De la joie et des langues

Où il est question d’intelligence artificielle et de production de langage,
de la joie,
des langues et notamment du picard,
de l’hebdomadaire le 1,
de musique et d’oiseaux avec Vinciane Despret,
de lecture,
d’individuation et d’état de minorité, avec Cynthia Fleury

notes du 8 au 11 décembre 2022


vues de la maison

Intelligence artificielle et écriture
Suis à la fois intéressée et un peu effarée devant le développement des logiciels d’écriture, mettant en œuvre de l’intelligence artificielle. On les bourre de millions de pages et ils sont censés rédiger des textes sur un sujet défini. Le Monde donnait un exemple de texte rédigé sur une requête relativement complexe, dans son édition du jeudi 8 décembre.
Voici la requête « Écris un article dans le style du journal Le Monde sur le lancement de ChatGPT [le nom du logiciel], en incluant les limites et les dangers de cette application ». Réponse (dont je ne livre que le début) : « Le 6 décembre 2022, la société OpenAI a lancé une nouvelle application de messagerie intitulée ChatGPT. Basé sur le modèle de langage GPT-3 développé par Open AI, l’application promet d’offrir une expérience de conversation naturelle et fluide pour les utilisateurs. Cependant certains experts s’inquiètent des limites et des dangers potentiels de cette technologie  » Alexandre Piquard l’auteur de l’article ne précise pas si la réponse a été faite en français, ce dont je doute, où s’il l’a traduite. Il signale que la date est erronée et parle d’Open AI, une petite entreprise de San Francisco déjà réputée pour ses travaux dans l’intelligence artificielle, qui avait fait sensation avec Dall.E 2, un logiciel capable de créer une image à partir d’un texte. J’avais lu un article sur cette autre application et j’avais trouvé cela tout à fait fascinant, d’autant que les exemples donnés dans l’article (j’ai malheureusement oublié la source) étaient très beaux et très parlants. J’avais essayé de trouver cette application pour la tester mais avais fait chou blanc. Alors étant curieuse de nature (le Flotoir n’existerait pas sans cette curiosité-là qui est aussi un fabuleux moteur d’énergie), je décide de tester, il me faut m’inscrire, mais peu importe. J’interroge le système en anglais « Write a short text to explain the migration of my website”, réponse immédiate plusieurs lignes de conseils très avisés, il y a donc aussi une dimension « moteur de recherche » (l’article disait bien que Google avait de quoi s’inquiéter). Je ne reproduis par la réponse ici, mais c’est tout de même assez stupéfiant.
Puis je décide de faire un test en français avec la requête « Écris un texte pour expliquer pourquoi en raison d’une panne de mon hébergeur je déménage mon site ». Là aussi réponse immédiate, dans un français parfait et c’est stupéfiant : « Bonjour, je tiens à vous informer que, suite à une panne de mon hébergeur, je suis dans l’obligation de déménager mon site web.
La panne a été imprévue et nous n’avons pas pu prévoir un plan de sauvegarde pour éviter les problèmes. Malheureusement, cela signifie que mon site web est actuellement indisponible.
Je suis en train de trouver un nouvel hébergeur pour mon site et je travaille dur pour le remettre en ligne le plus rapidement possible. Je vous remercie pour votre patience et votre compréhension pendant cette période difficile.
Je vous tiendrai informé de toutes les mises à jour concernant le déménagement de mon site et de sa disponibilité. Si vous avez des questions ou des inquiétudes, n’hésitez pas à me contacter.
Merci encore pour votre soutien et votre compréhension. »
→ je reste confondue, c’est à la fois admirable et terriblement inquiétant. Je précise que je n’ai pas l’intention de m’en servir pour rédiger mes articles de Poesibao, mais on peut imaginer l’usage que peuvent faire des journalistes paresseux ou pressés, des étudiants peu scrupuleux ou des hackeurs pour rédiger des messages un peu plus convaincants que ceux que l’on reçoit régulièrement.
Noter la petite faute d’orthographe, je vous tiendrai informés…
Je teste aussi l’application qui génère une image à partir d’une phrase, mais les résultats sont vraiment moches (mais relativement convaincants).
→ tout cela ne peut qu’interroger l’écrivain sur ses pratiques. Et sans doute particulièrement sur un aspect lié au mode d’entraînement de ces intelligences artificielles. Dans notre travail de création, quel est le rôle joué par la masse de livres que comme la plupart des écrivains nous avons lus ou lisons ? Y-a-t-il en nous une capacité combinatoire fabuleuse qui brasserait tout ce que nous avons acquis, notamment par nos lectures, et interviendrait lorsque nous sommes en plein processus d’écriture. Je crois que la question vaut d’être posée et c’est aussi pourquoi je me suis arrêtée longuement sur cette application dans ce Flotoir.

De la joie
J’ai reçu récemment le nouveau livre de Jean-Pascal Dubost, la Pandémiade, paru chez Isabelle Sauvage. Jean-Pascal Dubost s’est lancé dans un entreprise folle, la rédaction de poèmes qui déclinent, déforment ou reforment « quatre-vingt-dix-neuf formes ou genres de la littérature médiévale ». Ici trois formes sont choisies pour évoquer les tout débuts de la pandémie de Sars-Cov2, pour les trois parties du livre, la « Cronicque », les « Congés » et ma préférée à ce jour, sur laquelle je vais largement revenir le « Sermon », ici en un Sermon joyeux de la crise sanitaire. Chaque partie ouvre par une date et un fait : I. Le 17 mars 2020 commençait en France l’ère du confinement ; II. Le 12 juillet 2021 fut prononcée en France l’ère du pass sanitaire ; III. Le 9 août 2021 la France est entrée dans l’ère du pass sanitaire.
Tout au long du livre court un thème essentiel, dont Jean-Pascal Dubost se rend bien compte qu’il peut étonner et choquer dans le contexte de la pandémie, la notion de joie, qui lui vint essentiellement d’une extraordinaire fécondité d’écriture, une vraie coulée en fusion de poèmes dès les premières annonces et mesures sanitaires. Bien sûr le confinement, vécu pour lui en un lieu privilégié, la Forêt de Brocéliande, n’était pas pour inquiéter ce grand solitaire (pourtant très impliqué dans les affaires de la poésie comme en témoignent ses actions locales, son festival estival et bien sûr ses nombreuses contributions à Poezibao). Je serai franche et dirai que j’ai eu un peu de mal à entrer dans le livre, tant me lassait ce rappel de faits pas marrants avec ce constat que bien des choses étaient déjà presqu’oubliées, paraissaient irréelles et loin dans le temps (pourtant c’était hier et je les ai vécus, ces moments, comme nous tous, les inquiétudes pour soi et nos proches, le déni initial, le rejet des mesures restreignant les libertés de mouvement, etc. etc. ). Personnellement je n’ai pas écrit comme d’autres l’ont fait (Jean-Pascal Dubost cite par exemple Pierre Vinclair et ses sonnets) mais je me suis mis à chercher fébrilement des ressources disponibles en ligne susceptibles de soutenir les lecteurs de mes sites et de les nourrir, contre le chagrin, la peur ou l’ennui : concerts, lectures, expositions, conférences susceptibles de les intéresser…

Mais la joie ?
Oui elle peut paraître étrange cette réaction mais je l’ai éprouvée aussi devant certains aspects de cette crise : le confinement n’était pour me déplaire, me libérant des contraintes sociales qui souvent me pèsent, libérant du temps pour moi ; impression aussi que ce choc était salutaire pour le devenir de notre monde, que nous allions enfin prendre conscience de ce qui était en train de se passer, en termes d’environnement, de dégradation des conditions de vie, etc. Mais le joie de Jean-Pascal va plus loin, elle est liée à la création, à sa capacité de répondre par ses mots, ses vers, ses inventions à l’ampleur du désastre, sans sombrer. Elle a quelque chose d’ontologique et refermant le livre, j’ai eu conscience que cette joie, il ne fallait pas que nous l’étouffions au prétexte que le monde va si mal ou que nous traversons, collectivement et individuellement, de redoutables crises. Ce serait, mais la formule est un peu galvaudée, la joie de vivre, la joie d’être en vie, au monde, pour un temps infinitésimal mais d’être vivants, dans un monde qui regorge de splendeurs. Et savez-vous que Jean-Pascal Dubost cite, en tête de sa troisième partie, cette remarque pénétrante de Gilles Deleuze : « Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves » ! On nous gave de malheurs, d’horreurs, dont il n’est pas question de nier la réalité. Et nous courbons l’échine sous ce poids, devenons obéissants, culpabilisés et sages comme des images. Alors lui, Jean-Pascal, il fait joie et feu de tout bois, s’appuyant sur sa connaissance érudite de la langue ancienne.

Les langues
Non pas celles de la Pentecôte, encore que ! Trois occurrences de langues hors-circuit dominant, hier, qui toutes m’ont réjouie. Le picard d’Ivar Ch’Vavar dans un livre merveilleux dont je reparlerai, le gaélique écossais évoqué dans un reportage d’Arte, près de l’île de Skye, en Ecosse et enfin les melting formules de Jean-Pascal Dubost, puisant allègrement (la base de données de son intelligence artificielle est bien nourrie) dans sa grande culture notamment autour du Moyen-Âge et du baroque pour concocter des octosyllabes pleins de vie, d’énergie, de drôlerie, inventer des formules choc qui font rire et réfléchir et oui, qui mettent en joie. Sa joie, il la partage. Cela pullule de trouvailles en un vrai geyser, pulsant des bouffées de gaz et de chaleur « à donf ». L’argot est utilisé aussi. « Si le poème se dressait / avec dure ostinacité / contre la très molestative / contre la très-évolutive / et influente épidémie / et très contre la mollicie / qui faisait avoir des courantes / dans des cervelles déficientes, / si le poème me prenait / autant de temps en temps c’était / parce qu’il s’agrandissait mine / de rien boostant mon endorphine/ (…) (p. 139)
→ se souvenir de la formule de Cynthia Fleury citée tout récemment : « le langage est une naissance du monde, comme une naissance au monde ».

Conservatoire, réservoir, potager
Le livre de Jean-Pascal, celui-là bien sûr, mais tous les autres sont aussi de formidables conservatoires de langue. Or entendant le picard de Ch’Vavar, les mots anciens de Dubost, j’éprouve un sentiment d’ancrage dans un fond(s) commun, trop oublié et qui a l’étrange caractéristique d’être une vraie source d’énergie. J’éviterai un rapprochement fâcheux avec les énergies fossiles, mais le processus est un peu le même, des mots, des tournures, des phrases, des expressions se sont accumulées au fond de notre langue, composant un substrat plein d’énergie qui peut nous animer, qui nous anime même sans doute à notre insu. Jean-Pascal Dubost : « aimant à mâcher ce schmilblick / transmué en poèmes bien durs / qui font une belle envergure / à la vie – confinée ou pas – .
Je le cite encore « j’étais en mode herculéen, / en un prométhéen combat / pour la régénérer, ma joie, / et dans mes travaux incrédules / n’être pas ras les homoncules / était le souci de ma joie / et la joie était une foi, /une force contre l’ennui / qui encline à mal tout autrui, / et forse en l’ennui je pompais / l’énergie de la joie, qui sait. » (p. 147)
Enfonçons encore un peu le clou ! : « ainsiment je me dopamine / en langue estrange et barbarine /qui sonne hautement comme estrange / et barbare et qui désarrange / en arrangeant un sacré nom / de rythme exultoire qui fait non / et je me veux des renégats / de la prose policière ah
/ comme Manon je m’en réclame (…) (p. 154)

Régimes
Il y a des régimes de langue comme il y a des régimes de moteur mais à l’écriture, il faut une énergie (Antoine Emaz en parlait souvent). On sent que le poème de Jean-Pascal Dubost est bourré d’énergie, qu’une sorte de manivelle a été tournée (comme on lançait les moteurs jadis, en faisant attention au ‘retour de manivelle’) et que le moteur une fois lancé, il l’a laissé aller à ses embardées, il a peu ronronné, n’a pas ahané dans les côtes, ne s’est pas laissé glisser au point mort dans les descentes, il a tenu (autre mot d’Antoine Emaz, « ça tient », disait-il de ses textes quand enfin il les jugeait sinon terminés du moins viables).

Une expérience de lecture
Avec son autorisation, je reprends ici un passage d’un courriel de Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « Je ne sais plus si je vous avais fait part d’un ‘exercice de lecture’ que je pratique assidument avec les extraits de poèmes publiés sur Poezibao. Je les lis au hasard et sans me soucier du nom de leur auteur. Je m’exerce seulement à les lire en vue de tester mon oreille interne. Va-t-elle parvenir à se mettre au diapason avec ce qui lui est donné à lire ? Sich einstimmen, s’accorder , entrer en résonance, ou décrocher, perdre le fil conducteur… 
Ce test auditif est infaillible, d’autant qu’il est anonyme. Je me mets seulement à lire hasardeusement ce qui a trouvé à s’écrire sous la forme d’un poème, en m’abstenant de recourir à ces repères névralgiques que sont le nom d’un auteur ou le titre de son livre. Une lecture en forme de blind test en quelque sorte , et au fort de laquelle on reste tout ouïe, en pleine expectative, face à ce qu’on s’exerce à lire sous le sceau de l’anonymat. Je ne sais si on peut se fier à un tel mode de lecture, tellement il reste aléatoire et plus qu’hasardeux quant aux enjeux qu’il soulève. En lisant toutefois de la sorte, on n’est pas sans appréhender une sorte de mémoire inhérente aux mots et qui en fait des corps conducteurs, doués de souvenance , mais aussi d’une revenance par laquelle ils se reconduisent et se rappellent à nous au cours de nos lectures. »

Pratiques et méthodes
Je suis en train de changer un certain nombre de mes méthodes et pratiques. J’ai décidé de quitter le seul réseau social que j’utilisais, Twitter dont l’évolution actuelle ne me convient en rien. Pour l’instant pas d’autre réseau social, je ne suis pas convaincue de leur utilité pour un travail comme Poesibao. Mais Twitter où j’avais près de 5000 abonnés (totale illusion, 90% à mon avis étaient inactifs et ne s’intéressaient pas du tout à mes contenus) m’aidait à m’informer. Mes propres contenus étaient d’information sur la littérature, la musique, parfois une ou deux découvertes scientifiques spectaculaires. Et je n’émettais jamais d’opinion. j’avais aussi soigneusement sélectionné les comptes que je suivais, cherchant là aussi exclusivement de l’information sur le monde du livre, sur la photo, sur les sciences. J’ai donc réactivé une plate-forme qui me permet, via les fils RSS, de suivre l’actualisation de plusieurs sites. Alors je lance, en riant sous cape, un qui m’aime me suive, mais pas sur les réseaux sociaux, non, sur Poesibao, Muzibao, le Flotoir.

La joie du picard
Lu avec délectation hier le livre qui rassemble l’œuvre en picard d’Ivar Ch’Vavar, en deux parties la première avec ses créations en langue picarde, essentiellement berckoise d’ailleurs, Berck étant sa ville d’origine et un point focal de son travail, la seconde avec ses traductions d’écrivains picards. Il y a là une vitalité incroyable, une inventivité extrême. Il faudrait des fichiers audio liés pour entendre aussi la langue, car ce doit être un régal, et l’on ne sait guère comment prononcer alors pourtant qu’étrangement on ne se sent pas en langue étrangère. Comme si on avait du picard dans ses gènes ou ses veines en quelque sorte. A priori ce n’est pas le cas, la Picardie étant pour moi surtout du côté de ma belle-famille, avec une forte assise des Trocmé à St Quentin. Mais je me retrouve dans ma forte polarisation générale vers le Nord, assez peu partagée au fond. Cette note du prière d’insérer qui permet de bien comprendre de quoi il s’agit ici : « Ivar Ch’Vavar a écrit surtout en français, y compris pour ‘inventer’ la Grande Picardie mentale ; mais il a mis le picard ‘au travail’ dès le début des années 1979. Est réunie ici la quasi-totalité de ce qu’il a écrit en picard depuis 1995. ». Et lui-même de dire que « le problème du picard est un problème poétique : écrire le picard, c’est en faire une langue pour l’écriture, c’est mettre cette langue au travail pour l’écriture. C’est également un problème politique » [comme pour la plupart des langues minoritaires !]. Le livre est fort bien édité, avec un dessin frappant de Sébastien Morlighem. Il est publié par les éditions Engelaere. J’ai choisi pour l’anthologie permanente de Poesibao un passage qui résonnera fort avec les préoccupations du moment, sur une coupure d’électricité. Mais j’ai adoré une longue séquence Ché’bonje é-pi ch’goron, autrement dit Sagesse secrète des Berckois où toute la vitalité inventive de Ch’Vavar s’exprime sous la signature de son hétéronyme l’abbé Michel Desquendras en une série de 43 maximes, dictons ou règles, donnés d’abord bruts, puis traduits et analysés un par un par Ch’Vavar. Je cite un exemple :
« 15. I a mouru tout cru / d’awér miè dé’m moùrue. — « Il est mort tout vivant / pour avoir mangé de la morue. »
C’est un dicton sur la puissance des mots. Un tel est mort ‘tout vivant’, c’est-à-dire de la façon la plus soudaine, non, bien sûr, pour avoir consommé de la morue, mais le mot moùrue même, entendu mouru, c’est-à-dire : non pas seulement ‘mort’ ici, mouru est un participe passé aberrant, une invention grammaticale populaire qui met l’accent sur l’acte et devrait être appelé plutôt un participe passant, et indiquant non l’acte fait, mais l’acte en train de se faire, et autrement qu’un participe présent. Le passage de ‘tout vivant’ à ‘mort’ se fait ici non par ‘mourant’, trop lent et comme passif, mais par ‘mouru’. C’est l’instant très bref et très intense du passage qui compte. Et toute l’intensité mortelle de cet instant est contenue dans le mot qui le dit. » (Ivar Ch’Vavar, ch’miloé din ch’tiloé, le tiroir au miroir, édition bilingue picard-français, éditions Engelaere, 2022, 15€, p. 29)

Le 1
Commencé à lire deux numéros de l’hebdomadaire Le 1, que Laurent Greilsamer rencontré lors de la remise des prix de l’Académie Française (le co-fondateur du 1, Eric Fottorino était primé) a eu la gentillesse de m’envoyer. Il m’avait expliqué que dans chaque numéro, qui porte toujours sur un thème unique, il y avait un poème. Dans les deux numéros envoyés, ce sont des poèmes de Michaux, dans le numéro 419, intitulé « 8 milliards d’humains, et moi ? et moi ? et moi ? » : « La population ici, c’est la Marouque / la Bourouque / la Biroubouque / la Gorguena / la Flandoche et la Pouperougue / la Roboueuse / la Clivette à gli gli (…) »
Et dans le numéro 425, « Climat, féminisme, faut-il désobéir, un poème de Cavafis : « A quelques-uns arrive un jour / d’avoir à choisir entre le grand Oui / et le grand Non (…) »

De la musique et des circonstances
Parlant des oiseaux, Vinciane Despret, une de mes plus importantes lectures de cette année, écrit : « Avez-vous déjà voyagé en train, un casque sur les oreilles ? Avez-vous ressenti, comme j’ai souvent pu le vivre, que le paysage pouvait être “bachien”, ou “tchaïkovskien”, à quel point la musique s’imprime, recouvre, affecte à ce moment ce qui nous entoure ? – un accordéon dans le métro ne change-t-il pas non seulement l’humeur, mais la perception même des choses ? Le monde devient non musical, mais mélodique. Et ce n’est plus une mélodie associée à un paysage, “c’est la mélodie elle-même qui fait un paysage sonore”. En d’autres termes, l’acte de territorialisation serait, entre autres, un acte de musicalisation d’une place – je précise “entre autres” parce qu’il y a également les postures, les rituels dansés, les menaces spectacularisées, les couleurs, les battements d’ailes. Et l’arpentage de l’espace. »
(Vinciane Despret, Habiter en oiseau).
→ c’est une expérience que j’ai faite, que je fais si souvent. Cette modification de l’état intérieur dès que nait la musique. Et c’est sans doute en fait une profonde modification de la nature même de l’activité mentale. Sans doute parce que d’autres connexions sont sollicitées dans le cerveau et que cela modifie les équilibres entre les différentes zones et les différentes fonctions. J’aime à penser, ce qui est sans doute complètement faux, que ce sont alors les cellules gliales qui entrent en résonance avec la musique, la propageant dans un plus grand nombre de zones du cerveau, y compris les zones qui commandent la motricité. Puisqu’on sait bien que le corps bouge dès qu’il entend de la musique, plus ou moins perceptiblement. Le rythme affecte la motricité fine et au-delà.

Collecte, collections, reliure
Il y a peu j’employais le mot de collecte, et j’aurais pu lui ajouter celui de collection, à propos des milliers de citations que je relève, partout, depuis l’adolescence. Vrai trésor de paix ! Je peux en recueillir partout, de ces phrases qui font sens pour moi, qui résonnent dans le for intérieur, et même dans des articles de presse ou dans des livres qui ne me parlent pas de manière générale. Je me suis bien accrochée au livre de Peter Szendy sur la lecture, mais je ne suis pas du tout en phase avec le propos général, que je trouve au fond assez destructeur. Je n’y trouve que des points de vue négatifs sur la lecture, du soupçon pour le dire clairement. Mais j’aime cette note, quelque part : « Ramasser, collecter, recueillir : autant de sens, disions-nous, du verbe latin legere. Comme si lire revenait essentiellement à lier, le lecteur étant dès lors une sorte de relieur. » (Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, p. 143) et j’aime ici entendre le mot relieur dans sa polysémie, un des sens principaux étant, pour moi, fortement évocateur de ma mère qui a pratiqué la reliure, à un très bon niveau quoiqu’amateur, pendant des années. Et il m’arrive de penser que le Flotoir est à certains égards une vaste entreprise de reliure !
Ailleurs dans le livre, Peter Szendy reproduit une image saisissante : « Lire, lier, délier Il est temps de rassembler ce que nous avons cueilli ou glané jusqu’à présent. Il est temps pour ce geste que le graphiste allemand Gunter Rambow a su illustrer de manière saisissante sur une affiche conçue pour la maison d’édition Fischer en 1976 : on y voit une main sortir du livre (comme une sorte d’excroissance) pour tenir le livre, pour le clore sur lui-même, pour le relier. » (p. 142)

La lecture m’invente
Autre formule qui m’a frappée dans le livre de Szendy : « Chaque fois que je lis, la lecture m’invente, précisément dans le jeu de l’écart – de l’anticipation ou du retard – où je me précède et je me suis, comme l’incipit de Calvino nous le donne exemplairement et vertigineusement à entendre : ‘Tu es sur le point de commencer à lire’, c’est-à-dire de devenir celle ou celui qui consiste dans ce ‘lire’ même dont le ‘tu’ du début de la phrase n’était pas encore (mais un peu déjà) le sujet. » (p. 123).
→ Je commence à lire, que se passe-t-il, quelles sont mes dispositions, complexes, hétéroclites, humeurs, attentes… ? Je finis de lire, que se passe-t-il, suis-je agrandie par ma lecture, portée par elle ou abattue, découragée ? Ne dit-on pas de certains livres qu’ils vous tombent des mains ?

Changement d’état
de même que l’eau change d’état selon sa température, je change d’état selon ce que je lis d’une part et le support de cette lecture d’autre part, sans doute aussi selon l’environnement de cette lecture. Je l’ai encore constaté hier soir en passant de la lecture de mes deux journaux quotidiens, sur tablette, à un livre, celui de Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, pourtant un petit livre de poche un peu moche. Oui, mais, comment dire cette sensation de confort et de retour à la maison qui m’a saisie immédiatement. Cela réveille le souvenir d’une des dernières lectures que j’ai faites à ma mère, malvoyante, peu avant sa disparition. Nous avons lu son journal quotidien, elle y tenait, mais elle était absente, s’endormait… et puis soudain je suis passée à un livre, c’était Le Clézio et sa Chanson bretonne et là, sur le champ, elle comme moi, nous nous sommes senties différentes. Moi j’ai cessé d’ahaner sur ma lecture à haute voix qui est devenue facile et fluide, et elle, elle a manifesté un net regain d’intérêt. C’est bien troublant et cela fait partie des aspects que je veux évoquer et peut-être étudier un peu plus avant dans mon grand projet sur la lecture.
J’ai pourtant lu des choses intelligentes et de belles analyses dans mes journaux quotidiens mais elles n’ont pas pénétré au-delà d’un niveau assez superficiel alors que d’emblée les phrases du livre suscitent échos, résonances, questions, bref mise en mouvement profond.

Lectures mêlées
Toujours ce jeu des livres posés, repris, avec leurs extraits transcrits… Cynthia Fleury et Philippe Descola, avec pour ce dernier, le bonheur d’un déclic, à savoir le sentiment de commencer enfin à entrer un peu dans sa pensée, difficile pour moi et sur laquelle je butais. Je vais y revenir.

La révolution
Cynthia Fleury insiste sur ce qu’elle appelle l’état de minorité. Non pas le fait, comme on pourrait le croire, d’appartenir à une minorité, mais le fait de ne pas sortir d’un état de sujétion à autre que soi, comme un mineur encore sous la tutelle de ses référents. Intéressant passage où elle s’appuie sur Kant et Michel Foucault, Foucault citant Kant : « ‘Peu importe si la révolution d’un peuple (…) réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités’ ; reconnaît Kant. Ce qui importe, c’est que la révolution signe la potentialité de l’homme à sortir de l’état de minorité, qu’elle scelle à jamais sa capacité de faire cesser le mensonge de l’origine. En somme elle vient incarner par sa seule possibilité – et non pas son succès – la filiation originelle de l’homme avec la liberté et le progrès de la conscience. Dorénavant l’homme ne pourra plus ‘oublier’ le souci de soi, et qu’il est enfant de cette capacité-là » (p. 129-130)
→ comme résonnent ces mots aujourd’hui, alors que plusieurs mouvements sont en cours dans le monde, révolutions ou rébellions de peuples et singulièrement de femmes qui veulent sortir de l’état de minorité.

De l’individuation
Cette notion si importante mise en avant par Cynthia Fleury, la capacité de chaque être humain non pas à consommer sa vie passivement (et souvent, bien malheureusement) mais à accéder à plus de conscience et de réalisation de soi-même , via le souci de soi et ce qu’elle appelle les 4 figures de l’individuation, le connais-toi toi-même, la capacité imaginante (imagination vera), le courage de supporter le prix à payer pour cette évolution (pretium doloris) et enfin, à ne surtout pas oublier, la force comique, la vis comica. « L’histoire sert aussi à cela, à rappeler que l’individuation a eu lieu, que si elle est une création journalière, elle n’en demeure pas moi principielle, et de toute éternité présente, comme la potentialité même de l’homme, que celle-ci advienne ou pas. Cette histoire de la révolution, si collective, si abstraite d’une certaine manière, conte aussi autre chose : la possibilité de l’émergence de la singularité, quelque chose d’absolument concret et présent. » (p. 130)