« La photo me regardait »


Le flotoir du 1er au 25 avril 2025, avec Marianne Alphant, Lichtenberg, Tim Ingold,Pouchkine, Katja Petrowskaja, lecture et photographie


« La photo me regardait »




mardi 1er avril 2025

Balade et photos
Je fais une belle balade dans mon quartier, très agréable, après le déjeuner, avec collecte de cailloux et brindilles. Des photos aussi qui sont médiocres, mais ça n’a aucune importance, c’est leur idée qui compte. Je réalise une petite nature morte en rentrant. J’ai retrouvé celles que je faisais à St Cast, je les ai aimées, et cela m’a donné envie d’en refaire quelques-unes.

Noter
Noter noter noter. A la mesure des désastres en cours, où tout est détruit, démonté, cassé, écrasé, rejeté, pollué. Mesure conservatoire et résistante. Ramasser cailloux et brindilles, recueillir et accueillir la vie, quand elle est là (critère de choix).

Critère de choix
Je suis extrêmement sensible à tout ce qui est posture, tout ce qui me parait insincère, fabriqué pour. Notamment dans l’écriture. Je suis une surface de projection hyper-sensible. C’est de plus en plus clairement pour moi un critère de choix de ne retenir que ce qui atteste de quelque chose de très profond, bien au-delà des normes et des « pavanes » (qui attestent souvent d’un dire défunt avant même de naître).

La littérature prémonitoire
Si souvent, Freud le savait, la littérature sait, devine, exprime ce que les hommes n’ont pas encore compris, vu… Hier, avec une amie très aimée, évocation d’un roman de Philip Roth, exprimant, il y a vingt ans, ce qui est en train d’arriver aux États-Unis. Et ce matin, je tombe sur cette citation, venant d’une époque encore plus lointaine, une citation du Bouvard et Pécuchet de Flaubert : « Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forêts vierges ; – et ils achetèrent l’ouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautés de la nature en France. Le Cantal en possède trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux – pas davantage – tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinze merveilles ! Mais bientôt, on n’en trouvera plus ! Les grottes à stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent ; – et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognée des niveleurs, ou sont en train de mourir. »

Du Groenland
… et de Malaurie ! Que penserait-il de ce qui est en train d’arriver aux territoires les plus septentrionaux, lui qui écrivait dans ce livre magnifique, De la pierre à l’âme, où la vie profonde est partout jaillissante : « La prescience sauvage dont j’ai hérité m’indique comme impératif d’être formé dans un climat rude, froid et avec des peuples dont la primitivité me renvoie aux tout débuts de la préhistoire ; dans le froid et dans l’élémentaire, c’est-à-dire l’extrême pauvreté, à la limite de la survie. Cette double préoccupation sera souveraine. Qui plus est, cette prescience a la singularité d’être impérative ; géographiquement, ce sera le Nord englacé et particulièrement le Groenland. Je dois me rendre sans tarder, et aussi tôt que possible, parmi les hommes les plus septentrionaux de la Terre, les Inughuit de Thulé, pour répondre à ces impératifs intérieurs ; pendant soixante ans, ils seront mes maîtres. »
→ si on faisait une pilule avec ce livre, De La Pierre à l’âme, et qu’on l’administrait aux marionnettes américaines, elles en mourraient illico. Elles ne peuvent supporter la vie, puisqu’elles ne sont que marionnettes. Et c’est pourquoi elles sont si peur de la création, de l’art. Leur projet d’éradication culturelle est en fait, profondément, génocidaire. Il concerne les humains, dans leur ensemble. Tout ce qui vit, en tous cas.

Notre conception de la lecture et de l’écriture
→ Sortir de mon cadre, notamment référentiel : j’ai déjà écrit que c’est ce que me poussaient à réaliser des livres comme ceux de Descola ou ici de Tim Ingold. Revisiter des évidences, parfois les remettre en cause !
Ingold montre que notre conception de la lecture et de l’écriture est moderne. Dans l’Antiquité et au Moyen-Âge, elle était très différente. Il raconte bien sûr la fameuse histoire de St Augustin, voyant Ambroise lire silencieusement, ce qui ne se pratiquait pas du tout alors. Et doucement, il tire le fil de son chapitre, le rapport entre lecture et voix… et donc musique.
« Il ne peut pas y avoir d’histoire de l’écriture qui ne soit aussi une histoire de la notation musicale, et une part importante de cette histoire porte nécessairement sur la manière dont on est venu à opérer cette distinction entre les deux. En revanche, nous ne pouvons pas mettre au compte du passé une distinction moderne entre le langage et la musique, ni présumer que, parce qu’on comprend comment le premier en est venu à être écrit, il serait alors inutile d’expliquer pourquoi la seconde l’aurait été aussi. Pourtant, c’est bien cette hypothèse qui prévaut. Au cours de mes lectures sur l’histoire de l’écriture, les rares références que j’ai trouvées sur la notation musicale sont marginales. Et, bien souvent, il n’en est même jamais question. Pour ma part, j’estime qu’il faudrait englober l’histoire de l’écriture dans une histoire plus générale de la notation. Avant de nous intéresser à la forme que cette histoire devrait prendre, interrogeons-nous d’abord, en partant des conventions occidentales actuelles, sur les critères de différenciation entre le texte écrit et la composition musicale écrite, à savoir ce qui distingue le texte de la partition. (32)
→ Voilà qui commence à éclairer sa démarche !

Écriture, instrument de mémoire
Tim Ingold encore : « Comme l’’historienne Mary Carruthers (2002) l’a montré avec force exemples, de la fin de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, l’écriture était surtout considérée comme un instrument de mémoire.
Sa finalité n’était pas, en fournissant un compte rendu complet et objectif de ce qui a été dit et fait, de mettre un terme aux choses du passé, mais plutôt de montrer les chemins qui permettent de retrouver et de ressusciter les voix du passé dans l’immédiateté de l’expérience présente, afin que les lecteurs puissent directement dialoguer avec elles et établir un lien entre ce qu’ils ont à dire et les circonstances de leur propre vie. Bref, le texte écrit était lu non pas comme un compte rendu mais comme un moyen de retrouver quelque chose. »
→ La note, la notation, ne relèvent-elles pas aussi de ce principe d’écriture ? Écrire, parfois de façon très informelle, quelques mots qui montreront le chemin vers ce qui a été lu, vu, pensé même, fugitivement. Qui, dans ce monde submergé d’informations, ne se pose pas régulièrement la question : « où ai-je lu / vu / entendu ça ? ».

Les cafés
Grande adepte des cafés, depuis mon adolescence, je découvre que Plon vient de publier un Dictionnaire amoureux des cafés. Je me souviens que vers les années 2000, c’était d’ailleurs ainsi que le Flotoir était né, j’avais commencé à dresser des listes. Bien sûr, il y avait une liste des cafés fréquentés, d’autant plus que pour moi leurs noms étaient souvent source de réflexion, d’amusement, de questionnement ! L’auteur du Dictionnaire amoureux est Jean-Marie Gourio : « J’ai toujours aimé les cafés, les bars, les troquets, les bistrots, les zincs, les rades, les bouges, les mots ne manquent pas pour désigner ces lieux où l’on s’accoude à un comptoir et où l’on boit avec possibilité de parler. On ne se lance pas dans la rédaction d’un volumineux Dictionnaire amoureux des cafés sans avoir une méthode, la mienne aura été de ne pas en avoir, dès le début, quand il m’a fallu concevoir la liste des entrées. Ne rien faire, comme au comptoir, quand il s’agit de rêvasser simplement en regardant la rue. Ne pas réfléchir. Laisser les mots venir sans les chercher, sans les forcer. Que reviennent ceux qui le veulent, le peuvent, ce seront les bons, les vivants. On ne force pas les mots à rentrer dans les cafés, j’ai donc attendu que rappliquent les mots qui avaient le plus soif pour leur ouvrir la porte du bar du dictionnaire : Comptoir est apparu aussitôt bien sûr, Zinc, Bière, Vin, puis d’autres mots comme Cour, Carrelage, Fût, Formica, Jambes, Néon, Bibine, Belote, Facteur, Rire, Sciure, Tournée…
Tous m’ont répété des choses que j’avais gardé précieusement en tête – coquillages usés ramassés un jour sur la plage du zinc rangés et oubliés – des détails qui m’avaient ému, des évènements qui m’avaient frappé, des gestes, des odeurs, des objets, des lumières, des cris… le temps. Le « Dictionnaire amoureux des cafés » est un amoureux qui traîne les bars habillé en dictionnaire. »
→ avec un beau dilemme sur l’accord du participe passé. Choses que j’avais gardé en tête, comme l’écrit Gourio ou choses gardées en tête. Ah, ah !

Thoreau
Je lis aussi, par bribes, un livre acheté chez mon ami Emile Viteau, de la librairie Les Volontaires, Thoreau, yogi des bois, de Colette Poggi.
« Il était une fois un drôle de personnage, un lettré qui dialoguait avec les écureuils et les oiseaux, un pin solitaire, un élan à la plume de poète. Un beau jour, le jeune homme décida de tout quitter pour partir vivre seul parmi les arbres, dans une petite cabane au bord d’un étang, tel un philosophe yogi :
Je m’en allai vivre dans les bois parce que je voulais vivre sans hâte, faire face seulement aux faits essentiels de la vie, découvrir ce qu’elle avait à m’enseigner afin de ne pas m’apercevoir à l’heure de ma mort que je n’avais pas vécu […]. Je voulais sucer la moelle de la vie, mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie. (Walden.)
C’était un jour de juillet 1845 et, pour vivre en profondeur cette expérience, à la fois si simple et si extraordinaire, il décida d’écrire chaque jour ce qu’il éprouvait, ce qu’il faisait, ce qu’il en comprenait. Quelques mois après son installation, voici ce qu’il note, porté par la rumeur nocturne, sans doute à la chandelle ou à la clarté des étoiles :
La vraie moisson de ma vie quotidienne est en un sens aussi intangible et indescriptible que les nuances du matin et du soir. C’est un peu de poussière d’étoile qui a été saisi, un segment de l’arc-en-ciel que j’ai pu (Walden.)
Né en 1817 à Concord près de Boston, tout prédestinait cet étudiant brillant à reprendre la direction de l’usine familiale. Pourtant, une intuition intime le guide vers une autre voie : la nature comme chemin vers la connaissance de soi, la littérature orientale comme instrument d’optique pour contempler le monde, l’exploration de la réalité dans toutes ses dimensions (ciel, terre, faune et flore…), et surtout l’union de soi-même avec l’univers.
« Ne suis-je pas moi-même en partie feuilles, terreau, végétal? »>, écrit-il en 1847 dans Histoire de moi-même, texte d’une conférence à l’origine de Walden ou la vie dans les bois. » (14)
→ Et je mets dans le livre un marque-page que j’ai fabriqué en coupant en hauteur dans d’anciens tirages photo de végétaux, ici un arbre dans la brume d’un bois. Une autre façon de me promener.

Pouchkine
Comme cet autre Dictionnaire amoureux, possédé et lu in extenso celui-là, résonne avec ce qui se passe dans le monde, en ce moment. Le Dictionnaire amoureux de Pouchkine d’André Markowicz fourmille de notes sur la Russie, l’âme russe, les Slaves. Et je note le courage de Markowicz, pourtant si amoureux de son Pouchkine, mais ne l’épargnant pas quand il lui faut relever des choses qui troublent ou avec lesquelles on ne peut être d’accord. Et en particulier, une certaine idée de l’impérialisme russe.
« Tout le siècle avait été marqué par l’opposition entre ces deux tendances, ces deux conceptions de la Russie : les occidentalistes voyant l’avenir de la Russie dans un développement à l’européenne, les slavophiles rejetant toute idée des Lumières et d’une quelconque démocratisation à l’occidentale au nom d’une spécificité russe (très difficilement définissable). Dostoïevski avait été la référence absolue du camp des slavophiles, parlant de la Russie comme du nouveau ‘peuple théophore’ ».

Écho
Mais voici une belle entrée autour d’un thème qui m’est si important, celui de l’écho.
« L’écho répond à tout, sans gradation de valeur, et c’est aussi, pour Pouchkine, le propre de la poésie : elle est la caisse de résonance du monde (pas celle de l’au-delà) – elle est cette force qui n’existe que parce qu’elle est mise en branle par la vie, cette force impersonnelle… (…) Pour Pouchkine, le poète n’est pas une personne – il est rien, c’est-à-dire l’espace, lumineux et sonore, qui résonne du monde et le fait résonner, et n’a d’existence que par cette résonance – il est, sans réponse (incompris ou pas vu), l’écho, impersonnel, de toute vie. »

De la poussière
Oui, on met trop la poussière sous le tapis. Le thème du déni me hante en ce moment. Est-ce pour cela que je me suis portée vers L’Atelier des poussières de Marianne Alphant. Pour l’instant, je suis dans une section qui ne me passionne pas mais qui souvent me faire rire, parfois jaune. Ou tousser, ce qui est le propre de la poussière, je l’ai expérimenté hier en cherchant une assiette creuse ancienne dans un vieux placard qui aurait sacrément besoin d’un immense coup de plumeau.
Dans le début du livre, il est question de deux grands domaines. Celui des manuels de la ménagère d’une part, et celui des domestiques, notamment ceux d’autrefois, ceux qui servaient toutes sortes de « grands », aristocrates, bourgeois, artistes, et philosophes en particulier,  etc. Pas très loin d’une forme d’esclavage, dont je sais qu’elle existe encore, à Paris même, dans certaines familles qui n’hésitent pas à faire venir illégalement des étrangères ou des étrangers pour les asservir.

Des catastrophes
Marianne Alphant était aussi, auparavant, remontée dans le temps, en évoquant deux catastrophes (et là aussi on pourrait lister toutes les catastrophes à poussière qui se produisent de nos jours, ne serait-ce que les tremblements de terre, comme celui qui vient de se produire en Birmanie), ou les bombardements (Ukraine, Gaza, Syrie, etc.)
« L’énorme nuage de particules grossières et d’éjectas – molécules de soufre, vapeur d’eau, gaz fluoré, cendres en suspension dans la stratosphère – se propage en altitude et forme un écran planétaire catastrophique. 1816 sera l’année sans été, frozen-to-death, gelée à en mourir. Le froid, la neige, les tempêtes, des déluges ici, des sécheresses ailleurs, une météo biblique. Une année. Moins que les quinze ans passés dans la poussière de silice soulevée par un astéroïde il y a soixante-six millions d’années. Soleil caché, nuit sur la Terre, extinction des dinosaures et des trois quarts du monde vivant. »
→ Citation qui me permet de (me) rendre compte de la qualité de l’écriture de Marianne Alphant.
« attention, la poussière rentre, la même, une autre, fragile, cosmique, biblique, histoire d’atomes ou d’érosion mécanique, millénaire, micro-grains, petites choses volantes, inlassables, c’est mat, muet, doux, tombé sur les livres, la pendule, la cheminée, le presse-papiers, la lampe, la plume de paon, le saint Sébastien. »


mercredi 2 avril 2025

De la citation
Je relève dans Documentaires de Philippe Beck cette note. Elle est à la fois assez emblématique de ce que je ressens, de très ambivalent, chez Philippe Beck ; et ici dans ma lecture de Philippe Beck. Lui-même d’ailleurs souligne l’ambiguïté du recours à la citation. Pour ma part, je pense que je suis « bonne à citer ». Ce pourrait être mon rôle principal, plutôt que de propager une pensée qui n’est ni libre ni admirable.
« 29 janvier 2020
Le recours à la citation est ambigu. D’une part, nous pouvons reconnaître dans la parole de quelqu’un une saisissante formulation de ce qui, ordinairement, est senti sans faire naître la formule qui correspond au sentiment. Le sentiment peut abriter une pensée nécessaire et communicable, et il est bon de savoir reconnaître les phrases qui donnent accès au fond des impressions. D’autre part, nous éprouvons régulièrement, à moins d’être un adversaire de la citation, le besoin d’admirer la formulation signée, et le plus souvent à cet égard la citation de la formule s’incline devant une autorité, et fait fond sur une communauté en désir d’admiration, plutôt que de susciter la pensée libre et admirable où naît le partage vivant. Chaque être qui cite devrait être admirable et citable, et communiquer ce qu’il n’a pu jusqu’ici partager. »

Un travail sur la citation
C’est aussi un travail passionnant, auquel je m’adonne de plus en plus, que de revenir sur les citations relevées. De les mettre en regard. De nombreux outils aident à faire cela, aujourd’hui, et je les explore. Tout en gardant aussi des grands fichiers, purement personnels. Je travaille beaucoup sur cette méthode.
Je me souviens des fichiers de Didi-Huberman (catalogue de l’exposition) et j’ai été très frappée, récemment, par une photo publiée par Laurent Margantin montrant Arno Schmidt devant ses fichiers.
Le travail sur les citations est aussi, à mon sens, un travail d’introspection formidable. Elles en disent long sur nos choix.


jeudi 3 avril 2025

Eugène Onéguine
Et, bien sûr, dans son magnifique Dictionnaire amoureux de Pouchkine, André Markowicz consacre une riche entrée au roman Eugène Onéguine. Voici ce qu’il en dit :
« Ce roman est, de l’avis général, indiscuté, indiscutable, la plus grande œuvre de Pouchkine. Disons-le autrement : il est, de l’avis général, indiscutable et indiscuté, le plus grand livre jamais écrit en langue russe. (…) J’ai entendu Onéguine avant de naître, je le sais, comme on dit, de source sûre. Parce que ma mère le disait, juste comme ça, pour elle-même. Ensuite, ma grand-mère le disait aussi – pour me bercer. Je le sais parce que, me raconte-t-on, elle se fatiguait de me bercer (sans doute refusais-je de m’endormir parce que je voulais que ça dure toute la vie), et moi, je lui disais que j’allais me bercer tout seul, qu’elle pouvait se coucher tranquillement. Elle me laissait seul et refermait la porte – je n’avais pas deux ans –, et là, elle m’écoutait qui marmonnais… Ce n’étaient pas les mots que je disais, je suppose, et ce n’était pas que je ne comprenais pas les mots : les enfants ont une perception océanique du monde – il n’existe pas de séparation entre la forme et le fond, le sens et le non-sens, il n’existe qu’une totalité musicale, j’allais dire maternelle, dans laquelle l’enfant vit, évolue, existe et sait – sent, perçoit, pense (tout cela en un seul mot) qu’il est à la place où il doit être, parce qu’il est là où est cette musique. »

Le 3 janvier
je pense à tous ceux qui « célèbrent le 20 janvier qui marque l’incipit du Lenz de Büchner. Il y a aussi ceux qui font référence au 3 janvier. Voici l’anecdote que relate Markowicz :
« J’ai raconté cette anecdote dans mes Partages. Au matin du 3 janvier 2016, alors qu’il n’avait pas encore neigé à Pétersbourg et que tout le monde attendait l’hiver, une amie avec laquelle nous communiquons sur Facebook ouvre sa fenêtre et découvre que sa cour est recouverte d’une neige immaculée. Elle publie une très belle photo de cette neige. Je vois cette photo et, sans réfléchir, je poste un commentaire, en russe : ‘La nuit du 3’. Elle répond : ‘J’ai vu ton commentaire, et j’ai souri aux larmes.’
Le fait est que, la nuit du 3, c’est la nuit où Tatiana se réveille et voit la neige. C’est la première strophe du cinquième chapitre :
L’automne que les gens vécurent
Dura, tarda sur les foyers.
Tout attendait dans la nature ;
L’hiver ne vint que pour janvier,
La nuit du trois

Cette nuit du 3, c’est notre schibboleth. Tout le monde comprend ça en Russie. C’est tout simple, et c’est indiscutable. Chaque Russe raconterait des dizaines d’anecdotes du même genre : Eugène Onéguine est lié à la vie quotidienne de chacun, il est le lien, souriant et léger, de toute personne qui sait lire. »

Les énumérations et listes
Dans le livre de Marianne Alphant, il y a de formidables et savoureuses énumérations. Quelques exemples :
« …chiffon, attention, la poussière rentre, la même, une autre, fragile, cosmique, biblique, histoire d’atomes ou d’érosion mécanique, millénaire, micro-grains, petites choses volantes, inlassables, c’est mat, muet, doux, tombé sur les livres, la pendule, la cheminée, le presse-papiers, la lampe, la plume de paon, le saint Sébastien. »
« Philosopher dans le couloir en réfléchissant, aller, venir et parfois m’arrêter, je me tenais là, je regardais dans le vide, Newton ramassait une pomme, Archimède prenait son bain, Lucrèce observait du rivage la mer démontée, Descartes travaillait au lit en se soulevant de temps à autre sur un coude pour noter ses réflexions sur l’âme, la géométrie, les comètes, les battements du cœur, les petits corps subtils qui composent la matière, invisibles et mus d’un mouvement si rapide que leur forme en est rabotée, le tourbillon les émousserait s’ils avaient des angles, il y a donc des particules arrondies et un problème d’intervalle car les formes sphériques ne sont pas jointives, où voulait-il en venir ? Tourbillons des petits corps, impétuosité du mouvement, frottement, raclure dont la poudre infime, qu’il voyait en pensée tomber des particules qui s’arrondissent, lui permettait de conclure que cette usure, cette raclure ou poussière remplit tous les recoins autour des corps, aucun vide, le vide n’existe pas. Ce n’était donc pas le vide que je regardais mais un vol d’atomes râpés. Une poudre cosmique, cartésienne. Une raclure en chute libre ou planée, un tourbillon, une avalanche. Poussière, on n’en sort pas.

Souvenir
Et cette phrase qui me fait tant penser au Covid, alors que nous essayions tous de nous figurer les petits grains de virus qui circulaient dans les gouttelettes que nous émettions en parlant, en toussant, en éternuant !
« Nous traversons la chambre avec un verre de vin, une assiette de fraises, sans avoir conscience de ce qui vole autour de nous, des miasmes, un tournoiement de petits corps qui viennent se déposer sur le vin, les fraises, nos doigts, cela tombe ou s’infiltre, on le respire, c’est dans le souffle, les murs, la rue, le ciel, partout, nous l’avalons, une poussière qu’on n’entend pas, qui ne se recrache pas, qui nous pénètre, insidieuse, invisible, agitée. Inutile de lever les mains vers ce qui sort des raclures des parties de la matière : cela nous échappe, nous sommes sans prise. »

« Mes » lichens
Heureuse de les retrouver dans un livre de George Haskell. Et avant-hier sur plusieurs tombes du cimetière Vaugirard, où j’étais entrée me promener.
« La physiologie tout en souplesse des lichens leur permet d’être rayonnants de vie lorsque l’hiver serre la plupart des autres créatures dans son étau. De manière paradoxale, les lichens supportent les frimas en capitulant. Ils ne brûlent aucune énergie en quête de chaleur et laissent plutôt leur rythme de vie suivre les aléas du thermomètre. »
George Haskell, Un an dans la vie d’une forêt (merveilleux livre !)
→ Une belle leçon de vie, y compris de vie psychique potentiellement.

De la critique : ne pas restreindre ma partialité
Propos de Pierre Pachet, dans Un Écrivain aux aguets, que j’endosse totalement.
« Il s’agit pour moi de n’être ni intimidé ni irrité, et de rester moi-même aussi pleinement que possible. Car si je veux apprécier l’œuvre dans un esprit ouvert et informé, je veux aussi, par une sorte d’égocentrisme qui me guide toujours, en faire l’usage qui me convient. Je ne me prends pas pour un critique exemplaire, et le sens que j’ai de mes responsabilités de lecteur, s’il me pousse à lire l’ouvrage le plus complètement et le plus sérieusement possible, et à me renseigner, ne doit pas restreindre ma partialité. »  

Ma petite Claude Mauriac
En ce moment, je fais ma petite Claude Mauriac. J’avais tant aimé ces rapprochements qu’il faisait dans ses livres, souvent à partir de son journal, j’avais tant admiré ces mises en contact, en regard, de faits, de réflexions d’époques très éloignées. N’est-ce pas ce que je fais ici, en retrouvant des citations que j’ai relevées anciennement ? Je ne dirai pas ici comment (mais ce n’est pas l’intelligence artificielle !) sauf à ceux qui m’en feraient la demande.


vendredi 4 avril 2025

Nous voyons si peu
« Nous voyons si peu, l’art est puissance de dévoilement, nous habitons un monde inconnu. »
Fabien Ribery, sur son blog.

Flacon de sels et moulin à poivre
[relevé de titres dans l’actualité]
Le monde boit la taxe (Libération)
Les climatosceptiques s’enthousiasment pour une étude…rédigée par l’IA d’Elon Musk (Sciences et avenir)
Dans les cendres et les larmes, l’étrange mission de préservation d’une forêt thaïlandaise brûlée (Sciences et avenir)
Victoria Rimbert, A l’encre noire. Veuves et littératures, veuves en littérature. Italie, XVe-XVIe siècle. (Fabula)
Christophe Charle, Racines, rameaux, feuilles. Essai de généalogie sociale et intellectuelle (1685-2001)

Titre et livre
J’ai pensé au formidable Atelier des poussières de Marianne Alphant en lisant ces propos de Christine Jeanney sur son site :
« Il y a deux ou trois jours j’ai eu une idée de livre, une idée excellente, j’avais tout, le titre, la procédure, et c’était évident, si évident, logique, sensé, que je n’allais pas noter l’idée, j’allais m’en souvenir, mais non. Le titre tenait en un mot. Ce mot, c’était ce que j’allais fouiller, extraire, extrapoler. Par exemple, si ce mot était « saltimbanque », je pourrais le traquer partout où il apparaît, trouver ses figures, saisir comment on les regarde, et maintenant, où sont les saltimbanques, qu’est-ce qui est saltimbanque, quelle façon de penser, ce que cela induit, ce que cela fait exister, quels chants, quels dessins sur quelles pierres, quels punks, quels habits, quelles affiches de spectacle, quels chemins parcourus, et surtout dans quel entourage, parce qu’il n’existe pas de saltimbanque en soi, ce n’est pas intrinsèque, c’est l’entourage qui le provoque, c’est qu’autour de lui c’est fermé, rigide, structuré autrement et normé. Une forme de résistance ou de grain de sable. J’aurais fait des recherches, j’aurais ouvert des centaines d’onglets sur gallica, lu des thèses, cerné historiquement et géographiquement des points saillants. Et j’aurais déroulé tous les rubans que j’aurais pu trouver. J’aurais vu mon milieu, Umwelt, autrement, par ce prisme-là, celui du saltimbanque, et pourquoi on brûle son violon et on l’assigne à résidence dans une caravane au bord d’une station d’épuration. »
Marianne Alphant a tant travaillé sur le thème de la poussière, mais elle a tout de même focalisé son entreprise sur quelques thèmes dominants : les philosophes et leurs domestiques, les manuels de ménage des temps pas si lointains, pour n’en citer que deux.
En écho, ces extraits d’un poème de Kenneth White, donné ce matin par la Revue des ressources
« Afin de se mouvoir
dans la dimension voulue
la première exigence est le silence
l’accalmie de l’esprit

vient ensuite
l’opération de sélection
la création d’une organisation
dépassant de loin
la première déviation
la confusion métaphorique
. »
Kenneth White, Les archives du littoral.

Dire, ne pas dire, nuancier des mots
Site de l’Académie française : « Dans la préface de son captivant Dictionnaire des sentences latines et grecques, l’helléniste et philologue italien Renzo Tosi, s’est penché sur la question des similitudes et des différences existant entre ces termes [proverbe, adage, sentence, etc.] et d’autres de sens voisin. Tout en mesurant la difficulté de cette tâche, il écrit : « Il serait sans doute facile de répondre qu’un proverbe est une brève et lapidaire expression traditionnelle, qui délivre, le plus souvent à l’aide d’images et de métaphores, un enseignement moral et prend ses racines dans la sagesse populaire ; qu’un adage est une expression voisine du proverbe, mais dont les origines sont moins populaires ; qu’un apophtegme est au contraire une phrase célèbre attribuée à un grand personnage ; qu’une sentence, en quelques mots, exprime un enseignement moral, dont l’origine n’est plus populaire, mais érudite et littéraire ; qu’une maxime possède les mêmes caractéristiques qu’une sentence, mais qu’elle est plus développée, plus élaborée philosophiquement parlant, et qu’enfin un aphorisme est une pensée d’un auteur. »

Essayer les poudres
Marianne Alphant fait aussi un bel éloge des poudres plus ou moins licites, mais elle en fait surtout un inventaire et étudie son usage chez maints personnages célèbres. Qu’on en juge :
elle raconte par exemple que l’on a retrouvé dans la maison de Shakespeare des traces de cocaïne et de cannabis dans des pipes en terre. Un sonnet parle de noted weed, d’herbe fameuse, ou encore de compounds strange, de composés bizarres. On les fume, la tête vous tourne, on déraille, on s’exalte, on écrit dans l’ivresse Le Songe d’une nuit d’été. »
Ou bien encore : « L’Esprit de l’univers, le thème est grandiose mais l’esprit tout court a besoin de poudre flash, brune ou grise, bleutée, d’un éclair qui l’aveugle et lui permette de voir. Un pharmakon quelconque, une drogue, un philtre, réfléchissions-nous, gin ou laudanum, éther, cannabis, infusions, pastilles, décoctions, tabac chiqué, mâché, poudre prisée. (…) Essayer les poudres, toutes les poudres contre l’épuisement, l’apathie, l’insomnie ou bien sûr la mélancolie. La poudre de cœur de colombe, le testicule droit d’un loup broyé, quelques grains d’antimoine, une potion de topaze, d’ambre gris, de corne de cerf. Essayons aussi le lapis-lazuli ou la pierre d’Arménie, les perles écrasées au pilon, meulées en doses d’un scrupule ou même d’un grain, vingt-quatrième partie du scrupule, la plus petite division du poids. Électuaire de cuscute de thym. Boulettes de rachacha, chiques de bétel, ayahuasca, champignons, ginseng, Dinintel, éphédrine. Marijuana, coca. »

Les philosophes
Et quels beaux portraits des philosophes elle dresse, dans leur vie quotidienne, leurs rapports avec leurs domestiques ! Ou bien comme ici leurs vêtements ! : Diderot dans sa vieille robe de chambre. Rousseau en Arménien. Spinoza dans son manteau troué par un coup de poignard et qu’il conserve pour se rappeler où mène la passion religieuse. Hegel en toge doctorale et mortier de professeur à Berlin, sous une pelisse bordée de fourrure. Wittgenstein torse nu pour construire sa cabane en Norvège. Simone Weil en salopette dans le vestiaire d’Alsthom. Nietzsche, qui ne se fie qu’aux idées venues en plein air pendant la marche, en tenue d’alpiniste pour fréquenter les altitudes. De bonnes chaussures, donc, dans l’équipement de la pensée et un maillot de bain : le philosophe a besoin de nager, de se baigner, de s’ébrouer constamment dans l’eau. »
Et de me dire que cela doit plaire beaucoup à Liliane Giraudon qui a écrit elle aussi de magnifiques portraits de grands écrivains !
Je regarde Descartes par exemple, ici : « Automne froid, pluvieux, de 1619. Une chambre bien chauffée, le calme, la solitude après la vie nomade et bruyante des régiments. Scène inaugurale de la pensée : démolir sa maison, se dépouiller de ses croyances et de ses opinions, les déraciner une à une. Sa seule ambition est de bâtir dans un fonds qui ne soit qu’à lui. À moi seul, écrit-il, tout à moi. »

Écouter les voix
Non je ne suis pas Ste Bernadette, je n’ai pas de voix, je lis des voix et je les collige dans ce Flotoir, qui est ma Bible au fond !
J’écoute ce que dit Venclova en fait, faisant cela : « Si, dans cet univers de stagnation et d’absence de temps, quelque chose valait la peine d’être écouté, c’étaient les voix de multiples générations terrassées par l’histoire. Sans doute est-ce là le sens de ces vers : « des voix, perdues jadis, retournent depuis le monde à leur place / En nous. »
Nord Magnétique. Conversations Avec Ellen Hinsey par Tomas Venclova

Lire et voix
je continue à avancer, difficilement mais passionnément dans le livre de Tim Ingold sur les lignes. Livre où il est question beaucoup de la lecture, de parole et chant, du lire de jadis qui n’était pas muet. Et voilà que je tombe dans mes notes sur cette citation de Peter Szendy : « au lieu de chercher ce qui reste d’hypovocalité à l’ère de l’hyperlire, c’est à la lumière de ces bouleversements en cours qu’on se demandera ce qu’auront été toutes les voix qui auront composé la scénographie publique ou privée de tant de lecteurs pendant tant de siècles. » (in Pouvoirs De La Lecture – De Platon Au Livre Électronique)

Et celle des choses (Grothendieck et Descola !)
Mon si cher Grothendieck ne disait-il pas dans Récoltes et Semailles : « Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. » ?
→ dans la voix des choses, entendre aussi la voix des générations.
Ce que ne contredit pas Philippe Descola : « Ce sont ces ouvrages qui m’ont d’abord montré comment des concepts peuvent surgir de la trame des choses et de leur observation, sans avoir, en quelque sorte, à la forcer. Cette dimension m’a toujours convaincu dans le travail ethnographique : faire advenir une pensée autochtone très différente de la nôtre par des petites touches, simplement à travers la description, sans véritablement y injecter une philosophie étrangère. » (in La Composition des mondes)
Ni Pierre Pachet qui écrit dans Un écrivain aux aguets
« Ma solitude est non pas peuplée, mais hantée de fantômes. Pour leur donner la vie qu’ils demandent, dont ils ont peur aussi, je dois donner la mienne, mon souffle, mon sang. Mon attention. Attention qui cette fois-ci – si je surmonte l’asthénie ou un peu de dégoût pour moi-même – a envie de se tourner, non vers d’autres vies, mais vers d’autres solitudes. De communiquer avec elles sans pour autant les déranger. Mes fantômes, buées peu insistantes, inapaisées mais timides, il me semble qu’ils détiennent, dispersée en figures diverses, la substance qui me fait défaut pour équilibrer la chute immobile et douloureuse de ma vie livrée à l’ineptie des heures. »
→ Ce qu’on ne dit pas assez, sans doute, c’est le rôle infiniment protecteur de ces fantômes, on peut les appeler anges gardiens, aussi, anges tout courts, ces fantômes d’écrivains, d’artistes, d’hommes et de femmes qui nous ont marqués, qui ne sont plus là, leurs dires, leur être, leurs façons d’être. Et que tant et tant de ces présences réelles me sont venus de la lecture. De la musique aussi. Je viens de prendre à la bibliothèque (comme si je n’avais pas assez de livres chez moi à lire) un tout petit Libretto, Les Carnets intimes de Beethoven, et pensant à Beethoven, voilà que je pense à une amie très chère, disparue, qui adulait Beethoven, Anne-Marie Soulier et à la maison de Beethoven à Bonn et aux parents de mon jeune ami allemand Jannis, qui venant nous rendre visite, m’avait offert une tasse avec un fragment de partition de Beethoven, achetée à Bonn. Donc non seulement une « protection », mais aussi leur formidable aptitude à générer des dizaines d’associations qui sont autant de régénérescences mémorielles.
Je pourrais écrire des poèmes avec ces jeux d’associations !
Beethoven : Verum gutta cavat lapidem. (C’est vrai, une goutte peut creuser une pierre). Que la goutte Poesibao creuse la pierre de l’indifférence à la littérature !


jeudi 10 avril 2025

Du livre qui soigne ou guérit
Belles lectures encore dans le livre de Régine Detambel.
Elle raconte plusieurs anecdotes, que j’appellerai plutôt récits ici.
L’histoire de Goethe qui se meurt de chagrin (il a près de 75 ans) après qu’on lui a refusé la main d’une jeune fille de 17 ans. Il est en calèche, à chaque étape, il écrit son chagrin. Il rentre chez lui et tombe gravement malade. Il fait venir son grand ami Zelter et celui-ci « De sa voix chaude et tendre, (…) décidera de lire et relire au vieux Goethe sa propre poésie, tout juste écrite dans l’extrême douleur. Entre le lever et le coucher du soleil, Zelter lira vingt et une fois l’Élégie de Marienbad à son propre auteur (…) Quelle réaction a eu lieu entre le rythme de l’élégie et la bouche de Zelter, entre les lèvres du musicien et les oreilles déprimées du vieux poète ? On n’en sait rien vraiment. Toujours est-il que ça marche ! Celui qui se croyait mort revit parce que quelqu’un, dans un souffle sain et dynamique, lui a renvoyé l’énergie de sa propre créativité. »
Ou encore celui-là concernant le poète américain David Gascoyne : « L’essayiste Christine Jordis rapporte dans ses Passions excentriques l’aventure véridique d’un autre poète, David Gascoyne, sauvé de l’asile par ses propres vers : “Il avait épousé Judy Lewis, une femme généreuse, aussi terrienne et implantée dans le quotidien qu’il l’était peu, rencontrée à l’hôpital psychiatrique où elle faisait la lecture aux patients. Ce jour-là elle leur avait lu un poème de Gascoyne, September Sun. Au son de ses propres vers, cet homme jusque-là plongé dans une sorte de stupeur s’était animé, il avait affirmé : Ce poème est de moi. Tout d’abord Judy pensa que c’était là un effet de son délire. Mais non, les mots du poème, tel le fil d’Ariane qui conduisit Thésée hors du labyrinthe, l’avaient ramené au monde et à la vie. Puis Judy le fit sortir de l’hôpital et elle l’épousa.” »

Un livre à lire
… à n’en pas douter que celui signalé ici par Régine Detambel : « Dans L’Art de lire ou Comment résister à l’adversité, l’anthropologue de la lecture Michèle Petit rapporte d’étonnantes expériences littéraires dans des pays d’Amérique latine confrontés à des conflits armés, des crises économiques, des catastrophes naturelles. “Enfants, adolescents et adultes qui, jusque-là, avaient vécu au plus loin des livres se rassemblent autour de mythes ou de légendes, de poésies ou de bandes dessinées. Ils s’en saisissent pour résister à l’adversité et préserver un espace de rêve et de liberté.” »

Et même la poésie, ou surtout la poésie ?
Régine Detambel parle ensuite de cette psychothérapeute française qui me semble bien oubliée, Lucie Guillet qui chercha à expérimenter les effets bénéfiques de la poésie sur le cerveau. « En 1946, elle publiait son essai sur la “poéticothérapie”, et montrait comment soulager des patients psychiatriques par la poésie ou, plus exactement, par l’efficacité du fluide poétique. La praticienne, elle-même poète, couronnée par la Société des gens de lettres de France, se disait “sœur en névrose dépressive” de tous les souffrants. Selon elle, le fluide poétique est la synthèse de trois puissants pouvoirs : le rythme, la sonorité et la pensée, qui sont aptes à réguler certains cas de phobies, d’anxiété, d’indécision, les idées noires, les angoisses, la mélancolie, le découragement… À ses yeux, le précieux fluide est également tout à fait capable de calmer les réflexes nerveux déclenchés par des maladies organiques, des chocs moraux, esthétiques ou sentimentaux. (…) Le rythme de la poésie est l’accord parfait de tous les rythmes humains. Il est la pulsation absolue. Il agit comme le cœur de la mère sur son bébé. Il est pourvu d’une énergie motrice. Il bouleverse profondément l’être. Comme l’influence bénéfique des vers dépend du nombre de leurs syllabes et de la place de la césure, Guillet utilise surtout les alexandrins et les décasyllabes. Voici ses commentaires : 6 + 6 : excellent régulateur 4 + 4 + 4 : excellent calmant 4 + 6 : moins actif que 5 + 5.
→ alors que sort un rapport qui met en garde contre les effets secondaires de certains anxiolytiques pris trop sur le long terme, je suis heureuse de me prescrire ici des doses quotidiennes de poésie.

Jean Cayrol et Jean Cassou
J’ai d’ailleurs ressorti hier le petit classeur où j’ai rangé les feuillets des poèmes que j’ai tenté d’apprendre par cœur en 2016 (en vain, malgré des efforts très intenses). Il s’agissait de chercher un poème de Cassou, qu’en fait je confondais avec Cayrol, dont on fait reparaître, en Points Poésie, Chacun vient avec son silence. La confusion est venue, je pense, de ce que tous les deux ont été déportés et que le poème que j’avais tenté d’apprendre, poème de Cassou donc, parlait d’une barque funéraire.
→ En fait Jean Cayrol a été déporté, arrêté en 1943 pour son activité dans la Résistance et envoyé au camp de concentration de Mauthausen, en Autriche. Il y a survécu et a ensuite écrit plusieurs textes marqués par cette expérience, notamment Poèmes de la nuit et du brouillard.
Jean Cassou, lui, a été emprisonné en France. Résistant également, il a été arrêté en 1941 par le régime de Vichy. Il a passé plus d’un an en prison, notamment à Toulouse, mais n’a pas été déporté dans un camp nazi. C’est pendant sa détention qu’il a composé ses célèbres 33 sonnets composés au secret.

Dons et vocations
Terrible cette remarque de Clarice Lispector, à garder toujours en tête, pour ne pas se la jouer ?
« Je n’ai eu que la facilité des dons, et non le bouleversement des vocations – est-ce cela ? »

Du poème par cœur
Je dois être honnête ici, et dire comment, parfois, je travaille. Eh bien, oui, il m’arrive de recourir aux intelligences artificielles. Je viens de faire une belle recherche avec l’une d’elle pour revivifier mes capacités à apprendre par cœur (celle de la prime jeunesse, ensuite elles ont disparu et donc, cela, depuis très, très longtemps). La réponse a été exceptionnelle sur les méthodes. Très bienveillante, aussi (oui c’est terrible d’écrire cela, puisqu’il n’y a aucun être humain derrière la réponse, mais le système a tenu compte de quelques données personnelles indiquées, comme l’âge du capitaine !) C’est profondément troublant, il me semble qu’en tant qu’écrivain, journaliste, revuiste, mélomane, lectrice, je dois réfléchir encore et encore à cela et l’expérimenter. Me laisser troubler. Mais non sans réfléchir à ce trouble.


mercredi 16 avril 2025

Politique de la peur
« La Securitate était une immense centrale de la peur, avec des spécialistes de l’angoisse experts en psychologie et en procédés anxiogènes. Ils élaboraient des plans à court ou à long terme, comme dans le domaine économique, à cette différence près qu’ils atteignaient leurs objectifs de destruction. Le seul secteur productif de l’économie socialiste était la production de peur. Et la police secrète était, pour parler cyniquement, la seule instance à se soucier de l’individu, ayant le droit et le devoir de s’en occuper, c’est-à-dire de le détruire. »
(Herta Müller, Tous les chats sautent à leur façon.)
→ Comment ne pas frémir quand on pense où, aujourd’hui, s’applique cette politique de la peur et avec des moyens techniques décuplés par rapport à ceux de la Securitate.


dimanche 20 avril 2025

Lichtenberg
Annonce dans les journaux de la parution de la traduction de l’intégrale des Brouillons de Lichtenberg par Etienne Barilier. J’ai instantanément « craqué » bien sûr. Je suis déjà lectrice de Lichtenberg depuis un moment, mais l’idée de ces 3500 pages, de cette entreprise qui me fait penser à la fois à Leopardi, à Valéry et à Grothendieck, ne pouvait que me séduire. Les pages en question, édition Noir & Blanc, sont d’ores et déjà sur ma liseuse et je suis plongée dans la bien intéressante préface de Barilier (écrivain et philosophe suisse).

Etienne Barilier
Barilier, né en 1947, a traduit notamment Dürenmatt, Hohl, Wedekind. Il semble tout à fait concerné par la musique et a notamment écrit sur Alban Berg et sur Bach. Le livre sur Bach s’intitule B.A.C.H. histoire d’un nom dans la musique. Voilà qui a de quoi m’attirer !
Quatrième de couverture de ce livre sur Bach : « Imaginons que tous les grands musiciens d’Europe ou d’Amérique, depuis deux cent cinquante ans, se soient donné le mot pour composer une œuvre à partir des mêmes notes. Imaginons ces variations sur un thème obligé, qui traverseraient les siècles et les frontières. De quel merveilleux moyen nous disposerions pour comparer les styles, les époques, les personnalités ! Quel fil d’Ariane, dans le labyrinthe de la création musicale moderne, de Bach à nos jours !
Or ce thème existe, et ces variations. Le thème ? C’est précisément celui que forment les quatre notes du nom de Bach : B-A-C-H, c’est-à-dire, dans la notation musicale allemande, si bémol, la, do, si naturel. Et sur cette étrange mélodie, sur cette trame symbolique, presque tous les grands noms de la musique ont écrit leurs variations, à commencer bien sûr par Jean-Sébastien Bach lui-même, jusqu’à Boulez ou Zimmermann, en passant par Beethoven, Schumann, Liszt, et tant d’autres-y compris Nino Rota!
Ce livre raconte l’aventure de B-A-C-H, où se joue, en réduction, toute l’histoire de la création musicale dans la modernité.
Etienne Barilier, romancier, essayiste et chroniqueur, a publié sur Alban Berg un essai remarqué. Toute son œuvre romanesque, déjà considérable, est marquée par la musique. »

Vie émotive, vie intellectuelle
« En replongeant les ‘idées’ dans l’ensemble des émotions, en les ajoutant à la liste canonique des émotions (à laquelle je vais essayer dans un instant de faire d’autres ajouts), j’espère mieux comprendre et faire comprendre ce que j’attends de la vie intellectuelle, pourquoi je ne la distingue pas – pour mon propre usage – de la vie émotive »
Pierre Pachet, Un écrivain aux aguets.

Flotoir, foutoir
Accepter, moi l’auteure, vous peut-être les lecteurs et lectrices, que le Flotoir soit souvent un foutoir.
→ J’ose cela en pensant, et c’est bien irrévérencieux, à Lichtenberg dont Barilier m’explique ce qu’il inscrivait dans ses Brouillons !

Aphorismes, journal intellectuel, journal intime
« Lichtenberg n’a jamais voulu écrire des aphorismes ou des fragments : il a écrit, un point c’est tout. Il a laissé courir sa plume au fil de sa pensée, durant près de quarante ans, dans ce qui était à la fois un journal intellectuel et un journal intime. » (Etienne Barilier, préface aux Brouillons de Georg Christoph Lichtenberg

Lichtenberg et Balzac
Il y a comme une insistance intérieure sur un lien, dans ma mémoire, entre Lichtenberg et Balzac.
Interrogation à l’IA Claude : « Est-ce que je me trompe ou bien Lichtenberg est-il considéré comme une influence pour Balzac ». Réponse : « Bonjour ! Vous ne vous trompez pas du tout. Georg Christoph Lichtenberg, physicien et écrivain allemand du XVIIIe siècle, est effectivement considéré comme une influence pour Honoré de Balzac.
Balzac admirait beaucoup les aphorismes et les observations incisives de Lichtenberg sur la nature humaine. L’approche analytique et le regard critique de Lichtenberg sur la société ont trouvé écho dans l’œuvre balzacienne, notamment dans sa manière de disséquer les comportements sociaux dans « La Comédie humaine ».
On retrouve cette influence dans le style parfois aphoristique de Balzac et dans son intérêt pour la physiognomonie – l’étude des traits du visage et leur rapport avec le caractère – un sujet qui passionnait également Lichtenberg.
Balzac possédait d’ailleurs les œuvres de Lichtenberg dans sa bibliothèque personnelle, ce qui témoigne de l’intérêt qu’il portait à cet auteur allemand dont les observations psychologiques et sociales ont certainement nourri sa propre réflexion littéraire.
→ et je retrouve maintenant ce qui dans mon esprit faisait le lien entre Lichtenberg et Balzac, c’est la question de la physiognomonie qui m’avait beaucoup intriguée jadis.
→ Oui je me sers un peu de l’intelligence artificielle pour préciser une intuition, développer une connaissance. J’essaie de le faire avec mesure et esprit critique, et je n’ai pas l’intention de m’en cacher. Cela fait partie de l’expérience du Flotoir

Georg Christoph Lichtenberg
« ll nous a laissé la trace de ses vagabondages quotidiens au pays de l’intelligence, mais également au pays de son corps, de ses rêves, de ses lectures, de ses curiosités, de ses rires, de ses rencontres, de ses expériences de physique, de ses admirations et détestations, de ses craintes et mécomptes. »

Ah ce lien !
Ah, ce lien que j’ai fait spontanément entre Lichtenberg et Valéry, joie de voir cette intuition comme confirmée par Etienne Barilier : « L’énorme opus dont on propose ici la traduction intégrale n’eut en effet pas d’imitateurs, mais peut-être un successeur au XXe siècle, en la personne de Paul Valéry. C’est avec justesse qu’on a pu comparer les Sudelbücher aux Cahiers de ce poète. Voilà deux œuvres monumentales qui ne se voulaient pas des œuvres, et qui, peut-être à l’insu de leurs auteurs, peut-être avec leur complicité secrète, ont quelque chose de plus significatif et, qui sait, de plus riche que les textes achevés qu’ils ont publiés. » (p. 8)
« Un homme tout entier, donc, qui n’hésite jamais à nous livrer ses idées les plus farfelues ou les plus vagues, ses jeux de mots, ses vers de mirliton, ses mauvaises pensées sur tel de ses contemporains, ses misères gastriques, ses exercices d’anglais. (p. 9)

Une traduction attendue
Je me souviens très bien des propos de Bertrand Schefer parlant de sa folle entreprise de la traduction de l’intégrale du Zibaldone, paru il y a deux décennies chez Allia (2003). Je pense à lui en lisant Etienne Barilier qui écrit : « Publier la totalité des Sudelbücher dans la langue originale était donc une nécessité, mais il ne faut pas oublier que cette publication est fort récente en Allemagne. L’édition de Wolfgang Promie, sur laquelle se fonde la présente traduction, est la première qui donne la totalité des Brouillons. de Lichtenberg (du moins la partie qui nous est parvenue). Or elle date de la dernière décennie du XXe siècle. Il est peu d’exemples d’auteurs de cette envergure qui aient dû attendre deux siècles pour se voir publier intégralement. Quant aux traductions, les plus fournies d’entre elles ne nous proposent guère plus d’un dixième de la totalité des Sudelbücher. » (p. 10)

Un homme des lumières
Mais voilà, ‘l’essence de la pensée’ de Lichtenberg ne figurera guère dans une simple anthologie : tout au plus des aspects de cette pensée. Allons plus loin : l’essence de la pensée de Lichtenberg, c’est précisément la marche du Petit Poucet ; la progression de cet esprit dans la forêt de son temps. En cela, notre auteur est un homme des Lumières au sens qu’a si bien cerné Ernst Cassirer : la pensée de  l’Aufklärung est d’abord processus, cheminement vers la vérité, plus que proclamation d’une vérité, quelle qu’elle soit : elle est effort vers le savoir et construction du savoir, plus que savoir achevé. Elle est style plutôt que doxologie, croissance intérieure plutôt qu’énoncé de vérités acquises. Elle fuit l’esprit de système ; elle est conquête, par la raison, de son autonomie. Aufklärung : mouvement ascensionnel vers la lumière. Si Diderot, en France, est le représentant par excellence de cette pensée en marche, et qui vaut par sa progression même, Lichtenberg l’est en Allemagne. » (p. 11)
Pensées dont le monde a un besoin criant.

Un travail humble, magnifique et généreux
« Ce à quoi nous assistons en lisant les Brouillons d’un bout à l’autre, c’est au travail humble et magnifique, généreux et précis, douloureux et ironique, d’un esprit qui se conquiert, se forme, se cherche et cherche la vérité sans jamais prétendre l’avoir trouvée, ni songer, à plus forte raison, à s’en prévaloir. » (p. 11)
Il s’agit aussi, à travers l’écrit, opiniâtre, constant, de chercher une forme de cohérence. « N’est-ce pas le sort de toute vie, de l’esprit comme du corps : chercher la cohérence, chercher la vérité, trier les choses et les événements, sachant qu’ils sont tous porteurs de mystère, et que de ce mystère, on n’aura pas le dernier mot ? » (p. 12)

Une richesse immense mais aussi…
« La richesse immense des Brouillons nous induit plutôt à voir en Lichtenberg le héros de la pensée et de l’écriture en mouvement, du work in progress. Notre auteur a consigné, comme il le dit lui-même, ‘sa propre histoire naturelle’ et donné à voir la ‘croissance’ de son propre esprit. » (p. 15)
Il y a toutefois des restrictions à faire, douloureuses, et Etienne Barilier s’y emploie, avec courage et méthode : il y a indéniablement de l’antisémitisme chez Lichtenberg. « Dans trois domaines, il s’est révélé incapable de s’élever au-dessus de son temps. Pour le premier d’entre eux surtout, on peine à lui pardonner, parce que son temps n’était pas unanime, et que, s’il avait pensé autrement qu’il ne l’a fait, il n’aurait pas été seul contre tous : il s’agit du jugement porté sur les Juifs et la condition juive. On pourrait dire que sur ce sujet, il a commencé par la plus généreuse lucidité, et fini par la plus mesquine fermeture. » Barilier montre ensuite qu’il ne fut pas sensible à la souffrance animale et qu’il ne condamnait pas vraiment les abus sexuels sur les enfants.
→ Trois graves restrictions donc, pour nous lecteurs d’aujourd’hui, pour qui ces questions sont si prégnantes, si dramatiques. (p. 15)

Sudelbücher ?
Livre de gribouillages, propose-t-on souvent. Brouillons choisit le traducteur.
« Le mot est composé de deux éléments :
Sudel- : vient du verbe sudeln, qui signifie salir, barbouiller, ou trafiquer de manière malpropre.
-bücher : pluriel de Buch, qui signifie livre.

L’époque de Lichtenberg
« Je parlais d’époque de transition, dit encore Etienne Barilier. C’est bien sûr après coup que nous pouvons nous exprimer ainsi, et nul destin individuel n’est un destin de transition. Ce que nous pouvons admirer chez Lichtenberg, une fois ses faiblesses reconnues, c’est que, confronté à tant de mutations, dans tous les domaines de la vie et de la pensée, il ait cherché et souvent trouvé l’équilibre entre les contraires. On sait qu’Albert Béguin, dans son fameux ouvrage sur L’Âme romantique et le rêve, a fait de Lichtenberg un précurseur, parce qu’en effet l’auteur des Brouillons ‘annonce’ le romantisme. N’est-il pas attentif à ses rêves et n’est-il pas sensible aux pouvoirs de la nuit ? Cependant, Béguin regrette que notre auteur se soit arrêté devant le seuil que franchiront Novalis, Hoffmann, et à leur suite tous les grands romantiques d’Europe. On peut se demander aujourd’hui si la réserve de Lichtenberg, son horreur de la grandiloquence, de la Schwärmerei ou des souffrances du jeune Werther, et de manière générale son refus de se laisser emporter dans le torrent d’un mysticisme diffus et confus, n’étaient pas judicieux. L’admirable, qui vaut encore et surtout pour notre temps, c’est que Lichtenberg soit à l’écoute des voix de la nuit, mais ne dévalue pas les puissances du jour. » (pp. 16-17)


mercredi 23 avril 2025

Bruno Krebs
Poesibao publiera prochainement un numéro hors-série, préparé par Marc Wetzel, sur cet auteur plus que singulier. J’ai commencé pour ma part la lecture de son énorme opus Tonnerres de Bresk. Il faut absolument se laisser emporter par le flot, ou plutôt la lave, de ce texte inclassable, qui juxtapose des séquences, comme autant de scènes, parfois en fondu enchaîné, ce qui peut dérouter si l’on cherche trop la logique apparente (mais il y a de nombreux logiques cachées, à découvrir sans doute petit à petit). Il y a de grands thèmes, le goût des paysages, des récits de rêve, des fragments autobiographiques dont on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon (j’emploie à dessein cette expression qui me semble bien aller avec un certain aspect du livre, qui joue constamment sur l’imaginaire et le réel, le réel et le fantasme, la pure invention et la relation d’une (certaine) réalité, de manière quasi symphonique.
Le style est remarquable, au sens premier du terme. Avec en particulier une inversion très fréquente et percutante de l’adjectif, souvent antéposé là où l’usage depuis des décennies le place plutôt après le nom. Effets certains, parfois du côté du rire, du grotesque, parfois de la remise en cause de la règle, des usages même.
Mais où est-on ? À Brest ou à Bresk (-Litovsk) ? les deux mon capitaine selon les pages et puis ce sont « oiseuses interrogations, dti Bruno Krebs, par réflexe les évacue, tant mes souvenirs avec l’âge et les voyages inexorablement se diluent, m’éloignant toujours plus d’un point de départ comme d’un but fondus dans un égal brouillard. » (p. 13)
Rôle d’Ulysse, semé, là, en opposition à ce que serait celui d’Œdipe. Une clé sans doute. Nous voilà embarqués.

Ah Rügen
Comment ne pas relever ce bref poème, qui me renvoie à ce lieu magique, Rügen, tout au Nord de l’Allemagne, marqué notamment par les toiles de C.-D. Friedrich :
Rügen
Raides murailles de craie
Arêtes coiffées d’émeraude
Cristallins, palpitant halos et reflets
Dès l’aube nimbant crique de saphir
Me transfusent tel allant, telle sidérante sérénité
Je ne me souviens pas en avoir connu l’équivalent
Sauf à remonter un bon demi-siècle en arrière
Quand adolescent je gagnais Port-Manech
Sa petite plage et ses villages ombragées. (p. 15)


jeudi 24 avril 2025

La photo me regardait
Profondeur, justesse de ce titre. C’est un livre de Katja Petrowskaja et il me subjugue, d’autant plus qu’il est à la confluence de deux de mes grands « sujets », la littérature et la photographie. Ces textes ont été initialement publiés dans le supplément dominical de la Frankfurter Allegmeine Zeitung entre 2015 et 2021. Profondément déstabilisée par la guerre en Ukraine, ne pouvant plus écrire « comme avant », Katja Petrowskaja a eu recours à un mode d’écriture fragmentaire « enclenché à chaque reprise par une image prélevé dans l’immense stock d’indices et de traces mémorielles que la photographie a rendu possible et où, étrangement et sans même que nous le sachions, nos propres secrets sont gardés. » (4ème de couverture). Cette 4ème est remarquable (je la soupçonne d’être de Jean-Christophe Bailly)et je continue de la reprendre) : « En contact étroit avec la puissance traumatique des drames que l’Histoire continue de déverser chaque jour sur les marges orientales de l’Europe, parfois aussi s’en évadant, passant d’une image anonyme à celle d’un photographe connu, puissance ici et là au hasard des voyages et des trouvailles, ce livre silencieux, pudique, bouleversé et parfois même souriant a aussi les traits d’une autobiographie dispersée, en éclats. (…) On doit aussi le comprendre, dans la discrétion même de son geste, comme un acte de résistance par lequel, de surcroît, l’incroyable quantité de sens du photographique serait libérée. »
En effet, à partir d’une soixantaine de photographies personnelles ou de grands photographes, d’archives anonymes, historiques ou familiales, d’œuvres d’art, Katja Petrowskaja entremêle souvenirs d’enfance, actualités, réflexions esthétiques, historiques ou sociologiques dans une écriture délicate. La photographie d’un mineur du Donbass, un couple de migrants syriens arrivés sur l’île de Lesbos, un autoportrait de Francesca Woodman, deux mégots photographiés par Irving Penn, une fleur étrange à Tchernobyl : « chaque fois que l’on croit deviner le trajet d’une pensée ou d’un songe, l’autrice déplace notre regard de quelques centimètres à peine, et cela suffit à renverser notre imaginaire. »
Katja Petrowskaja, La photo me regardait, Traduction de l’allemand par Jean Torrent, Collection Opus incertum, dirigée par Jean-Christophe Bailly
Katja Petrowskaja est une écrivaine et journaliste ukraino-allemande née en 1970 à Kiev. Elle a étudié la littérature à Tartu et à Moscou et travaille comme journaliste pour des médias germanophones et russophones. Son œuvre littéraire a été couronnée de succès, notamment avec son premier livre Peut-être Esther (2014), qui a remporté le prestigieux prix Ingeborg Bachmann et a été traduit en plus de 30 langues. Elle vit à Berlin depuis 1999.

Francesca Woodman
Ici, Katja Petrowskaja part d’une photo de Francesca Woodman, prise à Providence, dans le Rhode Island. « La photo réclamait le silence, des phrases auraient effarouché la fragilité du regard (…) Je me tenais debout devant le petit tirage, avec le désir un peu flou de m’adresser à quelqu’un, de le toucher, de tendre le bras vers quelqu’un – car on sentait soudain ses propres bras jusqu’au bout des doigts – comme la femme sur l’image. Je voulais toucher une autre main, n’aurait-ce été que la mienne, étonnée et effrayée par la dissolution de la matière qui s’opérait entre les deux êtres. ». Une photo irréelle, un long corps fin, dont on ne voit pas la tête, alors qu’on voit très bien celle d’un cygne. (cette image figure dans cette galerie photo de l’Albertina, c’est la n°8).
Dans une note sur la photo, on apprend que Francesca Woodman a créé cette image « quand elle avait dix-huit ou dix-neuf ans et qu’elle étudiait dans une petite ville appelée Providence. Fille d’artistes connus, prodigieusement douée, elle s’est suicidée à l’âge de 22 ans ».
Et voilà que faisant quelques recherches sur le net, je découvre qu’elle a fait l’objet d’une biographie de Bertrand Schefer, tout récemment cité dans ce Flotoir pour sa traduction du Zibaldone de Leopardi !

Bertrand Schefer et Francesca Woodman
« Le 19 janvier 1981, à vingt-deux ans, la photographe américaine Francesca Woodman (1958-1981) se défenestre de son appartement à New-York. C’est alors une jeune artiste inconnue qui peine à trouver un lieu pour exposer son travail après avoir tenté sa chance comme assistante dans le milieu sans merci de la photo de mode. Elle déclarait n’être ‘pas arrivée à la bonne époque’, dans un monde où la commercialisation de l’art et la célébrité prenaient de plus en plus de place. Aujourd’hui, Francesca Woodman est une icône, pionnière de la photographie performative. Elle a inspiré bien des théoriciennes féministes et figure désormais parmi les grands noms de la photographie du XXe siècle. Absolument de son temps. Et du temps d’aujourd’hui, où chacun s’enferme dans la multiplication sans fin des images de soi, mises en scène systématiques de selfies dont elle fut à sa manière l’initiatrice.
Il y a quelques années Bertrand Schefer découvre les images de Doug Prince qui en 1976 avait photographié son amie Francesca dans l’atelier délabré qu’elle occupait à Providence. À l’endroit même où elle mettait en scène ses propres images, s’exposant souvent nue, floue, masquée, dissociée. Le choc de la révélation de ces images précède celui des photos de Woodman elle-même, lors de la toute première exposition qui lui est consacrée en France, en 1998 aux Rencontres d’Arles. ‘C’est la personne que je voulais comprendre, voir, connaître’, comprend Bertrand Schefer. Toutes ses photographies dessinent un impossible et inaccessible autoportrait. Il entreprend alors le récit personnel de cette ‘rencontre’, et cherche dans sa vie à retrouver ou rejoindre Francesca Woodman. Tantôt comme figure amoureuse à jamais perdue, tantôt comme dernière lueur d’un mythe de l’artiste anéanti d’avoir rencontré trop tôt son œuvre et brisé par le cynisme de la réussite.
Enquête romanesque et autobiographique qui tente de saisir d’où vient et où va la fascination toujours croissante que Francesca W. exerce depuis sa disparition. Comment elle a saisi, dans ses autoportraits et sa vie, un mouvement dans lequel chaque génération se reconnaît et se projette : saisie fulgurante des désirs et difficulté de l’identité. » (sur le site de P.O.L )
Je note aussi, au cours de ces recherches que pour plus d’informations sur Francesca Woodman, on peut consulter le site internet de la Fondation Woodman ou écouter le podcast Un Autre Regard de la production Louie Media, qui lui a consacré un épisode.
Le site de la Fondation Woodman, c’est émouvant, est consacré en fait à la famille Woodman, Georges, le père de Francesca, peintre, Betty, sa mère, céramiste et elle-même, photographe.
Dans Artistik Rezo, Léa Imbert écrit : « Francesca Woodman questionne son identité en explorant sa propre image, à travers des réflexions sur la technique photographique notamment. La majorité de ses mises en scène se passent dans des espaces dépouillés voire décrépits, comme s’ils étaient sur le point d’être démolis. Ces mises en scène étranges transcendent le genre de l’autoportrait, avec l’apparition presque fantomatique du corps de Francesca Woodman au milieu de la scène. Les accessoires participent également à créer cet univers mystérieux, avec des morceaux de miroir, des débris jonchant le sol, ou encore du papier peint complètement déchiré. L’artiste nous rappelle ainsi que tout est éphémère, voué à la destruction et que nous sommes impuissants face au temps qui passe. Par ailleurs, Francesca Woodman assume être très influencée par le surréalisme et des photographes telle que Man Ray, confondant le corps et le décor, comme si le corps fusionnait avec son environnement, jusqu’à questionner le genre, l’identité, sa place dans la société. »

Francesca écrit
Sur le site de la Fondation Woodman, on peut lire ces propos de Francesca
« Words influence me a lot more than politics but I especially like allusive, indirect literary phrases + metaphors…
I would like words to be to my photographs what the photographs are to the text in Andre Breton’s ‘Nadia.’ He picks out the allusions and enigmatic details of some rather ordinary unmysterious snapshots and elaborates them into a story.
I’d like my photographs to condense experience.
Francesca Woodman, 1979
« Les mots m’influencent beaucoup plus que la politique, mais j’aime particulièrement les phrases littéraires et indirectes, allusives et les métaphores…
Je voudrais que des mots soient à mes photos ce que sont les photos au texte de la Nadja d’André Breton. Il choisit les allusions et les détails énigmatiques de certains instantanés ordinaires et banals et en fait une histoire. J’aimerais que mes photos condensent l’expérience. »
→ Mais n’est-ce pas exactement ce que fait Katja Petrowskaja ! ? Qui extrait en quelque sorte du matériau photographique l’expérience, autant historique que personnelle.
On peut voir un très bel autoportrait de Francesca Woodman sur la fiche Wikipédia qui lui est consacré (la version en anglais)

Les oreilles de Kafka
Katja Petrowska, je reviens à La photo me regardait, donne des petits titres à ses textes. Ici, elle écrit autour d’une photo de Koudelka, qui représente un vieil homme qui « fixe l’appareil. Il est épuisé et désespéré comme s’il avait passé des mois à se cacher ». Il est à Prague, découvre Petrowskaja, et elle se dit alors « envahie » par le visage de Prague, fortement bombardée par les troupes du pacte de Varsovie en 1968. C’est le décor de la photo : « Cette photo a été prise par le photographe tchèque Josef Koudelka, qui est devenu l’un des principaux chroniqueurs de ces journées et qui porte les initiales de Josef K., le protagoniste du Procès de Kafka. (…) je ne connaissais pas cette image. Le silence, l’immeuble incendié, les gens devant la façade de l’immeuble d’^à côté, criblée de balles, le vieil homme. Ses yeux béants ressemblent aux fenêtres noires derrière lui. J’ai vu ses oreilles et j’ai pensé aux oreilles de petit garçon de Kafka. » (p. 46)

De l’humour aussi
Il y a aussi du sourire dans ce livre, tel celui de la petite fille Katja. L’auteur découvre une photo d’elle qu’elle ne connaissait pas et soudain, réalise qu’elle écrit de la main gauche ! Longue élucubration pour savoir si par hasard elle aurait été une gauchère contrariée. Elle mène toute une enquête, d’autant qu’elle a constaté qu’en Allemagne, où elle vit depuis 1999, il y a énormément de gauchers, pas du tout contrariés donc. Elle parle de cette photo à son père, ils l’étudient ensemble. Son père pense qu’il saurait forcément si elle avait été gauchère et contrariée. Et puis soudain, l’explication. En regardant des lettres indéchiffrables sur une boîte sur la petite photo (pas évident !), puis la bague du père, présent sur la photo, qui est à sa main gauche alors qu’il l’a toujours portée à droite, ils comprennent que la photo a été tirée à l’envers ! Avec une petite déception pour Katja : « Je n’avais pas été rééduquée de force et mes particularités psychiques ne pouvaient donc s’expliquer par là. Dommage ! Mon appartenance aux anges gauchers de Berlin s’était évanouie elle aussi. » (p. 53)


vendredi 25 avril 2025

Les fiches
Je suis totalement fascinée par écrivains ou chercheurs dans d’autres domaines, qui travaillent avec des fiches. Je me souviens du catalogue d’une exposition à l’IMEC avec celles de Georges Didi-Huberman ou d’un mur de fiches de Roland Barthes dans une exposition au musée Pompidou. Je suis tombée sur une première photo d’Arno Schmidt devant ses fichiers, une photo postée par Laurent Margantin (cf supra). Et voilà que j’ai fait ce matin une grande recherche via l’IA Perplexity, qui explique en détails, à partir de plusieurs articles, comment Arno Schmidt travaillait, le décrivant comme un véritable obsédé des fiches et fichiers (un par projet). C’est fascinant et cela m’intéresse d’autant plus que je pense être en train de développer, il serait temps à mon âge, un système un peu similaire, avec tout ce que je collecte tous les jours, inlassablement dans tous les innombrables domaines qui m’intéressent.

Autres pistes
Aujourd’hui je n’ai pas travaillé à partir des livres en cours de lecture, mais à partir de recherches que j’avais soudain besoin de faire. Les premières sur les systèmes de fiches, donc, une autre sur la question de la spectacularisation du tragique.

Les fiches d’Arno Schmidt
Je me suis intéressée au système de fiches d’Arno Schmidt plus précisément.
Je précise que j’ai effectué cette recherche à partir de l’IA Perplexity.
« Arno Schmidt (1914-1979) développait une méthode de travail structurée autour de fiches qu’il organisait méticuleusement pour chaque projet littéraire. Il concevait des fichiers spécifiques pour chaque œuvre, utilisant des fiches de petit format (A8, A9) sur lesquelles il notait des fragments textuels, des jeux de mots multilingues et des observations Ces fiches étaient ensuite retravaillées pendant des années, explorant les ambiguïtés sémantiques et sonores, avec un souci maniaque du détail linguistique. En fait et c’est cela qui est passionnant, son écriture se caractérisait par une discontinuité radicale, reflétant sa théorie de la perception humaine : des images isolées, des flashs mentaux et des associations libres, organisés en paragraphes brefs souvent introduits par des italiques. Il rejetait la linéarité traditionnelle pour une structure « poreuse », comparant la conscience à un collage de moments éphémères.
En fait il concevait la littérature comme « une reproduction conforme du monde par les mots ».

Zettels Traum
Il a écrit un livre, non traduit en français me semble-t-il qui s’appelle Zettels Traum. Une sorte de monstre, là encore ! J’ai d’abord cru que cela voulait dire un Rêve de fiches, de fragments, en pensant à la célèbre méthode de travail dite Zettelkasten, qui consiste précisément à travailler à partir de fiches. Par ailleurs, il se trouve que ce matin, au bistrot, j’ai été frappée par la vision d’un homme qui est arrivé avec un paquet de petites fiches tenues par un élastique et des grandes pages manuscrites qu’il s’est empressé de couvrir d’écriture. Fantôme de Schmidt ?
« Les fiches capturaient des impressions isolées, des observations ou des jeux de mots, traités comme des unités indépendantes avant d’être assemblées selon une ‘temporalité coïncidente’. Schmidt visait une transcription totale où savoir, perceptions et associations se superposaient, exigeant un isolement préalable des éléments. (…) L’organisation intégrait des critères phonétiques et orthographiques déviants (notations dialectales, créations lexicales) pour restituer les parlers ou explorer l’étymologie. Les fiches servaient de laboratoire à ses innovations graphiques, comme les colonnes parallèles ou les pavés de texte »
Or ce qui m’a aussi frappé, c’est que découvrant une reproduction du livre ouvert, j’ai tout de suite pensé aux pages d’un Talmud, avec ses colonnes et ses cases. « L’agencement final reproduisait une logique spatiale précise, inspirée parfois de modèles littéraires comme le roman par lettres de Wieland. Schmidt transposait l’ordre de ses fiches en structures narratives complexes (ex. : colonnes stéréoscopiques), où la disposition physique des notes guidait l’architecture du livre (…) Les fiches intégraient systématiquement des détails érudits (numismatique, mathématiques) et des citations intertextuelles, organisés pour dialoguer avec le récit principal. Cette dimension encyclopédique exigeait un classement rigoureux des sources
Cette méthode transformait le désordre apparent en un système calculé, où chaque fiche devenait un maillon d’une mécanique narrative et visuelle. »
En fait le titre est une référence à la pièce Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Dans la traduction allemande, le personnage Bottom devient « Zettel » (qui signifie aussi « bout de papier » ou « note »). Le roman joue ainsi sur le double sens : le rêve de Zettel (le personnage) et le rêve fait de notes, de fragments, ce qui reflète la construction même de l’œuvre.

[à suivre]