma « Collection » Lightroom de photos de lecteurs est riche de plus de 150 photos qui pourraient alimenter généreusement cette étude.

Michèle Cohen
Et j’ai eu bien raison, donc, de quitter ma table de travail, de m’enfoncer dans mon canapé avec le livre de Michèle Cohen, La Traductrice. J’ai énormément aimé ce livre, je m’y suis souvent retrouvée, je vais y revenir. C’est très vivant, très juste de ton, très informé aussi de ce que c’est que l’écriture, c’est rempli d’histoires formidables, sur différentes personnes, différents milieux.
J’admire le travail éditorial de cet éditeur que je ne connaissais pas encore, les Editions du Panseur. Belle couverture bleue, titre en réserve blanche, et en filigrane des mots du livre, mais un filigrane suffisamment discret pour attirer sans s’imposer. Il y a une tendance actuelle à la citation, parfois énorme, sur les couvertures des livres et c’est parfois gênant. Je prends conscience que j’ai une perspective très documentée sur l’évolution des couvertures de livres, avec ce travail hebdomadaire de listage de tous les livres reçus la semaine précédente et cela depuis plus de 20 ans. Mon fichier Excel de base, commencé seulement en 2014, donc dix ans après la création de Poesibao, compte déjà près de 6300 lignes. Beaucoup de soin éditorial et un très beau site sont à verser au crédit de l’éditeur. Plus le fait d’avoir su choisir ce livre ; La Rédactrice. (Livre qui paraîtra le 9 mars 2023)

La Rédactrice
Je fus « rédactrice » pendant des années, ce qui explique que le titre m’ait tout de suite attirée. Et dans des condition similaires à celles évoquées par Michèle Cohen : elle dans l’univers publicitaire, moi dans celui de la presse magazine.
A la toute fin du livre, Michèle Cohen écrit : « Le fait de s’adonner à une activité qui n’intéresse pas grand monde, qui ne demande pas beaucoup d’espace, qui ne coûte pas cher, comme le dit Virginia Woolf avec tellement d’humour à propos de l’écriture des femmes, et de s’y livrer dans son coin, sans rien demander à personne, donne une merveilleuse liberté. Et si j’ai préféré faire un usage plus minutieux que flamboyant de cette liberté, libre à moi. Méticuleuse liberté. ». Et on comprend qu’il s’agit aussi bien de l’écriture, dont elle développe de multiples aspects tout au long des pages que de cette pratique très particulière de la broderie, oui, de la broderie, et plus précisément de la broderie de monostiches fournis par un ami poète. Au terme de toute une histoire avec les monostiches qu’elle raconte à vive allure.
Je ne cacherai pas que j’ai été troublée par ce nom Michèle Cohen, d’autant que le livre est dédié à Claude Royet-Journoud. Petite enquête faite, Michèle Cohen n’est pas Michèle Cohen-Halimi, mise en scène dans l’Anagnoste… La première est née en 1950, est donc ma contemporaine de peu, l’autre en 1961. Les deux semblent proches de Claude Royet-Journoud. La Rédactrice est le premier livre de Michèle Cohen. Elle s’est illustrée dans deux grands domaines, dont elle parle très bien dans ce livre, la création radiophonique et la publicité.

Ah Mme Genette !
Le livre ouvre sur une scène emblématique pour un livre qui au fond ne traite que de la question du rapport avec l’écriture, de manière sincère, autobiographique, informée et passionnante. Michèle Cohen est élève en hypokhâgne. Sur sa première dissertation, Mme Genette, qui n’est autre que l’épouse de Gérard Genette, a écrit à l’encre rouge : « Le style est d’une platitude gênante ». Aïe, aïe, souvenirs cuisants de diverses rebuffades du même genre et vrai coup de poing à l’aube d’une vie à écrire ! Puis très vite, la question de la famille, une famille juive avec une lettre retrouvée d’une aïeule rédigée en judéo-arabe. Mme Genette revient qui permet la découverte de Flaubert. Puis une ode à l’écrivain (que je ne connais pas du tout) Lydia Davis. Le livre procède page à page, à chaque fois, comme Didi au fond, un titre en petites capitales, un court texte, souvent une seule page. « Creative writing », « Écrire sur l’exil », beaucoup de souvenirs, tournant tous autour de l’écriture (comme moi au fond autour de la lecture !). L’histoire d’une première publication avec ses joies et ses déboires, la nécessité d’écrire un nombre contraint de signes, rencontrée pour la première fois. De brèves évocations de Spinoza à Rijnsburg. L’accompagnement d’un sans-papier. L’apprentissage de la dactylo (oui, oui, moi aussi, avec la même méthode, sur un clavier sans indication des lettres !, cela me rend bien service depuis…) et déjà France Culture, pour un stage. Six grandes séquences. Voici la deuxième « apprendre ». Toutes les premières confrontations à l’écriture, souvent maladroite quand il s’agit d’écrire une lettre administrative par exemple. Et un premier grand choc, une « histoire d’amour », la découverte de l’écriture radiophonique. Suivent des pages merveilleuses qui ne peuvent que combler celles ou ceux qui sont fascinés par la radio, mais plutôt sans doute celle qui se faisait à l’époque, déjà complètement obsolète, des Ateliers de Création Radiophonique, celle de Yann Parenthoën, déjà cité dans ce Flotoir et abondamment dans le livre de Michèle Cohen (ah la mise en ondes radiophoniques, que cette expression entendue la plupart du temps très tard le soir a pu me faire rêver). « Et puis vint l’Atelier [de création radiophonique] : J’ai participé à cette révolution avec ferveur, écrit Michèle Cohen. Avec jeunesse. Le son était sacré. Il avait sa théologie et sa légende dorée. Il avait ses rituels, sa morale, il exigeait un don de soi total (tout ce temps passé à mettre en ordre et en désordre des mots, des rires, des bruits, des musiques, à écouter des chants d’oiseaux, des bruits de pas, des gouttes d’eau, des clochettes de calèche et des sanglots). (…) Le son avait sa mémoire, sa culture, ses trésors secrets qu’on se refilait (…) les micros s’appelaient Lem, Sennheiser, Schoeps, chacun avait son poids, sa sensibilité, sa direction, ses bruits de câbles. » Pages formidables sur le montage, à la main, bien avant les ordinateurs, la précision indispensable du coup de ciseau, la création des boucles avec un piquet planté devant le magnéto, et j’en passe. On se régale. Je découvre aussi dans ce livre le Centre de modulation des émissions, dont j’ignorais tout et qui était en fait, bien avant les jpeg et mp3, le passage obligé pour les émissions de radio et de TV, une « compression » imposée par les radios commerciales et dont le but était d’« aligner le chuchotement et le coup de tonnerre au même niveau sonore ».

Spinoza et Levinas
Très belle évocation aussi de ce moment où fut confiée à Michèle Cohen la réalisation d’une série d’émission pour le 300ème anniversaire de la mort de Spinoza. Avec pour l’une des cinq ou six heures d’émission prévues un échange avec Emmanuel Levinas. Savoureux.
Et c’est qu’elle doute d’elle, constamment, Michèle Cohen. De son écriture bien sûr, de ses capacités, etc. Le troisième chapitre s’intitule « Devenir habile ». Très curieusement, elle quitte l’univers France Culture pour un tout autre monde, celui de la publicité. On rit bien à l’évocation des campagnes pour la lessive Ariel ! Et pour moi, c’est aussi l’évocation de l’univers professionnel traversé avant l’aventure de Poesibao, toute ma carrière de journaliste en fait (toujours eu un doute sur la légitimité de ce titre de journaliste, même si j’ai ma carte de presse depuis maintenant près de cinquante ans), dans un magazine de décoration très haut de gamme, univers de décorateurs snobs, de tissus merveilleux, de canapés moelleux et de « pianos » de cuisine… Et apprendre aussi à écrire au cordeau et à parler sur rien pour ne rien dire. Calibrer des titres à la lettre près, des petits ‘chapô’ idem, compter à la main le nombre de signes imposé par la maquette, qui se faisait sur papier à l’époque, avec images tirées en noir et blanc mais au bon format par le photostat à partir des « ektas » et colle Gutta, sur « gabarit ». Devenir habile, oui, mais trop, on (« Claude ») le reprochera à l’écriture de Michèle Cohen, à un certain moment. Nouveau coup de poing : « Ce n’est pas que tu écris mal, tu as même acquis une petite habileté. Mais justement, c’est pire ». C’est d’une sidérante violence, soit dit entre nous, autant que la platitude de Mme Genette !

Aimer, mourir, écrire
Pages peut-être encore plus personnelles quoique très allusives, discrètes, pudiques dans le 4ème chapitre. Et le 5ème s’intitule « la Fréquentation des poètes », avec le souvenir d’un séjour en Grèce où Michèle Cohen s’est sentie comme une muse, pour celui qu’elle accompagnait et à qui elle rend toutes sortes de services essentiels ; or « les muses ne sont pas celles qui portent sur leur tête les tables d’écriture »… petite énigme dont le sens se découvre à la lecture et que je me garde de dévoiler. Le livre qui paraîtra après ce voyage et cet accompagnement sera dédié à une tout autre personne !

Langues de coton
Et si emblématique encore ce dernier chapitre avec ce titre qui surprend. « Langue de coton », on pense d’abord à une bouche pâteuse, à cette sensation si désagréable que peut procurer un morceau de coton qui se délite dans la bouche. Mais c’est bien plus joyeux. Il y est question de la découverte de la broderie au point de croix et de monostiches. De Claude Royet-Journoud, d’Emmanuel Hocquard, de Raquel mais aussi de ce poète que je ne connais pas, Jean-François Goyet, qui propose à Michèle Cohen une série de monostiches qu’elle va broder, vraiment broder, au point de croix, avec son tympan (le petit cercle qui sert à tendre le tissu) et ses fils. Cela a quelque chose d’un peu magique et c’est au fond une formidable expérience d’écriture, une parmi toutes celles que raconte ce livre qui aura été de bout en bout pour moi un grand plaisir de lecture. Une expérience aussi.

Je rêve
d’être ingénieur du son, de mettre en ondes radiophoniques, de chercher des éléments pour le bruitage d’une fiction – de ressentir de nouveau la fascination que j’éprouvais, très jeune, quand j’écoutais la radio, de nuit, ce théâtre de l’étrange, ces fictions, ces voix d’écrivains que je ne savais pas encore prestigieux… – Je rêve de composer les Nuits de France Culture et de plonger dans les archives de Radio France pour pouvoir sans fin explorer cet immense réservoir de trésors, puis les redonner à entendre, à découvrir.

Les connotations
Très juste remarque de Flora Bonfanti dans sa contribution à la Disputaison de Poesibao, ‘Quitter sa langue natale, écrire en français’ : « On parle trop peu des connotations, ces brumes subjectives qui entourent chaque mot, aussi présentes que leur définition, déterminantes même, et qu’aucun dictionnaire ne saurait rendre. Elles m’étaient source d’un désamour général, je voyais à travers elles des personnages que je ne voulais pas être. J’écrivais en creux. Je tournais et retournais les phrases, choisissais la version qui m’était moins répulsive. C’était une vaste obstruction.

Mon cher Babar
Tellement d’accord avec ces mots d’Adrien Briand, présentant une conférence de François Sureau : « On a tort de ne pas relire Babar, roi des éléphants. Et s’il était ‘la matrice de notre pensée politique’ ? Et si nous pensions à ce roi ‘démocratique et égalitaire’, qui ‘s’efface devant l’intérêt général de la tribu des éléphants’, chaque fois que nous glissons un bulletin dans l’urne ?
À mettre aussi à l’actif de François Sureau son goût des comptines, acquis dans l’enfance et jamais abandonné : « Petits, mes parents me faisaient écouter un abécédaire en chansons. Tout ce à quoi j’ai pu penser ensuite, mon amour pour le surréalisme, le goût de la poésie, est venu de cet abécédaire. » Et François Sureau de citer la lettre A: « Anatole avait un âne. Qui aimait les ananas. » Puis la lettre K, en chantant : « As-tu connu Kléber, Kléber, avec son képi sur la tête ? As-tu connu Kléber, Kléber, et son kangourou jaune et vert ? » Il conclut : « Ce qui est extraordinaire quand on a conservé une part de l’esprit de son enfance, c’est qu’on reconnaît du premier coup d’œil la façon dont Bossuet, Chateaubriand, Proust, sont animés de l’esprit qui vous saisit lorsque vous entendez cette comptine. Cette idée du caractère insaisissable du monde, ce désir de passer au-delà des apparences. »
« Chez François Sureau, lit-on encore dans cet article, la lecture et l’écriture servent surtout à ‘écarter le rideau’ : ‘Je n’ai jamais demandé à la littérature de me fournir des œuvres d’art immortelles que je pourrais admirer. Je demande à la littérature une issue personnelle, le témoignage, parfois triste, de ceux qui s’en sont servis. Des correspondances, des biographies…’ Il cite ‘la destinée individuelle’ d’Apollinaire, le malheur de Cendrars au milieu de sa vie, ou encore le caractère ‘tout à fait étrange’ de Charles de Foucauld ‘essayant de se trouver un père dans les cieux après que son père sur Terre est mort fou’. François Sureau dit aussi : « Ce que je regrette dans la littérature contemporaine, c’est qu’elle ne prend pas le détour des personnages pour s’adresser à notre cœur. À part l’Hadrien de Yourcenar, qui ne date pas d’hier d’ailleurs, et Grange dans Un balcon en forêt de Gracq, je ne vois pas un personnage de roman contemporain qui m’ait aidé à traverser la vie. »
→ Pour ma part, Babar est un personnage-clé. Je me le cite, je le cite aux autres bien souvent. Je sais encore par cœur des extraits entiers des disques avec François Perier, le récitant et Jean Desailly, Babar. Ah la vieille dame, ah le bel habit vert, ah Si Babar est là, nous sommes sauvés, ah la mort de la maman éléphant. On peut l’entendre ici 



Tableaux de personnages lisant
Chez Perec une superbe liste de tableaux représentant des personnages en train de lire ou d’écrire. J’avais un peu l’intention de me pencher sur la question des lecteurs peints pour mon projet Lire, me voilà le pied mis à l’étrier et de quelle façon : « La peinture classique nous offre d’innombrables exemples d’individus représentés alors qu’ils sont en train de lire ou d’écrire. Par exemple, ici cités en vrac, la Vierge de l’Annonciation, d’Antonello de Messine, à la Pinacothèque de Munich ; le portrait de Paracelse par Rubens, à Bruxelles ; le portrait du médecin Georges de Zelle, par Van Orley, à Bruxelles également ; le portrait de Christophe Plantin par Rubens, au musée Plantin-Moretus d’Anvers ; les deux portraits d’Érasme de Rotterdam par Hans Holbein le jeune, à Bâle, et par Quentin Metsys, à Rome ; le saint Yves de Van der Weyden, à Londres ; la mère de Rembrandt par Gérard Dou, à Rotterdam ; le portrait d’un gentilhomme par Lorenzo Lotto, à Venise ; la jeune fille lisant une lettre, de Jean Raoux, au Louvre ; le prophète Jérémie par le Maître de l’Annonciation d’Aix-en-Provence, à Bruxelles ; le portrait de Jonathan Swift par Charles Jervas, à la National Portrait Gallery ; saint Jérôme dans son cabinet de travail, d’Antonello de Messine, à la National Gallery ; ou le saint Augustin de Carpaccio, à la Scuola di S. Giorgio degli Schiavoni à Venise. Encore assez souvent, les individus portraiturés ont levé la tête en prenant la pose et regardent au ciel ou en coin. Mais il est intéressant de regarder ceux qui continuent à lire. Le prophète Jérémie semble avoir une vue tout à fait normale ; la jeune fille de Jean Raoux également, bien qu’elle ait eu besoin pour lire de se pencher exagérément vers une source de lumière ; saint Yves est passablement myope et la mère de Rembrandt complètement ; quant à saint Jérôme, il est vraiment presbyte. » (Perec, Penser-classer, pp. 109-110)
→ il faut préciser que cette liste est dressée au sein de pages qui traitent de la question des lunettes !
Et l’on peut d’ores et déjà ajouter La Femme en bleu lisant une lettre, ou La liseuse à la fenêtre, à l’heure où s’ouvre ce qui va sans doute être une des plus belles expositions du siècle, 28 tableaux de Vermeer rassemblés au Rijksmuseum à Amsterdam !
Et tant d’autres toiles, la délicieuse petite liseuse, un tantinet boudeuse, de Fragonard par exemple. Ou dans un autre Van der Weyden, une Marie-Madeleine lisant, habillée d’une somptueuse robe verte, fragment de retable conservé à Londres. « Lire » ? C’est vertigineux.

De la lamentation
La lamentation, cette expérience de vie, cette forme d’art, surtout musical. Chez Didi-Huberman, cette évocation : « Dans un texte admirable – et d’autant plus impressionnant que son auteur n’avait alors qu’une vingtaine d’années –, Gershom Scholem a défini la plainte biblique, la lamentation, sous l’angle même de sa rythmique : c’est une langue qui se répète, qui scande ses syllabes et ses phrases dans un mouvement qui pourrait ne pas avoir de fin. C’est donc, écrit Scholem, une ‘langue infinie’, plus infinie et plus ‘profonde’ que toute autre langue. Elle ne révèle rien, pourtant. Elle ressasse. Elle n’appelle pas de réponse. ‘Cette langue est infinie, [car] elle a le caractère infini de la destruction, qui est en quelque sorte l’ultime intensité de ce qui est éteint…’ Or l’infinité de cette destruction – cette blessure continuée, capable de ne jamais se reclore – a trouvé une forme : elle se musicalise, se scande, trouve son rythme. La conclusion de Scholem sera qu’un tel rythme, une telle infinité, ne sont autres que les caractéristiques fondamentales de la poésie. Comme si la forme-poème trouvait sa condition native dans la forme-plainte par l’intermédiaire d’une scansion et d’une mélopée : d’une complainte. » (G. Didi-Huberman, op. cité, p. 28)

Aïôn
Didi-Huberman fait allusion à « cette notion d’aïôn, grand mot – présocratique et préaristotélicien – du temps, auquel devait bientôt faire concurrence le concept plus mesurable et plus mesuré, plus maîtrisable en somme, de chronos. » Immédiatement le mot a fait ressurgir à ma conscience cette pièce éponyme de Giacinto Scelsi, qui date de 1961.  
« Orchestre (grand). Une œuvre somptueuse en 4 mouvements (4 épisodes dans une journée de la vie de Brahma, laquelle journée dure 90 000 journées humaines !) qui commence dans une atmosphère mystérieuse (réverbérante) dans les sons graves (les vents, pas de violons, seulement un alto), se termine, après un climax éclair de percussions métalliques, à nouveau dans le calme ; le second mouvement déroule tension rythmique (martèlement caractéristique) et mélodie de violoncelles et d’instruments à vents, pour lui aussi se terminer dans le calme ; le troisième mouvement est caractéristique des micro-intervalles serrés de Scelsi, en quarts de tons entre Mi et Mi bémol, jusqu’à un finale violent et brutal ; le dernier mouvement évoque une lente progression (avec polarisation sur une note) pour se terminer mystérieusement par un balbutiement sombre des percussions. » (source)
Et sur le concept d’aïon : « Aiôn ou aïon est la translittération du terme grec Αἰών, aux acceptions multiples  : ‘destinée’, ‘âge’, ‘génération’, ‘ère’, ‘éternité’. Dans la philosophie antique, il s’agit de l’un des trois principaux concepts du temps, avec chronos, le temps linéaire ou continu, et kairos, le temps opportun. » (source)

La culture du passé
« Il est bien certain que la tradition homérique n’a jamais cessé d’irriguer la culture occidentale. Mais n’aura-t-elle pas été trop souvent réduite à un simple ‘ornement culturel’, comme si sa valeur philosophique – voire sa valeur de connaissance – et sa phénoménologie étaient devenues entièrement obsolètes ? Ne faudrait-il pas, en conséquence, interroger les lieux possibles où travaillerait la survivance d’une telle phénoménologie, notamment pour ce qui touche à ces ‘nuages de peine et de colère’, à ces brouillards affectifs en général qui n’ont jamais cessé d’envelopper ou de ‘dissoudre’ les êtres émus ? » (p. 45)
→ Un ami poète me parlait récemment de ce qu’il perçoit comme un effondrement culturel. Ces survivances qui envers et contre tout se sont encore manifestées, épisodiquement peut-être, jusqu’à aujourd’hui ne sont-elles pas condamnées à l’extinction définitive, comme tant d’espèces vivantes ?
Réponse de G. Didi-Huberman : « La survivance est d’ordre symptomal : elle fait effraction dans la tradition même qui l’abrite mais qui veut l’ignorer. Rappelons simplement que la porosité affective inhérente à l’anthropologie homérique n’aura pu survivre, aux marges du normal et du pathologique, qu’à travers une tradition explorée par les historiens de l’art et de la pensée – Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl au premier chef –, celle de la mélancolie de l’artiste. C’est comme si, à partir du texte aristotélicien du Problème XXX, toute la fécondité des ‘brouillards de peine et de colère’ était passée du héros épique au génie artistique (histoire qu’ont retracée à leur façon Margot et Rudolf Wittkower dans leur livre Les Enfants de Saturne). Comme s’il était possible d’être l’héritier des héros épiques, à condition de savoir rendre féconde sa colère (par exemple en la projetant sur le subjectile de la toile, comme l’auront fait, notoirement, Apelle dans l’Antiquité et Jackson Pollock au XXe siècle).

Brouillards de peine et de colère
Présentation du livre de Georges Didi-Huberman : « Affects, émotions ou passions forment quelque chose comme nos indéfectibles milieux de vie : des atmosphères en mouvement. C’est l’air que nous respirons, que nous traversons, qui nous traverse de ses turbulences. Ainsi marchons-nous dans l’affect, de jour comme de nuit. L’aube même de la littérature européenne ne fut d’abord que parole donnée à l’affect : c’est quand Homère commença l’Iliade sur la nécessité de chanter une émotion de colère. On y voyait aussi Achille, accablé par la mort de son ami, pris dans un ‘noir nuage de douleur’ : s’allongeant alors dans la cendre et la poussière, comme pour se fondre dans le brouillard de peine qui venait juste de l’envahir. »
Didi-Huberman toujours : « Parler de ‘brouillards de peine et de colère’, c’est sans doute, finalement, parler par image. Hans Blumenberg, à travers son œuvre considérable – et, notamment, dans ses Paradigmes pour une métaphorologie, en 1960 –, a rendu justice à ce fait si souvent ignoré des philosophes : que l’image ne devait plus être considérée comme un archaïsme du concept, une étape intuitive ou préparatoire au ‘véritable travail du concept’. Cela pour deux raisons au moins. La première est que ‘celui qui voudrait écrire une histoire du concept de vérité dans un sens strictement terminologique, c’est-à-dire avec l’objectif d’élaborer des définitions, obtiendrait de bien maigres résultats’. La seconde raison tient à l’ ‘authentique puissance ou potentialité (Potenz) de la métaphorique’ : c’est que les images pensent puissamment. Si nous acceptons de suivre Blumenberg dans son vocabulaire, nous devrons, alors, assumer le fait que les ‘brouillards de peine et de colère’ sont les métaphores : des images fécondes d’une vérité que de pures ‘définitions terminologiques’ manqueraient complètement. Il resterait, du coup, à penser de telles métaphores par-delà l’idée trop univoque du ‘déplacement’ que soutient la notion classique de trope. Il faudrait s’interroger sur la possibilité – et la puissance – de métaphores par porosité : des images exhalées depuis les contractions mêmes de notre cœur. » (pp. 48-49)
→ Je tente ici une expérience. Grands sont les livres qui incitent à tenter des expériences. Je pars de cette idée de « brouillards de peines et de colères » et je la projette au-dessus d’un de ses innombrables cortèges qui ponctuent la vie démocratique en France. Les fumées des feux et des gaz, je tente de les imaginer comme ce qui émane de peurs, de souffrances, de colères, de frustrations de ceux-là qui défilent, j’allais dire, j’espère qu’on me comprendra,  sous un prétexte ou un autre. Imaginer un brouillard de peines et de colère, n’est-ce pas plus fécond que d’encaisser un énième reportage aux images toujours identiques, commentées de manière répétitive ?
Et je donne la fin de la présentation du livre sur le site de l’éditeur, car c’est un canevas utile pour pénétrer dans sa foisonnante richesse : « Ce livre est une traversée ou, plutôt, un vagabondage dans la multiplicité des ‘faits d’affects’. Dans leurs théories, pour lesquelles il aura fallu convoquer de l’anthropologie et de la phénoménologie, de la psychanalyse et de l’esthétique… Il y fallait aussi des images (de Caravage ou Friedrich à Rodin ou Lucio Fontana) puisque les affects s’y ‘précipitent’ souvent. Non moins que des poèmes (de Novalis ou Leopardi à Marina Tsvétaïeva ou Henri Michaux) qui savent en rephraser l’intensité, et des chroniques (de Saint-Simon ou Marcel Proust à Clarice Lispector) qui savent en raconter le devenir. Enfin il y fallait des gestes puisque nos peines et nos désirs s’expriment sans fin dans nos corps, nos visages ou nos mains par exemple. Affects, émotions, passions : forces ou faiblesses ? Spinoza, Nietzsche et Freud — qui osa écrire que ‘l’état émotif est toujours justifié’ — en ont établi la puissance en dépit de l’impouvoir même où nous nous trouvons lorsque nous sommes émus. Mais de quel genre de puissance s’agit-il ? Comment se déploie-t-elle ? Où situer sa fécondité ? Quelles transformations produit-elle dans l’économie de nos sens (sensibilité) comme dans l’organisation même du sens (signifiance) ?

Faiblesse et force des êtres sensibles
Et comment ne pas être attirée et émue de ce titre d’un nouveau chapitre du livre de G. Didi-Huberman. Qui s’ouvre sur une évocation d’un livre qui m’a beaucoup occupée il y a près de vingt ans, en 2003, le Zibaldone de Leopardi, puisque j’avais eu la chance de pouvoir interroger le traducteur de la première grande édition intégrale en français, chez Allia, Bertrand Schefer. Qui nous disait à l’époque, dans un grand entretien que nous avions mené avec Angèle Paoli : « Le vrai événement éditorial c’est l’objet. Ce n’est ni un cahier, ni un journal, ni un traité, ni un roman, rien de ce qu’on connaît, c’est l’ordre du désordre. C’est un objet fabuleux. En fait c’est une sorte de précurseur du roman moderne, dans le sens où celui-ci a pour visée d’appréhender la totalité. Le Zibaldone anticipe les grands romans spéculatifs de la modernité, Le livre de l’intranquillité de Pessoa, L’Homme sans qualités de Musil, Ulysses de Joyce. Cet objet, le Zibaldone, est un ovni littéraire, il donne le sentiment de pénétrer chez un alchimiste. »
Bertrand Schefer qui nous avait aussi expliqué que « Le Zibaldone est un peu comme un magma dont émergent de temps en temps des morceaux parfaits qui vont alimenter les recueils de pensées, les œuvres morales. C’est une grosse réserve matricielle. La rédaction du Zibaldone va bien au-delà de la nécessité de tenir un journal. »
Cet article est introuvable du fait de la disparition du site Zazieweb sur lequel il avait été publié. J’envisage de le republier, en archives, dans Poesibao.
Alors, la force et la faiblesse des êtres sensibles ? : « Giacomo Leopardi, dans l’océan de son Zibaldone, laisse périodiquement affluer la vague des ‘affects’ (affetti). Or ne peut être affecté que celui, dit-il, qui est capable de ‘sensibilité’ (sensibilità). ‘Toute la nature est insensible, à l’exception des animaux’ et, donc, des êtres humains. Mais la sensibilité est une fatalité autant qu’un privilège. Car tout être sensible est appelé à souffrir : ‘Les êtres sensibles sont par nature des êtres souffrants, une part nécessairement souffrante de l’univers.’(…) Flux et reflux, donc : les êtres sensibles sont à la fois ‘susceptibles d’enthousiasme’ et de ‘malheur’, de désir et de désespoir. Flux, reflux : cela se soulève – et nous soulève –, puis cela s’écrase, nous entraîne vers le fond.(…) En quoi consiste, pour finir, la force des êtres sensibles ? Peut-être en ceci qu’ils se montrent capables de donner forme – visible, audible ou lisible – à la fondamentale dialectique qu’entraîne, dans le meilleur des cas, le mouvement même de leur sensibilité. Mouvement tout à la fois solitaire (dans l’émouvoir qui les touche) et solidaire (dans le commouvoir qu’ils suscitent depuis leur propre expérience). » (pp 51 et 53)

Leopardi
Je cite ici un très fort passage de Leopardi, donné par Georges Didi-Huberman : « L’art de découvrir des similitudes est le propre du poète (proprietà del vero poeta è la facoltà e la vena delle similitudini). […] L’âme enthousiaste, dans le feu d’une quelconque passion, etc., aperçoit de très fortes ressemblances (vivissime somiglianze) entre les choses. Une vigueur corporelle, même passagère, et qui agit sur l’esprit, lui fait apercevoir des rapports entre des réalités éloignées, lui permet de trouver des comparaisons, des analogies très astucieuses et ingénieuses (vedere dei rapporti fra cose disparatissime, trovare dei paragoni, delle similitudini astrusissime e ingegnosissime) […] et enfin des relations auxquelles il n’avait jamais pensé. Elle lui donne en somme une admirable aisance pour rapprocher et comparer les objets des genres les plus différents, l’idéal avec la pure matérialité, pour incorporer (incorporare) avec force la pensée la plus abstraite, pour tout ramener à des images (ridur tutto ad immagine), et créer les images les plus neuves et les plus puissantes que l’on puisse imaginer. […] Ce sont là les facultés du grand poète, qui procèdent toutes de celle qui permet de découvrir des rapports entre les choses, même les plus petites, les plus lointaines (facoltà di scoprire i rapporti delle cose, anche i menomi, e più lontani), et même celles qui paraissent les moins ressemblantes. »
Commentaire de G. Didi-Huberman : « Nous voici, peut-être, au cœur de cette profondeur dialectique où finissent par s’agiter ensemble, comme dans un même tourbillon, la sensibilité, l’imagination, la pensée. » (p. 56)
→ au cœur sans doute aussi, pour moi, de ma recherche, cette jonction toujours rêvée, si rarement atteinte entre la sensibilité, l’imagination et la pensée.

Flotoir
Ce n’est que le reflet d’un esprit, d’un cœur, voire d’une âme en perpétuel travail et qui ont appris, par l’analyse, la force et la fécondité de l’association.