Le Flotoir, 4 septembre au 13 octobre 2024, avec Jacques Robinet, André Hirt, Christophe Esnault, Leontia Flynn et bien d’autres.

Lichens aux Pierres Sonnantes, ©florence trocmé
Le Flotoir, 4 septembre au 13 octobre 2024
mercredi 4 septembre 2024
Jacques Robinet et le végétal.
J’avance tout doucement dans le livre de Jacques Robinet (il sera en librairie ce 18 octobre), car je désire que cette lecture, qui m’est présence de Jacques, dure le plus longtemps possible. Je ressens profondément sa disparition tant notre dialogue s’était développé ces dernières années. Il me vient souvent l’idée que j’aurais aimé parler de telle ou telle chose avec lui.
« Je délaisse les archives, j’ouvre moins de livres : je vis des surprises de chaque jour. » (p. 21). Un peu plus loin, il évoque une expérience, celle d’une sorte de communication avec le végétal : « Ce n’est pas la première fois où, née du hasard, renaît cette impression d’un véritable échange, d’un fil renoué entre le végétal et moi. C’est du domaine de la confidence et des retrouvailles ».
→ C’est exactement mon expérience ! Jacques Robinet ajoute : « Ce qui paraît très commun concernant nos rapports avec les animaux domestiques apparaît insensé concernant cette autre monde, le plus ancien dans la chaîne du vivant. Et pourtant, tout se tient de ce qui vit sous le même soleil. Tout naître, vibre, meut et se renouvelle. »(La Nuit des sources, p. 21) Et là encore, cela me parle, car je ne suis pas très à l’aise avec le monde animal, sauf exception, alors que je me sens si souvent en communication avec le végétal. Je le photographie, ce qui me donne, le temps de la prise de vue, qui isole ce que j’ai cadré, une sorte de forte intimité avec cette fleur, cette feuille, cette herbe, cette écorce, ce lichen.
On n’en finit pas de se quitter !
Et comme c’est douloureux de lire ces mots, maintenant que l’ami s’est quitté, en tous cas sous sa forme humaine. Lui malgré ses doutes pensait que tout ne sombrait pas définitivement après la mort. « Le temps s’écoule, les nuages se dispersent ; je rêve. Écrire ainsi, c’est comme nager entre des algues très légères qui s’écartent ou se rassemblent, des lambeaux de vie qui flottent éparpillés. Tout se donne ou s’efface ; rien ne pèse. Est-ce ainsi qu’on parvient au dernier port ? Avec derrière soi ce sillage d’ombres et de clartés ; à peine quelques impressions de voyage, celles qui refusent de sombrer. À la fin, peut-être ne restera-t-il que la vision de cette barque qui avance à la pointe du jour. « (p. 22)
jeudi 5 septembre 2024
Pulsion de vis vs pulsion de mort
La barque encore : « La lutte épuisante de la pulsion de vie contre la pulsion de mort, je la retrouve chaque matin à la difficulté que j’éprouve pour dégager ma barque encalminée dans la nuit et le sommeil. Il semble qu’au coucher, on consente à disparaître, mais qu’au lever le navigateur affolé arc-boute toutes ses forces pour remettre l’embarcation à flot. » (p. 24)
Les contenants infimes de ce qui nous déborde
« Pourquoi écrire cela qui sera balayé demain ? Pour fixer un éclat de lumière avant le rideau noir ? J’écris comme un enfant tire la langue à qui l’importune. On n’en finit pas de vouloir jeter une poignée de sable à celle qui avance trop vite. C’est une lutte dérisoire. Toute étoile finit en naine blanche. Nous sommes les contenants infimes de ce qui nous déborde. »
Entre joie et détresse
Toujours ces pôles, non pas qui s’affrontent mais entre lesquels on oscille constamment, parfois comme une boussole affolée : « Hésitation entre joie et détresse, visitation et abandon. Monde inatteignable, fête à la fois dévoilée et interdite ; je demeure sur le seuil tel un enfant surpris de n’être pas encore congédié. Je devine bien que ces émotions confuses s’enracinent dans un lointain archaïque et douloureux. Peu importe : tout ce que je perçois n’est rendu possible que par cette faille originaire où mon regard s’aiguise. » (p. 33)
Si j’écris encore
« Si j’écris encore, que ce ne soit pas en quête de je ne sais quel assentiment extérieur. Ne pas écrire pour être lu, mais pour descendre au plus profond du silence en moi, qui n’est pas un gouffre angoissant mais un accueil. Il ne s’agit pas de mourir ou de guérir mais de vivre sans se laisser distraire par le brouhaha de ce monde. L’usure du corps, ses souffrances, sa déchéance, doivent laisser place à l’esprit qui l’anime encore. Cela est d’ordre spirituel. Il ne faut pas se le cacher ou le nier pour complaire aux oukases de la raison critique. Me laisser conduire où la paix me convie. » (p. 47)
samedi 21 septembre 2024
Collectes de hasard
Dans une note d’Anne Malaprade pour le futur numéro 1 de Poesibao III :
« Bernard Noël racontait que lorsqu’il ouvrait, au hasard, un des livres de sa vaste bibliothèque, il y trouvait toujours une formule qui répondait à la question inarticulée qu’il se formulait. Dorothée Volut, elle, ramasse des cailloux, des fruits, mais aussi des morceaux de texte. Elle trouve ainsi des fragments écrits abandonnés, oubliés au sol. Des textes à terre qu’elle glane et pour lesquels elle est une fée destinataire. Des cahiers, des cartes, des extraits de lettres avec lesquels ses mains jouent à cache-cache. Ainsi, au cœur du mot ‘suicide’ repose l’adverbe ‘ici’, de même qu’au cœur du mot ‘lacune’ vibre un ‘g’ qui illumine et nourrit nos vies. »
dimanche 22 septembre 2024
Vie d’orphelin
Je lis dans les « Notules dominicales » de Philippe Didion ces notes qui me touchent beaucoup : « Vie d’orphelin. Je me suis souvent demandé, quand j’exerçais ma profession, ce que pouvait éprouver devant mes propos un élève lambda qui, par manque d’intérêt, d’attention ou de connaissances, n’en saisissait qu’une infime partie. J’en ai une idée un peu plus précise aujourd’hui que je suis appelé à signer en mon nom et celui de mes frères et sœur les actes de succession faisant suite au décès de mes parents et l’acte de vente de leur maison. Je passe donc une grande partie de la matinée, longue comme un cours sans fin, dans une étude notariale où je m’aperçois que je corresponds à tous les critères énumérés ci-dessus. Manque d’intérêt pour les histoires d’argent (je sais à peine lire un relevé bancaire), manque d’attention (je repère des Sittelles torchepots sur le tronc d’un arbre que l’on voit par la fenêtre), manque de connaissances en vocabulaire financier et juridique. Le soulagement est grand quand sonne la cloche de la récréation. Cela fait six mois que j’ai l’esprit accaparé par ces histoires qui ne me passionnent guère, je n’en ai pas encore tout à fait fini mais j’en vois le bout. Une bonne chose : pendant tout ce temps, je n’ai même pas eu le loisir d’avoir du chagrin. Maintenant que je peux l’accueillir, J’espère que celui-ci viendra. »
→ Vie d’orpheline : cela remue bien des souvenirs des dix dernières années en moi. Et j’entends encore si souvent « dans ma tête », la façon dont mes parents m’appelaient, quand j’étais petite ou plus grande (ce qui chez moi est très relatif, manière de dire que je suis toujours restée petite). Cela dit, il me semble souvent employer la formule « quand j’étais petite », et l’employer aussi en parlant à mes enfants ou petits-enfants (« quand tu étais petite »).
Kafka, toujours et encore
Tout au long de l’été, si j’ai bien peu écrit, j’ai lu et j’ai continué ma longue traversée de la biographie en trois volumes (près de 2000 pages) de la biographie de Kafka par Reiner Stach.
Je reprends donc ici mes relevés : « L’homme ne peut vivre sans une confiance durable en quelque chose d’indestructible en lui, même si tant cet indestructible que cette confiance peuvent lui rester durablement dissimulés. Une des expressions possibles de cette dissimulation est la croyance en un dieu personnel. ». Reiner Stach Kafka, le temps de la connaissance (p. 357).
Et commentaire de Stach : « Pensée merveilleusement profonde malgré son extrême concision. Mais ce n’est pas ainsi qu’on parle quand on croit à un dieu. Sans compter que cet aphorisme (c’en est un, en l’occurrence) a ensuite été éliminé par Kafka. Si l’on considérait vraiment la dernière version des fiches assumée par l’auteur comme un texte voué à la publication, on se retrouverait face à une œuvre dans laquelle le mot « dieu » ne figure pas une seule fois. »
→ car Stach n’élude pas son propre point de vue, tout au long de ces pages de sa biographie et c’est passionnant, la biographie devient aussi une étude transversale de l’art de Kafka et de tout son contexte, essentiel.
S’en remettre à soi seul
Stach : « il ne lui reste plus qu’un seul petit pas à franchir pour décider qu’il ne veut plus faire ses preuves coûte que coûte et qu’il s’en tiendra désormais à ses propres critères, comme vient de le lui apprendre le journal de Kierkegaard : ‘Dès que survient un homme […] qui dit : quel que soit le monde, je m’en tiens à une primordialité que je ne songe pas à modifier à l’agrément du monde – à l’instant même où cette parole est entendue, il se produit une métamorphose dans l’existence entière.’ À Zürau, Kafka franchit ce pas. Ce qui lui semblait une issue déboucha sur une vision nouvelle et bouleversée de sa propre existence. L’assurance qu’il en retira fut énorme, et ce « regard libre », inespéré, lui permit d’entrevoir une indépendance qui lui sembla miraculeuse après son « combat » perdu pour Felice, après toutes ces années d’autosujétion névrotique. D’un coup, il avait ouvert une fenêtre. L’air qui s’y engouffra fut glacial, trop froid peut-être pour qu’il puisse le supporter et y vivre longtemps. Mais pour l’heure, il n’y songeait pas. C’était le temps de la connaissance. (pp. 364-365).
→ Et voici donc aussi la source du sous-titre de ce tome 2 de la biographie de Stach)
mercredi 25 septembre 2024
Les lettres de Kafka
Dans un long passage passionnant sur la fameuse Lettre au Père, Reiner Stach s’interroge sur la correspondance de Kafka : « la question de savoir jusqu’où les lettres de Kafka doivent être prises au mot se pose pour toute la correspondance ou pas du tout. Jamais il ne se borne à livrer des ‘informations’ ; la moindre observation, le moindre événement subit une élaboration verbale et imaginaire, devient récit en miniature, petite tragédie ou, plus souvent encore, anecdote. Kafka joue, il retire un plaisir de sa maîtrise du langage. Par ailleurs, son œil est exercé à filtrer l’essentiel, les traits typiques ou instructifs d’une situation. » (p. 438).
De l’image chez Kafka
« Kafka ne cherche pas l’image : il la suit, et il aime mieux passer à côté de son sujet que de désobéir à la logique de son image. » (p. 547). « Il suit les images dans une forêt inextricable de correspondances, il les affine, il exploite leur dynamique propre, même là où il n’a pas conscience de faire de la littérature, et même quand il n’a pas encore saisi lui-même leur noyau de signification, leur valeur métaphorique. » (p. 548).
Terrible constat
Journal de Kafka : « Ç’a été cette semaine comme un effondrement, plus total que jamais à part peut-être cette nuit il y a deux ans, je n’en ai pas connu d’autre exemple. Tout semblait fini et aujourd’hui encore ça n’a pas l’air très différent. On peut le comprendre de deux manières et il faut sans doute le comprendre de ces deux manières à la fois. Premièrement : effondrement, impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter la vie, plus exactement cette succession qu’est la vie. Les horloges ne s’accordent pas, celle du dedans va à une cadence diabolique ou démoniaque ou du moins inhumaine, celle du dehors avance par saccades à l’allure habituelle. Que peut-il se passer, sinon que ces deux mondes différents se séparent, et ils se séparent ou du moins se tiraillent l’un l’autre d’une façon effroyable. La sauvagerie de l’allure intérieure peut avoir différentes causes, la plus visible est l’introspection, qui ne laisse aucune idée parvenir au repos, poursuit chacune d’entre elles et la force à se relever avant de devenir elle-même une idée poursuivie encore plus loin par une nouvelle introspection. Deuxièmement : cette poursuite conduit hors de l’humanité. La solitude à laquelle je suis en grande partie contraint depuis toujours et que j’ai pour partie recherchée – mais qu’était-ce, sinon encore de la contrainte – devient parfaitement évidente et va à son extrême ».
C’est un extrait du Journal, à la date du 16 janvier 1922, cité page 611.
Et un autre tout aussi douloureux
« Il n’y a pas eu de ma part la moindre tentative tant soit peu viable de mener ma vie. C’est comme si le centre du cercle m’avait été donné ainsi qu’à tout autre homme, comme si j’avais dû ainsi que tout autre homme parcourir le rayon décisif puis tracer un beau cercle. Au lieu de quoi j’ai constamment pris mon élan pour le rayon avant de devoir chaque fois l’interrompre aussitôt (exemples : piano, violon, langues, études d’allemand, antisionisme, sionisme, hébreu, jardinage, menuiserie, littérature, tentatives de mariages, logement). Le centre du cercle imaginaire est hérissé de rayons entamés, il n’y a plus de place pour une nouvelle tentative, plus de place signifie âge, faiblesse nerveuse, plus de tentative veut dire fin. Les fois où j’ai poussé le rayon un rien plus loin que d’habitude, par exemple les études de droit ou les fiançailles, tout s’est aggravé de ce rien au lieu de s’améliorer ». (pp. 614-615, extrait du Journal du 23 janvier 2022).
De l’écriture des lettres
Comme c’est étonnant cette note du journal de quelqu’un qui fut un si grand épistolier, qui semble même avoir vécu par moments que par le soutien des lettres, y compris celles qu’il écrivait lui-même. Si je note ce passage, c’est aussi parce qu’il me fait terriblement penser aux modes de communication entre les êtres aujourd’hui, non plus lettres et leur cheminement, plus ou moins rapide selon les périodes, mais texto, alias short message (remplace les télégrammes ?), courriels, réseaux dits sociaux… : « Cette possibilité toute simple d’écrire des lettres a dû – d’un point de vue strictement théorique – introduire dans le monde un affreux délabrement des âmes. Car c’est un commerce avec des fantômes, et pas seulement avec le fantôme du destinataire, mais avec votre propre fantôme, qui se développe sous votre main dans la lettre qu’on écrit ou même dans une suite de lettres, où une lettre durcit l’autre et peut la prendre pour témoin. Comment s’est-on imaginé que des êtres humains pourraient se côtoyer par lettres ! On peut penser à quelqu’un qui est loin et on peut toucher quelqu’un qui est près, tout le reste outrepasse les forces humaines. Écrire des lettres, c’est se dénuder devant les fantômes, chose qu’ils attendent avidement. Les baisers qu’on écrit n’arrivent pas à destination, les fantômes les boivent en chemin jusqu’à la dernière goutte. Grâce à cette abondante nourriture, ils se multiplient d’une façon inouïe. L’humanité le sent et lutte, elle a, pour exclure autant que possible ce qu’il y a de fantomatique entre les hommes et parvenir au commerce naturel, à la paix des âmes, inventé le chemin de fer, l’automobile, l’aéroplane, mais il est trop tard, ce sont à l’évidence des inventions que l’on fait en chute libre, le camp adverse est tellement plus calme et fort, il a, après la poste, inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. » (p. 646-647, montage par R. Stach de 4 lettres à Felice Bauer et une autre correspondante en 1914, d’un extrait du Journal de février 22 ainsi que d’une lettre à Milena). ).
→ je m’en tiens là pour ces notes extraites du Tome 2 de la biographie de Reiner Stach. J’ai relu les pages qui décrivent les dernières semaines et les derniers jours de Kafka, mort à 40 ans et 11 mois, le 3 juin 1924. De la tuberculose. Dans d’immenses souffrances. C’est bouleversant.
Mais la biographie de Reiner Stach, elle, ne s’arrête pas là. Il repart même complètement en arrière dans sa construction chronologique, et le tome 3 que je viens de terminer démarre à la naissance de Kafka.. Une belle façon de boucler la boucle.
Oscar Vladislav von Lubicz Milosz
Je suis très heureuse que Gallimard ait bien voulu, à ma demande, m’envoyer le très beau Quarto consacré à O.V. von L. Milosz (1877-1939). Ce fut pour moi une grande surprise de le voir annoncé ; et une aussi belle surprise de voir que mon cher librairie de la rue des Volontaires, tout près de chez moi, organisait une lecture dans sa librairie, le dimanche 6 octobre autour de celui que j’appelle parfois Milosz l’ancien pour le distingue de l’autre Milosz, Czesław Miłosz, (1911-2004), Prix Nobel 1980, sans doute plus connu, qui est un cousin lointain du premier. J’apprends d’ailleurs qu’ils se sont connus : « Lors de ses séjours en 1931 puis 1934-1935 à Paris, [Czesław Miłosz] rencontre son cousin lointain, le poète et diplomate polono-lituanien Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz, dont l’influence sera considérable. L’aîné fait en effet découvrir au cadet la pensée du théosophe suédois Emmanuel Swedenborg. » (Wikipédia)
Pour moi O.V. von L. Milosz est peut-être un des tout premiers poètes qui a compté, alors que j’avais sans doute une quinzaine d’années, grâce à la lecture du poème « Lofoten » dans Le Livre d’or de la poésie française de Pierre Seghers, volume que je possède toujours, tout défraîchi. « Tous les mots sont ivres de pluie vieille et sale… ». Je m’aperçois d’ailleurs qu’il y a parfois en moi un curieux glissement entre O.V. von L. Milosz et Gérard de Nerval. J’ai d’ailleurs écrit un jour un Tombeau pour O.V. von L.Milosz, qui l’associait à Nerval (El Desdichado & Fantaisie), à Stefan Georg (Stimmen in Strom) et à Marilyn Hacker (Grief)
A l’époque Milosz était très peu publié et j’ai dû me rendre chez un libraire-éditeur du 6ème arrondissement de Paris, rue de Bellechasse André Silvaire. Il est question aussi dans l’œuvre d’une petite reine Karomama dont le nom surgit souvent dans l’espace intérieur ! « Mes pensées sont à toi, reine Karomama / Dont le nom oublié chante comme un chœur de plaintes / dans le demi-rire et le demi-sanglot de ma voix (O.V. von L.Milosz, Les Sept Solitudes, II. Chants du crépuscule, Quarto Gallimard, Œuvres, 2024, p. 179)
53 fois Perec
L’éditeur Thierry Bodin-Hullin a lancé une bien belle aventure, 53 livres de 53 pages par 53 artistes différents, en une parution échelonnée sur plusieurs années. Les auteurs choisis y vont de « leur » Perec et la série commence par des textes de Georges Perec et Jacques Bens, 50 choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir. Un peu décevants peut-être, je m’attendais peut-être trop à des surprises ? L’une, de Perec, m’a beaucoup fait rêver, cela dit : Passer par l’intersection de l’Équateur et de la ligne de changement de date. À la lisière des mers du Sud présentes dans le titre d’un livre qui me semble magnifique d’après ses premières pages, Chansons des Mers du Sud de Mariano Rolando Andrade (j’y reviendrai). Le deuxième livre est formidable, c’est la relation, par Thierry Bodin-Hullin lui-même, fondateur des éditions L’Œil ébloui, de l’aventure de cette collection, « Trajet Perec ». Au troisième, j’avoue n’avoir pas accroché, il s’agit de L’espace commence ainsi de François Bon. Le texte me semble un peu confus, un peu dans l’entre-soi et l’écriture me parait lourde.
Je dois ajouter que nous avons demandé à Philippe Didion, dont les Notules dominicales envoyées par courriel me régalent presque chaque dimanche, un texte sur son rapport avec Perec (d’abord sollicité, il n’a finalement pas été retenu pour la collection mais a beaucoup à dire), un texte qui paraîtra dans le premier numéro de Poesibao III, après la Toussaint.
Mes trésors
Je suis heureuse parce que j’ai de nouveau l’impression d’être entourée de trésors, avec tous mes livres. Pour les livres de poésie, j’avais un peu perdu ce bonheur-là, rongée que j’étais par différentes difficultés inhérentes à Poesibao.
jeudi 26 septembre 2024
Quelle séance de lecture !
Oui quelle séance de lecture hier. Merci la pluie et le temps dit de cochon. J’ai lu le livre de Christophe Esnault à propos duquel j’avais découvert le matin une très belle recension de Fabien Ribery, L’insuccès est-il stimulant ? ; Yokna, le 4ème de la série Perec 53, entièrement consacré à la création de toute la typo pour la collection ; puis Les chansons des mers du Sud de Mariano Rolando Andrade et Le voyage avec l’enfant, un récit, d’André Hirt.
Je suis en train de me demander si maintenant que je ne me sens plus autant de « devoirs » vis-à-vis des livres reçus, le goût de les lire n’est pas ravigoté. J’ai plus de temps aussi, puisque je n’ai plus cette obsession, c’en fut une souvent, de mettre quelque chose en ligne sur le site. Je me sens bien plus libre. Ouf.
L’insuccès est-il stimulant ?
Ce qui, entre nous soit dit, est une excellente question. Nous sommes beaucoup à pouvoir nous la poser. Jaugeons la stimulation à l’aune de notre invisibilité.
Comme Fabien Ribery donc, je suis le travail de Christophe Esnault et je l’apprécie. Nous échangeons aussi un peu par mail de temps à autre et c’est toujours stimulant. Comme l’insuccès ? Christophe Esnault est caustique, comme la soude, parfois dans ce livre. Il a beaucoup souffert de l’attitude des éditeurs et des médias et il s’en donne à cœur joie. D’abord une sorte de faux entretien qui aurait été réalisé un jour de manif, « dans le sas d’entrée de la Maison de la Radio. » Cela n’aura aucune suite et « se sachant oublié définitivement, l’auteur proposa son texte, recomposé à partir de cet entretien à la NRF et à Paris Match, et à deux-cent vingt maisons d’éditions et revues, jusqu’à ce que Jean-Claude Goiri, chez Tarmac, soit touché par l’urgence de cet hurluberlu à dérouler son dire imbécile. » (p. 5). « Question : Quelle décision avez-vous prise ce matin ? Réponse : renoncer à vivre est difficile quand il reste tellement de textes revigorants à lire. » [ouf, dixit le Flotoir.] Cruel et drôle (une des merveilleuses qualités de Christophe Esnault en cette époque qui manque de vrai sens de l’humour et de l’auto-dérision !) l’abécédaire. Je retiens : « Ta/Ma Vacuité : si la vacuité intellectuelle était énergétique, on pourrait se chauffer tout l’hiver tranquillou. » (p. 37). Et j’ai beaucoup aimé la liste de titres inventés pour les futurs livres de l’auteur avec nom de l’éditeur en rapport ! Christophe Esnault est bien au courant de l’actualité de l’édition ! C’est ainsi qu’il « publierait » certains de ses titres, comme par exemple Avoir toujours le mot juste pour détruire ses amis, chez un éditeur qui vient de basculer dans le giron d’un homme d’affaires très, très à droite !
Yokna, Kezaco ?
C’est le nom d’un collectif de designers typographes à qui Thierry Bodin-Hullin a confié le 4ème livre de la collection Perec 53, Permutation, afin qu’ils expliquent comment ils ont conçu et travaillé la typographie et l’image de cette collection. C’est assez technique car c’est un domaine très savant que celui de la typographie, mais c’est passionnant. Et en plus très beau. Une idée formidable : les couvertures qui sont dans des tons pastel différents pour chaque publication comportent des petits carrés blanc, un seul pour le livre 1, deux pour le livre 2 et ainsi de suite. Au 53ème la couverture sera entièrement blanche, ce qui n’est pas sans me faire penser à l’approche picturale de Roman Opalka à propos duquel Bernard Noël a écrit un livre saisissant.
Les Chansons des Mers du Sud
Amusante histoire que celle de ma lecture de ce livre. Très honnêtement, je ne l’aurais pas forcément retenu dans le flux entrant des livres ! Mais l’allusion aux Mers du Sud a titillé mon amour pour Jules Verne et un nom a fait tilt, pas celui de l’auteur que je ne connais pas encore, mais celui du traducteur Christophe Manon ! Si Manon a traduit ce livre, il doit en valoir la peine, voilà un peu abruptement le raisonnement que je me suis tenu. C’est en effet un livre magnifique de Mariano Rolando Andrade, Chansons des mers du Sud, traduit de l’espagnol (Argentine) par l’auteur & Christophe Manon, édition L’Herbe qui tremble. « Un poète ‘au bout du rouleau’, littéralement privé de l’usage de ses mains depuis vingt ans déjà, s’enfonce, à l’exemple de ses maîtres anciens qui l’y enjoignent dans ‘le ventre des mers du Sud’, espérant renouer peut-être ainsi avec l’écriture, dénicher au terme de sa quête le baume susceptible de guérir ses ‘mains brisées », écrit Manon sur la 4ème de couverture. On ne sait pas, on ne saura pas ce qui arrivé à ces mains, on pense à l’histoire de l’Argentine, la date de naissance du poète est 1973. La dictature a été défaite en 1983, a priori ça ne colle pas. Peut-être aussi y-a-t-il là une perte fictive en souvenir de tous ceux qui furent torturés dans les dictatures d’Amérique du Sud. On pense bien sûr aux mains du pianiste Miguel Angel Estrella. Sur la couverture une superbe photo en noir et blanc, signé de l’auteur.
Le voyage avec l’enfant
Tous, avec plus ou moins de conviction et de désir (parfois défenses et refoulement sont plus forts que tout), nous nous essayons à retrouver l’enfant que nous fûmes… C’est la quête presqu’impossible qu’entreprend ici André Hirt dans un livre dont je tiens à souligner déjà la très belle qualité éditoriale. Une couverture unie d’un vert superbe, ponctué de quelques points blancs, une typo très lisible, avec des intertitres et des bandeaux latéraux verticaux pour marquer les chapitres du même vert que la couverture ; un très beau papier.
Une nouvelle maison d’édition
Je le souligne d’autant plus que c’est une toute nouvelle maison d’édition. Voici le propos des éditeurs, lu sur leur site : « À l’horizon, un ciel qui s’assombrit : la mélancolie qui, depuis plus d’un demi-siècle, semble retenir l’élan de la pensée et de son discours. L’accoutumance à l’imparfait, le ressassement ou le regret, l’incrimination parfois. Comme si le style ne vivait pas de s’interroger, se chercher, se renouveler, s’étonner : écrire aujourd’hui, sincèrement, au nom de quoi, avec qui, à quelles conditions ? En tout cas donner à lire une approche différente de la pensée, des textes plus rares et autrement composés. Qu’un texte, philosophique ou non, naisse toujours d’une expérience vécue (étonnement, admiration, détresse ou déchirement) et qu’il soit comme un passage, en rupture ; qu’il ne prétende pas d’abord, et quoi qu’il en semble parfois, à l’assurance d’une science faite, ou à quelque académisme que ce soit ; qu’il porte la trace, même presque invisible, de sa naissance et organise, plus ou moins silencieusement, un départ… Tout texte est récit. Qu’une expérience ait été de batailles ou de paix, de courses ou d’immobilités, d’enseignements, de lectures ou de silences, se jouent en elle mille routes à venir, comme ces horizons neufs qui se devinent à la traversée des grands détroits. Les Grands Détroits : ce sera donc le nom d’une maison d’édition. »
Ce qu’on se dit à soi-même
« On est ce qu’on se dit à soi-même », constate André Hirt. Et il ajoute « qu’avoir une identité, c’est dans le fait de se parler et de pouvoir le faire qu’il faut et la chercher et la comprendre, n’est-ce pas ? Mais combien de fois n’avait-il pas ressenti, en parlant aux amis, quand la conversation devenait quelconque, ou bien inintéressante, que sa voix se déformait, qu’elle se mettait à sonner faux, que c’était un autre qui parlait, un autre qui toutefois n’existait pas. (…) Tout le monde le sait ou devrait pourtant le savoir, la vérité justement n’est pas une affaire de raisonnement, mais de justesse dans l’intonation ». (p. 24)
Zones de silence
« On aurait pourtant pu s’attendre à ce que l’adulte n’ait que l’embarras du choix des mots, ceux-ci formant l’épaisseur du passé ou tout simplement la nature du temps. Mais c’est bien dans le silence qu’il s’enfonce parfois, silence qu’on prend trop vite pour le passé lui-même alors qu’il s’approche de la naissance du langage. C’est tellement vrai que l’erreur, ainsi pense-t-il, est de croire que l’enfance correspond à un stade de la vie, vite dépassé, et même à un état, alors qu’il s’agit de la nature même de l’existence dont réellement il est impossible de sortir, sauf par les apparences que prend étape après étape notre corps et celles de notre langage mais quand il ne se soutient plus que de lui-même dans la vie d’adulte. » (p. 34)
→ n’y a-t-il pas aussi tout ce que dit le corps, totalement sans mot, sans expression possible peut-être, sa façon de se tenir, d’être, de vivre, ses reculs et ses élans ? Il me semble qu’André Hirt l’invoque un peu plus loin et ce langage du corps est sans doute plus « vrai » que celui traduit en mots, qui ne sont pas nôtres tout en étant devenus, partiellement nôtres, infusés de notre expérience vitale.
C’est un beau livre de retour sur soi, sur le passé, sur ce qui vous a marqué & formé.
mardi 1er octobre 2024
Kafka, tome 3
Il se trouve que le tome 3 de la monumental biographie de Kafka par Reiner Stach part … du début ! La naissance et la première jeunesse.
À propos du fameux père de Kafka, Reiner Stach écrit : « Le chef de peloton Hermann Kafka semble ne s’être jamais bien rendu compte qu’on lui avait retiré sa troupe ; sa vie continua d’obéir à une logique de combat visant à la conquête et à la défense acharnée de positions stratégiques, et tout ce qui se dérobait à cette logique était meschugge*, dans le meilleur cas. »
*mot yiddish équivalent de ‘sornettes’, voire ‘conneries’
Reiner Stach, Kafka, les années de jeunesse – tome 3 (p. 55).
Un drame
En fait Kafka vit naître, après lui, deux frères qui tous deux moururent très vite : « Le bel et robuste Georg Kafka ne vécut que 15 mois ; comme tant d’enfants de son âge, il mourut de la rougeole. Ce fut pire pour son successeur, Heinrich, conçu quelques jours après l’enterrement de Georg : une méningite l’emporta dans la douleur à l’âge de 7 mois. Lorsque Franz, à moins de 5 ans, s’éveilla au matin du 11 avril 1888, il était de nouveau le seul enfant des Kafka, et dans l’appartement régnait un silence qu’il n’avait pas connu depuis longtemps. » (pp. 80-81). Il aura par la suite trois sœurs qui elles survécurent à leur enfance (mais pas aux camps nazis).
Commentaire de Stach : « Même un frère, donc, pouvait surgir puis disparaître, comme un facteur, un voisin, un parent, un médecin. C’est l’une des expériences fondatrices de la vie de Kafka, qui ne dut toutefois jamais lui apparaître consciemment dans son entière portée : sa défiance à l’égard de la solidité du monde fut confirmée deux fois de la pire façon possible à son âge le plus tendre »
Il eut ensuite trois sœurs, Elli, Valli et Ottla qui jouèrent un grand rôle dans sa vie.
Un autre drame intime
Alors qu’il est tout petit et qu’il pleurniche dans son lit, le père, excédé, le sort sur le balcon et l’enferme dehors !
Lettre au père : « l’idée torturante que cet homme gigantesque, mon père, l’instance ultime, pouvait venir presque sans raison me tirer du lit en pleine nuit et m’emporter sur la pawlatsche, et que j’étais donc un néant à ses yeux. »
Commentaire de Stach : « Cet épisode de la ‘pawlatsche’ (galerie qu’on rencontre souvent le long de l’arrière-cour des immeubles pragois) est à juste titre rangé parmi les scènes fondatrices de la biographie psychique de Kafka. À elle seule, son imagerie – un petit enfant presque nu dans la nuit devant la porte close de chez ses parents – est assez forte pour éclairer d’une lueur d’orage les trois motifs fondamentaux de l’univers de Kafka, le pouvoir, l’angoisse et la solitude, ainsi que leurs liens réciproques. » (p. 101)
Qui ajoute : « Un malheur extérieur totalement inattendu dévoile un malheur plus profond, déjà présent à l’état inconscient : ce processus herméneutique singulier, aux effets souvent bouleversants, Kafka n’a cessé de le rejouer dans son œuvre littéraire – à une telle fréquence, avec tant d’insistance qu’il faut sans doute le ranger parmi les motifs les plus intimes et les plus oppressants de son univers psychique. » (p. 102)
Du travail du biographe
Je l’ai déjà noté plusieurs fois, la biographie de Stach est passionnante aussi en ce sens qu’elle explore tout le contexte de la vie et de l’œuvre de Kafka : « les textes littéraires impliquent toujours en sus une dimension culturelle et donc supra-individuelle, des formes esthétiques et des standards narratifs qui précèdent l’auteur et qu’il faut donc connaître pour comprendre son geste. Cela vaut même dans les cas où les ‘associations libres’ sont très nombreuses, où l’auteur cultive un style hautement individuel. En la matière, Kafka est non seulement l’exemple le plus éminent, mais aussi le plus extrême que connaisse l’histoire littéraire. Son aptitude à pénétrer dans des couches psychiques très profondes et à accéder à des cauchemars collectifs s’alliait à une recherche formelle absolue. (p. 105)
La névrose d’abandon
« Paradoxalement, un recueil d’études de cas qui – sans le vouloir – effleure de très près le sien [Kafka] et démontre ainsi, avec une force de conviction sans doute inégalée à ce jour, la possibilité de le comparer à d’autres individus, est resté largement isolé dans la littérature spécialisée : il s’agit de La Névrose d’abandon, ouvrage écrit pendant la Seconde Guerre mondiale par l’analyste franco-suisse Germaine Guex, une disciple de Jean Piaget. Dans sa pratique psychanalytique, Guex avait observé un si grand nombre de troubles manifestement préœdipiens, ancrés dans la petite enfance, qu’il lui sembla légitime d’associer leur tableau clinique à un type de névrose jamais décrit auparavant. » (p. 111)
Deux autres notes sur la vie intérieure de Kafka
Le « passage de l’expérience brute à un univers intérieur de plus en plus travaillé, raffiné et chargé de sens est l’une de ces dynamiques qui ne furent saisies dans toute leur importance que longtemps après la mort de Kafka. Le ‘modèle interne opérant’ élaboré par l’enfant à partir des relations nécessaires à sa survie compte ainsi parmi les concepts fondamentaux de la théorie de l’attachement.(…) Les lettres et les journaux de Kafka révèlent – et de ce point de vue, son ‘cas’ est vraiment sans équivalent – qu’il s’est cramponné à un modèle mental visiblement constitué très tôt, qu’il l’a affiné à un degré rare et d’une façon largement maîtrisée, et qu’il lui a finalement conféré une forme esthétique. Quelque impénétrable que soit l’acte spontané de la création littéraire, la dynamique qui y mène s’observe comme au ralenti dans les écrits de Kafka, et cette dynamique bouleversante trouve un écho dans le sentiment qu’a le lecteur d’être emporté sur le terrain de la littérature par la moindre de ses phrases. Pour une biographie de Kafka qui s’inscrirait dans le paradigme psychanalytique, telle serait certainement la tâche essentielle : montrer qu’il existe un continuum immense mais ininterrompu d’actes créatifs entre les premières tentatives de Kafka pour se faire une image intérieure du monde et les sommets de son œuvre littéraire. » (pp. 114 et 115)
Kafka, le nageur
On ne le sait pas forcément, mais Kafka (comme Paul Valéry) fut un grand nageur, toujours prêt à sauter dans l’eau, où que ce soit : Kafka passa « des milliers d’heures dans les bains publics : d’abord à l’École de natation civile, où il apprit aussi à faire du kayak et eut longtemps une barque attitrée, puis à l’école de natation de la Sophieninsel, où il renouvela son abonnement année après année, y compris après l’arrivée de la tuberculose ; même dans ses voyages, il cultiva cette habitude, demandant à chaque fois où il pouvait se baigner. Des forces très puissantes devaient le pousser vers l’eau, des forces capables de lui faire oublier ses peurs, ses inhibitions et ses difficultés sociales et de lui faire ressentir un bonheur inaccessible ‘sur la terre ferme’. La nage procure des sensations archaïques ancrées dans des structures extraordinairement profondes et pour la plupart inconscientes de notre vécu : état d’exception corporel et mental tout à la fois intense, complexe et aisément accessible, comparable en cela à la seule sexualité. Nager, c’est d’abord planer, l’unique possibilité offerte aux créatures terrestres de libérer un temps leur corps du fardeau de la gravité. Cette sensation d’affranchissement physique s’installe aussitôt qu’on pénètre dans l’eau (et non sous l’effet retardé des endorphines, comme chez les coureurs de fond). (pp. 159-160).
La musique ?
Et cela que je regrette tant mais qui doit avoir un sens profond. Kafka ne fut jamais sensible à la musique. (p. 194) « L’essentiel de mon amusicalité, résuma-t-il, est que je ne sais pas apprécier la musique d’un seul tenant, de temps à autre seulement elle produit un effet en moi, et comme il est rare que cet effet soit musical ! »
Leontia Flynn
J’ai beaucoup aimé ce livre de poème de l’Irlandaise du Nord Leontia Flynn, Pertes et Profits, traduit par Théo Bourgeron et doté d’une très belle préface de Pierre Vinclair (Publié au Corridor bleu). Le traducteur quant à lui explique qu’il est difficile de présenter le livre en quelques lignes tellement les thèmes sont nombreux : Irlande, églises, versions de Catulle, démence du père, guerre, réchauffement climatique, féminisme, crise financière, Islande, maternités, illusions perdues, mort. Le tout ancré toujours sur la question d’où on habite. J’ai particulièrement aimé le grand poème qui occupe le centre du livre « Lettres aux amis ». Ce qu’il faut noter aussi c’est que Leontia Flynn parvient à couler une écriture assez libre dans des formes plus ou moins traditionnelles. Vinclair souligne qu’elle fait « un usage non ironique des formes qui passent pour traditionnelles, dans le but d’exprimer un contenu qui n’est traditionnellement pas exprimé par ces formes ». tout est dit il me semble en un raccourci saisissant.
Cela m’amène à me poser la question de la part d’ironie dans l’œuvre de Marilyn Hacker : formes traditionnelles, mais sont-elles travaillées avec ironie ? et contenu pas usuel dans ces formes, sonnet, sextine, pantoum…
J’ai eu envie de poser la question à Pierre Vinclair : « – Tu parles de trois entités, forme, ironie, contenu. En précisant que forme et contenu peuvent être traditionnels ou pas et l’ironie présente ou non. Je me demandais si tu pourrais me citer des poètes contemporains qui selon toi font usage de formes traditionnels avec ou sans ironie ?
Roubaud, Réda, Marilyn Hacker ?
N’y a-t-il pas parfois une ambiguïté en ce qui concerne l’ironie ? »
Sa réponse : « – Comme toujours avec l’ironie, il n’y a la plupart du temps pas de marqueur explicite, et c’est difficile de dire avec certitude si « ceci » est ironique ou non. Donc je suis tout à fait d’accord avec toi : il y a une ambiguïté pour ce qui concerne l’ironie, et cette ambiguïté est structurelle : car l’ironie marche quand elle parvient à se faire passer pour un « premier degré » possible. (Ce n’est pas comme, disons, la parodie).
Cela étant, on peut trouver un usage ironique non ambigu de la forme, par exemple dans les sonnets de Christian Prigent ou Laurent Fourcaut. Dans le travail de Laurent Albarracin aussi, me semble-t-il : dans ses sonnets, dans son Château qui flottait.
Et réciproquement, un usage non ironique, par exemple chez Roubaud ou Marilyn Hacker.
Le recours ironique ‘cite’ la forme traditionnelle : le poème semble dire ‘coucou, regarde, j’utilise cette vieille forme [pour décharger un contenu qui contraste], c’est rigolo, non ?’ Le recours non ironique utilise la forme pour faire quelque chose, non pour ‘citer’ sa traditionnalité. Roubaud se sert de la forme dans son rapport à la mémoire, par exemple.
Le cas de Réda est plus ambigu je trouve, parce que dans la dernière partie de son œuvre il revient à la forme traditionnelle comme traditionnelle – donc tout se passe comme s’il ‘citait’ à son tour. Son poème semble dire ‘coucou, regarde comme cette forme est ancienne’, mais il le fait moins par ironie que par réaction (contre la modernité). Du coup, il y a bien une forme d’ironie mais involontaire : c’est le kitsch. »
Le visage du monstrueux réel
Très belle conclusion de Pierre Vinclair : « Si l’on veut calmer les prétentions de la raison raisonnante pour rendre sensible le monde en sa fondamentale étrangeté, la poésie nous aide, en faisant travailler l’irréductibilité à telle ou telle forme artificielle d’un contenu sauvage – roulant partout comme un fleuve furieux. Bien sûr, il a cependant besoin d’elle pour se produire, se relancer : car sans rivage pour la contenir, nulle eau ne coulerait. Mais il la nie à chaque instant dans le poème, dont la régularité dessine à destination des amis un contour extérieur ou déboitement par lequel s’entrevoit le visage du monstrueux réel. »
→ Propos qui me font penser très fortement à Ivar Ch’Vavar
Mantraprintemps
Jean-René Lassalle vient de publier aux Cahiers de la Seine, un de ses étonnants livres. À déguster sans modération mais à toutes petites doses à la fois. Chaque poème est un monde, pas toujours facile à pénétrer, sauf à se laisser aller à son rythme (la lecture à voix haute est souvent très bénéfique), un petit monde à la fois clos sur lui-même et sur les multiples contraintes qui ont présidé à sa construction, à sa composition mais en même temps ouvert sur toutes sortes de réalités, matérielles et psychiques. Je me rends compte que ce que j’écris là je le ressens aussi en lisant un homme selon de Pierre Magnier !
Un exemple avec deux vers de la première partie du livre intitulée « Sonne » qui fait référence aussi bien au mot allemand le soleil (Die Sonne) qu’au sonnet, car le sonnet est la forme choisie pour cet ensemble : « ovale clos de tendons qui dit je pense interrogatif ? : / quelle connaissance de labilité reliante cachée ».
Heureuse aussi de faire vraiment connaissance avec le travail de cet éditeur, Les Cahiers de la Seine, au petit mais très riche catalogue ! (voir ici)
mercredi 2 octobre 2024
Bachelard, Debussy, le flux, le temps.
Je note des choses bien intéressantes dans le livre de Marie-Pierre Lassus comme cette citation de Debussy : « J’essaierai de voir, à travers les œuvres, les mouvements multiples qui les ont fait naître et ce qu’elles contiennent de vie intérieure ; n’est-ce pas autrement intéressant que le jeu qui consiste à les démonter comme de curieuses montres »
Marie-Pierre. Lassus, Gaston Bachelard musicien: Une philosophie des silences et des timbres (p. 97).
L’auteur poursuit, dans un chapitre consacré à la « non-analyse » : « Loin de révéler des mouvements, l’analyse traditionnelle a plutôt tendance à suivre le fameux postulat d’Aristote selon lequel : ‘C’est par le repos et l’arrêt que la raison sait et pense’. Cette méthode est celle de l’esprit scientifique, enclin à analyser la matière comme une substance solide au repos afin de mieux la maîtriser et l’enfermer dans des schémas prévus d’avance. C’est encore sur ces bases que repose aujourd’hui l’analyse musicale qui n’a pas pour but la création mais la description et l’objectivation. Or, la musique (celle de Debussy en particulier) est, de ce point de vue, inanalysable puisqu’elle repose sur une réalité mouvante appelée à se renouveler sans cesse et à renaître de ses cendres sous l’action d’un double mouvement, de dissolution et de coagulation que décrit Jean Barraqué dans son livre sur le compositeur : ‘la musique y devient un monde mystérieux et secret qui s’invente en lui-même et se détruit à mesure. »
Une proposition de mode d’écoute
« En suivant les leçons de Bachelard qui a détecté l’existence d’un ‘géotropisme’ de l’imagination, on pourra écouter cette musique en essayant d’en éprouver la poussée. Cela implique de l’analyser, non pas en termes d’images visuelles, mais en termes d’images cinétiques car, autant ‘l’analyse des mouvements est révélatrice autant l’analyse des idées est trompeuse’ nous dit Bachelard. Par expérience, Debussy savait lui aussi qu’en musique ‘le mouvement conditionne la forme’. Or, telle est, mot pour mot, la thèse de G. Bachelard formulée dans L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine : « il ne peut y avoir de forme fixe. Le mouvement conditionne la forme.’ Autrement dit, nous n’avons pas affaire à des formes mais à des forces : tel est le point commun à ces deux univers. » (pp. 97 et 98)
→ et bien sûr, cela me fait penser à la forme-force d’Antoine Emaz.
vendredi 4 octobre 2024
La ponctualité du poème
J’ouvre le livre de Jean-Christophe Bailly, Temps réel. Il est question du poème dans ce livre, une introduction substantielle et passionnante et des essais poétiques de Jean-Christophe Bailly qui viennent aussi en appui de son propos liminaire. « En fait, écrit-il, le poème est écartelé entre insignifiance et responsabilité – mais s’il cesse d’être ainsi divisé il n’est plus rien. La poésie qui se profère tout entière dans le spectre de sa hauteur, s’adressant à une audience au moins mondiale, est ridicule. Mais celle qui négligerait complètement sa responsabilité envers le langage serait inconséquente. La solution ne réside pas dans un équilibre qu’il faudrait trouver mais dans une oscillation » (p. 7)
→ je suis très sensible à cette oscillation, sans doute influencée par une phrase, si juste, que j’ai toujours entendu dans la bouche de mon père, l’équilibre est une suite de déséquilibres ! L’équilibre parfait serait celui de la mort, de quelque chose d’arrêté, de quelque chose de figé alors que l’oscillation, comme celle de l’aiguille sur la boussole, marque l’ajustement permanent pour trouver la bonne direction, le nord, le pôle magnétique. Ce serait peut-être aussi un des sens possible du yin-yang des Asiatiques. Une complémentarité des deux forces. Le royaume du doute qui serait aussi une signature du poème, le poème doute de lui-même et le poète plus encore.
Jean-Christophe Bailly : « Or ce qui apparaît, et ce serait en propre la situation du poème envers le langage, c’est que l’intenté du poème n’est pas localisable dans une forme, c’est qu’il reste critique, en crise : l’intenté du poème est l’intenté lui-même, le poème est le récitatif du vouloir dire de la langue. » (p. 8)
J’ajoute cette remarque conclusive de ce propos liminaire de Jean-Christophe Bailly : « D’où cette fatalité que le poème, tout en finissant par se stabiliser dans une forme, consigne toujours un échec. Lequel n’est pas du tout à comprendre dans un registre déceptif du ratage, mais à intégrer dans l’idée (la notion !) d’un brouillon perpétuel. » (p. 10) Car, dit-il encore « Le brouillon, tel qu’envisagé ici – qui n’est évidemment pas sans rapport avec le ‘brouillon général’ telle qu’il a été engagé par Novalis – n’est pas seulement un cahier de notes rempli d’intuitions et d’esquisses mais devient la forme même de l’accueil du sens, le journal de bord où sont consignées toutes les modalités du travail d’extraction. » (p. 11)
Un travail d’extraction
« Il y a une effectivité du poème, et elle demeure étrangère à toute notion de rendement : soustrait à la signification, le sens demeure, en suspens, non pas sans usage, mais utilisable au contraire comme un extrait du monde. Autrement dit comme le résultat d’un travail d’extraction, celui-ci avançant point par point le long d’une veine ; et chaque point est l’équivalent du coup de pic d’un mineur, ce qui revient à dire qu’il a lieu très loin, dans le noir, et qu’on peut pourtant l’entendre en s’en approchant » (p. 9)
Comme une acupuncture
« Ces points, je les vois, poursuit Jean-Christophe Bailly, ce ne sont pas les mots eux-mêmes mais ce qu’ils touchent. Le sens est toujours déjà là dans le monde, mais il est ce qui vient sous le toucher du mot qui est comme un point, une pointe, et à chaque fois c’est l’émotion de l’existence qui est éveillée, ce qui fait qu’on pourrait décrire l’action du poème comme une acupuncture improvisée qui inventerait ses méridiens en progressant point après point. » (p. 9)
Temps et aussi photo
A la suite de l’introduction, Jean-Christophe Bailly déroule une série de poèmes. Le premier autour du temps, du temps réel.
« Se figurer que le temps (le temps linéaire) est comme un câble formé de filins nombreux, de torons – on dit qu’il faut qu’il y ait au centre de la tresse ainsi formée un vide pour en assurer la tenue
or ce vide central s’appelle l’âme
par conséquent la question est : quelle est l’âme du temps, quel est ce vide qui, caché dans le câble du temps,
le tient, le maintient, l’assure
et se voit
quand on sectionne : comme la photo qui est cette section, le prouve :
avec elle on voit du temps
du temps coupé. »(p. 16)
Un peu plus loin dans ce poème
« ‘en temps réel’ cela voudrait donc dire toucher le cœur
du temps, le battement affolé de chaque existence et le calme
où elle meurt : (p. 17)
Éteindre, tout simplement
Cette terrible remarque :
« Comme si le capitalisme triomphant
opérait en douce une révolution culturelle bien à lui :
ne brûlant pas les livres mais les laissant lettre morte
n’interdisant rien mais éteignant tout »
Un homme qui traverse
« … le poème de Celan qui évoque l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, jetés du haut d’un pont dans le Landwehrkanal, ainsi que le texte de Péter Szondy qui l’accompagnait dans un lointain numéro de la revue L’Éphémère. Par-delà se projettent les fantômes de Celan, de Szondi et aussi de Ghérasim Luca – dont je fus ami – et qui tous se sont jetés à l’eau, se sont noyés. Si ne sont nommés ici que Lenz et Walser – morts dans la neige – ceux-ci sont les prête-noms ou les noms secrets des poètes juifs suicidés dont le souvenir est présent pour moi dès que je franchis seul un pont, dans la nuit. Toutefois, au lien d’émettre une plainte, le poème essayant de donner un contenu à l’inversion du deuil qu’il simule, envisage un homme qui traverse, regarde et ne se jette pas. L’autre rive est à la fois la saisissante douceur de la terre rendue au pas et l’hommage envoyé à ceux qui, un jour ou une nuit, n’ont pas pu la rejoindre. » (p. 32)
dimanche 13 octobre 2024
De la lecture pour Kafka
Un refuge, indéniablement, pour Kafka comme pour tant d’entre nous ! « De son propre élan, semble-t-il, et avec un plaisir de plus en plus affirmé, il découvrit et explora dans ce nouveau havre de paix le monde du récit, qui lui permettait d’oublier les effrois du monde extérieur et sa solitude térébrante.(…) Or, une fois que l’enfant a appris à pénétrer dans cette chambre d’écho intérieure et à s’y mouvoir librement, la tentation devient irrésistible d’intensifier l’expérience et de ne plus seulement lire, mais d’‘avaler’ les livres. La lecture avide et vagabonde apaise la douleur, elle peut guérir les blessures narcissiques en ouvrant un terrain de jeu à l’identification et surtout à des fantasmes de grandeur qui peuvent se renforcer jusqu’à prendre le pas sur le réel. (pp. 205-206).
et de ses lectures
« Kafka lui-même n’a jamais dit quand et comment il s’est mis à cette drogue, mais certains indices portent à croire que, pendant une période, ce fut surtout le trip qu’il recherchait quand il ouvrait un livre. Car il était loin de se cantonner aux belles-lettres ; dès lors qu’ils l’emmenaient hors des réalités de Prague, de simples témoignages pouvaient très bien nourrir son feu intérieur. Il développa ainsi pour les récits de voyage et pour les comptes rendus d’expédition un faible qu’il ne sut pas toujours distinguer de plaisirs littéraires plus sublimes, y compris à un stade ultérieur de sa vie : de tous les auteurs germanophones de son rang, Kafka fut certainement le seul à pouvoir, même adulte, lire sans mauvaise conscience des histoires d’Indiens, d’Eskimos et d’animaux. Il raffolait aussi de témoignages historiques, de récits de guerre écrits au plus près des événements. C’est à de telles lectures – et non à des ouvrages historiques d’ampleur – que Kafka recourait pour se faire une image des événements de l’histoire et pour les rapporter à son propre vécu : écho d’un mode de lecture infantile, fondé sur l’identification, dont il sut préserver les joies jusqu’à la fin. (Tome 3, p. 205-206)
→ Je trouve là un superbe encouragement à la pluralité des lectures (et pas seulement dans l’enfance). Elles sont fondatrices, même quand il ne s’agit pas forcément de grande littérature. Je suis convaincue que certains livres de Trilby et même Le Club des Cinq ont contribué à ma formation intellectuelle et à celle de mon imaginaire. À ma formation humaine : connaître et parfois comprendre de l’intérieur, par identification ou rejet, tous ses personnages ‘Dadou gosse de Paris’ par exemple alors que mon expérience existentielle, plutôt choyée et facile sur tous les plans, n’avait rien à voir avec la sienne. Découvrir des héros courageux, résilients. Ce n’est sûrement pas un hasard si je suis tombée ‘amoureuse » du P’tit Bonhomme de Jules Verne au point de vouloir réécrire son histoire, pour mon propre compte (et de quelques très rares lecteurs !!!). Les lectures trop monomaniaques enferment dans leur propre système de référence, nous mettent à l’abri de ce qui dérange. N’est-ce pas précisément Kafka qui prônait qu’un livre devait être comme un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous.
→ Ce paragraphe est parti directement dans ma somme de notes pour mon projet sur Lire, qu’il faudrait vraiment remettre sur le métier. Ainsi que le projet Schubert. Mais l’évolution de Poesibao devrait me dégager du temps et me permettre de revenir sur mes projets personnels.
Détecter un talent
Bien intéressante cette remarque de Reiner Stach, qui ne vaut pas d’ailleurs que pour les talents d’écrivain mais pour tous les autres, y compris intellectuel. Je me souviens d’un professeur ayant prôné qu’une de mes nièces ne ferait jamais d’études supérieures alors qu’elle était en primaire : cette nièce a simplement été jusqu’à l’expertise comptable qui est un des diplômes les plus difficiles !
Or donc : « De fait, il n’est pas rare qu’un talent d’écrivain demeure inaperçu aux premières phases de son développement, même aux yeux de pédagogues attentifs. Il s’agit en effet de tout un faisceau d’aptitudes complémentaires qui attendent en général l’adolescence pour s’unir de façon productive : don expressif, capacité d’association, spontanéité, sens de la forme, sans oublier une certaine discipline. Le seul don expressif suffit rarement pour apparaître comme un talent d’exception ; sans doute, il facilite l’apprentissage dans presque toutes les matières et jouit ainsi de l’estime des professeurs en tant que compétence transversale ; mais même sous sa forme la plus raffinée, il n’est pas forcément perçu comme un don créatif, y compris dans les cours de langue. » (p. 209).
Première confrontation avec l’antisémitisme
Kafka « a 14 ans lorsqu’il est témoin pour la première fois des violences collectives tournées contre les Juifs : la Dezembersturm de 1897. Grâce au ciel, il n’est pas là quand des soldats investissent les couloirs de son lycée pour en déloger des pillards ; mais il faut cinq jours pour que le danger se dissipe et que les cours reprennent. Le rapport annuel de l’école n’évoquera pas ce petit incident. Le directeur est prudent, il ne veut pas braquer inutilement les autorités tchèques. Prudence aussi chez les élèves, qui ne parlent plus allemand qu’à voix basse dans la rue, au moins pendant un temps. Un professeur va-t-il oser parler en classe de ce qui s’est passé ici même ? Aucune matière n’aborde et n’analyse le contexte social de l’époque. Même le cours d’histoire occulte les derniers développements ; les élèves savent presque tout des guerres de conquête d’Alexandre et presque rien sur les racines du conflit entre Allemands et Tchèques. Sans parler de l’antisémitisme catholique : impossible d’en dire quoi que ce soit de vrai sans causer un tollé. À la rigueur, ce sujet inflammable pourrait revenir au professeur de religion ‘mosaïque’, c’est-à-dire ‘israélite’, c’est-à-dire juive : Nathan Grün, surnommé ‘rabbi Grün’ et chargé notamment de transmettre et de maintenir vivace la connaissance des destinées du peuple juif. Or, même là, l’histoire paraît si lointaine qu’elle évoque à Kafka un ensemble de vieux contes dont on se débarrasse vite et sans regret quand on devient adulte. Et l’actualité politique ? Rabbi Grün passera son tour. » (pp. 244-245).
→ Est-ce que les choses ont tellement changé ?
Un développement que Kafka ne considéra pas comme un progrès
Terrible constat, éclairant aussi pour qui le lit : « C’est dans son enfance, croyait-il, qu’il avait eu à portée de main la plus grande diversité d’options existentielles ; ensuite n’étaient venus que des restrictions de plus en plus lourdes, des fixations malheureuses, un refroidissement général et cette perte de souplesse intellectuelle que toute logique défensive amène fatalement à sa suite. Kafka n’est jamais parvenu à décrire cette ‘déchéance’ in extenso, même aux époques où une réflexion biographique cohérente lui apparut comme une tâche valable et même urgente. Peut-être redoutait-il une désillusion définitive. Car, si plus rien chez lui n’avait évolué pour le mieux dès le temps de sa jeunesse, dès cette période où, de l’avis général, le potentiel d’un individu parvient tout juste à son entier épanouissement, alors il était définitivement trop tard pour espérer virer de bord et faire prendre à sa vie un tournant décisif. Jamais Kafka n’a su appliquer à son existence l’idée d’un progrès vital et intellectuel. (p. 264).
→ et qui va tellement à l’encontre de la réalité, puisqu’il est devenu l’un des plus grands écrivains de tous les temps.
« La conclusion désespérante de cette idée, Kafka n’osa la tirer que deux ans avant sa mort : ‘Je ne veux pas me développer de telle ou telle façon, je veux changer de place’ » (citation du journal de janvier 1922)
Prise de conscience
« Ce n’était pas dans la religion ni dans la théorie philosophique, mais dans des œuvres littéraires qu’il avait pris conscience que l’existence pleinement vécue à laquelle il aspirait et le néant au-dessus duquel flottait toute vie, et en particulier la sienne, ne s’excluaient pas mutuellement. Bien au contraire : il faut une concentration accrue pour percevoir les phénomènes les plus fugaces, et le vide obscur sur lequel tout se détache affine les détails, où que le regard se porte. C’était le cas chez Goethe ; c’était le cas chez Flaubert, qu’il venait de découvrir ; et cette coprésence de l’être et du néant dans le même instant, dans le même objet, dans la même phrase, paraissait à Kafka la marque d’une perfection qui pouvait certainement justifier à elle seule une existence humaine. » (p. 295).
Se chercher, dramatique combat
Toutes ces pages du tome 3 de la biographie de Stach pourraient être profitables à tout jeune qui se cherche, qui se débat entre les désirs même inconscients imposés par son entourage et ce que l’on peut appeler sa vocation, sans aucune référence religieuse. Le combat de Kafka a cet égard fut dramatique. S’il sut très tôt et de manière indéniable que sa vocation était l’écriture, comme il dut se battre avec lui-même et tout son contexte pour résister aux pressions sociales, à la nécessité de gagner sa vie, de se marier, etc. Sa lucidité fut précoce, mais il manqua longtemps de vrais moyens, de puissance intérieure autre que créative, pour accéder à son destin et il pensa certainement qu’il n’y était pas arrivé.
Il dessina
… ce que j’avais découvert grâce à Laurent Margantin (un des très bons traducteurs de Kafka) qui avait reproduit certains de ces dessins : « Dans cette première phase de ses études, Kafka se consacrait aussi largement aux beaux-arts et ne s’identifiait pas encore au langage littéraire comme au seul médium accessible pour lui. En fait, il se trouvait même un certain don pour le dessin ; il griffonnait assidûment dans les marges de ses cahiers et écrivit plus tard avec un mélange d’ironie et de mélancolie qu’il avait été ‘un grand dessinateur’ et qu’il avait gâché ce talent, sa plus grande source de satisfaction à une époque, en prenant des cours de dessin académique ». (p. 311)
→ On peut sans doute penser aussi que dessiner implique de regarder, de regarder intensément, dans le détail. Ce qui est en accord avec ce que j’ai rapporté un peu plus haut.
Philosophie et littérature
Stach montre comment dans ses années de formation, Kafka resta « intéressé par la question philosophique » et « se sentait porté vers des auteurs qui évoluaient aux frontières de la philosophie et de la littérature ». Mais que ce qui l’intéressait n’étaient pas les thèses des auteurs, mais de suivre « ces brusques élans de pensée avec les yeux du lecteur littéraire, il observait les ondes d’associations qui en émanaient en se renforçant mutuellement. Si cette résonance était particulièrement forte, il en concluait qu’une vérité intérieure et subjective jusqu’alors cachée à ses yeux avait été touchée du doigt – phénomène qu’il ne pouvait lui-même nommer qu’au moyen d’une image. » (p. 366)
→ je suis extrêmement sensible aux termes d’ondes d’associations. Tant il est vrai que souvent les associations arrivent arrivent par ondes, soit en ligne droite comme des vagues, soit à partir d’un impact central, un fait, une phrase dans un livre, comme un caillou dans l’eau.
Un journal de santé
Cette biographie est aussi un extraordinaire journal de la santé de Kafka, sur toute sa vie. De son hygiène de vie, aussi, qui était très importante, notamment alimentation et exercice. Et bien sûr, toute la fin, terrible, avec l’aggravation de la tuberculose. Je parlais de l’importance de la lecture pour comprendre le monde, il me semble que si on veut avoir une idée de ce que c’est que la tuberculose, et peut-être plus encore de ce qu’elle était, ce sont les œuvres littéraires qui permettent de l’appréhender le mieux. La fin du tome 2 de la biographie, avec l’émotion de la présence et des soins apportés par Dora est exemplaire à ce titre.
La fameuse citation déjà évoquée dans ce Flotoir 2024
« Kafka savait déjà qu’il faisait « face à des ‘contrées inachevées’, à un matériau brut qu’il trouve tout prêt en lui-même et qui attend d’être sculpté, éclairé, coloré, avec cette vigilance et cette maîtrise qui distinguent l’écrivain du rêveur. C’était une leçon qu’il devait à Friedrich Hebbel, dont il avait englouti le journal en quatre tomes à seulement 20 ans. Et tout de suite après cette lecture, dans une lettre maintes fois citée à Oskar Pollak, il avait assigné pour principale mission à la littérature de donner aussi au lecteur cet accès privilégié : ‘Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, alors pourquoi lisons-nous ce livre ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, mais nous serions heureux aussi si nous n’avions pas de livres, et les livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur les écrire nous-mêmes. Nous avons besoin des livres qui agissent sur nous comme un malheur qui nous fait très mal, comme la mort de quelqu’un que nous aimions plus que nous-mêmes, comme si on nous bannissait dans les bois loin à l’écart de tous les hommes, comme un suicide, un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. » . (p. 430)
→ c’est inimaginablement radical ! Je pense que très peu d’entre nous sont capables d’aller jusqu’au bout de cette expérience-là, même si nous sommes nombreux à avoir connu « le coup sur le crâne » d’une lecture décisive pour nous, à un moment donné. Expérience très personnelle. Pas toujours née d’une œuvre incontestable sur le plan littéraire.
« Tel était donc le programme, poursuit Stach. Et se mettant en devoir de le réaliser, Kafka descendre dans les ténèbres où sommeillent des trésors, les remonter intacts à la lumière : telles sont les métaphores que Kafka fit siennes peu à peu pour mettre des mots sur l’acte décisif qui seul produit de la littérature. Acte auquel il donna bientôt un nom : mein Schreiben, ‘mon écriture’ ». (p. 431).
©florence trocmé