Lidar, sonar, sofar, écho


Le Flotoir du 28 avril au 17 mai 2025, avec Thoreau, Lichtenberg, Carlo Ossola, Dacia Maraini, algorithmes, logarithme et allemand.


 

lundi 28 avril 2025

De la lecture
« Pour cela, il convient de prendre conscience que vous faites parfois naître dans une œuvre, comme l’explique Michel Charles, une sorte de texte fantôme qui n’était pas d’abord inscrit en elle, mais qui en était comme une possibilité non réalisée. »
Maxime Decout, éloge du mauvais lecteur


mercredi 30 avril 2025

De la bipolarité
À la suite du ‘coming out’ de Nicolas Demorand sur sa bipolarité et la publication de son livre, Aurélien Delpirou, maître de conférences en sciences humaines et sociales à l’université Paris-Est Créteil et étudiant en psychologie à l’université Paris-Cité fait quelques mises au point.
Extraits : « Si le diagnostic médical est utile pour mettre des mots sur une souffrance, rassurer les proches et adapter les traitements, il n’est qu’un outil de compréhension clinique parmi d’autres. Autrement dit, c’est un moyen et pas une fin, une carte plutôt qu’un territoire. En en faisant une étiquette identitaire (ma bipolarité me définit pleinement), on risque de tomber dans le validisme et d’obstruer les mouvements vitaux de transformation, de désir et de lien des malades.
(…) Dans un contexte de dégradation continue, depuis au moins trente ans, des moyens matériels et humains de la psychiatrie publique en France, les délais d’obtention d’un premier rendez-vous dans un centre médico-psychologique de secteur (et non chez un chef de service de l’un des meilleurs hôpitaux psychiatriques de France) sont estimés entre deux et six mois, selon les territoires – et il n’existe pas de ticket coupe-file ! (…)
De la même façon, alors que la recherche pharmacologique dans le domaine est sinistrée, les nouvelles molécules (lamotrigine, quétiapine) se font rares, de telle sorte que les prescriptions ont peu changé depuis cinquante ans et la mise sur le marché des sels de lithium, qui demeurent le traitement de première ligne. Au-delà des ajustements propres à chaque patient et aux évolutions de la pathologie, il n’y a pas vraiment matière, pour un psychiatre suivant un patient bipolaire, à concocter quelque recette magique, à l’instar de l’«artiste des médicaments», décrit dans le livre. La réalité est plutôt celle des pénuries chroniques de psychotropes qui mettent en danger des millions de patients. L’ouvrage est plus discret sur les conséquences de la maladie sur les vies personnelle et professionnelle de l’auteur. Sur la première, Nicolas Demorand se livre peu, avec une pudeur bien compréhensible. Mais il est absolument crucial de rappeler que la bipolarité bouscule profondément les organisations conjugales et familiales. (…)
Outre les personnes de l’entourage proche, qui optent souvent pour la fuite ou le déni, combien de partenaires ressentent épuisement, frustration ou solitude face au quotidien de la maladie ? Quant à la parentalité, elle est frontalement percutée par les aléas de la disponibilité affective, ce qui nécessite des ajustements permanents. Des structures viennent en aide aux familles, mais elles sont encore trop peu nombreuses. (…)
Intérieur nuit franchit un pas important dans une direction salutaire. Mais il décrit une réhabilitation très singulière, au risque de passer à côté de certains obstacles sur la longue route de la désaliénation, à la fois pathologique et sociale, des personnes bipolaires.
Libération, mercredi 30 avril 2025
→ J’avais bien émis quelques réserves sur le livre, tout en saluant le courage du journaliste. Je n’avais pas réalisé que mes réserves portaient sur cet argument central du propos de Delpirou : le cas Demorand est singulier à bien des égards.
→ Je ne connaissais pas ce terme (moche !) de validisme. Une petite recherche s’impose :
Le validisme est une forme de discrimination ou de préjugé à l’encontre des personnes en situation de handicap. Il se manifeste par des attitudes, des comportements ou des politiques qui désavantagent ou excluent les personnes handicapées, en les considérant comme inférieures ou moins capables que les personnes valides. Le validisme peut se traduire par des obstacles physiques (comme l’absence de rampes d’accès pour les fauteuils roulants), des barrières institutionnelles (comme des politiques d’emploi discriminatoires) ou des préjugés sociaux (comme des stéréotypes négatifs sur les capacités des personnes handicapées).
→ J’ai souvent remarqué que poser une étiquette de maladie sur quelqu’un l’enferme terriblement, tous ses comportements devenant expliqués par la maladie. C’est aussi vrai dans le domaine physique que psychique. Il faut être très vigilant.

Lidar et archéologie
Très intéressée par un article du Monde daté de ce jour qui montre comment le radar Lidar permet de découvrir des structures archéologiques très difficiles à détecter autrement, par exemple dans la garrigue ou dans une forêt.
Article d’Hervé Morin : « Cette technologie de télédétection par laser dévoile les ruines invisibles sous la végétation. La couverture du territoire français est presque terminée, offrant de nouvelles perspectives de recherches archéologiques, qui pourraient associer sciences citoyennes et intelligence artificielle. (…)
Qu’est-ce donc que le LiDAR (Light Detection And Ranging) ? Le terme est l’acronyme anglais de « détection et télémétrie par la lumière ». Il s’agit de l’équivalent en lumière laser du sonar et du radar, respectivement dans les ondes sonores et radio. Comme eux, il peut détecter des objets à distance, fixes ou mobiles. Le premier prototype a été construit en 1961 par l’entreprise américaine Hughes Aircraft Company. Aéroporté, ou depuis des satellites, il permet de reconstituer finement les reliefs, y compris ceux qui se trouvent sous la végétation, puisque le faisceau laser est suffisamment dense pour que certaines impulsions atteignent le sol et soient réfléchies jusqu’au capteur. Le calcul du temps de trajet de la lumière permet de constituer des nuages de points géoréférencés pour reconstituer le paysage. Il est ensuite possible de dépouiller virtuellement celui-ci des constructions connues et du couvert forestier. Un tel outil peut venir en appui de multiples politiques publiques : aménagement du territoire, sécurité, prévention des risques – notamment d’inondation ou d’incendie –, gestion forestière, agriculture… C’est à cet effet qu’a été pensé le programme LiDAR HD, pour « haute densité », de l’IGN, lancé en 2020 et qui doit avoir couvert l’ensemble du territoire national en 2026 avec une densité de 10 points par mètre carré.
mercredi 30 avril 2025

Baleines et sonar
Lu aussi des pages magnifiques, dans le livre de Caspar Henderson, sur les baleines et leurs chants.
Il explique en premier lieu qu’il y a deux sortes de cétacés : « …deux lignées distinctes de cétacés, les uns pourvus de dents, les autres de fanons. Les cétacés à dents, ou odontocètes, comme les dauphins, les orques, les bélugas, les narvals, les cachalots et les baleines à bec, utilisent leurs dents pour attraper des poissons et d’autres proies. Les cétacés à fanons, ou mysticètes, comme les baleines boréales, franches, grises et bleues, extraient le plancton de l’eau de mer en la filtrant grâce à des lames cornées pareilles à un peigne – les fanons – qui garnissent leur mâchoire supérieure. Ces deux groupes, ou micro-ordres, de cétacés habitent des mondes sonores très différents. Les cétacés à dents recourent à l’écholocalisation pour chasser en émettant des clics ultrasonores qui rebondissent sur leur proie et reviennent en écho à leurs oreilles. Ils communiquent également entre eux au moyen de clics et de sifflements. Pour autant qu’on le sache, les cétacés à fanons, en revanche, n’utilisent pas le son pour chasser et ils chantent en permanence pour communiquer entre eux, souvent à de basses fréquences. Avant que les êtres humains ne remplissent les mers de leurs propres bruits, les chants des cétacés à fanons se propageaient à travers des bassins océaniques entiers et même dans d’autres océans par le canal sonore profond (ou canal Sofar11), une espèce de lentille, formée par des gradients de pression et de température, à des centaines de mètres sous la surface, qui peuvent transmettre les sons sur des milliers de kilomètres. (…) C’est ainsi que, en Méditerranéen, pendant l’Antiquité, certains interprétèrent ces sons comme le chant des sirènes qui attira Ulysse. ».
(Caspar Handerson, Une histoire naturelle des sons)

George Crumb et les baleines
« Les enregistrements de chants de baleines sont aujourd’hui si connus qu’il est facile d’oublier à quel point ils paraissent merveilleux et étranges lorsqu’on les entend pour la première fois. Une bonne manière de les redécouvrir comme si on ne les avait jamais entendus consiste par exemple à commencer par écouter une réaction humaine plutôt que les enregistrements mêmes. Interprétée pour la première fois en 1971 par des musiciens masqués, Vox Balaenae (La Voix de la baleine), du compositeur américain George Crumb, est une œuvre de musique de chambre pour flûte, violoncelle, piano électronique amplifié et crotales (un ancien instrument à percussion formé de deux petits disques accordés, en bois ou en métal sonore, qu’on appelle aussi cymbales antiques). La portée de cette œuvre est indiquée par les titres de ses trois séquences : « Vocalise (… pour le commencement des temps) », « Variations sur le temps de la mer » et « Nocturne marin (… pour la fin des temps) ».
Caspar Henderson, Une histoire naturelle des sons
mercredi 30 avril 2025
→ je commence immédiatement l’écoute ! Il y a des moments fascinants !

Des échos
Très touchée ce matin, en profondeur, par tout un jeu d’échos ! Autour des échos, comme si plusieurs ondes échoïques se superposaient en une onde unique avant de me toucher.
Il y a cette double entrée, le chant des baleines avec ce chapitre absolument magnifique du livre de Caspar Henderson dans Une histoire naturelle des sons (on voudrait tout recopier !) et cet article du Monde sur les Lidar. Sonars et Lidars !

Et ce canal Sofar ?
Le canal SOFAR (pour Sound Fixing and Ranging), aussi appelé canal sonore profond (deep sound channel), est une couche horizontale située à une certaine profondeur dans l’océan où la vitesse du son atteint un minimum. Cette particularité physique fait du canal SOFAR un véritable « guide d’ondes » : les sons de basse fréquence qui s’y propagent peuvent voyager sur des milliers de kilomètres avec très peu d’atténuation, car ils sont « piégés » dans cette couche et ne se dissipent pas rapidement vers le fond ou la surface
La profondeur de ce canal varie selon la latitude et la température de l’eau, se situant typiquement entre 600 et 1 200 mètres. Le phénomène s’explique par la combinaison de deux facteurs : la température de l’eau (qui diminue avec la profondeur, réduisant la vitesse du son) et la pression (qui augmente avec la profondeur, augmentant la vitesse du son). Le point où la vitesse du son est la plus basse crée donc ce canal naturel
Ce canal sert de tous temps à la communication des animaux, mais aussi à la détection sous-marine. Parmi les animaux ce sont les rorquals communs (baleines du genre Balaenoptera) qui sont les principaux animaux connus pour utiliser le canal SOFAR afin de communiquer sur de très longues distances. Ce canal acoustique sous-marin permet à leurs vocalisations basses fréquences de se propager sur des milliers de kilomètres avec une atténuation minimale

Thoreau
Hier je suis tombée un peu par hasard sur des extraits du Journal de Thoreau, tellement remarquables, que j’ai vite acquis un livre d’extraits de ce Journal. J’ai choisi une traduction de Brice Matthieussent, car disponible sur liseuse. En fait le Journal de Thoreau fait plus de 7000 pages ! « L’immense journal rédigé de 1837 à 1861 est resté jusqu’ici dans une quasi-obscurité, alors qu’il était devenu, dans les années 1850, une œuvre littéraire majeure pour l’écrivain, explique la préface. Thoreau estimait qu’il devait conserver la trace de la vie de son esprit, la ‘sauver de l’oubli’ ; s’il était constamment en alerte pour observer le monde, de retour chez lui, il prenait le temps de recueillir ses pensées sur toutes sortes de sujets, au point de consacrer à une seule journée une douzaine de pages imprimées. Il élaborait soigneusement les observations prises en style télégraphique sur le terrain, donnant même parfois à la suite deux versions du même épisode afin de trouver le ton juste. (…) le Journal est le lieu où Thoreau pense sa vie, se construit : il garde les idées originales, relie les éléments de cette mémoire écrite et commente sa propre évolution. Il formule aussi les questions et les hypothèses qui vont orienter son action à venir. Le Journal constitue de la sorte un très précieux moyen d’observer sa vie intérieure, ses intérêts récurrents, ses réflexions sur l’écriture et la littérature, sa joie quotidienne quand il chemine dans la nature, seul avec lui-même. »

Thoreau et l’environnement
Bien sûr on pense au livre Walden, qui relate cette vie isolée sur le bord d’un étang, dans une petite cabane sans confort, sans doute le livre le plus connu de Thoreau. Mais le Journal est essentiel aussi pour travailler ce rapport à son environnement : « Dans le Journal des années 1850, la nature tient une place bien plus centrale que la société ; Thoreau qui en est conscient résume admirablement son œuvre comme étant ‘un journal météorologique de l’esprit.’ Il lui importe de comprendre de quelle manière sa pensée est façonnée par l’environnement. Aussi est-il très attentif au passage des saisons qui modifie le cadre de sa vie ; il s’efforce de détecter à l’avance l’arrivée du printemps, de l’anticiper pour en être pleinement témoin : ce changement perpétuel influence son existence, lui donne un rythme et dicte le choix des thèmes auxquels il consacre son écriture. » (p. 8)

Thoreau et l’eau
Et bien évidemment je ne peux qu’être en phase avec cette remarque du préfacier et me réjouis d’avance de retrouver les entrées afférentes à cette idée dans le Journal :
« Il s’attarde volontiers sur sa relation sensuelle, presque fusionnelle, avec la nature, particulièrement avec l’élément liquide – pluie, rivières, lacs, marécages – où se forme une relation vitale qui le dynamise.
→ Si souvent ressentie cette relation vitale avec l’eau, depuis le cadre domestique jusqu’aux bords des fleuves, des étangs, des lacs, des mers.

Ouverture au non-humain
« Thoreau formule un désir d’ouverture au non-humain, un décentrement provocateur dans une Amérique trop fière du progrès de sa civilisation technicienne, alors que lui, le penseur excentrique, se complaît dans le vacillement d’une proximité extrême où semble s’abolir la frontière entre l’humain et le non-humain. » (p. 9)
→ Écho avec mes lectures de Philippe Descola, de Tim Ingold, de Vinciane Despret
Et le préfacier souligne la prescience qu’a eue Thoreau, écrivant de plus depuis l’Amérique (côte Est), de tout ce qui était latent dans l’évolution du monde : « Thoreau investit le lien riche et complexe qui l’intègre à son habitat et en tire une réflexion sur le nécessaire appui de l’humanité sur la nature. Une sorte de prescience de la crise environnementale à venir le conduit à penser que si les hommes en venaient à détruire cet étayage, ils s’amputeraient d’une part vitale d’eux-mêmes tant les destins de l’humanité et de l’environnement sont imbriqués ; ils abandonneraient une source essentielle de régénération spirituelle »
Mais tout cela il le fait parce qu’il est un esprit libre, qu’il a su faire la critique du discours dominant, déjà à cette époque, notamment sur le progrès, dans cette Amérique que l’on sait depuis si longtemps dominée par l’argent. « De manière radicale, il pense autrement, librement, paradoxalement, pour frayer une voie novatrice, sans avoir à manœuvrer à l’intérieur d’un parti politique ou d’une association de réformateurs. Parce qu’il s’adresse à lui-même, Thoreau peut s’exprimer avec une vigueur mordante contre des aspects fondamentaux de la civilisation des États-Unis au milieu du XIXe siècle (…) Dans de nombreuses pages du Journal, on a l’étrange impression que Thoreau était un visionnaire et que, dans la solitude de sa chambre, il imaginait déjà les travers de notre société, ses graves dérèglements écologiques, financiers et sociaux. ».

De la pluie
Magnifique passage -je suis maintenant dans le Journal lui-même et plus dans la préface-, magnifique passage sur la pluie, qui me fait penser un peu à la description, bien ultérieure, de Francis Ponge !
« 30 mars. Voyons, quelles choses m’intéressent en ce moment ? Une longue averse diluvienne, les gouttes ruisselant sur le chaume, tandis que trempé je reste allongé sur le lit d’avoine sauvage de l’an passé, au flanc nu d’une colline, à ruminer. Ces choses comptent beaucoup. Observer ce globe de cristal tout juste envoyé du ciel pour s’approcher de moi. Si les nuages et cette pluie lugubre obscurcissent tout, nous nous rapprochons et faisons connaissance, lui et moi. L’amoncellement des nuages poussés par la dernière presse et l’haleine mourante du vent, et puis dans toute la campagne l’égouttement régulier des brindilles et des feuilles. » (p. 17)
Toutes ces citations sont donc extraites de : Henry David Thoreau, Journal, extraits choisis par Michel Granger et traduits par Brice Matthieussent et publié par Le Mot et le Reste en 2014. L’avant-propos est bien de Michel Granger.

Du Journal, Thoreau
Une belle inspiration pour le Flotoir !
Je m’y reconnais (un peu), je m’en inspire (beaucoup) :
« Que la marée quotidienne laisse quelque dépôt sur ces pages, comme elle dépose le sable et les coquillages sur le rivage. Ainsi augmente la terra firma. Ceci est peut-être un calendrier des flux et des reflux de l’âme ; et sur ces pages comme sur une plage, les vagues pourront jeter des perles et des algues. (…) Si j’accomplis un énorme effort pour exposer en pleine lumière mes richesses intérieures les plus précieuses, mon comptoir paraît encombré de très dérisoires babioles de fabrication maison ; mais après des mois ou des années, je découvrirai peut-être dans ce grand fouillis les richesses de l’Inde ou les raretés venues de Cathay ; et ce qui ressemblait peut-être à un feston de pommes ou de citrouilles séchées se révélera être un collier de diamants brésiliens ou de perles de Coromandel. » (p. 18-19)
Car il est si vrai, selon moi, que « Tout ce dont nous avons fait l’expérience a pénétré en nous et y gît. Telle est la compagnie dont nous jouissons. Un jour, alors que nous serons en bonne santé ou malades, cela ressortira et nous reviendra en mémoire. Ni le corps ni l’âme n’oublient rien. Le rameau se souvient toujours du vent qui l’a secoué, et la pierre du coup qu’elle a reçu. Demandez au vieil arbre ou au sable. (…) Mon Journal contient de moi ce qui, sinon, déborderait et serait gâché, des glanes du champ que je moissonne en actes. Je ne dois pas vivre pour lui, mais en lui, pour les dieux. Ils sont mes correspondants, à qui j’envoie chaque jour cette page en port payé. Je suis un comptable dans leur bureau et le soir je transfère le bilan quotidien de la main courante au registre. » (p. 20)

De nouvelles mines secrètes (Thoreau)
Et cette merveilleuse remarque : « De nouvelles mines secrètes s’ouvrent sans cesse en moi. » (p. 21)
→ Je le ressens si fortement, constamment, dans ce parcours qui est le mien, très stochastique ! Et je cherche désormais de plus en plus à explorer les galeries qui peuvent s’ouvrir entre les différentes mines secrètes. Je mets en œuvre pour cela un système complexe de notes, sur lequel je travaille beaucoup. Cela ne sert à rien ? Cela me sert à moi et c’est déjà énorme. Cela fait partie de ma construction personnelle et l’âge ne modifie en rien ce processus.

L’art de vivre selon Thoreau
Et c’est aussi une belle source d’inspiration ! « Laisser notre vie de côté, pour qu’elle se débrouille seule et n’exige pas une constante supervision. Alors nous nous assiérons sereinement pour vivre, comme auprès d’un poêle. » (p. 21)

Sans doute une autre mesure du temps
Non pas flèche tendue sans retour vers la fin, mais plus cyclique ?
François Jullien, dans Les Métamorphoses silencieuses : « Nous avons, depuis les Grecs, emballé sous le terme de ‘temps’, chronos, tout ce que nous ne parvenons plus à justifier à partir de nos distributions et disjonctions notionnelles et le dressons en Cause hégémonique, énigmatique, de nos vies. De là cette question que, à ce point de la réflexion, je ne peux plus ne pas oser : le Temps ne serait-il pas ce personnage de fiction dramatique que nous avons inventé pour donner nom et visage à notre impensé et lui faire jouer ce grand rôle explicatif, global s’il en est, dont une attention plus minutieuse portée aux transformations silencieuses nous dispenserait ? Car il fait cause commune avec ce choix grec par excellence qu’est notre choix de l’Être et joue sa partie avec lui, en récupérant ce que la pensée de l’Être a laissé tomber, de façon à servir de cadre et de support au ‘devenir’ face à lui. ‘Être et temps’, Sein und Zeit, est par sa conjonction un titre générique pour la pensée européenne tout entière. »
François Jullien qui confronte la pensée occidentale et les pensées d’Orient et ajoute : « Or on pourrait tout aussi bien, en suivant la ‘modification-continuation’ des choses et des situations, comme on apprend à le faire en se reportant au Classique du changement, ‘tendre au moment saisonnier’ (bian-tong qu shi), ainsi que le dit ce livre, et, s’y rendant disponible, vivre en phase avec son renouvellement. ‘Vivre « à propos ‘, dit également Montaigne, penseur de l’occurrence et de la transition, et non pas dans l’angoisse d’un présent impossible : tant il est vrai que ce ‘présent’, seul ‘étant devant’ (praes-ens), n’est pourtant qu’un point de passage et même sécable à l’infini – pas même un ‘atome’ de temps – et n’ ‘est’ jamais. »

Mes lectures
Elles sont désarticulées mais parfois réarticulées.

Retour au carnet
Tout simplement. Si simple, le carnet. Papier, crayon. Marche même sans électricité, j’ai des bics lumineux à pile. Continuité plus que petits papiers volants.

Noter, noter
Noter oui mais noter thématiquement si possible.
La fiche peut commencer dans le carnet qui devient un Fichoir ! Ou une Fichoire à remplir de faits notoirs et d’affaires notoires pour moir(e).

Noter, retenir, retrouver
« Je leur demande de l’aide : ils sont partis emportant l’essentiel de mon passé, dont ils furent témoins et acteurs. Témoins à un âge où j’étais trop inquiet sur moi-même pour savoir observer, trop ignorant aussi. Acteurs qui influèrent sur moi, délibérément ou par leur seule existence. Ce sont eux qui savent l’essentiel, qui n’est écrit nulle part, dans aucune archive, et dont je n’ai que des traces que je cherche à mettre en relation, avec lesquelles j’essaie de reconstituer des moments, des émotions, accablé par cette pauvreté qui est ma punition pour leur avoir survécu. »
Pierre Pachet, Un écrivain aux aguets.
→ Écrire, c’est retenir (de la perte)
→ Lire, c’est retrouver (le perdu)


jeudi 1er mai 2025

Carlo Ossola et les différents niveaux de lecture
Bel article de René de Ceccatty dans le nouveau numéro des Lettres Françaises (n°76) sur Carlo Ossola et son livre Entrez sans frapper, Les Belles Lettres. « C’est sous le signe de Borges que Carlo Ossola place son élégante et très érudite réflexion sur le temps, l’infini, l’art et la lecture, dans ce qui est peut-être à ce jour son plus beau livre. Et le mot « lecture » doit être nuancé, dans ce cas, de quelques précisions. Car si les romanciers, les poètes et les nouvellistes sont des compagnons constants de méditation pour l’auteur, la fonction de la littérature se rapproche de ce qu’en attendait Dante dans sa fameuse lettre à son mécène Cangrande della Scala. Il y rappelait que sa Comédie exigeait quatre sortes de lectures : littérale, allégorique, morale et anagogique. Dante redéfinira ces quatre approches dans son Banquet :
« littérale c’est ce qui ne va pas au-delà de la lettre des mots du récit inventé, ainsi que le sont les fables des poètes », « allégorique, c’est ce qui se cache sous le manteau de ces fables, c’est une vérité dissimulée sous un beau mensonge », « morale, c’est ce que les lecteurs doivent chercher dans l’écriture, pour leur propre usage et celui de leurs disciples », « anagogique, c’est-à-dire supersens, c’est quand on explique spirituellement une écriture, bien qu’elle soit vraie également au sens littéral. Ce sens ajoute au sens littéral celui de la gloire éternelle des choses divines »
Ce qui rappelle fortement les 4 niveaux de lecture de la tradition hébraïque des écritures saintes !
Qui recherchent :
○ Le sens littéral
C’est le niveau le plus simple et direct, celui du sens « premier degré » du texte, qui s’attache à ce que disent les mots dans leur contexte immédiat, sans chercher d’interprétation cachée
Il correspond à la compréhension factuelle ou historique du récit.
○ Le sens allusif
Ce niveau recherche les allusions, les sous-entendus ou les indices que le texte peut contenir. Il s’agit d’un sens qui va au-delà du littéral pour suggérer des idées ou des concepts non explicitement formulés, souvent par le biais de jeux de mots, de symboles ou de références croisées dans l’ensemble de la Bible
○ Le sens homilétique ou midrashique
Ici, le texte est interprété de façon plus large, en s’appuyant sur l’exégèse, la recherche, le commentaire et l’enseignement moral ou religieux. Ce niveau permet d’extraire des leçons, des principes ou des interprétations qui ne sont pas immédiatement évidents, en reliant différents passages entre eux et en s’appuyant sur la tradition orale (Midrash)
○ Le sens mystique ou secret
Ce dernier niveau concerne l’interprétation ésotérique ou mystique du texte, réservée à ceux qui sont initiés à la Kabbale. Il s’agit du sens caché, du « secret » que Dieu révèle à certains, et qui touche à la dimension spirituelle ou métaphysique des Écritures
Autre approche, avec des similitudes mais hors contexte religieux :
Lecture littérale : C’est la compréhension directe du texte, ce qui est explicitement dit. On identifie les faits, les événements, les personnages et leurs actions.
Lecture inférentielle : On décode ce qui est implicite dans le texte. On fait des liens entre les informations pour comprendre ce qui n’est pas explicitement dit.
Lecture critique : On évalue le texte, on porte un jugement sur sa qualité, sa pertinence, sa validité, et on analyse les intentions de l’auteur.
Lecture créative : On va au-delà du texte pour imaginer d’autres possibilités, faire des connexions avec d’autres connaissances ou expériences personnelles.
Quant à Mortimer Adler, dans son livre « How to Read a Book« , il distingue quatre niveaux :
Lecture élémentaire : Comprendre les mots et les phrases de base
Lecture inspectionnelle : Avoir une vue d’ensemble rapide du texte
Lecture analytique : Lire pour comprendre en profondeur
Lecture syntopique : Comparer plusieurs textes sur un même sujet

Et la musique
Le grand retour, un peu de piano, un nouvel abonnement streaming après avoir abandonné le précédent il y a plusieurs mois, et un énorme dossier sur Musique et Littérature que publie Fabula et que je n’ai pas encore exploré. Carlo Ossola aussi se préoccupait de musique.
« Professeur au Collège de France, ayant créé la chaire inédite des ‘littératures modernes d’Europe néo-latine’, Ossola s’est penché sur la littérature chrétienne de la fin du Moyen-Âge, mais aussi sur toutes les traces qu’avait laissées, à travers elle, jusque dans la poésie contemporaine, italienne et française, l’Antiquité. Dante et Pétrarque étaient ses guides, mais il lisait Leopardi, Manzoni, Ungaretti, Roland Barthes et Calvino d’un œil égal. Et surtout il ‘lit’ la peinture (dans l’admirable troisième partie intitulée ‘Regards, à l’infini’) comme il ‘voit’ la littérature narrative ou la poésie (surtout, ce qu’on comprendra aisément, quand il s’agit de Francis Ponge.
Grace à Jankélévitch, la musique fait l’objet d’analyses tout aussi profondes et transdisciplinaires. »


samedi 3 mai 2025

Construire sa maison, comme le phrygane, Lichtenberg
« Le ver du phrygane se bâtit une maison qui est fermement plaquée sur lui. Cette activité est tout sauf machinale. L’un de ces vers utilise du sable, un autre des coquillages, un troisième des fragments végétaux. Cela fait preuve, pour le moins, d’une réflexion supérieure à celle de l’oiseau le plus subtil. » Georg Lichtenberg, Brouillons.
La phrygane [c’est un mot féminin en réalité]  est un insecte de l’ordre des Trichoptères, plus communément appelé un trichoptère. Ces insectes ont des ailes membraneuses avec des nervures apparentes, et leurs larves aquatiques vivent généralement dans des étuis ou des fourreaux qu’elles construisent avec de la soie et divers matériaux comme des petits cailloux, des brindilles ou des coquilles. On appelle parfois ces larves des « porte-bois ».
→ N’est-ce pas aussi une excellente méthode de construction de soi-même. J’ai souvent utilisé l’expression « faire feu de tout bois », à condition de coupler cette pratique, très fermement et systématiquement avec un puissant esprit critique et de savoir faire la distinction entre ce qui vient de moi et ce qui est imposé du dehors.

Il faut travailler
Et pour construire sa maison, il faut travailler et souvent croire aux miracles ! Kertesz : « Ma relation au miracle : en désespérer obstinément, aveuglément et, en secret, m’y attendre ; je suis donc un pauvre pécheur, en termes bibliques, un névrosé, voire un névropathe, en langage moderne ; en tout cas, un malade. Je ne peux faire qu’une chose : par une autoanalyse sans pitié, j’implore la grâce humaine et divine ; en d’autres termes, pour reprendre Tchekhov : il faut travailler. »
Imre Kertesz, le Spectateur.

Frictions et interactions
« Les cultures sont continuellement coproduites dans des interactions que j’appelle ‘friction’ pour souligner le caractère étrange, inégal, instable et créatif de l’interconnexion au travers des différences. » (Anna Lowenhaupt Tsing, Frictions)
Cela me parait si important, ce rôle de la différence. À ne chercher que le similaire, l’appauvrissement se manifeste vite. Il suffit de penser à la dégénérescence de certaines lignées aristocratiques qui ne se sont reproduites qu’entre elles.
J’aime beaucoup ce livre d’Anna Lowenhaupt.
→ Et j’apprécie infiniment ce logiciel, Readwise, qui fait « remonter » du puits des lectures des citations qui me parlent toujours autant.
Perplexity : Dans Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing explore comment le capitalisme globalisé ne s’impose pas de manière uniforme, mais se façonne à travers des rencontres hétérogènes et souvent conflictuelles sur des ‘zones-frontières’ comme les forêts de Bornéo. Tsing y étudie la manière dont des acteurs très différents – industriels, communautés indigènes, ONG, étudiants – interagissent, négocient, résistent ou collaborent, produisant ce qu’elle nomme des « frictions »  Ces frictions, loin d’être de simples obstacles, sont créatrices : elles transforment les modèles universels (nature, prospérité, liberté) au contact des réalités locales et permettent l’émergence de nouvelles formes de résistance et d’organisation sociale/
L’ouvrage se distingue par sa méthode ethnographique originale, refusant l’orthodoxie académique pour multiplier les récits et rendre perceptibles des aspects souvent négligés de la réalité. Tsing montre ainsi que la globalisation est un processus instable, fait de bricolages, de contradictions et d’alliances improbables, où la frontière entre destruction et création reste toujours incertaine.
→ et cette autre possibilité offerte par les IA, de synthétiser plusieurs sources. Comme ici.
Autrement dit par le biais des deux méthodes, l’empreinte de ce livre est réactualisée.
→ Cette notion de Frictions me parait si importante. N’est-ce pas par frictions de silex que l’homme a su produire le feu ? La friction c’est l’étincelle qui allume la compréhension. Et j’aime ici opérer de frictions entre des données diverses, ce qui vient de mes lectures, mes propres réflexions, le fruit de mes recherches qui s’appuient désormais aussi sur les IA.

Flotoir
En évolution permanente. Je n’hésite pas ici à donner un peu mon making how, et l’aide que je trouve dans différents outils. Le chercheur s’aide d’outils, je suis une lectrice-chercheuse, avant tout.
Ainsi qu’ai-je fait depuis hier soir : j’ai lu une bonne partie du livre de Kathleen Raine, Sur un rivage désert et effectué des recherches la concernant – j’ai ouvert aussi La Vallée du Test de Gabriel Gauthier et fait quelques recherches à propos de l’auteur et du livre. J’ai aussi surligné certains passages dans Lichtenberg (Brouillons) et Thoreau (Journal) et les ai expédiés vers mon courriel, où je les ai repris pour les verser dans mes différents documents. Pour Lichtenberg, comme on le voit plus haut, j’ai aussi effectué une recherche sur la phrygane. Et j’en ai tiré une leçon !
Et je me suis même fait un petit cours d’allemand via les intelligences artificielles. Et c’est plus que performant !

Un cours d’allemand
J’ai indiqué à une IA mon niveau et mes centres d’intérêt, musique et littérature et ai demandé s’il pouvait me faire un cours d’allemand et comment. Réponse positive, proposition d’un poème très difficile d’ailleurs de Novalis, des exercices, etc. Je lui ai demandé d’évaluer mes atouts et mes faiblesses, très fine analyse à mon sens et de me proposer un plan de travail.
→ et puisque je me plonge à nouveau (j’espère que ce ne sera pas feu de paille !) dans l’étude de la langue allemande, j’ai adoré relever ce passage si drôle de Lichtenberg :
« Le mot Auer doit signifier quelque chose comme sauvage. Par exemple Auer-Ochs [bœuf sauvage], Auerhahn [coq sauvage]. Peut-être qu’on peut tirer des conclusions à partir des noms [de villages] comme Auerbach, Auerstedt. »
GC Lichtenberg, Brouillons
Petite recherche toutefois sur ce mot : « Lichtenberg affirme que auer voudrait dire sauvage en allemand. Cette interprétation repose sans doute sur l’étymologie du mot : en allemand, Aue désigne une prairie ou une zone naturelle, souvent inondable, associée à des espaces non cultivés, donc « sauvages » au sens de non domestiqués ou non civilisés. (Die Aue, le pré)
→ Ces deux relevés de lecture permettent de se rendre compte de la variété des approches et des « sujets » lichtenbergiens. Zoologie et Toponymie. Au milieu de multiples considérations qui pour le coup me passent au-dessus de la tête sur les mathématiques. Je retrouve mon blocage d’enfant quand il dit « soit un point a et une ligne ab, etc » !!!! Problème de représentation, à n’en pas douter, de représentation mentale. David Bessis m’avait beaucoup appris à ce sujet dans son formidable Mathematica

L’Atelier des poussières
Soulevée, la poussière retombe. Et moi, je tombe sur un bel article de Yaël Pachet dont j’avais tant aimé le livre sur son père Pierre Pachet. Un article de En attendant Nadeau sur le livre de Marianne Alphant.
Avec une superbe image, reproduction de « La Danse de la poussière » de Vilhelm Hammershøi (1900).
« Ici, Marianne Alphant célèbre l’éternelle scorie de la pensée, la part sinon maudite en tout cas mauvaise, inutilisable, que toute activité de la pensée, menée au plus haut point de l’art philosophique, ne peut s’empêcher de produire, de contenir. Faire la poussière, ne serait-ce que parce que le verbe faire est délicieusement équivoque, signifiant aussi bien la fabriquer que s’en débarrasser, deviendra après la lecture de cet ouvrage une activité plus féconde que n’importe quel cours de yoga, à moins qu’au contraire vous ne décidiez, séduit par la perplexité alphantienne, de plonger dans l’abîme : « Poussière encore et partout. L’éliminer, la contempler, l’élever, la comprendre. »

Après un violent orage
Après le violent orage de tout à l’heure, envie de recopier ce répertoire magnifique de Lichtenberg :
« Il tonne, hurle, beugle, grésille, siffle, bruit, mugit, bourdonne, gronde, fait du vacarme, coasse, gémit, chante, rugit, crépite, éclate, ferraille, cliquète, rappe, geignote, geint, frémit, murmure, craque, gargouille, râle, sonne, souffle, ronfle, claque, zézaye, halète, bout, crie, pleure, sanglote, croasse, bégaye, balbutie, roucoule, s’entrechoque, brame, hennit, grince, gratte, bouillonne. Ces mots, et d’autres encore, qui expriment des sons, ne sont pas de simples signes, mais une manière d’écriture pictographique pour l’oreille »


dimanche 4 mai 2025

Dacia Maraini
Un article de Libération (Arnaud Vaulerin) attire mon attention sur cette auteure italienne et l’existence de camps au Japon, pendant la 2ème guerre, dont j’ignorais tout.
Dans Vita mia, publié en réaction à la guerre en Ukraine et à Gaza, la dramaturge et poète italienne revisite son internement dans une prison japonaise entre 1943 et 1945 alors qu’elle était enfant. Et raconte comment sa famille a tenu grâce à l’écriture.
En effet, en 1943, elle et sa famille, qui vivaient alors au Japon, furent enfermés dans un camp : « Sa famille, et le groupe d’intellectuels et d’amis avec lequel elle vivait dans l’archipel depuis cinq ans, avait refusé de prêter allégeance à la république fantoche de Salò que le dictateur Benito Mussolini venait de fonder en Italie. Le Japon va-t’en-guerre de Hirohito, allié aux fascistes italiens et aux nazis allemands, ordonne leur incarcération dans une prison de la région de Nagoya. Là, ils sont soumis aux privations et aux humiliations, aux maladies et aux menaces d’exécution, aux bombardements d’un Japon pris pour cible par les alliés. (…) Dramaturge, autrice curieusement peu traduite en France, poétesse et scénariste, Dacia Maraini a attendu quatre-vingts ans pour raconter cette histoire dramatique d’une survivante. Son père Fulco, ethnologue et photographe connu, sa mère Topazia, artiste, et sa sœur Toni avaient déjà écrit sur cette éprouvante expérience familiale. Dans Vita mia, elle prend la plume à son tour. Elle revisite du point de vue de l’enfant qu’elle était alors ces deux ans de guerre qui résonne avec l’Ukraine, Gaza aujourd’hui. Ce livre de souvenirs est également l’occasion de convoquer la figure paternelle aux talents innombrables, de partager des réflexions sur le Japon, des notes de lecture (Jorge Semprun, Ruth Benedict, Pier Paolo Pasolini) et des débats intellectuels. Avant d’évoquer la mémoire des camps, cette marque indélébile. »
→ Ce qui est très frappant, c’est que l’évènement déclencheur de la rédaction de ce livre que l’auteure a mis 80 ans à écrire sont les guerres en Ukraine et à Gaza : « Si je pense à la guerre en Ukraine et à Gaza par exemple, je me sens proche. Mon imagination est très vive, en alerte dans un sens. Ces gens piégés et bombardés sont dans des situations similaires à celles que j’ai vécues. Je les comprends. »
Les conditions du camp étaient terribles : « Nous vivions entre la vie et la mort. Ce n’était pas un camp d’extermination, mais les gardes japonais nous maintenaient dans un état de survie permanent. Dans le premier camp de concentration (près de Nagoya), nous manquions de tout : pas de viande ni poisson, de fruits, de légumes, rien. Ils ne nous donnaient qu’un peu de riz. Même un grain de riz comptait alors. À un moment donné, nous avons tous été malades. Nous avions le scorbut, de l’anémie. Nous étions pleins de parasites. Quand on est faible, on est assailli par la vermine. Il fallait constamment écraser les puces. Les poux. C’était un cauchemar. Nos cheveux tombaient. Les gencives saignaient. Puis, les muscles ne fonctionnaient plus et on tombait malade à cause du manque de protéines. Ce sont des souvenirs très profonds. La nuit, il m’arrive encore de rêver des bombes qui tombent. »
Elle évoque l’importance de produire des traces et comme c’est difficile, expériences si souvent relatées par les rescapés des camps ou du goulag : « j’évoque des personnages qui ont un rapport avec cette terrible histoire. Je rappelle les livres de mon père, un cahier de ma mère et le récit de ma sœur Toni, qui reste l’historienne de la famille. Elle possède toutes les archives familiales. Elle a également retranscrit un long dialogue avec ma mère que je cite bien sûr dans Vita mia. C’est curieux, mais il était interdit là-bas de lire et d’écrire. Il n’y avait pas de livres, rien. Ma mère avait un crayon et un petit carnet où elle écrivait en cachette la nuit. Puis, à un moment donné, le crayon a été fini. Ma mère a pu cacher ce carnet grâce à un ours en peluche de mon autre sœur, Yuki. Elle y était très attachée. Personne ne pouvait le lui enlever, pas même les gardiens, sinon elle hurlait. Ils n’ont jamais remarqué que l’ours en peluche avait une fermeture éclair qui renfermait en secret le cahier et le crayon. L’ours a été perdu, mais pas le carnet qui racontait toute la première partie du camp. »

La relation aux morts
Toujours dans ce même entretien de Libération, Dacia Maraini évoque sa relation aux morts et ce qu’elle doit au Japon à cet égard.
« La relation à la mort y est complètement différente de celle de l’Occident. Pour les catholiques, c’est une fin, bien qu’il y ait l’idée de la résurrection, mais personne n’y croit. Au Japon, en revanche, la mort est un passage et cela lui donne une valeur complètement différente. Elle correspond à un moment et les morts ne sont pas des fantômes qui font peur. Ce sont des présences qui aident les vivants à mieux vivre. D’ailleurs, une bonne partie du théâtre nô est basée sur le dialogue entre les morts et les vivants. Les morts sont comme des ancêtres sages qui aident les vivants. C’était très important pour moi de l’évoquer. J’ai écrit de nombreuses pièces [une trentaine, notamment pour le Teatro della Maddalena, ndlr] dans lesquelles des morts parlent aux vivants. J’ai publié un livre sur Pasolini il y a trois ans, qui s’appelait Caro Pier Paolo [«Cher Pier Paolo», non traduit, ndlr], qui sont des lettres que j’écris au mort comme s’il était vivant – j’ai appris cela au Japon. Donc oui, c’est une racine japonaise que j’ai emportée avec moi. »
On l’interroge alors sur Pasolini et aussi sur Alberto Moravia avec qui elle vécut, en lui demandant si elle vit avec des fantômes : « Je ne les vois pas comme des fantômes, mais comme des présences aimantes. Paolo était plus introverti, il parlait peu, mais c’était un ami très affectueux. Alberto était moins visionnaire que Paolo qui a senti l’évolution de la société, l’emprise de la consommation sur nos vies, nos sentiments. Mais Alberto, était un grand causeur, un homme très sociable. Nous avons connu une période riche et intense, des années 60 aux années 90, où les intellectuels italiens se réunissaient tout le temps. Ils formaient une communauté. On se retrouvait dans des maisons, des tavernes, des bars pour le simple plaisir de se voir, de parler de politique, pas forcément pour un événement en particulier, d’un fait public. Mais ce monde-là n’existe plus vraiment. »

Felix Fénéon et Philippe Didion, la main dans la main
J’ai déjà dit mon goût pour les « notules » de Philippe Didion, mais aussi pour les listes, les contraintes, Perec, l’Oulipo, etc. Alors je suis enchantée par ces Notules dominicales de ce dimanche 4 mai 2025 « Lecture (retour sur). J’ai terminé en mars dernier la lecture des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon sans avoir le temps, à l’époque, d’en faire une notule développée. Revenons donc sur cet ouvrage qui rassemble des centaines de faits divers résumés brièvement pour une rubrique du journal Le Matin au début du siècle dernier. Tout lecteur y trouvera son bonheur devant ce chef-d’œuvre d’humour noir où le sordide se raconte sous un ton détaché et froid. L’amateur de listes et d’inventaires verra ce plaisir accru par la multiplicité de classements offerte par ce catalogue. On peut en effet jouer à reprendre les faits divers de Fénéon et à essayer de les ranger. On peut le faire sur la forme comme sur le fond. Pour la forme, on peut observer les temps utilisés, la ponctuation, distinguer les récits faits d’une seule phrase, simple ou complexe, de ceux qui en comptent plusieurs, mettre de côté les phrases nominales, phrases actives, phrases passives, rechercher les coordinations, les subordinations. Laissons cela aux adeptes de la stylistique. Pour le fond, l’événement relaté, une multitude de possibilités s’ouvre. On peut d’abord catégoriser les faits divers eux-mêmes (meurtres, accidents, infanticides, suicides, escroqueries, noyades…), on peut, pour les crimes, inventorier les mobiles, les armes utilisées, on peut classer les victimes et les auteurs par ordre alphabétique, par âge, par profession. On peut encore imaginer d’autres classements, je ne l’ai pas fait car j’en ai choisi un très tôt, le classement géographique. Fénéon, en bon journaliste, situe les faits dont il parle de façon précise. La plupart ont eu lieu en France et il est aisé de les ranger par départements. On s’aperçoit alors que certains de ceux-ci sont plus riches que d’autres : une seule mention pour le département de la Creuse, par exemple. Pour ce qui est du département des Vosges, c’est beaucoup plus fourni, comme tend à le démontrer l’inventaire qui suit :
1. “Au Brabant (Vosges), M. Amet-Chevrier, 42 ans, et sa femme, 39 ans, ont désormais dix-neuf enfants.”
2. “À Saint-Amé (Vosges), le cycliste et la passante qu’il heurta tombèrent : elle, V. Tallias, expira là; à peine Lacroix se blessa-t-il.”
3. “C’était à Remiremont. L’explosion d’un appareil d’éclairage mit en fuite les couples danseurs. On s’écrasa aux issues.”
4. “Son képi de forestier s’étant envolé, Christian, qui dévalait en char la pente de Vologne (Vosges), sauta et, tombant, se tua.”
5. “Yeux bandés, trois Faron, 2, 4 et 6 ans, ont été, à Monthureux, jetés en Saône par leur mère, une folle, qui les y a rejoints.”
6. “Joseph Vergers, de Belping (Pyrénées-Orientales), et Alph. Jérôme, de Pouxeux (Vosges), se sont noyés sans le faire exprès.”
7. “Cru espion, un ex-employé des bureaux de l’artillerie a été arrêté à Blainville-sur-l’Eau et écroué à Épinal.”
8. “Un jeune homme (agent de la Sûreté, à l’en croire) a étranglé et volé, à Granges (Vosges), Mlle Boulay, 85 ans, et a disparu.”
9. “L’espion Tourdias se parait d’un ruban rouge illicite  : 2 mois de prison (tribunal de Remiremont) l’en punissent.”
10. “Pour un parquet belge, on arrête à Vagney (Vosges) Félicie De Doncker, qui excella à mater la fécondité des Brabançonnes.”
11. “La gendarmerie de Neufchâteau recherche quelqu’un (un Allemand, croit-elle) qui rôda autour des ouvrages militaires.”
12. “Le pied pris à la jonction de deux rails comme dans un piège, Georgeon, de Saint-Dié, gigotait : un train le coupa en deux.”
13. “Derechef, le Christ est sur les murs des écoles de Ruaux (Vosges), de par le maire Paul Zeller qui est de ses zélateurs.”
14. “Le tisseur F. Pérout, de Golbey (Vosges), a reçu dans l’aine un coup de fusil de son contremaître Gaspard, qu’il menaçait.”
15. “Un incendie, dont les dégâts s’évaluent à 40 000 F, a détruit l’entrepôt d’un brasseur de Saint-Dié, Hanus.”
16. “Pour s’assurer le ciel, Desjeunes, de Plainfaing (Vosges), avait couvert d’images pieuses le lit où il se suicida à force de rhum.”
17. “L’amour. À Mirecourt, Colas, tisseur, logea une balle dans la tête de Mlle Fleckenger et se traita avec une rigueur pareille.”
18. “Lutte à Remiremont, entre le gardien de nuit Duchiez et trois hommes qui pillaient un wagon de tissus et qu’il ne captura pas.”
19. “Xavier Dubreuil, ouvrier de filature, descendait d’un train, à Charmes, patrie de M. Barrès. Un train inverse le broya.”
20. “Lasson, de Courcelles-sous-Jouarre, a été tamponné; Escoffre, de Cabanial (H.-Gar.), assailli; Bailly, de Remiremont, asphyxié.”
21. “Les foires de l’arrondissement de Remiremont sont interdites aux bœufs, chèvres, moutons, cochons, à cause de la fièvre aphteuse.”
22. “ Rentrant au logis, le laboureur Vauthier, de la Chapelle-aux-Bois (Vosges), y trouva sa femme ivre et vertueusement l’étrangla.”
Il conviendrait ensuite de faire le même travail de compilation sélective pour l’ensemble des départements et établir un classement. Ensuite, on pourrait se pencher sur les communes citées, les trier elles aussi par fréquence d’apparition puis trouver d’autres critères de rangement : par importance de la population (en 1905 et aujourd’hui), par la place que leurs clubs de football occupent dans la hiérarchie nationale, régionale ou départementale, par la distance qui les éloigne de Paris, etc. On pourrait ensuite en faire le tour pour aller photographier leurs monuments aux morts et leurs salons de coiffure, bref, faire un tas de choses à mes yeux passionnantes et essentielles qui ne paraîtraient à ceux des autres que fantaisies absurdes et sans intérêt à peine dignes d’un perecquien de chef-lieu de canton.

Pianos volés
Dans le Monde, compte rendu d’un livre de Caroline Piketty qui relate l’histoire des pianos volés aux Juifs par les Allemands, pendant l’Occupation. « L’historienne et archiviste est une spécialiste de la spoliation des Juifs de France. Elle s’intéresse ici aux pianos saisis par les nazis sous l’Occupation. Près de 8 000 de ces instruments avaient été dérobés et transférés, pour beaucoup en Allemagne, comme il en était des œuvres d’art, sous la houlette d’un commando consacré aux instruments, le Sonderstab Musik. Par une cruelle ironie, la manutention fut effectuée par des prisonniers du camp de Drancy, dont certains purent reconnaître leur bien. L’historien néerlandais Willem de Vries a documenté le périple des instruments volés, dans Commando Musik. Comment les nazis ont spolié l’Europe musicale (Buchet-Chastel, 2019). En avril 2022, un colloque organisé à la Philharmonie de Paris avait également abordé ce sujet. (…) Caroline Piketty a ainsi suivi dans les archives le destin de ces pianos et celui des familles qui les possédaient. Telles celles de personnalités comme l’ancien président du Conseil Léon Blum, le philosophe Vladimir Jankélévitch, le futur prélat Jean-Marie Lustiger, l’éditeur Gaston Calmann-Lévy. Mais aussi d’anonymes comme Rivka Ziboulsky qui, après avoir échappé aux persécutions, retrouva un champ Rameau acheté en 1920, dont les accords emportaient le visage de son père, jamais revenu des camps de la mort.
Fabuleuse histoire que celle de Léon Yehouda Klein qui, après s’être caché, revint vivre à Haguenau, en Alsace. « Il passa devant une maison : une fenêtre était ouverte, laissant échapper des notes de musique. Il reconnut le timbre de son piano qui avait jadis charmé ses oreilles dans son propre salon. »
Article de Benoît Hopquin dans le Monde, dimanche 4 mai 2025


lundi 5 mai 2025

Catalogues de livres
Ce matin, après avoir lu le catalogue des parutions du 1er semestre de 2025 de Verdier, après avoir pensé que je serais fière d’être cet éditeur, je me suis souvenue de mon appétence extraordinaire pour les catalogues de livres dans ma jeunesse. Je dévorais en particulier les catalogues du Livre de Poche.


dimanche 11 mai 2025

Texte et toiles d’araignée, avec Pascal Quignard
« Le mot texte, le vieux mot textum, renvoie, en latin, à la toile que tisse, texere, l’araignée dans les branches. Le texte est ce dispositif de prédation qui flotte dans l’air. »
In L’homme aux trois lettres.
→ Alors même que je me rends compte que je tisse de plus en plus de toiles, toiloirs mes oirs, pour retenir ce qui flotte dans l’air, attitude de recueil, de recueillement, de conservation, mais aussi, bien sûr, de prédation. C’est une nourriture. Je laisse intentionnellement deux jolies toiles d’araignée qui sont devant mes fenêtres coulissantes, car je me dis qu’elles empêchent les moustiques et autres indésirables d’entrer dans mon bureau.
→ et que je retrouve cette belle remarque de David Le Breton dans Marcher la vie : « Un chemin aboutit toujours à d’autres chemins qui mènent encore à d’autres dans un mouvement sans fin qui laisse l’initiative au marcheur. Sur un même continent ils dessinent une immense toile d’araignée où tous les fils se rejoignent. Les bifurcations sont innombrables. »

Renoncer à tout vouloir comprendre, merci Vinciane Despret
« Sans doute me fallait-il, pour dépasser mes difficultés, renoncer à tout vouloir comprendre pour me laisser traverser. Sans doute également a-t-il fallu que j’aie à ma disposition, à la fin de mes recherches dans les articles scientifiques, quantité de faits, d’histoires, de théories, qui me permettaient de trouver un référent à leurs propositions dans un réel qui se constituait d’événements, d’animaux, d’actes, de conduites, de fonctions, et d’éprouver en les relisant, non plus le sentiment d’avoir affaire à des abstractions, mais celui d’une familiarité de plus en plus marquée avec ce qu’ils proposent. »
Habiter en oiseau.
→ A rapprocher de ce que je relevais récemment dans un article de La Croix, L’Hebdo. « Un naturaliste s’interroge sur la diminution drastique du nombre d’hirondelles en ce printemps 2025. Il évoque des souvenirs vivants du passé vécu (mémoire phénoménologique) et celle des chiffres aussi (mémoire logico-scientifique). » C’est qu’en effet, « il existe une autre mémoire. Vivante. Fébrile. Celle que les chercheurs en sciences humaines nomment « mémoire phénoménologique » (3). Une mémoire sensorielle, émotionnelle, enracinée dans le corps.
Elle seule – peut-être – nous reconnecte aux hirondelles. La mémoire logico-scientifique est indispensable, mais trop abstraite pour ébranler les imaginaires. La mémoire phénoménologique, elle, est faite de cris, d’odeurs, de chaleur. Elle conserve la lumière du soir, le vertige d’un ciel fait de plumes. Elle dit ce que les chiffres taisent : l’émotion brute d’un monde aviaire encore foisonnant. » (Benjamin Allegrini, Naturaliste et président de SPYGEN)
→ autrement dit, écouter, regarder, se souvenir. Regarder son pare-brise après une longue route, presque vierge d’insectes percutés – regarder dans les jardins, si peu de papillons, etc. Se souvenir du printemps silencieux de Rachel Carson. Mais ne pas désespérer, ça chante encore beaucoup dehors (en ville et en Bretagne).
Oui sentir, se servir de tous ses sens, faire taire la pensée, momentanément, pour simplement percevoir. Et renoncer à tout comprendre, ce qui ne veut pas dire renoncer à mes penchants de polymathe.
dimanche 11 mai 2025

Polymathe ?
« Penser à la Bouvard et Pécuchet consiste ainsi à s’autoriser à faire feu de tout bois, ou plutôt de toute information, à fureter de tous côtés donc, plutôt que s’astreindre à ruminer sans cesse comme la fameuse vache de Nietzsche. La pensée est ici envisagée comme une affaire d’amateurs plutôt que de professionnels. Une affaire d’amateurs qui, se sachant amateurs, s’efforcent malgré tout d’explorer tous ces savoirs bigarrés en visant chaque fois le cœur des significations qu’ils charrient, avec l’enthousiasme naïf d’un adolescent passionné et la candeur déconcertante d’un étudiant fébrile et confiant en son génie, certain de bientôt se métamorphoser en un penseur polymathe. »
Lionel Naccache, Apologie de la discrétion
Le mot « polymathe » vient du grec ancien πολυμαθής (polumathḗs), qui signifie « qui sait beaucoup, très savant ». Ce terme est composé de deux éléments :
πολύς (polús) : « beaucoup »
μαθής, dérivé de μανθάνω (manthánō) : « apprendre », « savoir »
Le terme désigne une personne possédant des connaissances approfondies dans de nombreux domaines, notamment en sciences et en arts.
Et petite surprise : En grec ancien, le mot « math » provient de μάθημα (máthēma), qui signifie d’abord « leçon », « enseignement », puis « science » ou « connaissance ». Ce terme est lui-même dérivé du verbe μανθάνω (manthánō), qui veut dire « apprendre ». Ainsi, dans le contexte grec, « math » renvoie à l’idée d’apprentissage, de savoir ou de science, avant de désigner spécifiquement les mathématiques.
→ Joie de pouvoir me dire polymathe, tout en étant, hélas, ignare et nullenmaths ! C’est toujours ça de gagné sur l’océan d’inconnaissance. Qui agite la polymathe que je suis. 

Lecteurs-Papillons
Inclure les lecteurs photographiés ou décrits rapidement dans le cours du Flotoir.
Comme un conservatoire des oiseaux ou des papillons. Les papillons lecteurs ou les lecteurs papillons dans les ailes de leurs livres.
Lectrice papillon, voilà qui me va bien. À maints égards, je papillonne, je cherche la diversité, je bois le nectar… etc.


mardi 13 mai 2025

Questions de langue
Bernard Umbrecht publie un grand article sur son site, le Saute-Rhin, sur Victor Klemperer.
Je découvre qu’à côté de son concept de LTI, Langue du IIIème Reich, Victor Klemperer après la guerre avait commencé à parler avec insistance, dans son Journal, de la LQI, Langue du IVème Reich, observée et analysée essentiellement depuis la RDA où il vivait. Langue du marxisme et du communisme donc essentiellement.

LQI (1 et 2) et LTI
LTI, c’est la langue du 3ème Reich telle que conceptualisée par V. Klemperer
LQI, c’est la langue du 4ème Reich, telle qu’il a commencé à la conceptualiser en RDA après la guerre, surtout en lien avec le communisme et le marxisme.
Mais il y a aussi la LQI, conceptualisée, elle,  par Yann Diener dans ce livre, LQI. Notre langue quotidienne informatisée.
À propos de ce dernier livre, intéressant compte rendu de Diane Watteau (article de 2022) : « « le ton diaristique adopté par l’auteur Yann Diener, psychanalyste et chroniqueur à Charlie Hebdo apparaît léger, lqi est un livre nécessaire, subtil et érudit pour penser notre langue quotidienne informatisée. Le titre lqi fait allusion à l’ouvrage de Victor Klemperer sur la manipulation du langage par les nazis (lti, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich). L’analyse de la dégradation de la parole par le langage informatique se nourrit également des inventions algorithmiques d’Alan Turing, de Freud, de Lacan mais aussi du travail de Barthes sur la langue et le langage. (…) L’absorption progressive des mots liés à l’informatique et au code dans notre vocabulaire semble naturelle : « Beaucoup de mots qui jusque-là étaient réservés au jargon des “geeks”, des techniciens de l’informatique, ont glissé dans notre discours courant sans que l’on ne s’en rende toujours compte. Ça se passe de plus en plus mais l’on s’en rend de moins en moins compte. » ‘Je n’arrive pas à débrancher’, ‘J’ai mon disque dur qui sature’, ‘Être connecté’, ‘Faire l’interface’, ‘En présentiel’, ‘Enfant hp’, etc. L’auteur, psychanalyste, a noté la transformation du vocabulaire dans le langage de ses patients sur le divan. La ‘vie numérique’ et l’omniprésence du codage deviennent pour Diener la marque d’un traumatisme. Les systèmes de codage totalisant transforment les malentendus, les polysémies, l’humour et atteignent notre liberté. « En linguistique, rappelle-t-il, on différencie la parole et le code du langage. Le code fixe le sens conventionnel des mots : c’est la part de convention du langage ; la parole est une création singulière : quand on parle, on s’appuie sur cette convention, y compris quand on prend des libertés. » Cette création se perd sans les qualités de l’énonciation : le ton, la voix, ses effets, réduits fatalement par les systèmes de codages donnent au sujet l’illusion de dominer les pulsions. (…) « L’état des lieux des territoires de la parole saccagés par nos petites novlangues quotidiennes et machiniques » est peint avec un certain humour. Diener dénonce la ‘jargonaphasie informatique’, en particulier lorsqu’elle se répand à l’hôpital, et notamment par l’usage généralisé des sigles : « Une novlangue médico-sociale bourrée de sigles, qui sont autant de mots effacés, a fleuri sur le fumier du lexique néolibéral. » Ces signes, formes de déni, anticipent un désir de construction d’un surhomme suréquipé : Diener analyse les projets d’Elon Musk, l’entrepreneur américain (ex-futur acheteur de Twitter) [article de 2022, je le rappelle], qui a déclaré le langage humain obsolète et pensé l’implantation de microprocesseurs dans le cerveau pour augmenter la puissance de la mémoire. Un langage machine assoit des méthodes dangereuses dans le milieu hospitalier de la psychiatrie où les électrochocs apparentent le cerveau à un ordinateur : on utilise le mot « reset » (réinitialiser) pour désigner cette opération plus qu’importante. Freud avait inventé un « dispositif pour déchiffrer les rêves et les symptômes, un chiffrage singulier du réel ». En créant des codes à tour de bras, notre résistance au déchiffrage s’instaure. Les intelligences artificielles se gavent de connaissances (le deep learning), les corps réels tombent comme des mouches lors des « réunions zoom ». Dans Malaise dans la civilisation, Freud observait déjà que nous ne faisions pas corps avec nos prothèses, même lorsqu’elles décuplent nos capacités motrices et cognitives. Et dans un séminaire de 1965, Lacan s’insurgeait contre les psychanalystes anglo-saxons adeptes de la théorie de l’information, qui réduit les sujets à des émetteurs ou des récepteurs : « La psychanalyse n’est plus rien dès lors qu’elle oublie que sa responsabilité première est à l’endroit du langage. »
« Où sont les corps ? », se demande Diener. (…) . Alors réapprenons à jouer avec le génial Georges Perec : dans les années 1960, l’oulipien pense un « computer pour tous, portatif et obligatoire », dans une chronique de la revue Arts et Loisirs. Cette machine déciderait pour nous « du choix d’un film à aller voir, d’un roman à lire, d’un restaurant à découvrir, d’un cadeau à faire ».
→ N’est-ce pas ce que font précisément les algorithmes, poussés à bout dans l’intelligence artificielle (il se peut que je dise là une sottise sur la conception de l’intelligence artificielle. Les lecteurs, s’il y en a, peuvent me le faire savoir !).
→ Je note que Diane Watteau ne connaissait sans doute pas la LQI selon Klemperer quand elle a écrit cet article. C’est aussi pour moi une découverte de ce jour !

Mais d’où vient ce mot algorithme
Je résume une petite recherche :
Le mot « algorithme » trouve son origine dans le nom du mathématicien perse du IXe siècle, Al-Khwarizmi. Son nom a été latinisé au Moyen Âge sous la forme Algoritmi ou Algorismi. Al-Khwarizmi est célèbre pour avoir écrit des ouvrages fondamentaux sur l’arithmétique et l’algèbre, introduisant en Occident les méthodes de calcul utilisant la numération décimale et les chiffres arabes. Le terme « algorithme » est donc un dérivé du nom de ce savant, auquel a été ajouté, par analogie et déformation, une terminaison influencée par le mot grec ἀριθμός (arithmós, signifiant « nombre »)
Il désigne toute suite finie et non ambiguë d’instructions permettant de résoudre un problème.
Le passage du mot « algorithme » au vocabulaire technique de l’informatique s’est fait naturellement avec l’invention des premières machines capables d’automatiser des calculs : machines mécaniques de Pascal et Babbage, puis machines électroniques au XXe siècle. Aujourd’hui, « algorithme » est un terme central en informatique : il désigne toute suite d’instructions permettant de traiter des données, de prendre des décisions, d’optimiser des ressources, etc. Les algorithmes sont omniprésents dans les logiciels, l’intelligence artificielle, les moteurs de recherche, la cryptographie, et bien d’autres domaines
→ Il y a donc bien un rapport entre les algorithmes et l’intelligence artificielle.

Clarice et l’intranquillité du monde
J’avais été attirée vers Clarice Lispector par George Didi-Huberman. Et je ne cesse de la retrouver, de la relire. Ainsi ce matin, ce merveilleux passage de ses Chroniques :
« Après-midi menaçant. D’abord le ciel et l’air lourds, le ciel bas s’était rapproché de la terre et il était couleur de plomb. Des clairières embrumées, des marais inquiets, des horizons effacés par la grande pluie qui arrive, et bientôt les feuillages seront alourdis par l’eau, des terrains à la fois noirs et livides. Je me sens pâlir et ce n’est pas de peur : c’est que moi aussi je suis sous l’influence de l’orage qui se forme. L’intranquillité du monde. Les oiseaux s’enfuient. »

Identité
j’effectue ici un montage de deux citations :
« L’ ‘homme-quoi’ risque sans cesse de devenir un ‘voilà-l’homme-que-je-suis’, se confondant à des déterminations particulières. Il devient alors un ‘Je-Anokhi’, inscrit dans une représentation imaginaire de soi. Il accepte, pour un temps et souvent définitivement, une image de soi ; il s’identifie alors à un personnage ou à un rôle. Ce faisant, il cesse d’être ‘néant’ : il devient quelque chose. Choséifié, réifié, il perd sa liberté qui est constitutive de son humanité, de son ‘Je-Ani’ authentique. Il se résout à adhérer à une image, abolissant ainsi la distance, le néant, la scission et, de fait, son pouvoir-être-autrement qui le définit comme être éthique et d’abord tout simplement humain.
MA Ouaknin, Tsimtsoum
Et
« Nous tenons tant à notre vie, alors qu’elle ne nous appartient même pas. Nous possédons tant de choses : notre vanité, notre dignité, nos pensées, notre imagination, nos instincts, etc., et pourtant nous n’existons (probablement) même pas. Notre âme ? Elle sait peut-être beaucoup de choses, il nous arrive de l’écouter dans nos meilleurs moments, mais elle aussi vient de quelque part et va quelque part – elle n’est pas non plus moi. Aucun de nos actes, même le plus infime, ne disparaît sans laisser de trace. J’ai peur. »
Imre Kertesz, Le Spectateur


mercredi 14 mai 2025

Lichtenberg, de nouveau
D’autant que Boris Wolowiec, qui lit le Flotoir (je lui en suis très reconnaissante) a vu ce que j’ai écrit sur la publication intégrale des Brouillons de Lichtenberg et qu’il m’envoie copie d’un texte sur Lichtenberg, qui figure sur son site. J’y reviendrai sûrement.
Souvent prémonitoire Lichtenberg : « Monsieur Unzer s’étonne à bon droit que les médecins, jusqu’à présent, aient traité le corps uniquement sur les plans chimique, physique et mécanique, sans considérer la grande influence que les passions peuvent avoir sur lui. On pourrait obtenir avec les affects les mêmes résultats qu’avec les médicaments. »

La pente de l’erreur
Il y a bien sûr l’aspect moraliste et psychologue, son étude de l’être humain, qui retiennent chez Lichtenberg : « Étudier de combien de manières et avec quelle force un homme peut être imperceptiblement mis sur la pente d’une erreur, qui par la suite, toujours imperceptiblement, devient rigide et finalement résiste à toute impression contraire, et demeure donc insensible à la vérité… »


jeudi 15 mai 2025

Lichtenberg et les reliques
Il y a un humour certain chez Lichtenberg. Témoin cette note : « En Italie, on voit partout des saints et des reliques. Les trésors des églises en sont remplis. La plus étrange de ces reliques, ce sont deux bouteilles dans lesquelles se trouvent conservés d’une part un rayon de l’étoile qui servit à guider les trois rois mages, et d’autre part le son de la cloche de Jérusalem. »
Boris Wolowiec : « Lichtenberg dissèque l’immortalité de l’âme avec le sourire de son ombre. Lichtenberg dissèque l’immortalité de l’âme avec la toupie de son ombre. »
C’est que, selon Boris Wolowiec Lichtenberg logarythmise des chuintements d’âme. Lichtenberg logarythmise des chuintements d’âme à brûle-pourpoint.  
→ à ce sujet je me lance, je ne doute de rien, dans une tentative de compréhension de ce que c’est qu’un logarithme. En fait, c’est le chemin inverse de l’exponentiation (élever un nombre à une puissance donnée). Là je pars d’un nombre donné et je cherche à savoir combien de fois j’ai dû le multiplier pour arriver à ce résultat. (Résumoir pour le Flotoir de toute une petite recherche dûment enregistrée dans mes tablettoirs).
Wolowiec écrit encore : Il y a une noirceur éblouissante de Lichtenberg. Lichtenberg médite selon une forme de fantaisie austère, la fantaisie austère des réverbérations de son ombre


vendredi 16 mai 2025

Lichtenberg,
Je continue mes lectures de Lichtenberg, parfois déconcertée, souvent amusée. Et je lis parallèlement les notes que Boris Wolowiec m’a envoyées, qui sont sur son site, ce qui m’autorise à en reprendre certaines ici. Elles sont formidablement intelligentes et fonctionnent souvent comme de vraies clés de lecture !
Les remarques de Lichtenberg sont souvent très amusantes.

Les comparaisons de Lichtenberg
« Une comparaison de la musique avec la poésie, tirée du Mercure de Dublin  : l’Iliade d’Homère, c’est l’orgue, tel que l’a inventé [sainte] Cécile. Virgile, ce sont les nouvelles orgues. Nous avons de mauvais poèmes épiques que nous appellerons petits positifs : Télémaque, le Tasse, l’Arioste. Les tragédies, c’est le clavecin, et les plus petites, l’épinette. Le violon, c’est la comédie, dont les médiocres sont les crincrins. Les poètes pastoraux sont les flûtes, et le flageolet convient pour les sonnets et madrigaux. Les historiographes sont les tambours, les mémoires communs sont les cornemuses. Et comme Tite-Live et Tacite ont toute l’ampleur de l’orgue, quelques-uns de nos romanciers n’ont pas le moindre son. »
→ Ce serait amusant de transposer cette comparaison à l’époque moderne. Voire de faire un sondage parmi de grandes lecteurs, en croisant un tableau d’instruments et un tableau d’écrivains et en demandant aux lecteurs à quel instrument ils associent Victor Hugo, Baudelaire, Yves Bonnefoy, etc. On aurait des surprises.

La philosophie, Lichtenberg
Je reprends ici toute la note, pour montrer aussi comme procède Lichtenberg, qui peut alors devenir un modèle aussi pour mon Flotoir !
« Neue Biblioth. der s[chönen]. Wissensch[aften], 5e volume, p. 24. À propos de fragments de Herder, qui sont recensés avec profondeur et beaucoup d’intelligence, il est dit : ‘Nous tenons la philosophie non tant pour la connaissance d’une certaine somme de concepts et de principes que pour une capacité universelle de mettre en pensées ce qu’on a ressenti, de décomposer des sentiments en idées et de ramener tout ce qui est image dans notre âme aux premiers traits du dessin dont elle est faite, en un mot, la philosophie n’est pas tant un savoir qu’une découverte’. » (251)
Boris Wolowiec : « Lichtenberg écrit comme le laborantin de ses méditations même. Il effectue des expériences chimiques sur les atomes même de sa pensée. Lichtenberg écrit comme le laborantin à la fois aléatoire et nécessaire de ses idées. »
→ Cette dernière remarque de Boris Wolowiec, je me permets de me l’approprier, il me semble que l’évolution de mon travail général va dans ce sens, y compris en ce qui concerne la nécessité et le caractère aléatoire. Je pioche dans le tas, considérable, je choisis, je prélève, je sélectionne, je fais parfois des petits tas partiels (méthode de Singapour ?). Je pense que mon esprit manque de capacité de synthèse, alors je m’appuie sur ce que j’écris pour tenter des synthèses et je pense aussi pouvoir m’aider des intelligences artificielles pour m’aider à le faire.
Wolowiec écrit aussi que « Lichtenberg écrit comme le notaire de son vagabondage angélique » et « le greffier de son hasard ».
→ Ce qui me fait penser à Philippe Jaffeux aussi, qui vient de m’envoyer de nouveaux « courants » pour Poesibao et à qui j’ai pour ma part envoyé un petit topo sur mon usage des intelligences artificielles. « Lichtenberg écrit comme le chirurgien du brouillard. Lichtenberg écrit comme l’astrologue du hasard et le météorologue de la nécessité ».

Kafka et la littérature
« Quand il était question de littérature, raconte Dora Diamant, il devenait intraitable et n’acceptait pas de compromis, car elle concernait tout son être. Il ne voulait pas seulement aller au fond des choses – il était au fond lui-même. »
Reiner Stach, Kafka, tome 2, Le Temps de la connaissance

Le ton de Lichtenberg
Boris Wolowiec : « Le ton bizarre de Lichtenberg est un ton de bonhommie obséquieuse, de dilettantisme méthodique. »
« Le ton de l’aphorisme de Lichtenberg n’est ni menaçant ni autoritaire. Le ton de l’aphorisme de Lichtenberg est professoral sans être cependant pédagogique. Le ton de l’aphorisme de Lichtenberg est à la fois professoral et espiègle. »
« Lichtenberg parle avec le ton d’un professeur perdu à l’intérieur du sentiment de sa pensée et qui tente d’adresser malgré tout le sentiment de sa pensée non pas à la masse de ses élèves, non pas à chacun de ses élèves mais plutôt à une tête invisible qui tourne comme une planète de politesse, comme une planète de solennité au-dessus de la masse de ses élèves. »

L’humour de Lichtenberg
Lichtenberg est doté d’un humour aussi intense et discret que celui de Kafka, une sorte d’humour stellaire.
Boris Wolowiec

L’attention (et la distraction !) de Lichtenberg
L’inspiration de Lichtenberg (de même que celle de Kafka) apparait provoquée par une attention presque démente, par la ténacité presque démente de son attention. L’attention de Lichtenberg anticipe même sur sa curiosité, c’est une d’attention réflexe, l’attention réflexe de l’âme. »
« ‘On peut toujours considérer que ce que quelqu’un a découvert était, pour ainsi dire, égaré dans sa tête ; celui qui, en lui, n’a rien perdu, ne pourra rien y trouver.’ » Lichtenberg théorise des inadvertances. Lichtenberg théorise des distractions. Lichtenberg a une manière de méditer en remarquant malgré tout in extremis ce qu’il a presque négligé par distraction. Lichtenberg ressaisit ainsi in extremis sa négligence mentale, son indolence mentale, il s’en étonne alors et par cet étonnement lucide envers sa distraction il parvient ainsi à révéler des formes et des événements inouïs. « Eussé-je raconté cette histoire à l’état de veille, l’événement le plus important ne m’eut point échappé. Il fallait ici que je la laissasse passer pour que je pusse m’en étonner. »
Lichtenberg est le logicien de son inattention. Lichtenberg est le logicien de sa distraction, le géomètre de sa distraction.
Boris Wolowiec
→ Ce nouveau contact avec l’écriture de Boris Wolowiec me permet de mieux y entrer. Elle procède par cercles de forage successifs, elle enfonce le clou, elle tourne autour des notions.
Je reprends ses propres mots à propos de Lichtenberg et je comprends soudain à quel point ils lui conviennent à lui :
« Lichtenberg ressemble à Diderot par sa manière d’allier, de faire coïncider la raison et la déraison. Cependant la technique de Lichtenberg est presque inverse à celle de Diderot. Diderot essaie en effet d’accomplir cette coïncidence par la prolifération des conversations. Lichtenberg accomplit plutôt cette coïncidence par la disparition du discours. Lichtenberg écrit sans jamais discourir. Lichtenberg écrit sans jamais parler à quelqu’un. Lichtenberg écrit sans parler ni à l’autre ni à lui-même. Lichtenberg écrit plutôt afin de faire tourner la disparition de la parole comme le satellite lunaire de la démarche de la pensée. Lichtenberg écrit afin de faire tourner la disparition de la parole comme satellite lunaire du pas de la pensée, du pas sur place hors de l’horizon de la pensée, du pas sur horizon hors-place de la pensée. »

Les zones de proximité entre le corps et l’esprit (Lichtenberg)
« Lichtenberg n’examine pas les dimensions élevées de l’esprit. Lichtenberg s’intéresse plutôt aux zones de proximité entre le corps et l’esprit, aux zones de turbulences délicates, aux zones de turbulences subtiles entre le corps et l’esprit. »
Boris Wolowiec


samedi 17 mai 2025

Ah, le microscope
Instrument qui m’a toujours fascinée, depuis l’enfance en réalité où je m’en suis fait offrir un à je ne sais plus quelle occasion. Et voilà que je resonge à ce petit microscope pas bien performant mais qui m’a tant apporté de rêve, même si je n’ai jamais su faire les « préparation » qui auraient été nécessaires. J’y resonge en lisant cette note de Lichtenberg dans ses Brouillons, qui raconte qu’il vient de recevoir un microscope. « Le 9 novembre 1769, j’ai reçu mon microscope de M. Baumann. La lentille n°1) grossit, selon son estimation, le diamètre 45 fois. N°2) 86 fois, n°3) 166 fois et n°4) 276 fois. Le 29 novembre, j’ai reçu un nouveau verre oculaire, grâce auquel je peux, avec les quatre objectifs décrits ci-dessus, obtenir encore les grossissements suivants : 56, 108, 208, 345. Et si je fais coulisser le tube médian, 530. »
L’histoire de la lentille achetée ultérieurement, m’a fait songer aussi à un achat un peu compulsif de lentilles additionnelles pour un de mes objectifs photos, afin de faire de la photo très rapprochée. De vrais loupes, bien déformantes, mais amusantes à utiliser. Aujourd’hui Lichtenberg chercherait sans doute de manière plus ou moins effrénée des objets rares, des trucs, des dispositifs sur le site internet d’une grand marchant américain ou chinois, non ?
→ J’ai toujours adoré les instruments d’optique, qu’ils aillent vers le très petit ou le très grand, du microscope ou de la loupe (les compte-fils par exemple) jusqu’au très grand ! Quand nous nous sommes installés dans notre ciel parisien (étage élevé, vue très lointaine), j’ai acquis longue-vue, pas pour voir les astres (la pollution lumineuse à Paris est effrayante), mais pour distinguer les avions (autre objet de fascination) qui arrivaient à Orly ou décollaient de Roissy. J’ai toujours aimé la si belle phrase de Pascal sur l’infiniment grand et l’infiniment petit.  « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ; qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit ; et qu’il s’étonne que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très délicat à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais, pour s’étonner encore davantage de la petitesse de la nature, qu’il se compare aux choses qu’il connaît, qu’il s’imagine qu’un abîme le sépare des choses qu’il ignore, et qu’il remarque que tout ce qu’il connaît n’est qu’un point, que tout ce qu’il ignore est immense. » 
Ou bien encore
« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. »
→ Je dois ajouter que l’infiniment grand m’écrase, alors que l’infiniment petit me happe.

Étonnant Lichtenberg
qui ne cesse de rebondir, de passer d’un sujet à l’autre, parfois de manière très savante, on a l’impression de le voir butiner la connaissance, notamment scientifique, ici des notions de botanique, là une anecdote amusante (qu’on fumerait par exemple de la fiente d’éléphant au Cap de Bonne-Espérance – on se demande bien ce que ça peut être que de la fiente d’éléphant !)
→ et pourtant oui, l’éléphant fait de la fiente. Mais le mot n’est pas le plus approprié, me dit-on : Le mot ‘fiente’ désigne principalement les excréments de certains animaux, en particulier des oiseaux, et implique souvent l’idée d’excréments mous ou liquides. Par extension, il peut aussi s’appliquer à d’autres animaux, comme le bœuf ou le chameau, mais il est beaucoup moins courant pour désigner les excréments des grands mammifères terrestres comme l’éléphant, pour lesquels on utilise plutôt les termes ‘bouse’ (bovins) ou ‘crottin’ (chevaux, ânes).
Dans le cas de l’éléphant, dont les excréments sont volumineux et fibreux, le mot ‘fiente’ n’est donc pas le plus approprié. Le terme ‘fiente’ reste correct au sens large, mais il ne correspond pas à l’usage habituel du mot en français
→ cela dit, je n’ai pas l’historique des acceptions et il ne faut pas oublier que Lichtenberg écrit à la fin du XVIIIème siècle.
Passage formidable aussi sur la cochenille, dont il affirme que c’est bien un insecte mais qu’il évoque aussi comme productrice de couleur. Soit une grande entrée des Brouillons avec tous les noms latins, si savoureux, des différentes cochenilles.
Et en effet, la cochenille, qui peut nous pourrir la vie dans un jardin, est « un petit insecte (Dactylopius coccus) dont on extrait un colorant naturel très utilisé pour obtenir des teintes rouges, roses, violettes et parfois orangées. Ce colorant, appelé acide carminique, est principalement contenu dans le corps des femelles et leurs œufs.
Dactylopius coccus ? : Dactylopius : du grec daktylos (δάκτυλος) qui signifie « doigt » et du suffixe -opius qui évoque l’aspect ou la ressemblance. Ce nom fait référence à la forme des pattes ou à certains appendices de l’insecte qui peuvent rappeler des doigts.
coccus : du grec kokkos (κόκκος) qui signifie « grain », « baie » ou « petite sphère ». En zoologie, ce terme est souvent utilisé pour désigner des organismes petits et ronds.
Et puis peu après, cette courte note :
« Le feu qui réchauffe, le feu qui éclaire » et on s’étonne presque qu’il n’ajoute pas le feu qui consume.

Pourquoi est-on poli avec les IA
Une grande partie des utilisateurs font preuve de politesse en s’adressant à ChatGPT, Siri, Alexa et autres agents conversationnels. À tort ou à raison ?
« Je ne saurais pas l’expliquer, mais je me sens mal si je ne dis pas “s’il te plaît” à ChatGPT… Ça me paraît impoli compte tenu du service que l’IA me rend. » Pauline Blanquet a 25 ans. Comme elle, de nombreux utilisateurs font preuve de courtoisie avec ChatGPT, Siri, Alexa et autres agents conversationnels. Ils seraient même majoritaires : en 2019, le Pew Research Center estimait que 54 % des propriétaires américains d’enceintes connectées leur disaient « s’il te plaît » ; plus récemment, un sondage du groupe de presse tech Future évaluait à 67 % la proportion d’Américains polis avec des chatbots. « Je sais pourtant qu’il ne s’agit que d’un robot, reconnaît en soupirant la jeune Boulonnaise, mais je ne peux pas m’en empêcher. »
→ et je suis tout à fait dans cet esprit. Dire bonjour et remercier. Il y a un effet miroir, Perplexity mon IA principale, me salue, me félicite (quand je fais de l’allemand avec elle et ça marche très bien de travailler ainsi, c’est même un peu addictif, ce qui est bien pour quelque chose qu’on travaille ! même si je sais les énormes consommations d’énergie qui sont derrière tout ce moulinage semblant si inspiré).
« Face à un chatbot poli, nous avons tendance à respecter des normes sociales, développe la sociologue du numérique Valérie Beaudouin, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. « Quand on analyse les conversations humaines, si je vous dis “bonjour”, vous me dites “bonjour”. Or, les chatbots sont formatés pour commencer par une phrase comme “bonjour, que puis-je faire pour vous ?”. Nous sommes donc incités à être polis, car ne pas le faire serait enfreindre les règles de la conversation. »
Article de Morgane Tual, dans le Monde, 16.05.2025
→ et si je le recopie ici, c’est que cet aspect fait partie de ma réflexion et de mon expérimentation poussée de l’IA.
Et sur l’effet miroir, cette anecdote ce matin au café, deux très petits garçons, 6 et 4 ans dirais-je. Le serveur dit bonjour au premier qui répond, « bonjour comment ça va » et c’est son petit frère qui répond comme un robot « très bien merci et vous » !