Un leurre magnifique

Où il est question d’une drôle d’idée de la poésie,
de la TraVersée verte d’Olivier Domerg,
avec quelques sels et quelques résultats de collecte,
ou encore de déverbalisation, avec Cynthia Fleury

notes du 22 novembre au 7 décembre 2022



 

Un abrégé de bêtise
Voici un petit article du Figaro littéraire qui a suscité chez moi deux réactions bien contradictoires. Le petit chapô m’attire et m’inquiète : « Denis Grozdanovitch. Un essai joyeusement érudit sur l’art de vivre en poète au jour le jour ». Sans doute marquée par mon expérience de création en cours d’un nouveau site, je ne peux m’empêcher de penser que c’est un titre bien fait pour le SEO, à savoir Search Engine Optimisation. Autrement dit bien formaté pour que les moteurs de recherche le remarque, avec art de vivre, poète, etc. Entrons dans le vif du sujet : il est dit que l’auteur est un collectionneur de génie et un orfèvre de la citation. Un peu excessif peut-être, non ? Je retiens en revanche cela qui me plait beaucoup : « Cette même minutie que je mets dans l’écriture, écrit Grozdanovitch, je dois la mettre également dans les moindres actes du quotidien. Car la minutie est en fait une manière de voir le monde. Qui consiste à révéler à travers les plus petites choses, les grandes. À déceler l’invisible dans la moindre pépite de visible ; l’éternité vivante en chaque seconde. » En phase avec ce concept de minutie, qui est au fond l’exercice de la vraie attention, la plus fine possible et la plus consciente possible de tout ce qui peut fausser la perception de la réalité, préjugements et cie. Un peu moins emballée par les pépites et l’éternité… ; Mais un peu plus loin c’est un propos de la rédactrice de l’article, Astrid de Larminat, qui me fait bondir : « Grozdanovitch n’est pas un idolâtre de la poésie. Et surtout pas des jongleries absconses qui se multiplient sur les Marchés de la poésie sous le patronage de René Char. Auquel il consacré un chapitre cinglant. ». Voilà tout ce contre quoi Poezibao œuvre depuis tant d’années, ces a-priori éculés et ces clichés sur la poésie, cette méconnaissance de ce qu’elle est vraiment, aujourd’hui. Les jongleries absconses, c’est particulièrement mal informé pour une journaliste littéraire. Je n’achèterai pas le livre de Grozdanovitch, auteur que j’ai déjà lu (vague souvenir de nage et de tennis ?)et avais trouvé très dans l’air du temps. Vous avez dit mainstream ?

Paysage, photo, écriture
Je suis très sensible à ces mots de Jean-Pascal Dubost à propos de La TraVersée verte d’Olivier Domerg dont il a d’ailleurs été déjà question dans ce Flotoir : « Pour en revenir au dizain, ton livre est donc séquencé en 19 poèmes (plus un cahier photos), tous faits de strophes carrées, ce qui ne manqua pas de générer une dynamique de lecture mêlant l’enthousiasme, de la jubilation, quelques colères aussi, des questionnements sinon un divin transport devant autant de force à dire un paysage. As-tu fait ce choix formel pour, à l’instar des photographies de Brigitte Palaggi, cadrer ton sujet ? Cadrant bien les choses, le dizain décasyllabique donne un certain rythme au poème, du moins dans la façon que tu as de le construire avec irrégularité prosodique dans sa régularité formelle, comme peut l’être un paysage, si divers et multiforme et varié et pourtant cadré par l’œil : irrégularité matérialisée par des rimes riches, pauvres, assonancées, croisées, embrassées, décroisées, des homéotéleutes, des vers blancs, des mots coupés à l’enjambement, des justifications de vers tantôt à droite, tantôt à gauche, tout cela esquissant à l’œil déclivités, reliefs, sinuosités et courbes. Es-tu dans l’injonction horatienne ? Que la poésie soit comme la peinture  (Ut pictura poesis erit) ? Ou comme la photographie ? Je dirais que ton livre est plutôt dans la recherche d’une correspondance de mouvements entre paysage-photo-poésie, rien n’est comme, mais veut s’en rapprocher pour rapprocher le lecteur de ce qui n’est pas la seule évocation d’un paysage départemental, mais plus que ça : « cette grammaire du Cantal »  bouge sous nos yeux pour « S’interroger sur tout ce qui paraît » ; c’est le fondement de ta poétique paysagère. »
Ces remarques recoupent mon intérêt et mes questions sur la photographie, sur les formes fixes, les formats, la mise en page.  

Flacon de sels
amusée de découvrir dans un livre une date d’impression postérieure au moment de la parution du livre –

Mes collectes et collections
« Une voiture secoue la nappe de ses phares dans la nuit. »
Pascal Commère, Verger, etc…, notes buissonnières, Fata Morgana, 2022

Du Flotoir
toujours bien trop encalminé et cela fait des mois que cela dure. Or je le sais central dans mon travail et dans ma vie, dans ma recherche en général. Hier j’ai pris conscience que j’avais une énergie et une détermination très fortes la matin mais que si j’attendais la fin de la journée pour me consacrer enfin à mes travaux personnels, je n’en avais plus assez. Je vais donc essayer d’éviter le travail des sites au moins jusqu’à la deuxième partie de la matinée, pour bien reprendre l’habitude de transcrire au jour le jour mes réflexions et mes ‘notes en lisant’ dans ce Flotoir. Un peu de Logoir pour le factuel et le Flotoir pour le fond. Je sais que les travaux des sites, je les ferai de toutes façons. Même chose a priori envers la correspondance qui me prend beaucoup de temps.

Déverbalisation et écrans
Deux textes à rapprocher, un important passage du livre Les Irremplaçables de Cynthia Fleury et un édito du Figaro (samedi 3 décembre 2022) qui s’intitule « Les écrans et la caverne ». Dans cet édito Laurence de Charrette fait un rapprochement entre le sort des contemporains accrochés à leur téléphone et la caverne platonicienne : « la compulsion des écrans est un virus contemporain » écrit-elle, ce qui en dit long sur « les transformations profondes du rapport au monde qu’engendre la société numérique ». Elle évoque alors la fameuses allégorie de Platon mettant en scène des hommes enchaînés dans une caverne : « tournant le dos à l’entrée, ils ne voient pas des objets, mais leurs ombres projetées sur le mur, qu’ils prennent pour la réalité, toute la réalité. ». Résultat ? « Confondre ombre et vérité, voilà le syndrome que nourrit l’addiction aux réseaux. » Et l’on ne peut s’empêcher de s’inquiéter de ce que cette dérive va devenir avec le développement du fameux métavers. La journaliste a ces mots forts :  « voir la vie au travers de sa projection narcissique dans le monde liquide, penser l’instant d’abord dans sa représentation, sa mise en scène dans l’agora du vide ; et se placer ainsi dans l’attente éperdue de l’écho de soi-même. ». Elle enfonce ensuite le clou rappelant que les plateformes ne sont pas des succédanés de la Poste ou le commencement « de l’espace démocratique rêvé par les Grecs anciens » parce que « leurs algorithmes sont faits pour transformer nos données personnelles en bénéfices »
Et c’est là que peut s’opérer le rapprochement avec Cynthia Fleury dans la deuxième partie de son livre Les irremplaçables, partie titrée « Le Dogme du pouvoir ». Le sous-chapitre s’intitule « désubjectivation et déverbalisation » et va montrer comment tout est fait dans le système capitalistique pour vider le sujet humain de sa substance et principalement en lui ôtant les mots, pas tant de la bouche que de la conscience. « Toute tentative de désindividuation prend appui sur la déverbalisation » qui n’est pas seulement « l’impossibilité de traduire précisément ce que l’on pense » mais « porte atteinte à la faculté même de conception intellectuelle » (p. 113) Avec ce double constat, terrifiant : 1. on ne parvient plus à penser ce que d’autres sont capables d’énoncer ; 2. on perd conscience de ce qui devrait faire réalité pour soi.. Elle ponctue cela d’une très belle formule « le langage est une naissance du monde, comme une naissance au monde ». On retrouve là sans doute une des grandes raisons d’être de la poésie ! Mais « voler au sujet sa capacité d’énonciation n’est pas suffisant. Ce qu’il faut voler c’est la condition de possibilité de cette énonciation, sa dynamique de conscientisation. Premier grand processus de la domination : ‘priver de langage les dominés’. » D’où cette frénésie de faire taire les médias dans les sociétés totalitaires ! « La langue des dominés n’a pas le même accès à la performativité que celle des dominants. Si la première demeure langage, la seconde fait réalité. Elle fait autorité et institution. Plus la parole proférée est celle d’un individu appartenant au groupe – social, culturel, économique,– dominant, plus elle fait ordre pour tous, réalité et vérité. » (p. 115). Dans ces pages Cynthia Fleury s’appuie sur le livre La Société du mépris d’Axel Honneth.

Penser par soi-même
Un peu auparavant, dans ce même chapitre, Cynthia Fleury avait évoqué « l’impossibilité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui » et elle ajoute que « Ne pas penser par soi-même reste une décision », ce en quoi je la trouve un peu optimiste, car tant de conditions aujourd’hui rendent extrêmement difficiles de penser par soi-même, ne serait-ce que ce qu’il faut bien appeler la misère. « Ces non-agir et non-penser sont même les actes les plus courants chez l’homme. Il n’y a là aucune forme d’ignorance mais, à l’inverse, l’assimilation servile des codes préexistants ». Même remarque, c’est bien optimiste tant sont puissantes les forces qui induisent ces états de non-agir et non-penser, et cela depuis l’école où rien n’est vraiment fait pour développer le sens critique des enfants. J’avais eu, il y a quelques années, une conversation passionnante avec un très jeune ami allemand (19 ans), qui m’avait expliqué que dans sa scolarité, on lui avait appris à ne pas prendre pour LA vérité ce qui était enseigné. Héritage sans doute de l’Histoire et de l’immense manipulation dont le peuple allemand fut l’objet. Je crains un peu qu’aujourd’hui cette salutaire attitude ne soit plus de mise. En tous cas, chez nous, elle n’existe pas à ma connaissance. Gobe et tais-toi, c’est ce que j’ai si souvent ressenti dans ma scolarité et ce n’était pas hier ! Peu de chances que cela ait évolué. « Le récit de l’origine n’a rien de naturel. Il nous est conté par la société et ceux qui se présentent comme ‘nos pairs’. Et l’idéologie du pouvoir parachève ce récit de l’origine, en donnant aux uns -au détriment des autres- le droit de penser et d’agir en leur nom propre, et au nom des autres. La République de Platon a fixé la formule, souligne Jacques Rancière : ‘que chacun fasse sa propre affaire et développe la vertu propre à sa condition’. Magistrale formule qui montre la naturalisation de l’arbitraire inaugural. Il ne s’agira nullement du ‘propre’. Il s’agira, à l’opposé, de se conformer au propre désigné par autrui, c’est-à-dire par la société, et ses récits de l’origine et de légitimités afférents ». et un peu plus loin, elle aborde la question centrale de l’attention, souvent évoquée dans ce Flotoir : « L’exploitation capitalistique (…) capte, plus encore que les richesses, l’attention des individus. Les individus sont divertis, distraits au sens pascalien, ils sont occupés, pleinement occupés à ne pas penser. » (pp. 104-105). Il s’agit bien de détourner l’attention, voire de rendre cette fonction malade, voire invalide par le jeu des sauts constants de toute focalisation un peu tenue, induits par tous les médias, au sens très large. Incluant bien sûr les écrans en tous genres. Or dit encore Cynthia Fleury « l’attention est par essence l’antichambre du souci de soi et des autres ». (p. 106)

Des abréviations
On sait à quel point elles fleurissent. Tant et si bien que certains articles de journaux doivent être patiemment décryptés pour savoir de quoi ou qui il s’agit sous le jeu des acronymes. Mais cela va plus loin, c’est une désubstantialisation. Cynthia Fleury (oui je m’efforce toujours de donner le nom en entier, dans la plupart de mes phrases et ce n’est pas un hasard !) fait appel à Orwell et à son Angsoc qui explique qu’il ne faut pas dire ministère de la Vérité mais Miniver (on n’est pas loin du métavers !) ou Comarch pour Commissariat aux archives. Et on frémit en pensant à quel point en elles-mêmes, même sous un nom non abrégé, ces instances ont toujours la vie belle comme le montre les ministères de la Vertu afghan ou la police des mœurs iranienne. Mais ce que dit Cynthia Fleury, c’est qu’en « abrégeant un mot, on abrège son potentiel herméneutique ». (p. 107)

L’importance de la verbalisation
… d’où, serait-on tenté de dire, l’importance de la poésie, que l’on peut voir peut-être comme une forme très particulière de verbalisation. « La verbalisation est par définition commencement et pas nécessairement stricte verbalisation du (et dans le) monde préexistant : verbaliser c’est aussi créer un monde. C’est déjà une première délivrance. Mais cerner l’allégeance au pouvoir qu’est structurellement la langue rappelle la difficulté de la sortie de la minorité. La vraie nature du pouvoir est circulatoire. Elle aura besoin du langage pour se fonder, s’extérioriser en donnant la réalité qu’elle n’a pas, s’intérioriser pour créer le consentement dont elle a besoin pour perdurer. C’est tout l’imaginaire instituant de la domination qu’il faut déconstruire ». Ici Cynthia Fleury n’évoque pas le magistral livre de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich, mais je pense constamment à ce livre en lisant ces pages (p. 108).

Humpty Dumpty
Et par une de ces coïncidences qui m’enchantent, voilà que Cynthia Fleury évoque Alice aux Pays des Merveilles et Humpty Dumpty, citant le passage même qu’Hélène Cixous a évoqué dans son séminaire ce samedi 3 décembre ! « Ce dialogue imaginaire d’Alice dit simplement la vérité crue de l’origine du pouvoir. Il n’est pas le fruit de la pensée et du langage. Il est ce qui façonne la pensée, par sa violence inaugurale » (rappel de la phrase de Humpty Dumpty : « lorsque moi j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty, (…) il signifie exactement ce qu’il me plait qu’il signifie » et à Alice qui lui rétorque que la question est de savoir s’il a le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire, le personnage répond que « la question est de savoir qui sera le maître, un point c’est tout. »

Ce leurre magnifique
Un peu plus loin Cynthia Fleury cite Roland Barthes : « si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. (…) à nous qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur permanente d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. ». Glose de Cynthia Fleury : « autrement dit, la littérature invente l’échappée symbolique, pas simplement l’usage de nouveaux signes et de nouveaux symboles, pas simplement le jeu avec la signification mais l’invention d’un champ de liberté cognitive nommant ce qui n’a jamais été nommé, susceptible aussi de lui donner vie et sens. ». Et d’invoquer à l’appui de sa réflexion Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov.

Flacon de sels
j’aime que les feux des projecteurs installés sur les très hautes grues de chantier, à l’ouest, traversant l’appartement, semblent clignoter à l’est – décider que le tout début de la matinée, quoiqu’il arrive, je me le consacre, Flotoir, notoir, logoir., réaliser les travaux des sites ensuite. – les mots et expressions qui me délogent du transi de ma langue

Ma lecture
Je lis de plus en plus mal, je lis lame, petite coupe de papier, qui tranche dans le vif du livre