« La Forme du reste »


Le Flotoir, 14 octobre au 31 décembre 2024, avec Pierre Vinclair, Michèle Métail, Nicolas Pesquès, la photographie, la biographie, etc.


 

photo florence trocmé – 2024

 

 

lundi 14 octobre 2024

L’importance de la biographie
Je lis un bel article dans Diacritik, un entretien de Fabien Avet avec Nicolas Poirier qui vient de publier un livre sur Susan Sontag. Poirier évoque la biographie de Susan Sontag par Moser qui fut essentielle pour lui, qui n’était jusqu’alors pas vraiment entré dans le travail de Sontag, alors même que quelque chose d’elle lui faisait signe : « C’est pour cela qu’avec la biographie de Moser, j’ai tout de suite voulu me plonger dans la vie de Sontag et c’est par cette porte que je suis venu à son œuvre. J’ai commencé à me passionner pour sa vie. C’est aussi une intellectuelle au sens le plus fort du terme, à laquelle je me suis vite identifié. C’est donc à partir de là que j’ai eu envie d’écrire sur elle. Si je n’avais pas lu cette biographie, je n’aurais certainement pas éprouvé le désir d’écrire sur Sontag, car je n’aurais sûrement pas eu envie de la lire de manière systématique. Plus généralement, il m’est très difficile de séparer la personnalité de l’écrivain ou du penseur et l’œuvre. C’est même dans mon cas presque impossible. Il faut que je puisse imaginer la vie des auteurs et des autrices que je lis, il faut que leur existence m’accompagne dans la lecture. »
→ Je pense être tout à fait dans le même cas. Souvent je « sens » une part des choses à travers l’écrit mais quand je peux, j’éprouve le besoin d’en savoir plus sur la vie de l’auteur. C’est ainsi que j’ai procédé ces dernières années avec Danilo Kiš, Clarice Lispector et en dernier lieu Franz Kafka. Le Flotoir fourmille d’évocation des biographies de Mark Thompson, Benjamin Moser dont je découvre à l’instant qu’il est l’auteur de ma biographie de Clarice Lispector et Reiner Stach, tous très grands biographes. Que Benjamin Moser soit l’auteur et de la biographie magnifique de Clarice Lispector et de celle de Susan Sontag me pousse à acheter cette dernière ! (Source)

Sensibilité oppositionnelle !
« Sontag est une incitatrice à repenser les choses. Son goût pour la rupture est central chez elle. Il va avec la faculté d’accueillir la nouveauté, même quand le présent y paraît le plus rétif. Selon moi, cette sensibilité oppositionnelle garde son importance à l’heure actuelle, contrairement aux discours assez convenus sur la perte de la transmission ou l’ethnocentrisme du présent, et même si, bien entendu, la nouveauté peut sembler une denrée plus rare qu’auparavant, dans la mesure où des démarches artistiques considérées comme transgressives il y a cinquante ans ont été intégrées au registre des gestes désormais usuels, ou alors sans réelle portée contestataire. Sontag a toujours été de ce point de vue une outsider, même au plus fort de sa gloire dans les années 1970, car elle a toujours subi les attaques de la frange la plus conservatrice des critiques et des universitaires, qui lui reprochaient de désacraliser les plus hautes valeurs artistiques et de mettre en question les normes canoniques en matière d’esthétique et de beauté. (…) Susan Sontag s’est volontiers définie comme une écrivaine polémiste, écrivant pour défendre ce qui est attaqué, et n’hésitant pas à se remettre en question, en allant jusqu’à contester ses propres positions. Sontag a toujours entretenu une relation antagoniste au goût des autres mais également à son propre goût et à son propre travail, comme si ce qu’elle avait écrit le jour d’avant devenait faux ou caduc le jour d’après, et qu’il fallait reconsidérer les choses à chaque fois d’un bloc. » (ibid.)

Autodidacte
« Ce qu’elle écrit ne découle jamais de la possession d’un savoir préalable mais de l’interrogation à partir d’un certain savoir, sur ce savoir, et même en partie contre lui. L’érudition ne prouve rien, et parfois ce peut être un frein. Comme la plupart des intellectuels, c’est une autodidacte, ce qui caractérise aussi très bien la démarche de Foucault, qui n’a jamais cessé de transformer le champ de ses questionnements et de ses objets. Chez Sontag, l’autodidactie devient presque un genre en soi. Ce n’est pas une intellectuelle organique (Gramsci) parlant au nom d’un certain groupe social et d’une conception déterminée et cohérente du monde. »
→ Cela me touche beaucoup et m’encourage, car ne suis-je pas moi-même autodidacte, en littérature, musique et photo.


mardi 15 octobre 2024

Souvenirs visuels
Jean-Christophe Dichant en sa lettre photo quotidienne : « je n’ai pris au smartphone que quelques images d’illustration pour mon journal personnel, écrit-il ce matin dans sa lettre quotidienne, après avoir précisé qu’il avait avec lui tout son matériel photo. C’est ce qu’il faut que je me mette en tête de faire. Dichant ajoute : « Ce jour-là j’avais juste envie d’ouvrir les yeux et de profiter. Créer des souvenirs visuels est aussi important pour moi que de photographier à tout v »


mercredi 16 octobre 2024

Tous ceux qui n’ont pas eu le Nobel
j’aime bien cette réponse de Eduardo Berti au « Questionnaire de Bolaño » qui lui a été soumis par Emmanuel Bouju dans « En attendant Nadeau » :
Question : Marcel Proust, Claude Simon ou Annie Ernaux ?
Réponse : Marcel Proust et tous ceux qui n’ont pas gagné le Nobel : Nabokov, Borges, Woolf, Joyce, Duras, Calvino, Tsvetaïeva, Tanizaki, Cortázar, Perec, Dinesen, Gombrowicz, Katherine Mansfield… La liste donne envie de ne jamais être nobélisé.
Et cette autre réponse :
Collectionnez-vous les boules à neige ?
Je ne suis pas un collectionneur d’objets… ni un bibliophile qui aimerait les premières éditions et des trucs semblables. En revanche, je suis un lecteur-collectionneur : j’aime repérer des choses spécifiques dans les livres et ainsi construire des listes ou des catalogues ; par exemple, un inventaire d’inventions issues de la fiction ou une collection de questions trouvées dans mes lectures.
C’est un peu le Flotoir ça !
Dernière question que j’ai retenue :
Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes, par exemple ?
Je pense toujours que le lecteur est plus intelligent que moi. Je pense au lecteur comme à un camarade de jeu qui possèderait le très rare talent d’être coéquipier et adversaire à la fois. Et je n’oublie pas, comme le disait Carlos Fuentes, que « le lecteur connait le futur ».
source

Ce que j’ai vu, entendu, appris de Giorgio Agamben
Très bel article de Fabien Ribery sur Ce que j’ai vu, entendu, appris, de Giorgio Agamben paru chez Nous : « Ce que j’ai vu, entendu, appris… du philosophe italien Giorgio Agamben est un livre de sauvegarde.
Il faut le lire, le relire, penser avec lui, le garder près de soi, il est extraordinaire.
Qu’écririez-vous au soir de votre vie ?
Giorgio Agamben – né à Rome en 1942, et encore pleinement de ce monde – livre en une succession de brefs paragraphes des méditations qui sont des réflexions, des choses vues, des propositions pour traverser le temps et ses vilenies.
Rien de pesant, des fusées, des flottaisons de pierres denses non coupantes.
La sainteté est possible, le combat politique se prouve dans l’absolu de l’amour, nous ne sommes pas seuls si nous partageons l’énigme de nos présences. » (Lire cet article)

Le Clavier bien tempéré
Je suis en pleine réécoute du Clavier bien tempéré de Bach (au piano). J’ai plusieurs coffrets de l’œuvre, mais je ne connaissais pas ces deux pianistes, femmes, découvertes sur Youtube, Maria Czech et Sara Daneshpour. Je trouve dans leur interprétation une douceur et une tendresse qu’il ne m’a pas semblé entendre ainsi sous les doigts de mes pianistes, Gould compris. Cette œuvre me suit depuis toujours, j’en ai travaillé plusieurs pièces, cela me donne envie de revenir à la partition et pourquoi pas un peu à l’exécution (je sais que c’en est une, mais pas volontaire et de toutes façons c’est pour moi seule).
→ Et je refuse l’abréviation souvent employée, par paresse, de CBT, alors que ce titre est si beau, une invite au piano à soi seul. Allez retrouver votre clavier bien tempéré. Même s’il vous arrive de jouer des œuvres qui ne sont pas « bien tempérées ». Voir cette très » belle page de Wikipédia sur laquelle on peut écouter un petit extrait de chaque prélude et fugue. « Le Clavier bien tempéré — Le Clavecin bien tempéré — en allemand : Das Wohltemperierte Clavier (original) ou Das Wohltemperierte Klavier (moderne) — BWV 846-893, désigne deux cycles de 24 préludes et fugues chacun, composés par Jean-Sébastien Bach. Ces deux recueils sont l’une des œuvres les plus importantes dans l’histoire de la musique classique.
Chacun des deux livres propose un prélude et une fugue dans les 12 tons et modes majeur et mineur, soit 24 préludes et fugues, dont l’objectif est à la fois musical, théorique et didactique. Chaque livre débute par la tonalité de do majeur, se poursuit par celle de do mineur, suivie de do# majeur, etc., jusqu’à avoir parcouru toute la gamme chromatique. »


dimanche 10 novembre 2024

Lait
la culture est pour moi un second lait maternel (il n’y a pas eu de premier, ça ne s’est pas bien passé du côté de l’allaitement, manifestement !) ; très vite j’ai découvert que je pouvais me réfugier dans les livres, les images, la connaissance, la pensée, l’observation, la musique, l’art, les sciences et m’en nourrir. Trois grands mondes ont survécu que je creuse inlassablement, la littérature, la musique et la photo. Je suis heureusement douée d’une très grande curiosité naturelle pour presque tout.
Résilience = chambre de compensation !

Poesibao III
Lundi dernier, 4 novembre 2024, comme prévu, lancement du numéro 1 de Poesibao III. J’ai quasiment fini les mises en ligne des 25 articles, il me reste quatre notes de lecture pour demain.

Jacques Robinet
J’ai pu lui rendre hommage dans ce premier numéro de Poesibao et je me suis rendue hier à un beau moment de lecture, à la librairie La Terrasse de Gutenberg. Avec les deux éditeurs de la Coopérative, Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, le compagnon de Jacques, le peintre Renaud Allirand, Nathalie de Courson, Anne Malaprade. Nous étions nombreux et tous très fervents lecteurs de cette œuvre de Jacques.

Susan Sontag
Je me suis lancée dans une grande biographie de Susan Sontag ; mais c’est assez curieux, car chaque fois que je m’approche, par ses livres comme par ce récit de sa vie, -très beau travail de Benjamin Moser qui a écrit la magnifique biographie de Clarice Lispector-, je me sens comme repoussée… ce n’est pas un jugement, sauf peut-être qu’il me semble que cette femme avait quelque chose de très dur.
J’ai essayé d’exprimer cela aussi à propos de mes tentatives de jouer Schumann au piano (pas de l’écouter, heureusement), un sentiment presque physique qu’une main sortait de la partition pour la cacher et me dire, non, pas pour toi. Personne n’a jamais su me répondre à propos de cette impression, même mes professeurs de musique (mais je devrais la poser à Pascal Quignard !). Je pense personnellement qu’il doit y avoir là une question de structure psychique : autant je suis en adéquation, presque à l’excès, avec celle de Schubert (j’ai pu écrire et dire qu’il m’était comme un frère), autant je ne le suis pas avec celle de Schumann et donc principalement, quand il s’agit de le jouer (même l’Oiseau-prophète ! De toutes façons, il y a Clara Haskil et elle seule).


mardi 19 novembre 2024

Giorgio Agamben
J’ai lu hier soir avec un grand bonheur le merveilleux livre de Giorgio Agamben, ce que j’ai vu, entendu, appris, démarche un peu perecquienne, mais seule la démarche l’est, c’est aussi une très belle idée d’annotations.
Le principe ? un lieu, un moment, souvent inaugurant un court paragraphe. Celui-ci traduit une sensation ou une impression, évoque une contemplation, puis enchaîne parfois tout en douceur sur une méditation philosophique, sur ce que cette situation aura appris à l’auteur, lui aura fait comprendre. Belle traduction de Martin Rueff.


lundi 25 novembre 2024

Du Journal de Kafka
Je finis ici d’extraire mes notes sur l’immense et superbe biographie de Kafka de Reiner Stach, traduite par Régis Quatresous. Je relève ces propos sur le Journal : « son journal, entamé en 1909, du moins pour la première partie qui nous est parvenue. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un journal au sens strict – les entrées ne sont datées qu’à partir de la fin de 1910. En fait, Kafka se lança dans ces cahiers pour consigner et travailler tout ce qui le préoccupait, à des degrés très variables de ‘fictionnalisation’ : impressions microscopiques ; choses vues dans sa famille, dans la rue, au cabaret et au cinéma ; trouvailles spontanées, des images le plus souvent ; souvenirs, rêves et rêveries ; observations de son propre corps et de celui des autres, mimiques et gestes remarquables ; puis des conversations avec lui-même, des brouillons de lettres, des impressions de lectures et des extraits, l’esquisse de vastes réflexions, des élans vers le récit. Et Kafka manie la plume comme s’il s’agissait chaque fois d’ébauches littéraires : il corrige, ajoute, rature, rectifie parfois jusqu’à la ponctuation, raye des phrases au point de les rendre illisibles, et tout cela avec minutie, même quand il s’agit d’impressions rien moins que spectaculaires qui, en l’état, n’ont rien de publiable. Ce ne sont pas de simples échauffements – même si Kafka utilise parfois son journal pour se mettre en condition ; cette écriture qu’il pratique pour la première fois est une forme d’expression existentielle, aussi naturelle pour lui que la langue parlée pour d’autres. Sitôt qu’il prend la plume, la volonté est là d’écrire de façon nuancée, précise, suggestive, vraie ; et il n’est même pas nécessaire qu’il prenne conscience de cette impulsion, car il l’a déjà intégrée si complètement qu’il ne fait plus la différence entre son idée initiale et sa forme littéraire. »
Reiner Stach, Kafka, les années de jeunesse – tome 3 – Prix Médicis Essais 2024 (pp. 553-554).
Et un peu plus loin : « Il retient bien plutôt l’instant qui l’a ému, qui lui donne à penser ou lui laisse des sentiments particulièrement ambigus : tel un photographe qui, le soir venu, passe en revue les prises de la journée. ‘La particularité de mon état d’inspiration’, constate Kafka, ‘est que je peux tout, et pas seulement en vue d’un travail particulier. Si j’écris une phrase au hasard, par ex. Il regardait par la fenêtre, elle est déjà parfaite.’ C’est-à-dire que chaque phrase née de la sorte est déjà littéraire. Car même s’il laisse passer certaines imperfections techniques, Kafka est incapable d’écrire hors de la littérature, de même qu’on ne peut parler hors du langage. Et c’est une expérience tout à fait nouvelle, comme il le note lui-même expressément, un état d’inspiration qui n’atteindra son plein épanouissement qu’à l’approche de sa trentième année, et qui est ‘plus haut que tous les précédents’. Un petit pas de plus, et il fera de cette aptitude le cœur de son identité. » (p. 554).
Et toujours à propos du journal et de ses fonctions : « Kafka est hors de lui, il vit si loin hors de son propre ‘cercle’ qu’il risque de le perdre de vue. Mais déjà il développe une stratégie de survie qui se révélera la bonne : se parler, se questionner, réunir les fragments – une défragmentation. Ce sera l’une des fonctions essentielles de son journal. » (p. 589).

Hélène Cixous
J’ouvre Et la mère pond vite un dernier œuf, étrange titre d’Hélène Cixous. C’est un ensemble de textes « publiés épars dans des revues ». De nombreux textes porte sur la Shoah qui a décimé une partie de sa famille et des connaissances de celles-ci et sur l’Algérie où elle a passé le début de sa vie, jusqu’à la mort de son père, quand elle avait 10 ans.
« ‘Comment ne pas parler’, disais-tu, toi, mon ami Jacques Derrida. Comment ne pas écrire, c’est-à dire non pas ne pas écrire du tout mais comment nepasécrire, comme nécrire ? Vrai, il faut. Trouver la nécriture. J’ai écrit (puis dit) ‘disais-tu’, vous l’avez remarqué. J’ai hésité un moment devant le néant où séjourne J.D., ce petit pan de papier blanc. Allais-je écrire ‘disait-il’ ? ou ‘disais-tu’ ? Si j’écris disait-il me disais-je, je te tue, je me tue, je nous tue, nous sommes tus. Je contresigne l’arrêt de mort. Si j’écris : ‘disais-tu’ j’en appelle à ta mort, à toi mort, je me frappe de ta mort. » (p. 23)
Il est constamment question de la mort dans ce livre, de toutes sortes d’expériences avec les morts, la mort, sa mort. Il semble y avoir pour Hélène Cixous une porosité importante entre le monde des vivants et le royaume des morts.

De la mémoire de la catastrophe
Très fortes pages sur la mémoire chez les survivants, en particulier de la Shoah. « On ne meurt pas d’horreur. Tous ces suppliciés qui survivent à l’invivable, qui ne vivent pas, qui invivent, qui portent dans leur propre corps le Serpent Oubli qui le dévore de l’intérieur. Comment ne pas effacer, comment ne pas garder ? » (p. 24)
→ L’immense question du silence post-traumatique, qu’il s’agisse comme ici des rescapés des camps comme de ce qui infuse toute l’actualité, la guerre, les tortures, mais aussi les atteintes aux femmes, les viols, les incestes. Histoires apparemment dévorées par le Serpent Oubli qui est sans doute un autre nom du refoulement. Radioactif, donc à enfouir profond, profond, si possible inatteignable. Mais le temps ronge les couches superposées et parfois, des années après, tout revient. Ce pour quoi il ne devrait y avoir aussi imprescriptibilité de ces crimes-là. « On ne meurt pas d’horreur. C’est là un chagrin indicible. Il faut le dire. Le pire c’est de perdre la catastrophe. » (p. 24)

La catastrophe qui redouble et verrouille la catastrophe
« La catastrophe qui redouble et verrouille la catastrophe c’est l’effacement de la catastrophe même, la mise à mort de la mort même, la mort sans la vie après la mort, l’anéantissement de toutes traces, le silence absolu des cendres, la solitude de masse des crânes désertés.
Et personne ne saura jamais ? Vite ! Un récit ! Une trace ! Il faut un être humain capable de dire les noms, de faire les signes, pour évoquer, ‘conjurer’, les événements apocalyptiques, quelqu’un qui invente le langage d’après le langage. Quelqu’un qui rappelle ce qu’on n’a jamais vécu, jamais pu appeler. Un peintre qui fait le portrait du cri, qui peint les fleurs de l’effroi.
Heureusement il y aura eu Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Paul Celan. Heureusement il y aura eu Felix Nussbaum
Heureusement il y a Van Nath.
Heureusement chaque catastrophe, unique, sans pareille, trouve son poète témoin, celui qui témoigne entre deux morts, celui qui témoigne avant de mourir et qui attend sans espérer, d’une attente vide, l’apparition, à laquelle il n’assistera pas, du témoin qui témoignera pour lui. » (p. 25)
Et là, insensiblement, Hélène Cixous a glissé de la Shoah, au goulag et au Cambodge.

Entre catastrophes nous entrevivons
« Certains prétendent qu’il n’y a qu’une catastrophe, et que c’est la leur. Certains clament qu’il n’y a pas plus catastrophe que leur catastrophe. Mais avant leur catastrophe il y a eu ta catastrophe et après ma catastrophe il y a eu une catastrophe encore inconnue. Nous vivons entre deux catastrophes. Entre catastrophes nous entrevivons. Entre deux dates nous sommeillons de vivre, nous écrivons. Après le déluge nos écrits vont titubant avant le déluge. Nous traduisons, nous extraduisons, nous sommes la traduction en faible de la catastrophe, cendres et bégaiements de Babel.
Chaque catastrophe unique nous demande une nouvelle douleur, une nouvelle vigilance et l’évocation des mots pour ce malheur. Il faut aller les chercher au plus près de la langue qu’on a mutilée. Quand je me suis approchée du malheur khmer, venant d’autres malheurs qui m’avaient frappée de plus près, venant d’une famille à moitié dévorée par le nazisme, venant d’un pays Algérie détruit et humilié par le colonialisme, avec mes mots français et ma culture allemande, j’ai laissé au seuil mes archives d’épouvante et je me suis mise à l’école des douleurs du Cambodge. Car chaque peuple souffre dans sa langue, chacun a ses trésors d’horreur et ses prières. Je me suis assise avec les survivants, j’ai écouté, j’ai été à l’école de leurs âmes. Beaucoup parlaient encore français tout en se sentant khmer. Le français a abandonné leurs lèvres depuis ce temps. Mais aidée d’amis khmerophones j’ai voulu recueillir à la lettre leurs lettres de détresse. On sent la même douleur autrement. Tout ce qui fait mal est commun à l’humanité mais est vécu ailleurs, dans une autre région du cœur, dans chaque histoire. » (p. 27 et 28)


mardi 26 novembre 2024

Slow photo
Ce matin, je lis un paragraphe de ce beau livre sur la pratique photographique, recommandé par Jean-Christophe Dichant et qui traite du rapport de la pratique photographique avec celle de la méditation de pleine conscience. Slow Photo.
« Dans notre culture de la vitesse, la pleine conscience est souvent vendue comme une voie rapide vers la productivité. Mais ce n’est pas son but. La pleine conscience est une pratique spirituelle qui nous pousse à nous libérer des efforts terrestres.
Thomas Merton, un célèbre moine trappiste du XXe siècle qui pratiquait également la photographie, donna un jour ce conseil à un ami, concernant l’importance de travailler avec application sans s’attacher à la réussite : ‘Ne compte pas sur l’espoir d’un résultat. Tu devras peut-être affronter la réalité que ton travail n’aura aucune valeur visible, ne mènera peut- être à rien, ou même donnera un résultat opposé à tes espoirs. En t’habituant à cette idée, tu te concentreras de plus en plus non sur le résultat, mais sur la valeur, la justesse, la vérité du travail lui-même. »
Merton était un personnage paradoxal, brûlant d’une énergie prodigieuse (il a écrit plus de cinquante livres en vingt-sept ans) mais toujours en quête de simplicité et d’immobilité. Il a découvert la photographie dans les dix dernières années de sa vie ; c’était pour lui un exercice contemplatif d’une grande richesse, qui le rendait plus attentif au divin en chaque chose. Sans doute lui procurait-elle aussi un certain répit dans le drame de son propre esprit, un moyen de trouver une harmonie avec les mystères insondables.
Merton emportait son appareil pour ses marches quotidiennes autour de son ermitage, dans le Kentucky, et l’utilisait pour observer les formes et les textures des objets de la vie courante dans un esprit d’admiration et de vénération. Dans son journal, il s’émerveillait de ‘la façon dont le mur blanc d’une maison de bois peut être absolument sublime… Une réussite des formes absolument miraculeuse. Discipline de rester au même endroit. Cinq racines, des façades de granges, des herbes hautes, des mares boueuses, et des tas de déchets jusqu’à la fin des temps.’ »

Une photographe à découvrir, Rinko Kawauchi
Elle me semble proche en effet de ma quête photographique.
« La vision de la photographe contemporaine japonaise Rinko Kawauchi est elle aussi nourrie d’étonnement face aux miracles de la vie quotidienne. [Les photos qui sont présentes dans le livre Slow Photo m’évoquent aussi celles de Suzanne Doppelt.] Parfois, ses sujets sont à l’opposé du spectaculaire : les graines d’une pastèque, une cuiller de tapioca, un insecte mort sur le rebord d’une fenêtre… Mais d’autres fois, elle capture plus clairement des visions merveilleuses : le sourire d’un bébé, le battement des ailes d’un papillon, l’éclosion d’un œuf. Kawauchi présente généralement ses travaux dans des livres, où elle évite toute hiérarchisation des sujets. La lumière inonde toutes ses images et leur confère une sensation onirique. ‘Ce que j’essaie de faire, c’est de capturer l’âme ou l’aura du sujet plutôt que le sujet lui-même’, précise-t-elle, ‘Personne ne peut expliquer de quoi le monde est fait. Scientifiques, physiciens, philosophes, etc., ont longuement tenté de comprendre les mystères de l’univers, et ils ont leurs théories. Mais il reste plus d’inconnu que de connu. Je voulais penser aux mystères de cet univers.’ »
Sophie Horwath, Slow Photo, photographier en pleine conscience, Eyrolles, 2022, pp. 29 et 30

Pousser l’écrit jusqu’au crime
Il y a des sorts d’aveux très forts dans le livre d’Hélène Cixous : « Quant à moi, la vérité c’est que je veux pousser l’écrit jusqu’au crime contre la société, la tradition, je veux pousser jusqu’à l’écrime. » (p. 43)

Nelly Sachs
Ou encore : « Mais certains ne rescapent pas, certains se roulent dans le brasier d’énigmes et meurent carbonisés d’abord mentalement ensuite physiquement, surtout les femmes, le prix Nobel ne guérit pas Nelly Sachs au contraire, qui sait si le Nobel n’a pas précipité sa fin. C’est qu’il faut pouvoir supporter une si percutante réhabilitation. » (p. 46)

La force du nom
Toujours, je me suis passionnée pour les noms, noms dits propres, noms de lieux, noms de personnes, etc. On me demande souvent comment je fais pour retenir tant de noms de personnes, c’est précisément parce que je les écoute, je cherche à savoir d’où ils viennent, à reconnaître leurs racines.
Cixous parle de la force du nom, dans un contexte bien particulier, celui de son enfance en Algérie ! « Ne jamais traiter légèrement de la force du nom, de la force de ces mots-noms, ce fut mon instinct et ma loi dès que j’ai vécu en Algérie la tyrannie de la dénomination, la façon dont volaient les noms injurieux racistes (…) où la France avait peint tant de localités et de quartiers en noms français. » (p. 71)

De la myopie
Je n’en suis pas affectée mais ces mots de Cixous m’ont fait penser aux dires de certaines personnes, que je n’avais pas compris de l’intérieur. « Là-dessus, dans ma quête obstinée du Visage, intervenait l’obstacle optique, la myopie mon étrangère installée dans mes yeux à jamais et malgré moi, l’ennemyopie dont je subissais les lois, ce que je veux voir elle me le vole avant les cils, mon voile sur les yeux dans les yeux je ne savais jamais si le monde me fuyait ou si c’était ma vision moqueuse qui l’escamotait. Cette dé-location, dislocation gagnait tout mon corps et dérobait l’espace. Faussait, fauchait, fourchait. » (p. 73)
→ et hier, sur fond de ciel grisissime, ces petits oiseaux volant près de ma fenêtre ! Je portais mes lunettes de vue de près et soudain, j’ai cru qu’il s’agissait de minuscules soucoupes volantes noires !

Mots magiques
« On ne peut pas bien s’en aller vivre sans visa de mots magiques. Sans plus tarder, j’ai commencé à m’envoyer des lettres que je n’avais pas reçues de mon père. C’est comme cela que j’ai hérité de Georges, mon père, le besoin géorgique de déterrer les mots. De descendre sous le taire, de nettoyer, et d’écouter ce qui errent le long du silence. J’ai toujours aimé Virgile et par conséquent Dante. Outre ce rien indécis. Et ouvert comme tout. Mon père a laissé une bibliothèque. Il ne l’a ni donnée ni léguée. Il l’a laissée avec cet abandon. Ce suspens de la volonté dernière, qui fait le don idéal, celui qu’on n’a pas fait exprès. Alors ce legs laissé sans le su, je l’ai pris, je m’en suis constitué l’héritage par excellence, le bien attribué par le sort, béni pour avoir été lu par mon père et ramassé, lui mort, sur ses étagères. Je n’en finissais pas de composer le lai de la Bibliothèque : j’ai lu, depuis mon père et sans son injonction, il m’a laissée lisant le tout de la littérature, le bon et le mauvais, le sublime et le détritus, son compost, sa litièrature. Sans maître, sans conseil, sans loi. J’ai tout dévoré. De gauche à droite, j’ai sucé un à un tous les volumes de la collection Nelson, tout était bon également. Je n’ai rien oublié. Je crois que j’ai mangé mon père jusqu’aux moelles. Hériter pour la vie, si c’était possible, je crois que ce serait cette opération : absorber, consommer, transsubstantier le laissé, en forces vitales pour soi. Sans dette. Et entre tous les legs nourriciers, recevoir et faire son miel d’une Bibliothèque.


lundi 2 décembre 2024

Une traductrice, une éditrice
Hier intéressante rencontre à ma chère librairie des Volontaires avec Sophie Benech, qui est à la fois traductrice du russe et éditrice, ayant fondé avec son père la maison Interférences qui publie deux livres par an. Avec un soin extraordinaire et notamment un beau travail sur la couverture. Elle traduit donc depuis le russe pour sa propre maison, mais aussi pour Gallimard, pour Verdier (Chalamov), pour Plon, Le Bruit du Temps (œuvres complètes d’Isaac Babel).
Elle commence par nous présenter la maison d’édition Interférences. Dans les années 80, elle accompagne des groupes de voyageurs en URSS et elle découvre sur place, à partir de 1989, de très nombreuses œuvres qui peuvent enfin paraître. Elle propose des notes de lecture à Gallimard pour le comité d’édition, publie dans une revue un premier texte de Chalamov. Elle rencontre là-bas l’héritière de Chalamov, qui possède notamment toutes ses correspondances, dont celle avec Pasternak qu’elle éditera chez Gallimard, fait un premier essai de traduction à partir d’un court texte de Chalamov sur les livres et la lecture, qui va devenir Mes Bibliothèques aux éditions Interférences en 1992 et qui en est à son cinquième tirage en 2015. Elle évoque aussi « La Librairie des Ecrivains », fondée par Mikhail Ossorguine (1878-1942) à Moscou. Expulsé en 1922, un de ses récits Les Gardiens du Livre relate l’histoire de cette librairie et est traduit par Interférences. Sophie Benech raconte qu’à cette époque-là, les écrivains proposaient à la Librairie des petits manuscrits autographes de leurs livres, écrits parfois sur le dos de papiers peints ou sur des écorces de bouleau. À partir de 2000, Interférences trouve un distributeur qui accepte de distribuer ses livres à condition qu’il y ait deux parutions par an. Le domaine russe va rester prédominante, mais il y aura aussi des livres traduits de l’anglais, des extraits d’œuvres de Victor Hugo. Dont elle lit ce passage : « Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas. Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés. ». Elle publie chez Interférences L’Aquarium de la nuit en référence à cette phrase d’Hugo : « Le rêve est l’aquarium de la nuit. », Victor Hugo qui écrit aussi : « Je suis l’homme qui fait attention à sa vie nocturne. » Elle publie aussi Maupassant sur Flaubert, Dickens, Kipling, Virginia Woolf, etc. Pour chaque livre, une couverture en noir et blanc, un dessin, une gravure, une encre, parfois de sa propre main. Elle donne sa propre version de Requiem d’Akhmatova ainsi qu’un récit autour de la rencontre de cette dernière avec Isaiah Berlin, L’Hôte venu du futur. Isaiah dont elle a traduit les Œuvres complètes pour le Bruit du temps. Et puis elle nous fait découvrir un auteur russe du XIXème, très peu connu, dont elle lit plusieurs poèmes magnifiques, il s’agit de Fiodor Tiouttchev.
C’est à un véritable récit, très enjoué, très dense, riche d’anecdotes et d’une immense connaissance de la littérature russe qu’aura convié ce soir Sophie Benech. Et qui donne envie de se pencher plus avant sur ses traductions et sur les livres parus chez Interférences. Superbe idée d’Emile Viteau, le libraire, d’avoir invitée cette passionnée passionnante. à parler de ce qui anime et fonde sa vie.
Pour mieux connaître les éditions Interférences, voir le site et notamment cette page consacrée aux principaux domaines de la maison d’édition.


lundi 9 décembre 2024

Photographie et poésie
Je me sens bien concernée et intéressée par deux citations faites par Jean-Christophe Dichant (Nikon Passion) dans sa lettre quotidienne.
« Deux photographes, une femme et un homme.
Parlant tous deux de photographie et de poésie.
C’est Rebecca Norris Webb, l’épouse d’Alex Webb, poétesse et photographe, qui donne la première réponse, extraite de « On Street photography and the poetic image » :
Poète à l’origine j’ai trouvé que mon écriture m’avait abandonnée après le collège. Avec le recul je pense que le genre de poésie lyrique que j’écrivais à l’époque ne contenait pas assez du monde au sens large, ni ma curiosité à son sujet.
Ma réponse au syndrome de la page blanche a été d’acheter un petit appareil photo et de voyager pendant un an en espérant que des photographies susciteraient de la poésie à mon retour.
Au lieu de cela je suis tombée amoureuse de la photographie. J’ai réalisé que l’œil qui se concentrait sur ces images dans ma poésie était le même œil qui regardait à travers l’objectif.
Je n’abandonne pas l’œil de l’appareil photo lorsque j’écris, j’abandonne simplement l’appareil.
L’autre est Alec Soth.
Né en 1969 à Minneapolis dans le Minnesota.
Alec Soth raconte des histoires de personnes et de lieux, montre des aperçus intimes.
Je dis toujours que le cousin le plus proche de la photographie est la poésie, en raison de la manière dont elle stimule l’imagination et laisse au spectateur le soin de combler les lacunes. 
Je pense en termes narratifs, comme un écrivain pense à un livre ou un cinéaste à un film
. »
→ Je me souviens d’une amie lisant un de mes poèmes et me disant : « on voit que tu fais beaucoup de photos, tu ‘cadres’ dans ton poème. »

Avec Pierre Magnier
Née de mon dialogue sur la poésie et beaucoup sur la musique avec Pierre Magnier, je me fais cette réflexion en écoutant le concerto pour violon de Sibelius par Francescatti et Bernstein : je ne m’intéresse pas tant à la mélodie qu’à tout l’arrière-fond, prodigieux et très singulier chez Sibelius. Puissamment évocateur, d’une richesse inépuisable. Comme Pierre Magnier qui parle souvent de partition en ce qui concerne le poème (voir Un homme selon) pourrait-il traduire cela ?


lundi 16 décembre 2024

Nicolas Pesquès
Lu un peu de La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit (Flammarion, 2020) hier soir. Avec un très grand bonheur. Lequel ? Celui de trouver à nouveau intérêt et même une forme d’enthousiasme à lire un livre de poésie. Il y eut indéniablement un traumatisme avec le monde poétique, ce n’est pas le lieu d’en parler. Cela a invalidé en partie mes capacités d’écoute et d’accueil. Crise résolue par la belle et bonne évolution de Poesibao, vers quelque chose de moins contraignant, de plus exigeant aussi et que, surtout, je ne compose plus seule. Le travail avec Isabelle Baladine Howald et Anne Malaprade est facile, très enrichissant, harmonieux et m’apporte énormément.

Lire ne cessant jamais
Et pourtant je n’ai pas cessé de lire. Mais autre chose que de la poésie. Tout l’été passé avec Kafka et la remarquable biographie de Reiner Stach en particulier.
Nicolas Pesquès a connu l’expérience d’une sorte de suspens de Juliau, car il était pris par d’autres travaux. Il écrit cependant : « Lire ne cessant jamais, les livres des autres ont continué d’alimenter l’aventure centrale. Au fil des jours, des citations épinglent la colline ; leur filtre est hissé et salué. C’est la lecture qui rythme l’emploi du temps. La face nord poursuit son avance en pointillé. »
→ Si je peux qualifier mes travaux personnels (Lire et le Voyage d’hiver) d’aventures centrales -je le devrais, il faudrait que je me l’accorde-, il en va de même pour ces projets, surtout pour « Lire », bien sûr, où citations et expériences ne cessent d’affluer.
Hier encore, grâce à Anne Malaprade qui me signale un article sur le site du Monde : « Lire, un plaisir universel photographié par David Hurn », article de Guillaume Delacroix. « Depuis un demi-siècle, en marge de ses reportages pour l’agence Magnum, le Gallois réalise des clichés d’hommes et de femmes plongés dans la lecture. Le photographe les rassemble aujourd’hui dans un beau livre, ‘On Reading’, dans lequel défilent les pays et les époques. »
Les photos sont savoureuses. « L’On Reading de David Hurn, publié par RRB Photobooks, compile des photos prises depuis la fin des années 1950 de personnes en train de lire, au Pays de Galles mais aussi dans une grande partie de l’Europe, au Qatar, aux Etats-Unis et en Nouvelle-Zélande. Des moments de repos et d’introspection dans des cafés, des gares, des clubs de strip-tease, des musées, au bord de la mer, sur des plateaux de tournage, dans des parcs, des rues… ‘Avec le recul, on voit dans ces images la présence continuelle de livres et de journaux, pendant qu’évoluent les modes vestimentaires et les coupes de cheveux’, fait-il observer avec délectation. Six décennies de collecte qui témoignent du plaisir intemporel de lire, passion de l’auteur qui constitue le fil rouge de cette longue et captivante traversée.
→ Bien sûr, je pense à mes propres photos de lectrices et lecteurs, prises depuis beaucoup moins longtemps. Des dizaines de photos, portant essentiellement sur les postures des lecteurs et qui viennent compléter, des textes-photos, sans images, vrais clichés de lecteurs, d’injoignables comme dit Siegfried Plümper Hüttenbrink.
« Hurn a immortalisé ces scènes à l’occasion de ses innombrables missions réalisées d’abord pour l’agence Reflex, puis pour Magnum, qu’il a rejointe en 1965. ‘Partout dans le monde, en marge de mes reportages, j’ai pris l’habitude d’occuper mon temps libre à photographier des gens en train de lire’, dit-il. (…) Toutefois, ce sont les scènes de la vie quotidienne qui l’intéressent le plus. D’après lui, ‘la vie, telle qu’elle se déroule devant l’objectif, est tellement complexe, merveilleuse et surprenante que je trouve inutile de créer de nouvelles réalités. Il y a plus de plaisir, pour moi, dans les choses telles qu’elles sont’.
Il faut savoir aussi que Hurn s’est inspiré du très beau livre, que je possède, d’André Kertesz sur le même sujet : « La répétition est un art à haut risque. En s’y frottant, David Hurn a gagné son pari : son livre consacré à la lecture est très réussi. Il emprunte pourtant le thème déjà exploré il y a un demi-siècle par l’un de ses anciens mentors, l’Américano-Hongrois André Kertész (1894-1985). Les deux ouvrages ont la même taille, la même qualité de papier, le même déroulé, sans véritable début ni fin. »

Le langage
Retour à Pesquès. C’est que le réel ne nous atteint pas seulement par les yeux, il suscite souvent, parfois trop souvent, un avènement de langage. « Le langage est toujours un évènement, écrit Nicolas Pesquès, quelque chose qui se dresse, une peau hérissée. »
Double jeu du langage ; il dit mais il dénature, édulcore et cela, même pour celles et ceux qui sont dotés d’une forte capacité langagière, et/ou qui ont beaucoup travaillé pour la développer. Occasion de songer à ce que cela représente, pour un être frustre, qui n’a que peu de mots, peu de capacités à mettre en langue ce qui advient, ce qui lui advient.
« D’un côté le réel, de l’autre le langage, poursuit Pesquès (toujours p. 11). De part et d’autre, l’opaque, l’inépuisable, se reforme. Il n’y a pas d’espoir d’aboutir à une sorte de transparence de l’un comme de l’autre, de l’un envers l’autre. C’est dans leur écart que réside le désir, la volonté, c’est-à-dire la nécessité vacante de s’accomplir comme ci ou comme ça. »
→ C’est fondamental, cette prise de conscience, que le lieu où tenter de se tenir, c’est dans l’intervalle entre le réel (la perception, mais en partie seulement sans doute ?) et ce qu’il me « dit ». De savoir que ce lieu est à la fois très opaque mais aussi inépuisable. Il faut avoir le courage de s’y tenir, le plus souvent possible.
Pesquès tourne autour de son sujet et ajoute : « considérer le langage comme appartenant au réel, comme l’ombre de sa combustion » : c’est absolument magnifique, cette remarque. Oui les cendres du réel qui a brûlé devant nos yeux, à la vitesse de la lumière, petit tas de braises, de mots & phrases. Si nous sommes attentifs.

Ecrivoir
« Comme si c’étaient les yeux qui tiraient la langue. / Rétines palpeuses, remorqueuses de diction. // Au passé simple, le verbe ‘écrivoir’ sait ce qu’il en est, une fois les yeux fermés, comme Paolo et Francesca qui écrivirent leur passion. » (p. 15)


mardi 17 décembre 2024

Cinq cents inconnues
Les 500 inconnues de l’ère Heisei, tel est le beau titre que Michèle Métail a donné à un livre étonnant, qualificatif qui ne saurait surprendre, la concernant. Tant elle invente des formes ou des procédés susceptibles de rendre parfaitement compte de ce qu’elle veut composer comme poème. 500 inconnues de l’ère Heisei (c’est l’ère précédent lère actuelle ! L’ère Heisei, née en 1989, signifiait « accomplissement de la paix » et s’est terminée le 1er mai 2019, après l’abdication de l’empereur Akihito).
Il s’agit de 500 inconnues vues par Michèle Métail. Elle s’était intéressée lors de ses voyages en Extrême Orient aux représentations d’une célèbre assemblée, celle des 500 disciples du Bouddha. Assemblée exclusivement masculine ! Alors elle s’est mise à la composition d’une nouvelle assemblée de 500 inconnues, croisées durant neuf semaines de voyage au Japon. Merveilleux portraits, à la fois par la forme et par le fond. Chacune des 500 est représentée par un poème tout en hauteur, avec, en général, une base plutôt large et un chef plutôt étroit (mais pas toujours !), chaque ligne du poème comportant un seul mot.


jeudi 19 décembre 2024

La fin de l’écriture
Nicolas Pesquès cite Mathieu Bénézet : « La fin de l’écriture, c’est la littérature ». Alors, écrit-il, le poème commence quand la littérature s’arrête, quand on cesse d’écrire, quand on entre dans l’écriture arrêtée. » (p. 23)

Jamais assez regarder
Conseil qui est valable aussi bien pour l’écrivain que pour le photographe ! « Plutôt regarder qu’écrire qu’on a vu. // le vieux chêne, la douce pente, presque jamais de fleurs / regarder l’écartement / pas moi, pas de sujet, les choses comme ça. » (p. 23)
→ entrer dans la vision, entrer dans la musique ou le son, sans moi, sans écran falsificateur, oser.
Sans doute que depuis le début de Juliau, Nicolas Pesquès est de plus en plus entré dans la vision, a de plus en plus regardé, a tenté de s’effacer en tant qu’écran de projection. (p. 23).
Il poursuit : « Ça œuvre dans le noir. / Le travail de poésie se poursuit sans les yeux, mais écrire avant ou après les yeux, ce n’est pas rendre possible l’impossible, c’est pousser l’écriture dans ses retranchements, où c’est sombre et résistant, où pas à pas on arrache de la nuit à la nuit. Sans en faire de la lumière. » (p. 24)

Le noir par le noir
Je pense à Soulages, bien sûr, lisant ces mots, je pense aussi à certaines gravures de Renaud Allirand. « À travailler le noir par le noir, le phare à nuit, le surplus d’abîme, le poème offre une sortie par le bas. / Il demeure où il est empêché, il séjourne dans l’obstruction et avance à même le mur et à même l’épaisseur, dans l’étroite respiration d’une langue au cœur de son amincissement, de sa raréfaction, de sa possibilité. » (pp. 28-29)

Les corps sont si poreux
Plus loin, comme un développement : « Le sujet, comme presque toutes les idées, n’est pas une bonne idée. Les corps sont si poreux. Il s’y enchevêtre une telle permanence de sensations qu’on n’a plus du tout le désir d’en boucler le concept et d’enfermer tous ces moi dans une possibilité d’histoire dont il pourrait être le centre et y concentrer la maitrise, voire le contrôle. Seul le flux est souverain, seules ses traversées nous importent. » (p. 36)
→ Seul le présent a quelque chose de réel, le passé devient vite un fantasme, l’avenir n’existe pas.
Et la si profonde remarque de Nicolas Pesquès me renvoie aussi à certaines des « leçons » de la méditation de pleine conscience. Le flux, certains dans ces disciplines l’appelle le flow, ce qui nous traverse, nous occupe, au point de détourner de notre conscience les autres préoccupations.

Séparé de tout, séparé de tous
« On croit parler des choses et on parle de ce qu’elles deviennent dans les phrases, altérées sous leur pression, sous celle d’un souhaitable reflux et d’un en-allé des choses et plus en plus nues sous la couverture des mots. » (pp. 42-43)
Et le langage ne diminue pas la séparation, bien au contraire (tristement expérimenté tant et tant de fois, ce que j’ai cru dire n’a rien à voir avec ce qui a été reçu).
« Séparé de tout, séparé de tous.
Toute communauté est une réponse à cette scission générale. Elle camoufle la solitude des corps, l’éparpillement des groupes. Elle tente de désigner ce qui les unit quand tout effort descriptif ne peut que creuser davantage distance et attirance. Le langage fait son œuvre. Il accomplit le paradoxe du vivant : il entretient le sentiment d’un gain de proximité et il approfondit l’abîme. » (p. 43)
Et de citer le philosophe américain W.V.O. Quine : « Accepter le monde des choses ne signifie rien de plus qu’accepter une certaine forme de langage. » (cité p. 49)


vendredi 20 décembre 2024

De la lecture
Dans ce Juliau, [le dix-septième donc], Nicolas Pesquès précise « on accompagne l’usage de la lecture, on se plie à son excitation. » (p.55)
→ Ce qui est sans doute ce que je m’efforce de faire, de façon informelle, dans mon projet Lire. En me pliant à l’excitation qu’elle suscite en moi, y compris quand je regarde ou découvre la lecture des autres. Et en particulier les postures. Et en particulier celles des petits-enfants. Si libres.

Marcher sur l’eau
« S’avancer jusqu’où le langage s’interrompt, et là, nu, s’y soumettre » (p. 59)
Magnifique « description » du travail de poésie.
Pesquès poursuit :
« soumettre
Avancer encore si possible
Marcher sur l’eau
Entre dans le paysage du corps, du corps parlant, dans la déchirure de la cessation et de l’attirance, dans ce qui commence quand la bouche s’ouvre, sans rien savoir dire // centre éteint, extension du milieu, sans sujet. ///corps qui va dans la phrase comme au sein / succion qui devient de l’abîme, succion noire où l’animal s’évase dans la douleur de dire, dans l’efficacité douloureuse de l’intelligence qui piétine, sursoit et qui ne pense qu’à sa nudité / qu’à ne pas ne pas /// qui s’effondre dans sa protection. » (p. 59)
C’est que, dit encore Pesquès, « une des grandes forces de l’humain, celle qui lui a permis de devenir, d’engager le processus de l’hominisation, c’est d’avoir trouvé le moyen, un moyen, de se protéger de l’immédiat, de parer sa violence : ce moyen est le langage. » (p. 60)

De la citation
Et voilà un paragraphe qui me parle particulièrement, à la fin de la première partie de Juliau 17, en décembre 2013 : « Les citations auront dessiné un chemin qui en indique d’autres. Un coude, un rebroussement. Écrire abandonne en route ceux qui l’ont conduit jusque-là. Une autre voie, une phrase à jungle, un juron pour fuir. L’aventure du ne pas, avec les moyens du bord. » (p. 63)
→ Il y a de la mise en garde, ici, pour moi, la citatrice. Il me faut sans doute abandonner un peu ceux qui m’ont conduit jusque-là (mais, ici, pas encore Nicolas Pesquès, dont je veux explorer plus avant le livre !) Me détacher de la parole de l’autre, et plus généralement du souci de l’autre, pour avancer vers mon travail propre. Le Flotoir est-il partie de ce travail propre, c’est ambigu. À certains égards, peut-être, dans le sens qu’il est une création. Mais tellement dévolue à autrui !

Un incroyable oubli
Et c’est que je viens de découvrir un oubli qui m’interroge ! J’avais complètement oublié, jusqu’à ce qu’un ami me le rappelle, que j’avais passé plusieurs mois, l’an dernier, à écrire un poème quotidien. J’y avais vaguement pensé en lisant le très bon livre de Pierre Vinclair, La Forme du reste, et c’est Jean-Pascal Dubost qui m’a demandé si je m’y tenais toujours. Eh bien non, non seulement j’ai arrêté, le 20 juillet, mais j’ai même tout oublié de cette expérience.


samedi 21 décembre 2024

Juliau
J’aborde la deuxième partie de Juliau 17 de Nicolas Pesquès.
« Pour que le sens ne soit pas toujours l’unique effet du langage.
Pour passer réellement de là à là, comme entre une phrase et la colline, l’herbe et la couleuvre, et rester entre, voir ce qui se passe dans le transport. La possibilité d’une flaque sensorielle incluant ses images, leur empêchement, et surtout leurs bonds. » (p. 75)
→ Souvent ce constat de la moindre place, chez moi, tenue par les images ou leur perception consciente (et pourtant je suis photographe depuis l’adolescence) que par les mots. Dans le processus mental, souvent nominateur et analytique à ma manière, bien particulière et pas du tout rigoureuse. Les sons sont essentiels aussi. Mots et sons prennent le dessus sur les images mentales. Mais quand je ferme les yeux et que je fais attention, je vois souvent surgir des images, très précises : dans un petit cercle, une image comme venue du passé du cinéma, un minuscule personnage silhouetté pédalant sur une bicyclette fixe.
→ En revanche la certitude de l’importance de l’entre-deux, que j’appelle parfois chimère, notamment dans la relation interpersonnelle, comme si en plus de la projection intérieure de l’autre en soi, avec son comportement, ce qui émane de lui ou d’elle, il y avait aussi une sorte de poche de transfert temporaire où se jouent certaines choses.

De la citation encore !
« Les citations sont des banderilles plantées dans l’écriture, qui l’excitent et la relancent. Souvent elles déclenchent quelque chose qui finit ailleurs et la citation saute, devenue inutile. C’est leur force agressive de retournement.
Celle-ci, pour une fois, ne dit pas le contraire : ‘les citations dans mes œuvres sont comme des voleurs aux aguets sur la route, qui attaquent avec leurs armes le passant et l’allègent de ses convictions’ » (p. 77)[la citation est de Walter Benjamin].  


lundi 23 décembre 2024

Toutes ces silhouettes
Je continue à croiser, petit à petit, les silhouettes de Michèle Métail qui me font aussi penser à ce jeu d’enfants, jadis, avec une silhouette en papier fort ou en carton, qu’on habillait avec toutes sortes de vêtements que l’on découpait.
Il s’agit ici de Japonaises pour la plupart, croisées lors d’un voyage de plusieurs semaines, là-bas. Des passantes essentiellement et j’admire comme elle arrive à saisir tant de détails. Ils portent beaucoup sur le vêtement, le style, l’allure et tourne parfois, en fin de portrait, en petite remarque humoristique ou déconcertante. C’est très plaisant.
Il faudrait en donner une ici pour bien se souvenir.
RIEN / D/ EXTRAVAGANT / DANS / SA/TENUE/ BOB / CHEMISIER/ GILET/ SANS/ MANCHES/ ET/ JUPE/ TRAPEZE/ NI/ DANS/ SON/ APPARENCE/ AUCUN/ MAQUILLAGE/ OU/ BIJOU/ SA/ DEMARCHE/ SOUPLE/ ET/ SÛRE/ RETIENT/ L/ ATTENTION/ GUIDEE/ PAR/ UN/ LABRADOR/ TOUT/ AUSSI/ FLEGMATIQUE/ HARNAIS/ A/ POIGNEE. (n° 148)

Pierre Vinclair et la Forme du reste
J’avance aussi, joyeusement (ce qui fait du bien en ces temps si perturbés urbi et orbi), dans le livre de Pierre vinclair, La Forme du reste. J’y trouve une remarquable liberté mais en même temps on sait, on sent que cette liberté est très étroitement pensée, tenue, voire cadrée, par le système des distiques. Ensuite, dans chaque ensemble, un peu comme je l’ai fait dans ce que j’ai appelé des pelotes de réjection du jour, il fait entrer là-dedans, parfois en force, des éléments très disparates. Cela ne suscite pas d’incohérence mais reflète plutôt notre état mental. Beaucoup de quotidien, mais pas un quotidien uniquement centré sur lui-même, comme chez tant de poètes qui se livrent à ce genre d’exercice, non, les autres sont très présents, la famille, femme et filles désignées, comme les amis, par leurs initiales. Du trivial et du philosophique se côtoient gaiement, on ne se prend pas au sérieux mais on prend la vie et les mots au sérieux. Il s’agit d’une expérience de poésie, pas d’un journal banal.

Résoudre
Pierre Vinclair explique très bien son dilemme avec cette forme : « L’insatisfaction tenait à une contradiction bien sûr constitutive du projet : d’un côté les poèmes essayaient de rendre compte des moindres faits de la vie extérieure. D’un autre, ils tâchaient de leur répondre avec des vers dramatisés par le travail de la coupe et de la syntaxe. Or, cette dialectique difficile entre l’insignifiant et l’intéressant risquait de ne pas trouver d’autres solutions que le tapageur. J’avais voulu écrire un journal, et j’obtenais un carnaval.
Les poèmes qui y défilaient, effrayés par le spectre de leur propre inanité, en rajoutaient dans une samba qui recouvrait fatalement la vie toute nue, l’apparemment quelconque dont elle est tissée. La responsabilité en incombait à la forme assez contraignante : car si d’un côté organiser les évènements en séries de sept phrases de sept distiques sauvait le journal (en jouant de l’effet de suspense de la coupe, de la puissance épigrammatique du distique, des parallèles et des paradoxes ainsi que de l’ambiguïté et de l’amplitude syntaxique) de l’insignifiance, c’est aussi cela qui, de l’autre, ‘forçait’ sa matière et son ton. Un seul type d’évènements seulement trouvait sa place dans ce carillon. Ou plutôt : le poème accueillait bien n’importe quoi, mais de toute chose il ne conservait que l’apparence la plus extérieure.
Le reste était évacué. »
Forme pour laquelle, continue-t-il, il pensa qu’il’ « avait sans doute besoin de ‘moins qu’une forme’. » pp. 96-97)
Auparavant, il avait écrit ce distique :
« Bricoler dans la forme un ordre à jamais temporaire
À même de contenir de l’ouvert, accueillir le chaos
/
Et lui donner une place, telle qu’on puisse le caresser
À la façon d’un petit chat, est le rôle de la littérature. » (p. 68)
Tout le livre est aussi, et le titre est explicite, la tentative de résolution de cette aporie. Et par conséquent, j’y trouve écho de ce que je lis dans le Juliau 17 de Pesquès.


mardi 24 décembre 2024

De l’insignifiant et de l’important
Ce livre de Pierre Vinclair, je le trouve à la fois extraordinairement intelligent et très humain. Oui il parle du quotidien, de son quotidien, mais rien d’auto-centré, de narcissique, il me semble et surtout il cherche et cherche la forme à donner à cette sorte de journal. Il donne d’abord un bel extrait de ce journal, en six temps, puis au centre du livre, il s’interroge longuement sur sa pratique, lui qui est plus qu’informé de l’histoire de la poésie. Ce qu’il lui donne de puissants outils comparatifs et l’aide dans sa recherche, qui est pourtant totalement singulière et qui lui est propre. C’est passionnant. Pas vraiment possible de citer, sauf quelques passages réflexifs. Mais dire qu’il y a un plaisir et une envie de lecture qui sont comparables à ce que peut susciter un beau récit ou un roman. C’est tout de même assez rare en poésie. Dans mes deux autres livres en cours, Pesquès et Métail, je ne peux en lire que quelques pages chaque jour. Ce n’est sans doute pas un hasard si Pierre Vinclair s’est aussi tant intéressé à l’épopée. Y aurait-il comme une fusion des genres ? Non pas des exclusions mais une concrétion ?  


mardi 31 décembre 2024

Dernier jour
Dernier jour du Flotoir 2024, 263 pages, assez irrégulier, mais tenu tout de même. Il a été marqué par la crise Poesibao, le changement de formule… et tant d’autres choses.

Grammairisés
J’ai continué avec passion la lecture des Juliau 17 et 18 de Nicolas Pesquès. Cette réflexion si profonde sur le langage et ce que le langage fait à notre rapport avec le monde, notre appréhension même de ce monde à travers nos sens, nos sensations, nos impressions et cela, pour lui à partir d’un motif quasi unique, cette colline, Juliau, qu’il scrute pendant des décennies, écrivant en continu ou presque à propos de ce paysage, des genêts, du jaune. C’est extrêmement impressionnant cette ténacité dont on se rend compte, au fur et à mesure du parcours, qu’elle permet à l’auteur de toujours plus approfondir, butant sans cesse sur des apories et des impossibilités ; mais tentant de les pénétrer ou de passer outre, pour continuer, avec un courage exemplaire (l’aura-t-on assez dit, dans les commentaires, le courage nécessaire à une telle entreprise sur une si longue durée, le désespoir, le sentiment d’échec à affronter en quasi-permanence ?).
Grammaire donc : « Nous sommes intégralement grammairisés, syntaxés à la naissance, élevés dans les rets du découpage nominal et pronominal. Les questions de grammaire viennent sous la peau. Nos actes et pensées sont démoulés du cadre langagier qui nous a dressés et qui trame notre monde, notre façon d’y aller, tous nos gestes d’appropriation.
Cette corporalité diffuse qui absorbe toutes choses, les grammairise avec plus ou moins de bonheur, de douleur, de désir, s’en va en écriture, en méandres et en déchets.
Des corps qui se démènent dans la langue, qui n’ont pas d’autre solutions, que cet emportement où tout est versé avec rage et obstination dans les délices de l’autrement.
Consolation artificielle.
Dans l’épreuve du que ça, que ça. » (p. 91)
Et un peu plus loin : « Le paysage a fini par absorber toutes les questions que pose le langage, toutes celles qu’il pose au langage, et aussi celle que le langage m’a toujours posées. » (p. 95) : c’est exactement le chemin, le process faudrait-il dire de cette quête qui a certains égards a quelque chose de mystique. Je lis par exemple : « le fait que ne pas pouvoir vivre dans la connaissance puisse également être une illusion insiste sur le rejet de toute unicité, et rappelle que la connaissance pourrait ne pas être supportable : sa violence nous offrant un monde brut, transparent, fulgurant, nous ramenant à un espace sans expression, presque fusionnel. » (p. 98)
La connaissance pourrait ne pas être supportable, cela évoque pour moi ces scènes bibliques où l’on comprend que Dieu ne peut pas se montrer.
→ Et j’aime que souvent Pesquès s’appuie sur ses lectures, Anne Portugal, Deleuze…

On écrit parce que
Magnifique page, toujours chez Nicolas Pesquès, sur les raisons qui nous font écrire :
/
« On écrit parce qu’on a lu.
On écrit pour franchir l’espace qu’écrire frappe, c’est sa monnaie.
On écrit parce que les mots nous ont fait ça dans la vie.
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On n’écrit pas comme on parle, ni comme on peint, pas même comme on pense.
On écrirait comme on vit si c’est possible. »
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On n’écrit pas pour ça, mais on n’écrit que ça. On écrit dans la ressemblance ce qui ne sera jamais l’original.
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Sachant que la grammaire est notre fenêtre sur le monde, c’est-à-dire son cadre et ‘l’objectif’ qui l’établit, par quoi, entre autres, nous le visionnons, nous le construisons, on écrit pour faire couler la langue sur les choses, puis bâtir avec ces empreintes leur mur, leur nuit, leur bonheur de choses désirables.
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Écrire enfin pour que le monde verbal soit un même dehors – comme on dit du même tonneau – que le dehors même, que sa fracture soit la plus finement sismique, que sa chimie opère, raboute, faufile toute cette extériorité.
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On écrit pour que le cours des choses ait lieu partout, que le désir s’y injecte à chaque instant, que ‘viens’ soit l’ordre le plus doux, le moins écrit pour rien. Qu’un jour on finisse une phrase extérieurement. » (p. 105 et fin de Juliau 17).

Les 500
Retour aux 500 figures – Oui je titre sur les 500 parce que la lecture de ce livre, que l’on pourrait penser monotone, finit par générer un curieux effet de foule. On découvre pas à pas les quatre silhouettes présentes sur chaque double page, on détaille avec Michèle Métail l’habillement, la posture, on s’étonne parfois de certaines tenues (beau travail d’imagination et de visualisation à faire !). Je le lis petit à petit, comme si je me promenais dans cette foule, appareil de photo à la main (je cadre et je « détails »).
Une remarque me vient soudain qui vient contredire partiellement ce que recherche Michèle Métail, car ces 500, elles font pour beaucoup figure de poupées de mode, de femmes-objets ; or un des buts de l’auteur, c’est de dresser une assemblée féminine en face de l’assemblée exclusivement masculine de celle des 500 disciples de bouddhas. J’ai un peu l’impression de découvrir ces Japonaises très sophistiquées que je croise dans la rue, visages pâles, fashion-victims avec leurs sacs d’une célèbre marque que je n’ai pas envie de citer (moteurs de recherche, non !).

La Forme du reste
Je viens de finir le livre de Pierre Vinclair que j’ai tout simplement adoré, où j’ai retrouvé un plaisir de lire « vers l’avant » que j’ai un peu perdu avec la poésie, qui se lit pour moi, surtout au présent absolu. Je suis extrêmement convaincue par le mélange de trivial, de clichés de vie quotidienne, d’évocations d’expériences ou d’instants simples, avec des réflexions très profondes sur l’écriture, sur ce vient et passe (et trépasse). La réflexion sur la forme qui conviendrait à ce que l’on veut écrire et qui vient, elle aussi, petit à petit. Il y a des boucles temporelles dans le livre, certains parties secondes ont en réalité étaient écrites antérieurement aux premières. Et cette forme, si plaisante, des distiques. A la toute fin, Pierre Vinclair précise « cette pile de distiques, proses, double-8 en 284 caractères. Je n’avais pas vu je l’avoue la contrainte des 284 caractères mais je ne me l’explique pas. Et 7 distiques soit 14 lignes, ce qui rappelle quelque chose !

©florence trocmé, 2024