Flotoir du 17 juillet au 3 septembre 2024


Flotoir du 17 juillet au 3 septembre 2024 : Kafka (Reiner Stach), Muriel Pic, Anne Weber, Mathieu Jung, Pierre Magnier.


Flotoir du 17 juillet au 3 septembre 2024


mercredi 17 juillet 2024

Kafka et Reiner Stach
J’ai fini hier soir le Tome 1 de la biographie de Kafka par Reiner Stach et je viens d’acheter, toujours au format numérique, le tome 2, de nouveau 800 pages. Je pense à la merveilleuse formule de Kafka retrouvée hier : « je ne le lis pas pour le lire, mais pour reposer ma tête sur sa poitrine ». (Il parlait de Strindberg)

Voyage d’hiver
Je pense au Voyage d’hiver et à mon travail sur le cycle de Schubert, lisant dans le Journal de Kafka : « (Une image de mon existence à cet égard est fournie par un piquet inutile recouvert de neige et de givre, enfoncé légèrement et de travers dans un champ retourné de fond en comble au bord d’une grande plaine par une sombre nuit d’hiver.) » (p. 840)

Strindberg et Kafka
Et voici en effet le contexte de l’extrait du Journal cité plus haut : « Ce n’est sûrement pas un hasard si les affinités littéraires de Kafka recommencent à transparaître dans les notes de ce premier hiver de guerre, et s’il passa presque un an – lui qui avait toujours des lectures éclectiques – en compagnie d’un seul et même auteur dont il se sentait proche psychologiquement : Strindberg. ‘Je ne le lis pas pour le lire mais pour reposer ma tête contre sa poitrine’, note-t-il sans équivoque dans son journal. Strindberg avait démontré qu’on pouvait se tirer des crises les plus profondes et les plus périlleuses grâce à la littérature, et Kafka trouvait dans cette seule démonstration, sans s’arrêter aux autres parallèles possibles, un réconfort qui lui importait plus que les tapes sur l’épaule de ses plus proches amis. » (p. 844).

Kafka ‘tout entier regard’
Cette scène, dans un train : « Peu loquace, recroquevillé presque de bout en bout dans un coin du compartiment, Kafka écoutait, observait. ‘Je ne peux apparemment pas pénétrer dans le monde, avait-il noté peu avant, mais rester tranquillement couché, recevoir, étaler en moi ce que j’ai reçu, et ensuite m’avancer tranquillement’. Constat dépassionné, mais qui cachait un don d’observation, un potentiel intellectuel que Kafka déployait maintenant en un clin d’œil. Il observait les gens autour de lui et, ce qu’il voyait alors, il était en mesure de le restituer des jours plus tard, comme puisant dans un album d’instantanés. Il était tout entier regard. Mais ce regard captait des signes, non des images. Et avec une constance qui compte parmi les plus grands secrets de Kafka, il ajustait toujours sur le point de plus grande signifiance, de plus grande densité de signification. » (pp. 865-866).
Dernière citation de ce tome 1, qui est complété par un très beau cahier photo et tous les outils nécessaires pour se repérer dans le livre, notamment des index.

Bachelard, Debussy, le son
Dans son livre sur Bachelard musicien, Marie-Pierre Lassus rapproche souvent le philosophe et le musicien : « Cette prise de conscience de la profondeur de l’espace ouvert par le son qui lève, à chaque fois, un spectre harmonique différent, ayant sa durée propre, a été réalisée par Bachelard qui ne cesse d’attirer l’attention sur ce phénomène comme le fit Debussy dans sa musique. Tous deux ont su écouter le renouvellement incessant de la matière sonore dans les mille vibrations rythmiques qui la constituent. » (p. 75)
Elle écrit aussi : « Debussy est avec Webern (1883-1945), l’un des premiers compositeurs ayant su ‘faire silence’ avec tout un orchestre, incitant d’autres musiciens après lui (parmi lesquels les tenants de la ‘musique spectrale’) à rendre compte des ‘mille rythmes’ qui bruissent dans le son et l’animent d’une vie incessante. Proche en cela de la matière vivante qu’étudie le micro-physicien, le son a été conçu comme un être vivant par G. Bachelard pour qui la musique résulte avant tout de l’acte de vivre. » (p. 80).
→ Mais je ne suis pas d’accord sur l’idée qu’ils seraient, Webern et Debussy, les premiers compositeurs à faire silence avec tout un orchestre. Il me semble, entre autres, qu’Haydn le fit magistralement !


jeudi 18 juillet 2024

Mathieu Jung et Sylvia Plath, le poème une affaire vitaliste
Mathieu Jung a entrepris une sorte de journal de lecture autour de Sylvia Plath, dont bien entendu j’adore le principe. C’est « L’été avec Sylvie (résistance, nécessité) ».Aujourd’hui je relève cela qui m’enchante : « On n’est pas là pour rigoler avec Sylvia, non, mais tout de même. La résistance du poème, comme Isabelle [Baladine Howald] me le rappelle dans son mail, est une affaire vitaliste par excellence. À mon retour, relire le beau Résistance de la poésie de Jean-Luc Nancy (William Blake and Co., 1997) et aussi Paul de Man, tant qu’à faire, qui nous rappelle, dans un texte aussi célèbre qu’inutilement compliqué, que la résistance du poème à la théorie est aussi sa consistance. Gare au poème porc-épic tout de même, et gare à la théorie qui s’en nourrit ad nauseam. »
J’aime aussi beaucoup ces remarques : « Sylvia disait de son accent qu’il est américain. Soit. Mais ce n’est pas tant d’accent dont il s’agit que de diction. La diction est fiction, mise en place énonciative de la persona poétique. À cet égard, je situe Sylvia quelque part entre Dylan Thomas et T.S. Eliot — le premier étant gallois, le second le plus britannique de tous les poètes, encore que né dans le Missouri. À chaque fois, une sorte de déterritorialisation de la parole (la poésie comme un grand dialecte…), et c’est pour le mieux. Selon cette perspective, Sylvia s’inscrit assez naturellement dans le champ du modernisme, bien que ce soit dans un modernisme tardif, tout en ne s’y retrouvant jamais pleinement. Très tôt, Adrienne Rich déplorait à juste titre que le modernisme était gouverné essentiellement pas des hommes. » (source)

Et la nécessité du poème (ou de sa publication)
« Apostille sur la nécessité du poème. La nécessité du poème ou de quoi disqualifier 80% de la production poétique actuelle, et un pourcentage non moins élevé de la poésie produite par nombre des 20% restants. Écopoètes à la petite semaine, songez donc un peu aux arbres… À l’heure où davantage de services de presse sont mis en circulation que ne sont effectivement vendus de livres, il convient de ne pas confondre surproduction poétique et bonne santé de la poésie. Un peu d’occultation ne nuit pas au poème, non qu’il s’agisse d’en privilégier la rareté (notion triviale, bassement économique), mais de lui assurer une vie dans l’ombre, une vie simple et vivante où l’ombre ne serait pas l’infamie mais une sorte de révélateur, au sens photographique. »

Marcel Migozzi
J’ai appris avec tristesse, il y a moins d’une heure, la mort de Marcel Migozzi, par une lettre de son fils Jacques. Alors qu’hier même je rangeais ses livres dans ma bibliothèque. J’ai fait une petit annonce dans Poesibao et je suis touchée des propos d’Éric Eliès qui m’écrit : Vous lui avez rendu un bel et touchant hommage, ne serait-ce qu’en ravivant Poesibao comme une petite bougie qui s’allume
Dans cette période d’intenses réflexions sur l’évolution de Poesibao, ou plus exactement de mon travail pour Poesibao, cela me touche.


vendredi 19 juillet 2024

Murmuration
Ce beau mot de murmuration, entendu l’autre jour à la TV à propos d’un spectacle qui se donne actuellement au Panthéon de Paris. Möbius Morphosis est inspiré par le phénomène de murmurations – ce regroupement auto-organisé de milliers d’oiseaux ou de poissons – propre à la nature. En fait la murmuration, qui est le mot anglais en réalité, désigne le regroupement de centaines de milliers d’oiseaux, des étourneaux typiquement, en immenses nuages qui fluctuent dans le ciel comme une voile ou… l’écho d’un murmure. En français, on emploie le mot agrégation, qui est pour une fois nettement moins attirant que ce mot anglais de murmuration.
Les oiseaux fonctionneraient comme un seul organisme et seraient reliés entre eux, chacun réagissant au comportement de ses sept voisins les plus proches. Il n’y aurait aucun leader et la taille de la nuée n’aurait aucune incidence. N’importe quel oiseau peut amorcer le changement de direction. Chaque oiseau réagit aux mouvements de ses voisins les plus proches et de manière quasi instantanée. Il se produit alors un effet d’ondes à travers la masse. Le mouvement devient progressif à l’échelle du groupe comme un effet domino pour une parfaite synchronisation. (source)
Dans les dictionnaires, une belle citation de Froissart, XVème siècle : De quoi grant murmuration sourdit entre les Anglois. — (Jean Froissart, I, I, 40)
Murmuration pourrait être un beau sous-titre pour le Flotoir !

Drôle de préconisation
Je m’amuse souvent des spams reçus, qui sont censés coller à mon « profil » et parfois se « plantent » grave ! Ce matin, des leggins de grossesse ! Doivent pas avoir ma date de naissance dans leurs data et tant mieux d’ailleurs !

Flamme
Concernant la flamme olympique j’ai entendu (radio trottoir) des propos qui évoquent un culte païen ! Et qui m’ont fait penser avec insistance à quoi ? À la petite veilleuse rouge dans les églises, qui signifient que des hosties consacrées sont présentes dans le tabernacle. Pour les catholiques, il y a « présence réelle » du Christ, dès que les hosties ont été consacrées lors d’une messe, pas pour les protestants.


samedi 20 juillet 2024

Kafka toujours
J’ai entrepris la lecture du Tome 2 de la biographie de Kafka par Reiner Stach. J’y retrouve ce très intéressant mélange de faits de l’histoire de Kafka, toujours étayés très soigneusement sur le Journal, les correspondances et d’importantes digressions sur des évènements significatifs de l’époque, significatifs ô combien notamment pour l’œuvre de Kafka. Importants développements sur tout ce qui a trait à la guerre.
Ouverture en fanfare et qui n’est pas sans avoir quelques échos très contemporains, lorsque Stach campe le décor dans son introduction intitulée « La fourmilière de Prague » : « À l’est : la Russie, colosse imprévisible, prête à lancer plusieurs millions d’esclaves dans une guerre de conquête. À l’ouest : la France envieuse et les boutiquiers britanniques, qui péroraient sur les valeurs de la civilisation mais ne pensaient qu’à leurs rentes. Au sud enfin : l’Italie opportuniste, État-satellite aux dents longues qui se rallierait à coup sûr au camp le plus nombreux malgré toutes ses promesses d’alliance. » Reiner Stach, Kafka, le temps de la connaissance – tome 2 (p. 14).

La propagande
Stach montre très bien tout ce qu’on a fait gober aux peuples en cause, galvanisant leur haine et leur esprit belliqueux mais ne cache rien non plus des désastres et des horreurs de la guerre.

De l’image de Kafka
Stach petit à petit, pas à pas, en s’appuyant sur de vraies preuves déconstruit l’image de Kafka qui s’est constituée jusqu’à aujourd’hui et c’est sans doute pourquoi la Grande Traversée de France Culture, en cinq épisodes, s’intitule « Kafka métamorphosé ». Nombreux sont aujourd’hui ceux qui tentent de donner une image plus juste de l’homme et de l’œuvre.
Il me faut ici noter avec honnêteté qu’hier j’ai calé dans l’écoute de la Grande Traversée. Au cours de l’épisode 4, écouté le soir, très tard, dans le noir j’ai eu soudain un mouvement de rejet. Je ne pouvais plus supporter la voix de Tom Clément qui incarne Kafka, la lecture d’extraits de La colonie pénitentiaire me fut insupportable. Il semblerait que dès l’origine, quand Kafka lut le texte pour la première fois en public, des gens se sont évanouis dans l’assemblée. Cela ne m’empêchera pas d’écouter la fin de ce très bel ensemble, mais pas forcément tout de suite. C’est la première fois que j’éprouve cela lors de l’écoute d’un ensemble audio. Je l’éprouve tellement souvent au cinéma que j’ai complètement cessé d’y aller, incapable que je suis de résister à un effet de vague submersive trop souvent provoquée par les images. Il me faut en fait ajuster ce que je reçois à ma mesure, ce qui se fait merveilleusement dans la lecture. Là je peux jouer du tempo, sauter des pages ( ! oui bien sûr !), fragmenter ma lecture (c’est ce que je fais de toutes façons constamment) pour ne pas être submergée par un trop plein d’émotions ou de réflexions, pour ne pas être saturée par le « bruit ».
Donc l’image de Kafka : « Image séduisante à l’extrême, réconfortante aussi : l’âme du génie dressée tel un récif au-dessus d’un monde chaotique et cruel. Hélas, ce n’est qu’un rêve, un rêve que les exégètes se sont trop plu à partager avec les lecteurs de Kafka. Son œuvre et, du même coup, l’entretien de sa gloire, sont en effet aux mains des disciplines spécialisées dans la logique des objets intellectuels : à savoir les sciences humaines, qui sous-estiment notoirement les éléments biographiques. » (p. 34).

Le front
Il est beaucoup question de la guerre dans toutes ces pages, mais aussi et encore de la relation avec Felice Bauer qui n’en finit pas de se métamorphoser, se briser, renaître, dans un enchaînement qui dut être effroyablement éprouvant pour les deux protagonistes. Mais aussi de la volonté de Kafka de s’engager, d’aller au front alors que ses employeurs veulent absolument le garder car il y a un intense besoin administratif et juridique autour des blessés de guerre, qui viennent petit à petit se substituer aux accidentés du travail à l’Office.
Il est question notamment des blessés psychiques, qu’on ne prenait ni en compte ni en considération à l’époque et dont Kafka va avoir à s’occuper. On les appelait les « trembleurs », ceux qui étaient victimes de lourdes pathologies post-traumatiques. « Les défaillances psychologiques et psychomotrices causées par les chocs de la guerre technologique et par l’usure nerveuse liée au feu roulant étaient par trop massives et répandues : spasmes faciaux, bégaiement, aphasie, surdité, cécité, et surtout cette fameuse ‘trémulation hystérique’ décrite en termes si pénétrants par Kafka, faite de brusques tremblements et de mouvements incontrôlés pouvant durer des mois ou des années sans s’affaiblir. » (p. 112).
« Or, plus on fait le jour sur les vastes réalités dont Kafka fut témoin, et plus se dissipe à la lumière des faits l’image naïve d’un poète angéliste que la guerre n’atteint pas, tandis que les ténèbres s’épaississent dans ce taillis psychique où connaissance et expérience se muent en décisions. Kafka savait ce qu’être soldat impliquait, et il ne fait guère de doute qu’il le désirait malgré tout. » (p. 122)
À propos des blessés de guerre, je frémis en pensant que rien n’a changé en ce qui concerne leur retour, où que ce soit. Vous servez de chair à canon et si vous avez le malheur de revenir on vous traite comme une saucisse, c’est à peu près cela la vérité.

Du travail du biographe
Belle remarque de Stach, si honnête et si lucide  : « Il est des hasards qui laissent dans le tableau d’une vie créative des zones calcinées, qui plongent des pans entiers de cette vie dans un oubli définitif : manuscrits brûlés, lettres et photographies dispersées par l’exil, héritiers peu informés ou introuvables, témoins morts précocement ou partis sans laisser d’adresse, sans oublier l’avidité de certains collectionneurs. À ce délitement, cette disparition, cet oubli progressifs, le biographe n’a presque rien à opposer que le vœu stoïque de se contenter de ce qui reste. Vœu qui n’apaise pas longtemps le soupçon que le plus notable, si ce n’est l’essentiel, se soit joué précisément là où les sources se taisent. » (pp. 133-134).
« La nuit qui tombe sur la vie de Kafka pendant l’été 1915 n’est pas due, quant à elle, à ce genre de hasards ; c’est une obscurité aussi volontaire que subie dont il ne saura plus s’extraire de toute une année. (…) Nous savons peu de chose sur ce qu’il fit et vécut pendant l’hiver 1915-1916, et cet amenuisement des sources provient surtout de ce que Kafka avait perdu l’envie de consigner sa stagnation : lettres rares et revêches, notes éparses qui ne dépassent pas quelques mots-clefs. » (p. 134)

Pierre Magnier à l’Aviron
Non je ne parle pas des jeux olympiques, mais d’un des livres qui composent un homme selon de Pierre Magnier, intitulé « Aviron ». Il me faut me laisser emporter, tout simplement, par ces fétus, ces bribes de phrase, ne pas chercher le liant du sens (Boris Wolowiec m’a souvent incitée à cela), me rendre sensible à la disposition des mots sur la page, cruciale chez Pierre Magnier qui compare souvent le texte avec une partition. Il est musicien, il a joué du piano à haut niveau et a dû arrêter après un problème de main, il a composé. Extrait d’un courriel de Pierre Magnier : « Toute composition musicale, mentale ou avérée sur le papier, est une submersion – la musique est la dernière réalité ; je n’éprouve aucune difficulté à me laisser envahir, simplement parce que je ne suis papouète, comme l’écrivait Fargue, ni même écrivain tout court.
Je reste un musicien absent, devenu homme de ménage, y compris pour un coup de balai sur la syntaxe. »
Ce qui est très étrange, c’est que sans rien savoir de son approche de Sibelius, ni même d’ailleurs quels musiciens comptent pour lui, j’ai posé à Pierre Magnier la question : Sibelius ? comme mue par une intuition.
Et j’aime beaucoup, dans cette ébauche de correspondance, où je lui parle de Kafka, cette remarque : « Kafka oui. Que serions-nous sans son exigence ? – eh oui, tout ce qui a été véhiculé de niais ou faux pour vendre son image après coup (on pourrait faire un parallèle avec Egon Schiele très facilement).
Comment peut-on penser que quelqu’un qui nage comme lui sans arrêt puisse ne pas être vivant, combattif, souriant ? – malgré tous les gouffres à franchir. »

Sibelius donc
Oui Sibelius, une vraie intuition. voilà ce que m’écrit Pierre Magnier : « Pour chaque œuvre de Sibelius, on pourrait citer à nouveau la phrase de Valéry “On trouverait alors que la Poésie serait ce qui est cherché par un homme qui… comme on définit le pôle magnétique par les directions de l’aiguille.” Là où Sibelius, surtout ultime à partir de 1911, m’aura le plus influencé repose sur la recherche obsessionnelle d’une direction, métamorphosant les matériaux en calques superposés de registres, contours, reprises, coupes, chemins de traverse, renversements, etc. Rien n’est donné d’avance dans le discours ; on croit l’énonciation d’un thème et c’est juste motif, parfois même inflexion dont les sens portent loin. »
→ J’ai parfois l’impression le lisant de découvrir ce qui resterait à la conscience d’un réel infusé d’impressions, de sensations, un monde de bribes, de résonance aussi, d’ondes de choc, « un mouvement en train de détruire l’idée d’être un problème ».
Le texte se déroule au fil des pages, dont la mise en page a été extrêmement élaborée, pensée, voulue par Pierre Magnier (même si tous ses vœux n’ont pas été exaucés dans la réalisation finale !). Les mots se distribuent de façon très variée, simples alinéas, petits blocs de textes, flottant ou cadrés, cela change sans cesse, comme de l’eau en fait. J’éprouve par moments des sensations physiques de rameuse, m’enchante de cela : « se maintenir sans contact reste la prouesse d’insectes ». (p. 75) et du colibri dont le vol en suspens près d’une corolle avec ce battement presqu’inimaginablement rapide fascine. Oui c’est une écriture difficile, si on lit avec ses habitudes et ses réflexes, une écriture à déchiffrer, non pas parce qu’elle serait, manuscrite, difficile à lire, mais parce qu’elle est pensée comme celle de notes et d’indications sur une partition. Concordance des rames, variations continues des dispositions sur la page. Au demeurant, concernant cette question de la disposition, je note, p. 108, que le même texte est donné dans deux dispositions différentes et je constate que ça induit des changements dans la réception de ce texte, ce qui est au fond profondément troublant, non ?
Je navigue entre le livre papier, la version numérique illisible sur liseuse mais agréable à lire sur tablette et le PDF envoyé par Pierre Magnier. Pour l’instant, je n’arrive pas à prendre en compte l’effet de la double page, mais je ne désespère pas. Je me réjouis d’un « Carpe requiem » (p. 93) et m’interroge sur le titre d’une section « gros-bleu » : gros-bleu qui peut se référer soit à un vin de mauvaise qualité (équivalent sans doute du gros-rouge qui tache) ou à du tabac lui aussi de mauvaise qualité, ou même à des cépages de raisin de table aussi appelé frankenthal ou trollinger. (Dixit le Wiktionnaire).

Muriel Pic, Anne Weber, Petit Atlas des pleurs
Bien intéressant le projet de ce livre qui met en relation Muriel Pic et Anne Weber. Rencontre inattendue, de l’aveu même de Muriel Pic : « Nous n’étions pas faites pour nous rencontrer. Ou bien si ? L’une avec publié des élégies (Élégies documentaires, Macula, 2016), l’autre une épopée (Annette, une épopée, Le Seuil, 2020) deux livres qui avaient en commun d’être des œuvres littéraires non fictionnelles. En 2020 l’écrivain et réalisateur Alexander Kluge nous a réunies dans le cadre d’un festival littéraire qu’il avait créé à Berlin, le Festival der Kooperationen. Il s’agissait, sans aucune contrainte formelle, de rendre littérairement fertiles des témoignages, des sources, des archives historiques ». (p. 9)
Il en résultat « une sorte de ping-pong littéraire avec deux règles du jeu : situer les voix dans un lieu documentaire à chaque fois différent ; réagir à une trace, un mot, une image, une idée, contenus dans ce que venait d’écrire l’autre. », une sorte de jeu qui va d’un espace-temps à un autre, selon une cartographie imaginaire. Je donne ici quelques exemples pris dans les premiers chapitres : on va du columbarium du Père Lachaise où se trouvent les cendres de Perec (Case 382), à l’étude d’une tablette sumérienne, puis on passe à Rosa Luxemburg et son magnifique herbier que Muriel Pic est alors allée consulter aux Archives de Varsovie (elle est l’éditrice très inspirée d’un livre autour de cet Herbier dont il a été beaucoup question dans ce Flotoir). Et puis voici, bien sûr serais-je tentée de dire, Aby Warburg, sa folie et les bases de la constitution du fameux Atlas Mnémosyne, à propos duquel Muriel Pic a cette phrase très éclairante : « L’entreprise vise à restituer la migration d’un motif entre des œuvres situées à des siècles de distance » (p. 33). À partir du casier 117, ‘Kasten 117’, sachant qu’entre 1914 et 1918, Warburg a collecté et répertorié sur fiches des milliers de documents à propos de ‘la guerre et sa culture’, ‘la guerre et ses images’, les ‘Superstitions de guerre’. (p. 31) – ce qui me renvoie, bien sûr, à ce que je viens d’écrire sur Kafka et la guerre.  

Une liste
Dans le chapitre sur Warburg il est question d’une liste des évènements climatiques et météorologiques les plus spectaculaires. Ce qui me donne envie de suivre son exemple, pour documenter l’effondrement, jour après jour, de notre éco-système

Un pont, en Chine
En Chine, un pont autoroutier s’effondre après des pluies diluviennes : 12 morts et plus de 30 disparus – samedi 20 juillet 2024

Arnaud Claas
Je continue à prendre de temps en temps son beau livre, La Plénitude photographique, qui s’accommode bien de cette lecture épisodique… ce sont des réflexions sur l’observation du monde, la photo, l’œuvre de certains photographes, la lumière, des expositions de photos, etc.
« De temps à autre il voyait affluer dans sa mémoire les visages de toutes les personnes qu’il avait connues et qui avaient disparu de sa vie – littéralement comme des nuées d’anges de l’art baroque. Les morts y étaient aussi vivants que les vivants. Certains étaient précis et lointains, d’autres proches et diffus ». (127)
→ C’est une belle remarque. Il me semble pour ma part que ce sont plutôt flots de noms que j’entends (sons) plus que visages que je vois ? Et puisqu’il fait allusion à l’art baroque, ce serait alors nuées de notes sur les claviers d’un orgue, avec toutes les hauteurs et tous les timbres possibles.

Impressions photographiques
Arnaud Claass : « De la difficulté extrême qu’il y a pour moi à dire ce que j’aime dans les photographies que j’aime (davantage que dans celles que je n’aime pas). Et pourtant, l’acharnement à renouveler les tentatives. Il faut que l’image me donne à voir un moment de l’histoire du monde en tant qu’il échappe à toute tentative d’interprétation. La notion la moins éloignée serait celle, bouddhiste, du tathatà de la langue sanskrite, généralement rendue par la notion d’ ‘ainsité’ — les choses ne sont que ce qu’elles sont. Selon mes critères, il doit y avoir clarté de restitution (ce qui ne veut pas forcément dire ‘netteté’), attestation émue d’une présence intensive (ce qui ne veut pas forcément dire ‘événementialité’), un certain apaisement (pas forcément dans la lenteur), et une indifférence à la conceptualisation. Les images doivent être à la fois des perspicacités et des vacillements. Je dois être étonné par l’évidence des évidences. » (p. 134)


dimanche 21 juillet 2024

De ma lecture
Je m’interroge sur mon enthousiasme initial au début de ma lecture d’un livre, puis de la brutale retombée de cet élan, en général le lendemain. C’est tellement récurrent qu’il s’agit plus de mon fonctionnement à moi, lectrice, que de la nature des livres. Il se produit sans doute une sorte de petit choc, d’ébranlement joyeux à l’écoute d’une nouvelle voix, à la perspective d’un nouveau sujet. Le désir de découvrir et ma curiosité me rendent perceptive. Et je cherche ce que je ne peux plus appeler des munitions tant le contexte mondial est guerrier et violent, mais une nourriture ou un étayage ; je m’emballe, oui, je m’emballe.
Le début d’un livre est particulièrement travaillé par les auteurs ‘longtemps je me suis couché de bonne heure’ et parfois la dynamique propre à cette écriture, à ce texte s’affaiblit, voire s’enlise (pas chez Proust !) Mon intérêt aussi ! Ce que je ressens lisant le duo Muriel Pic et Anne Weber. Je suis partie sur les chapeaux de roue et hier soir, seconde approche, mon petit véhicule a ralenti. Après une impulsion magnifique et féconde, l’affaire entre les deux auteurs se serait un peu enlisée et elles auraient eu à chercher, au-delà des thèmes et idées qui leur sont venus spontanément, de quoi faire un livre. Quel auteur n’a pas été confronté à cela. Ce qui m’autorise ce point de vue,, c’est que les premiers thèmes me semblent très liés aux recherches de Muriel Pic, celles que je connais en tous cas : l’archive, Perec, Warburg ou Benjamin, Rosa Luxemburg…

Comme une cueillette
Mais cela n’est pas préoccupant. Quel livre, sauf ceux des plus grands, si peu chaque siècle, est nourri en profondeur de bout en bout et surtout peut me toucher tout le long de son déploiement. À moi de cueillir ce qui nourrit mon travail, ma réflexion, ma connaissance, et aussi mes associations.
Je picore à même le grain du poulailler, je goûte, te teste, j’essaie, je prélève, je mets de côté ou bien je sors du poulailler et referme sa porte.  

Chez Kafka, le cœur du noyau
Soit un noyau, fait de couches successives, d’une à dix par exemple. La plupart des artistes travaillent au niveau 1 ou 2, parfois trois pour les plus profonds. Mais personne ou presque ne va au bout. C’est ce que cherchait Kafka, le plus profond, le niveau 10, le cœur du noyau, là où plus rien des rayonnements et de la pollution du monde extérieur (et de l’ego !) ne parvient. Ce qu’il appelait la vérité. Il savait très bien quand il l’atteignait, par exemple la fameuse nuit de 1912 où il a écrit Le Verdict, d’un seul jet, en huit heures d’écriture. Il n’aura cessé de lutter pour descendre à ce niveau, aura petit à petit compris les conditions particulières et drastiques de vie (pas le mariage en tous cas !) qui étaient indispensables pour y accéder, de loin en loin. Il n’aura jamais triché avec cela, jamais écrit pour la galerie ou pour des raisons alimentaires… c’est ce que l’on appelle son exigence. Inatteignable, mais inspirante.
Reiner Stach : « La littérature, la littérature vraie, ne se jauge qu’à sa capacité à atteindre le noyau de la réalité ». (p. 208)

Kafka et Rilke
J’avais posé la question déjà dans ce Flotoir, quid d’une rencontre entre Kafka et Rilke qui évoluèrent non loin l’un de l’autre et dans les mêmes années.
Stach se penche sur un épisode bien intéressant, ce qui est sans doute la seule lecture publique de Kafka en Allemagne, qui lut La Colonie pénitentiaire, le 10 novembre 1916 à Munich, à l’invitation d’un galeriste. Celle lecture fit l’objet d’un récit, mais rédigé des années après, d’un certain Pulver récit sujet à caution, mais, note Stach, « il avait été témoin non seulement de la seule lecture que Kafka donna hors de Prague, mais aussi, semble-t-il, de l’unique entrevue entre lui et Rilke – événement exceptionnel y compris pour Kafka lui-même, dont la vie extérieure, à l’écart de la littérature, fournissait rarement l’occasion d’une pareille rencontre. Tout reste ainsi plongé dans une étrangère pénombre : cette galerie à l’étage de la librairie Goltz, fameuse dans toute la ville et décorée de tableaux de la Nouvelle Sécession ; quelques dizaines d’auditeurs, la plupart en manteau (Munich n’était pas épargnée par la pénurie de charbon) ; parmi eux, Rilke et quelques autres écrivains et critiques ; sans oublier Felice Bauer, probablement assise à une place d’honneur au premier rang. » (p. 211)

Nouveau silence
La période qui s’ouvre ensuite est marquée aussi par beaucoup de silence du côté de Kafka et en particulier envers Felice Bauer. Il trouve un lieu pour travailler, une étrange petite maison que loue sa sœur Ottla et dont elle lui laisse la jouissance, très largement. Et nouvelle énigme ! « L’hiver 1916-1917 a laissé au total quatre cahiers in-octavo non lignés d’environ 80 pages chacun : petit format maniable, propre à se glisser dans une poche de poitrine et à se transporter en ville. On suppose que Kafka en utilisa deux autres, qui ont disparu. À les ouvrir, ces carnets de notes d’allure peu spectaculaire et noircis de bout en bout (la philologie kafkaïenne les nomme « cahiers in-octavo A-D ») offrent une vision étonnante, déconcertante : notes longues, brèves ou minimales, prose et dialogue, vers isolés, passages datés ou non, alternance arbitraire de sténographie et d’écriture normale, rares titres, pages entières de ratures, mots répétés, phrases interrompues, transitions non marquées ou longues lignes de séparation, à quoi s’ajoutent des griffonnages, des noms énigmatiques, une adresse, des brouillons de lettres, une liste de commissions, des restes de pages arrachées ou déplacées, une fiche venue d’ailleurs… le tout écrit comme sur un coin de table. Après le désordre des cahiers du Procès, c’est la tâche la plus difficile que Kafka ait laissée à ses éditeurs, épreuve dans laquelle Max Brod devait échouer d’instructive façon. » (p. 229).
Non il y a là un déchaînement imaginaire tout aussi maîtrisé mais bien plus radical, une danse inouïe sur la limite entre le monde réel et le monde du langage. « J’étais raide et froid, j’étais un pont », nous disent les premiers mots du cahier B ; « Tout homme porte une chambre en lui », lit-on quelques pages plus loin ; « Personne ne lira ce que j’écris ici », annonce un mort-vivant ; « Nous campions à l’oasis. Les compagnons dormaient », raconte un voyageur ; ou encore : « Une pâmoison est venue me voir hier. Elle vit dans l’immeuble voisin. » Le lecteur d’aujourd’hui, déjà familier de plusieurs de ces textes, est également troublé par le contexte d’expérimentation où il les redécouvre dans les cahiers de Kafka depuis la parution de l’édition critique : innombrables les variantes, les interruptions, les changements de point de vue, les renvois transversaux d’un passage à un autre. Cette écriture évoque du magma. » (p. 230)

Un fantôme dans la gorge
Je viens d’ouvrir un nouveau livre,  une histoire de vie de l’Irlandaise Doireann Ni Ghriofa, Un Fantôme dans la gorge. L’histoire d’une mère au foyer qui s’identifie complètement avec une grande poète irlandaise du 18ème siècle, Eibhlin Dubh Ni Chonaill, auteur d’un poème célèbre « Caoineadh ». Le début n’est pas très prenant, ça le devient nettement plus lorsque la narratrice attend son quatrième enfant, une petite fille après trois garçons, dont on découvre lors d’une échographie qu’elle ne se développe plus car elle n’est plus vraiment nourrie du fait d’infarctus et d’ischémies dans le placenta. Les pages suivantes, la naissance dans la panique par césarienne et les semaines de couveuse sont impressionnantes et très prenantes. Très intéressant aussi l’intrication de la production de lait maternel et du contact avec le poème : car après les naissances, pendant des mois, la narratrice tire son lait pour le donner à une banque de lait maternel. Et quand elle tire son lait, elle lit le Caoineadh ! Puis elle le traduit, elle se l’approprie, après avoir cherché tout ce qu’elle pouvait trouver comme traductions et comme essais sur l’œuvre de la poète irlandaise.
J’ai trouvé un prononciateur, Caoineadh se prononce à peu près quouine, selon ce que j’entends.
Caoin est une plainte, une lamentation, caoineadh une élégie.

La mer gelée en nous
Anne Weber, dans une réflexion prenante sur les cendres (Asche en allemand) et la hache, s’interroge sur le célèbre passage de Kafka. « La hache tranche des têtes. Elle est assez charitable pour vous faire mourir en un instant. Briser la mer gelée en nous, c’est aussi ce qu’elle sait faire ; ce qu’elle doit même faire quand elle est langue, selon Kafka. Qui ne connait que la citation tronquée, célèbre, pourrait se dire, tiens, mais c’est bien agréable, l’effet qu’elle produit la littérature, une sorte de dégel intérieur, enfin on se réchauffe, ouf. Or, non, […] nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide […]. Voilà les mots qui précèdent. Nous étions comme anesthésiés intérieurement, le gel atténuait la douleur, nous empêchait de souffrir. Les livres, enfin les bons, les vrais, mettent fin à cet état de grâce, nous infligent une douleur atroce. » (p. 64)
→ ne connaissant pratiquement pas Anne Weber, je découvre qu’elle a beaucoup pour me parler ! Née en 1964 à Offenbach, elle est une écrivaine allemande qui vit à Paris depuis 1983. Elle écrit toujours deux versions, française et allemande, de ses livres. Elle est aussi traductrice littéraire dans les deux langues (notamment de Pierre Michon, Marguerite Duras, Peter Handke). Un paragraphe de la fiche Wikipédia sur son livre Vaterland me pousse à acquérir immédiatement ce livre, car je crois que je serai là vraiment sur zone de nombre de mes préoccupations. Je me sens enrichie. Et il se peut que par les thèmes abordés, Vaterland m’inflige de la douleur.

Deux langues
Poursuivant un peu mes recherches sur Anne Weber, je lis ces mots dans un entretien avec « Le Grand Continent » : « J’ai commencé à écrire — en allemand, qui est ma langue maternelle — quand j’étais adolescente, puis je suis partie en France à dix-huit ans où j’ai d’abord continué à écrire en allemand, toujours sans être publiée. Puis, au bout de quelques années à Paris, je me suis mise à écrire en français, et le premier manuscrit en prose que j’ai envoyé à un éditeur était en français ; le deuxième a fini par être publié. Alors, mes amis en Allemagne et ma famille se demandant ce que c’était que ce livre qu’ils ne pouvaient pas lire, j’en ai rédigé une version allemande — qui assez vite a été publiée en Allemagne. Deux ou trois manuscrits plus tard, je suis revenue à l’allemand comme première langue d’écriture, sans pour autant que cela ait procédé d’une décision consciente. Rétrospectivement, je me suis dit que j’avais eu besoin de ce détour par la langue française, que cela avait été une forme de prise de distance nécessaire. Depuis, j’écris toujours deux versions de mes livres dans cet ordre-là : d’abord en allemand, ensuite en français. Ce qu’on appelle le ‘sujet’ d’un livre ou la nationalité du personnage principal ne joue aucun rôle là-dedans, mais bien mon propre rapport à ces deux langues. » (source)

Autre question
Question : « Une particularité linguistique de votre livre, ce sont les noms propres, expressions ou idiomes français qui – souvent accompagnés de leur traduction littérale en allemand – sont utilisés dans les phrases allemandes. De cette manière, vous donnez non seulement à votre texte une certaine ‘couleur locale’, mais vous créez également une variété d’effets phonétiques poétiques. Dans d’autres livres, il vous est arrivé de faire l’inverse (de vouloir faire entendre des sonorités allemandes en français – je pense par exemple à Vaterland). Dans quelle mesure votre langue poétique est-elle le français-allemand ?
Anne Weber : « C’est intéressant que vous releviez cet aspect. Je n’ai pas toujours conscience de la façon dont les deux langues s’interpénètrent dans mes livres ; c’est simplement qu’en vivant dans cet espace mental plus large qu’ouvrent deux langues, il m’arrive d’ouvrir des portes et de laisser entrer un brin d’allemand dans une maison française ou une goutte de français dans un Haus allemand. »

Bilan Warburg
Après des orages intenses, huit blessés légers et de gros dégâts en Haute-Marne.
En Afrique du Nord, les précieuses figues de Barbarie décimées par un insecte.

Pas de réflexion théorique
J’aime bien cette réponse d’Anne Weber à une question du « Grand continent » sur son livre Vaterland : « je ne mène aucune réflexion théorique concernant ces sujets au-delà des questions que je me pose et que je pose dans ces deux livres, dans l’un à Annette et dans l’autre à mon arrière-grand-père et mon grand-père. Ce sont des questions qui me sont venues en songeant à leur vie, aux écrits qu’ils ont laissés, en allant sur les lieux où ils ont vécu. Non seulement je ne suis pas armée théoriquement pour répondre à vos dernières questions, mais je me garde volontairement de penser dans des catégories abstraites (nationalisme, anticolonialisme) parce que je considère que c’est plutôt la tâche des universitaires, historiens ou philosophes politiques, tandis que j’ai affaire, moi, à des individus plutôt qu’à des courants, dont par ailleurs je peux prendre connaissance, bien entendu. »

Le présent
Autre trouvaille, en naviguant de lien en lien sur le site du Grand Continent, une note de 2020 consacré à un livre en portugais de Adília Lopes qui dit en ouverture de son dernier livre (Dias et Dias, Assírio & Alvim, Lisboa 2020), que la poésie désentropise (source)
« Parmi les nombreuses choses qu’on peut apprendre de la littérature, d’un poème (J’ai appris dans un poème de Fleur Adcock que je pouvais manger du pain avec du fromage et des tomates. Je n’avais jamais essayé d’ajouter des tomates au pain avec du fromage. La littérature m’apprend tout. 23-V-2020, p. 49), la plus importante est certainement de démasquer l’injonction mensongère du carpe diem comme une tromperie tragique, de reconnaître que l’entropie n’est pas la corrosion du maintenant par l’après, mais plutôt la corrosion du maintenant comme impossibilité de la présence, comme inaccessibilité du maintenant à celui qui le vit. Le temps est le don du monde en tant que forme incessante, merveilleusement multiforme, fragmentation colorée, soustraction tragique  :
Ao longo dos anos foram demolindo as casas de Lisboa que tinham azulejos antigos lindíssimos na fachada. Os azulejos eram partidos, destruídos. Eu, quando passava por uma obra destas, apanhava do chão fragmentos de azulejos. Enfeitei as minhas estantes com estes bocadinhos de azulejos. Fica lindo, muito colorido, brilhante, mas é trágico.
(9-V-2020, p. 46)
Au fil des ans, on a démoli les maisons de Lisbonne qui avaient des très beaux vieux carreaux sur la façade. Les carreaux étaient cassés, détruits. Quand je passais au long d’un de ces chantiers, je ramassais des fragments de carreaux sur le sol. J’ai décoré mes étagères avec ces petits morceaux de carreaux. C’est beau, très coloré, brillant, mais c’est tragique.
(9-V-2020, p. 46)
→ et moi je ramasse non des petits morceaux d’azulejos dans les rues de Lisbonne, mais des petits fragments de vie qui me font aujourd’hui voyager d’Irlande en Allemagne, De Prague à Lisbonne. Alors que je suis perchée dans mon ciel parisien, dans un silence sidérant tant la ville est désertée. Habitée de dizaines d’associations intérieures qui me font revivre, au présent, bien des choses du passé.
Dans ce même article, je lis encore : « Le moi dit par la poésie, le moi temporel dans la radicalité de sa propre non représentabilité, est un ensemble chaotique de synecdoques (textuelles, sensorielles, émotionnelles) qui s’organisent, éblouissantes, intermittentes, indélébiles, dans le présent du mot comme une apparition qui a le pouvoir ingouvernable des accidents »


lundi 22 juillet 2024

Mes deux Irlandaises
La contemporaine qui écrit sur l’ancienne, la célèbre poète irlandaise du 18ème siècle,  Eibhlin Dubh Ni Chonaill (que ces noms irlandais, gaëliques en fait, sont difficiles !). Je ne pense pas que ce livre soit un chef d’œuvre littéraire, mais il est très attachant et m’intéresse en ce qu’il montre l’intrication profonde d’une vie d’aujourd’hui et d’une œuvre poétique d’hier. Il y a par ailleurs de beaux accents féministes. Doireann Ni Ghriofa montre comment, à l’époque,  la littérature composée par des femmes était conservée non pas dans des livres mais dans des corps féminins, répertoires vivants de poésie. Au cours de ses recherches, l’auteur raconte être tombée sur des arguments comme quoi, en raison de cette transmission orale, le Caoinneadh ne pouvait être considéré comme l’œuvre d’un auteur unique. Cela nous rappelle quelque chose ! Doireann pense, elle, qu’il s’agit là d’une assertion masculine portée sur un texte féminin.  (p. 86)
Elle se penche aussi sur des lettres échangées par les deux frères d’Eibhlin Dubh Ni Chonaill, où sont parsemées, chichement, quelques allusions aux vies de femmes. Et voilà Doireann Ni Ghriofa qui décide, de se « livrer à un acte d’effacement volontaire et de tailler dans chaque document jusqu’à ce qu’il n’en reste que la vie des femmes. En pratiquant cette lecture biaisée, je m’évertuerai, dit-elle, à faire se manifester à nouveau les vies féminines dans les textes masculins. » (p. 89)
→ et moi de voir surgir aussi bien les pages caviardées de Lucien Suel que des conversations avec Marie-Claire Bancquart qui en savait long sur l’effacement des femmes !

Le dessein de l’auteur
Petit à petit se dessine le dessein de Doireann Ni Ghriofa, marqué par une obsession grandissante, au fil de sa vie et des épreuves de sa propre vie, à reconstituer celle d’Eibhlin Dubh Ni Chonaill. épreuves de sa propre vie, la naissance de sa fille, des accidents de voiture… Elle donne le mode d’emploi pour fabriquer une marionnette et conclut en écrivant : Retenez cette leçon : dans chaque page il y a des femmes non dessinées qui attendent, observant chacune un silence particulier. » (p. 91). Il y a presque un phénomène de vases communicants dans le livre : au début il est beaucoup question de bébé et de tire-lait (j’adore !) puis le thème Eibhlin ne cesse de grandir, de grossir, de faire tache d’huile, sans pour autant que l’on perde le fil de la vie quotidienne de Doireann.
Et cette fois, ce que j’ai vu surgir, lisant cette page, ce sont les beaux dessins de Colette Deblé, qui me semble toujours dormir dans les pages, n’attendant que les baisers des lectrices et lecteurs pour se réveiller.

Une évocation très parlante pour moi
« C’est le printemps quand j’arrive à Derrynane. Je découvre que, même au plus profond de cette forêt, la puissance sonore de la marée agit comme un aimant, me fait tourner la tête et que grâce à elle (…) je retrouve mes repères. » (p. 99)
→ J’ai éprouvé un jour exactement cette sensation profondément surprenante de percevoir le bruit de la mer, dans une sorte de marécage boisé, dans lequel nous descendions, pas si près que cela de la mer. L’alliage arbres et ronflement de l’océan avait quelque chose d’inouï.

Vaterland, Anne Weber
J’ouvre le livre d’Anne Weber, Vaterland. Et suis surprise par l’analogie avec la lecture dont je sors, en cette grande après-midi d’été où je n’aurai fait que lire. Dans les deux cas, les narratrices tentent de composer le portrait d’une personne disparue, ayant vécu longtemps avant elles. Ici Anne Weber part à la recherche de son arrière-grand-père Rang, qu’elle décide de nommer Sanderling dans son livre.
Puis autre coïncidence étonnante, Anne Weber, comme je l’ai fait quelques heures auparavant, raconte qu’elle a utilisé un « prononciateur » en ligne. Elle voulait entendre dire le nom original d’Auschwitz en polonais, Oświęcim. Comme moi j’ai cherché à entendre caoineadh.

Sanderling
Il s’appelle en réalité Florens Christian Rang, et c’est donc l’arrière-grand-père d’Anne Weber. Elle choisit de lui donner ce nom de Sanderling, qui veut dire bécasseau. celui qui court au bord de l’eau avançant et reculant au gré du ressac. Il y a manifestement pour elle une question autour de sa généalogie paternelle, elle l’évoque par bribes, se disant enfant naturel, et ne s’être que peu intéressée pendant des années à cette ascendance. Il y a pourtant là deux personnages bien singuliers, l’arrière-grand-père, qui est une grande figure et le grand-père, qui a été nazi. « Comme être vivant et même comme souvenir, Sanderling a disparu des mémoires actuelles. Les dernières personnes qui l’ont encore connu sont mortes dans les années soixante-dix du siècle passé, et je n’ai jamais parlé à aucune d’entre elles. Pourtant, il reste infiniment plus de choses de lui que de la plupart des disparus. Il y a un nombre considérable de documents qui sont gardés dans des conditions optimales de conservation dans des archives ; il y a des correspondances, des écrits publiés et d’autres non publiés ; il y a des descriptions de l’homme, y compris chez Walter Benjamin et Hofmannsthal. Il y a des photographies. Il y a les lieux où il a vécu. » (Anne Weber, Vaterland, Éditions du Seuil, pp. 13-14
Et en effet : « Afin d’en apprendre plus sur la vie de Sanderling, je me plonge dans ses notes autobiographiques qui, avec quantité d’autres écrits de sa main, sont conservées aujourd’hui aux Archives Walter-Benjamin à Berlin. Car si Benjamin n’est pas devenu son légataire, comme l’avait souhaité Sanderling, les deux hommes ont au moins fini par avoir le même : les archives en question. » (p. 41).

Éléments personnels
« Je n’ai pas connu le père de mon père, bien qu’il soit mort quand j’étais déjà jeune fille. J’étais de ces choses qui arrivaient mais qu’on faisait semblant d’ignorer : un enfant naturel (comme si les autres étaient artificiels). Ce sont mes frères et sœurs légitimes qui m’ont appris plus tard qu’il fut un gentil ‘papy’ » (p. 50).
Mais dit-elle, parlant de ses recherches, « Je continue à lire, à me frayer un passage à travers la broussaille du temps » (p. 128).

Bilan Warburg du dimanche 21 juillet 2024
L’Amazonie continue de brûler malgré le recul de la déforestation.
Le lac de Maracaibo au Venezuela empoisonné par le pétrole


mardi 23 juillet 2024

Inventaire des catastrophes – mardi 23 juillet 2024
Aux Etats-Unis, les incendies se multiplient dans l’Ouest, frappé par une vague de chaleur.
Au moins 157 morts dans des glissements de terrain en Éthiopie

Mes lectures
J’ai fini le roman irlandais de Doireann Ni Ghriofa qui part complètement en quenouille à partir de la moitié. J’ai bien aimé le lire, mais ce n’est pas un très bon livre. Les moyens de l’écrivain ne me semblent pas à la hauteur de l’ambition de son projet. Mais l’intrication entre une vie contemporaine, très femme au foyer, avec bébés à répétition, allaitement et tire-lait pendant des mois et une obsession pour une poète du 18ème qui la pousse à une enquête très fouillée, avec pas mal d’idées féministes justifiées derrière la tête,  est un beau sujet.
J’aime bien le Vaterland d’Anne Weber. Je suis dans des pages où elle s’appesantit beaucoup sur son grand-père paternel, nazi, plus ou moins proche de la SA. Quelle douleur ! Mais le livre est surtout une quête de l’arrière-grand-père qui lui fut une grande figure, très respectable et respectée. Elle va courageusement au fond des questions et pas seulement concernant les siens, mais aussi elle-même, son rapport à ses deux pays, France et Allemagne, sa généalogie. Et au-dessus de tout cela, très haut, planant, mon Kafka et aussi son biographe.


samedi 27 juillet 2024

Inventaire Warburg
L’Australie interdit l’exploitation d’un gisement d’uranium sur un site aborigène, Jabiluka, samedi 27 juillet 2024
[j’abandonne cet inventaire qui ne fait pas vraiment sens dans ce Flotoir]


samedi 31 août 2024

Poésie et prose
Après une longue pause, l’envie flotoireuse, défaillante, me revient avec son habituelle désir de collecter, engranger, fixer ici ce qui m’intéresse, me touche, me fait rêver, me stimule. Ainsi de ces mots de Mathieu Jung dont j’apprécie de plus en plus le blog.
« Il y aurait, tout d’abord, la belle formule de Hegel, la ‘prose du monde’, que reprendra Merleau-Ponty. ‘Ce qui manque, écrit Hegel, c’est l’état originellement poétique du monde d’où procède la véritable épopée. Le roman, pris au sens moderne, présuppose une réalité déjà ordonnée en prose’ (Cours d’esthétique, J.-P. Lefèbvre trad.).
Flaubert de son côté est peut-être encore plus stimulant : ‘Vouloir donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée (sans dénaturer le sujet) est peut-être une absurdité. Voilà ce que je me demande parfois. Mais c’est peut-être aussi une grande tentative et très originale !’ (Lettre à Louise Colet du 27 mars 1853, ibid., p. 287).
Le terme de prose s’oppose traditionnellement au vers ou à la poésie. Le vers renvoie à la charrue, qui revient en bout de sillon. La prose, quant à elle, du latin prorsus, file en ligne droite, directement.
Or, la prose est aussi une sorte de chant. Littré le rappelle : ‘Terme d’Église. Hymne latine rimée que l’on chante à la messe immédiatement avant l’Évangile dans les grandes solennités, ainsi dite parce qu’on y observe seulement le nombre des syllabes, sans avoir égard à la quantité prosodique. La prose des morts. » (source)
Le Flotoir : « Atlas, herbiers et rituels », d’un poème de Mallarmé cité par Mathieu Jung.


mardi 3 septembre 2024

Le pape et la lecture
J’ai très surprise de voir que le pape avait publié une lettre sur l’importance de la lecture dans la formation, non seulement des prêtres mais de toute personne ! Et encore plus surprise d’apprendre cela via Fabula !
Dans cette lettre il est question de « de l’importance de la lecture de romans et de poèmes dans le parcours de maturation personnelle. Souvent, dans l’ennui des vacances, dans la chaleur et la solitude de certains quartiers déserts, trouver un bon livre à lire devient une oasis qui nous éloigne d’autres choix qui ne nous feraient pas du bien. Il y a aussi les moments de fatigue, de colère, de déception, d’échec, et lorsque nous ne parvenons pas, même dans la prière, à trouver la tranquillité de l’âme, un bon livre nous aide à traverser la tempête jusqu’à ce que nous retrouvions un peu de sérénité. Et peut-être cette lecture nous ouvre-t-elle de nouveaux espaces intérieurs qui nous aident à ne pas nous enfermer dans les idées obsessionnelles qui nous tiennent inexorablement. Avant que les médias, les réseaux sociaux, les téléphones portables et autres dispositifs deviennent omniprésents, cette expérience était fréquente, et ceux qui l’ont connue savent de quoi je parle. Il ne s’agit pas d’une chose dépassée. Contrairement aux médias audiovisuels où le produit est plus complet et où la marge et le temps pour “enrichir” le récit et l’interpréter sont généralement réduits, le lecteur est beaucoup plus actif dans la lecture d’un livre. Il réécrit en quelque sorte l’œuvre, l’amplifie avec son imagination, crée un monde, utilise ses capacités, sa mémoire, ses rêves, sa propre histoire pleine de drames et de symboles. Et ce qui en ressort est une œuvre bien différente de celle que l’auteur voulait écrire. Une œuvre littéraire est donc un texte vivant et toujours fécond, capable de parler à nouveau de multiples façons et de produire une synthèse originale avec chaque lecteur qu’elle rencontre. Dans la lecture, le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne, de sorte que chaque nouvelle œuvre qu’il lit renouvelle et élargit son univers personnel ». Un peu plus loin, parlant de la formation des prêtres il déplore que la lectures soit considéré comme un divertissement : « À quelques exceptions près, l’attention portée à la littérature n’est pas considérée comme essentielle. Je voudrais affirmer que cette approche n’est pas bonne. Elle est à l’origine d’une forme grave d’appauvrissement intellectuel et spirituel des futurs prêtres qui sont ainsi privés d’un accès privilégié, par la littérature, au cœur de la culture humaine et plus précisément au cœur de l’être humain. »
Je note encore : « Lorsque je pense à la littérature, je me souviens de ce que le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges disait à ses étudiants : ‘le plus important est de lire, d’entrer en contact direct avec la littérature, de s’immerger dans le texte vivant qui se trouve devant nous, plutôt que de s’attacher aux idées et aux commentaires critiques’. Et Borges expliquait cette idée à ses étudiants en leur disant qu’au début ils ne comprendraient peut-être pas grand-chose à ce qu’ils liraient ; mais, en tout cas, ils entendraient “la voix de quelqu’un”. C’est une définition de la littérature que j’aime beaucoup : écouter la voix de quelqu’un. Et n’oublions pas combien il est dangereux de ne plus écouter la voix de l’autre qui nous interpelle !
Et comment ne pas me réjouir de la proposition 22. « T.S. Eliot, le poète à qui l’esprit chrétien doit des œuvres littéraires qui ont marqué le monde contemporain, a décrit à juste titre la crise religieuse moderne comme celle d’une ‘incapacité émotionnelle’ généralisée. À la lumière de cette lecture de la réalité, le problème de la foi aujourd’hui n’est pas avant tout de croire plus ou moins aux propositions doctrinales. Il s’agit plutôt de l’incapacité de nombre de personnes de s’émouvoir devant Dieu, devant sa création, devant les autres êtres humains. La tâche est donc de guérir et d’enrichir notre sensibilité. C’est pourquoi, à mon retour du Voyage Apostolique au Japon, lorsqu’on m’a demandé ce que l’Occident avait à apprendre de l’Orient, j’ai répondu : ‘Je crois qu’il manque un peu de poésie à l’Occident’. »
Puis il invoque encore Proust : « En ce qui concerne les contenus, il faut reconnaître que la littérature est comme “un télescope” – selon la célèbre image inventée par Proust – braqué sur les êtres et les choses, indispensable pour mettre en évidence “la grande distance” que le quotidien creuse entre notre perception et la totalité de l’expérience humaine. ‘La littérature est comme un laboratoire photographique dans lequel les images de la vie peuvent être traitées pour en révéler les contours et les nuances. C’est donc à cela que “sert” la littérature : à “développer” les images de la vie’, à nous interroger sur son sens. Elle sert, en somme, à faire efficacement expérience de la vie. »
Distance, lenteur : « Il est nécessaire de retrouver des manières de se comporter face aux réalités accueillantes, non stratégiques, non directement finalisées à un résultat, où il est possible de laisser émerger l’infinie démesure de l’être. Distance, lenteur, liberté sont les caractéristiques d’une approche du réel trouvant précisément dans la littérature une forme d’expression qui n’est certes pas exclusive mais privilégiée. La littérature devient alors un gymnase où l’on entraîne le regard à chercher et à explorer la vérité des personnes et des situations en tant que mystère, en tant que chargées d’un excès de sens qui ne peut se manifester que partiellement dans des catégories et des schémas explicatifs, dans des dynamiques linéaires de cause à effet, de moyen à fin »
« La merveilleuse diversité de l’être humain et la pluralité diachronique et synchronique des cultures et des savoirs sont configurées dans la littérature en un langage capable d’en respecter et d’en exprimer la variété. Elles sont en même temps traduites dans une grammaire symbolique du sens qui nous les rend intelligibles, non pas étrangères, mais partagées. L’originalité de la parole littéraire réside dans le fait qu’elle exprime et transmet la richesse de l’expérience non pas en l’objectivant dans la représentation descriptive du savoir analytique ou dans l’examen normatif du jugement critique, mais comme contenu d’un effort expressif et interprétatif donnant un sens à l’expérience en question. » (Lire l’intégralité de cette lettre, dont j’avoue humblement que je n’aurais jamais pensé la citer autant).

Poesibao
Il m’est apparu soudain que Poesibao était devenu trop lourd pour moi, notamment en ce qui concerne les demandes pour les notes de lecture. La gestion des livres (y compris matérielle) et le rapport avec nombre de personnes sont devenus difficiles. Je ne suis plus jeune, il me faut bien l’admettre ! Or cela m’attristait de fermer complètement Poesibao au moment même où le site va avoir vingt ans. Je me suis accordé un long temps de pause, de silence, d’expérimentation intérieure, mue aussi par une sorte de burn-out. Et j’ai choisi de travailler sur deux points : l’implication quasi quotidienne en flux continu depuis 20 ans et la solitude. Poesibao II qui a succédé à Poezibao I va donc être suivi à son tour par une troisième embarcation, Poesibao III, toujours sur le même site. Mais la périodicité va radicalement changer, pour devenir celle d’une sorte de revue, sans doute trimestrielle, en tous cas dans un premier temps. Et je sors de ma solitude très pesante grâce à l’appui, désormais, d’Isabelle Baladine Howald et d’Anne Malaprade qui ont accepté de construire et d’éditer ce nouveau projet avec moi. Je les en remercie de tout cœur. Nous espérons sortir un premier numéro au moment de la Toussaint. Et nous travaillerons désormais sur sollicitations de notre part et pas sur propositions de contributions. Il y aura désormais peu de notes de lecture, mais beaucoup d’inédits, d’entretiens, l’anthologie sera de nouveau mieux alimentée, les dossiers de traduction de Jean-René Lassalle perdureront, il y aura aussi des études et un élargissement du champ, littérature, arts, cinéma, musique. Avec la même idée-force qu’en 2004, au tous débuts, donner à lire et à découvrir.

Kafka
Tout l’été, avec Kafka. Je reprends mes relevés, ici, dans le tome 2, Le Temps de la connaissance.
Je redis comme cette biographie est passionnante car non contente de donner les faits existentiels, elle propose maintes analyses, de l’œuvre et aussi de tout le contexte, si important pour comprendre l’œuvre. C’est d’une richesse inouïe.

Kafka et la langue
Kafka ne se laisse pas non plus aller à attenter aux fondements de la langue : pas de néologismes, d’allitérations gratuites, de mimétisme de l’oralité, d’atteinte à la grammaire, ni d’accumulation de tirets ou de points d’exclamation. La langue allemande classique est l’unique médium que continue de respecter Kafka, il n’en franchit jamais les limites arbitrairement et encore moins en vue d’un simple effet – mais son voyage à l’intérieur de ce médium le mène dans des régions où personne n’avait pénétré avant lui. (Reiner Stach,  Kafka, le temps de la connaissance – tome 2, pp. 231-232).

Une dynamique
Reiner Stach évoque aussi une « dynamique très caractéristique qui marque toute sa vie, voire le maintient en vie : une dynamique du cas d’urgence. Le retard d’une lettre, un toussotement dans la pièce voisine le font flancher ; une fin du monde lui ouvre de nouvelles ressources, apparemment illimitées. » (p. 238).

La tuberculose
« Samedi 11 août 1917, 4 heures du matin. Kafka se réveille. Quelque chose ne va pas, il le sent. C’est sa gorge. Sa bouche se charge de salive, il crache, mais rien n’y fait. » C’est du sang qu’il crache, il est atteint de la tuberculose sans doute contractée en recevant des blessés de guerre dans les bureaux de l’Office. (p. 283).
→ La reprise de ces relevés me demande toute une petite gymnastique car ma lecture se poursuit par ailleurs et j’en suis au Tome 3 qui relate les années de jeunesse. Beaucoup de sauts temporels donc puis dans le Tome 3 j’ai lu tout récemment le portrait de Max Brod, lorsque lui et Kafka sont tout jeunes !
Kafka sera très vite conscient du caractère inéluctable de l’évolution de sa maladie, comme l’atteste cette lettre à Felice : « Du reste, je te confie un secret auquel pour l’heure je ne crois pas moi-même (même si l’obscurité qui tombe loin autour de moi quand j’essaie de travailler ou pense pourrait bien m’en convaincre) mais qui doit pourtant être vrai : je ne guérirai pas. Précisément parce que ce n’est pas une tuberculose qu’on peut coucher sur une chaise longue pour la soigner, mais une arme dont l’extrême nécessité subsiste aussi longtemps que je subsiste. Et l’un et l’autre ne peuvent subsister en même temps » (p. 314)

De l’écriture
« Kafka parle de l’écrivain en général, et il laisse échapper une tautologie : on ne peut pas savoir si tous ceux (ou presque) qui savent écrire sont par là même capables de parler du fond du malheur, car ceux qui ne le peuvent pas ne laissent aucune trace. En réalité, Kafka a ici en vue une expérience très caractéristique de son propre cas, une vérité existentielle dont il retrouve chaque fois la merveilleuse confirmation : ‘On n’a pas idée de tout ce qu’on a chez soi’, comme il l’avait écrit lui-même dans Un médecin de campagne. Au point zéro, on trouve de nouvelles réserves. C’est ce qui le sauvera, jusqu’à la fin. » (p. 320)
Il avait fait état un peu auparavant de cette capacité : malheureux. « Oui, je peux même aller au-delà et, avec diverses fioritures, au gré d’un don qui semble n’avoir aucun rapport avec le malheur, fabuler là-dessus simplement ou par antithèses ou avec des orchestres entiers d’associations. » (p. 319)
→ des orchestres entiers d’associations !

Les Cahiers de Zürau
Documents tout à fait particuliers, exceptionnels, dont la description fait rêver : « Mais cette certitude que le contenu des cahiers de Zürau servait uniquement son propre éclaircissement et ne se prêtait pas à une publication – surtout pas sous forme de livre – était appelée à se confirmer de façon ironique. Ce sont pour l’essentiel des notes compactes qui se concentrent sur des questions philosophiques et religieuses, sur le bien et le mal, la vérité et le mensonge, l’aliénation et la rédemption ; des notes – et ce n’est pas surprenant de la part d’un auteur qui tremblait encore sous le choc d’un réveil ensanglanté –, des notes qui mènent chaque fois au bord d’un abîme où la pensée fait face à sa propre extinction. La plupart restent fragmentaires : phrases isolées qui s’arrêtent dans le vide, tournures aphoristiques imagées, lumineuses, étincelantes, recherches diffuses et brutalement interrompues, toutes séparées les unes des autres par des lignes horizontales. Elles trouvent peu d’équivalents dans la littérature mondiale, en tout cas sur le plan formel : les cahiers de Paul Valéry (immense chantier qui ne fut cependant révélé qu’après 1945) et, bien sûr, les Pensées de Pascal. » (pp. 344-345).
Plus loin : « Kafka ne s’inquiétait pas de savoir s’il écrivait encore de la littérature : il écrivait, voilà tout, bien qu’à un autre niveau. ‘Je peux encore connaître une satisfaction passagère avec des travaux comme le Médecin de campagne, écrivit-il dans son journal de Zürau, à supposer que je réussisse encore quelque chose de ce genre (très improbable) mais le bonheur seulement si j’arrive à élever le monde jusqu’au pur, au vrai, à l’immuable » C’est l’un des commentaires les plus connus et les plus percutants de Kafka sur le sens et le but de son travail d’écrivain. Il cerne les contours du travail ‘immense’ qui se profile devant lui après son renoncement au mariage, et il indique qu’il compte bien s’essayer à d’autres textes narratifs pour s’acquitter de cette tâche. Mais ce qui est proprement démesuré, c’est l’exigence ici formulée par Kafka – même la perfection artistique lui semble peu de chose –, et plus encore l’assurance qu’il mobilise au moment même où il envisage comme une possibilité réelle la saisie d’une vérité transcendante. Dorénavant, Kafka veut tout : la réussite, la connaissance, la justification de son existence, le bonheur. » (pp. 347-348).


©florence trocmé, 2024

 

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