Flotoir du 12 septembre au 5 novembre 2023, où il est question de pierres et de papillons, de Jacques Robinet…
photo Florence Trocmé
Mary-Laure Zoss
Remarquable texte publié dans la revue Catastrophes. Je vais en donner un extrait dans l’anthologie permanente de Poesibao pour pousser les lecteurs à l’aller lire en entier.
« échapper à l’obscurité qui coagule dans les veines. à la corrosion du souffle. force est de s’exterminer soi-même pour ainsi dire. sans quoi mieux vaut tirer sa révérence. »
Lichens
Joie d’une belle lettre d’ Arnaud Bourven qui m’envoie un long poème sur les lichens pour lequel, dit-il, il a trouvé beaucoup de ressources dans un grand article « Echos » que j’avais écrit en 2020 dans Poezibao sur ce thème et surtout sur un étonnant jeu de correspondances entre Antoine Emaz, Camille Sbarbaro, Pierre Gascar. Et je n’avais pas encore à l’époque entendu parler de Vincent Zonca qui allait éditer un magnifique livre sur les Lichens en 2021.
Arnaud Bourven porte à ma connaissance un article récent du naturaliste Dana Wilde, sur le thème des lichens chez Thoreau. Et son interrogation sur cette étrange remarque que fait à plusieurs reprises Thoreau dans son Journal : « c’est un jour de lichens ».
« “It is a lichen day,” he writes on Feb. 5, 1853. The same sentence again on Jan. 7, 1855; weeks later, on Jan. 22 and Feb. 16, “It is a good lichen day.” And on Dec. 6, 1859, “It is somewhat of a lichen day.” Obviously he’s looking at lichens. But what is “a lichen day”? »
Bronka Nowicka
J’ai été frappée par la force et l’originalité profonde de ce livre. Du coup j’ai écrit à chaud une note pour Poesibao ce que je n’avais pas fait depuis des mois. Elle relève du Flotoir et je la transcris donc ici :
Il me semble avoir très rarement lu, dans l’océan de la poésie contemporaine, un livre qui évoque si justement et si profondément ce que peuvent être les ressentis d’un enfant. Dans son rapport avec les objets, ici ce sont des choses très frustres, c’est un univers de pauvreté, où cohabitent les générations, où le handicap est présent, un monde de misère, mais comme transcendé par le regard de l’enfant, un regard que lui inspire sa tristesse : « la tristesse m’enseigne que je sers à vivre ». Enfant solitaire, sans jouets, mais qui adopte une pierre, qu’il tient à nourrir, à chérir, qu’il caresse. Une simple pierre comme instrument d’optique au fond, dont le côté hermétique qu’il transperce en la personnalisant lui apprend à mieux voir au-delà des choses, des apparences. En se fiant notamment à ses sensations. La manière dont Bronka Nowicka rend compte de cette conscience enfantine est saisissante et éveille chez le lecteur des sensations enfouies, éclairent des territoires lointains. Je remarque en particulier que les générations et les genres se mêlent, l’enfant évoqué est tantôt une petite fille, tantôt un petit garçon, « ma grand-mère élève sa mère dans une chambre avec une demi-porte ». Oui, une demi-porte, la grand-mère ayant enfermé l’arrière-grand-mère dans une pièce dont elle a coupé la porte en deux, pour la rendre infranchissable sans que cela l’empêche de surveiller la très, très vieille femme. Le livre explore aussi à sa manière les relations entre les générations et les substitutions parents / enfants qui s’opèrent parfois dans le cours de la vie. C’est aussi le monde des questions sans réponse des enfants : « Tu ne saurais pas où sont les oiseaux morts ? demanda l’enfant à la pierre, parce que personne parmi ceux qu’elle avait interrogé ne le savait ».
On peut interroger ce livre pour avoir réponse à des questions d’enfant qui peut-être n’en eurent jamais.
→ pour avoir adopté plusieurs pierres, dont certaines m’ont clairement fait signe dans un chaos d’autres pierres, je pense à ce visage trouvé au milieu de galets sur le bord de la baie de la Fresnaye en Bretagne, je comprends parfaitement cette amitié de l’enfant avec une pierre. Je pense aussi à cette petite pierre bleue, dans un chemin de terre aujourd’hui disparu, chez moi et que je n’ai pu extraire. J’aime penser qu’elle est toujours là dans le jardin. Winnicott dirait sans doute objet transitionnel. Mais à lire Malaurie et son rapport extraordinaire à la pierre, je pense que cela va plus profond que l’inconscient personnel, même si cette dimension doit être prise en compte.
Jean Malaurie
J’ai en effet entrepris la lecture du livre de Jean Malaurie, dont le titre, si révélateur, est le programme en quelque sorte : De la pierre à l’âme. Ce sont ses Mémoires. C’est d’une richesse magnifique comme livre de vie, tant cet homme semble libre et à l’écart (notamment dans le domaine anthropologique !).
Yoko Ono
Pour en avoir beaucoup parlé avec Christine Jeanney, qui a écrit un beau texte sur elle, pour la retrouver souvent, pas tant par passion des Beatles, qu’en raison du milieu qu’elle a fréquenté à New York (John Cage, Phil Glass, je l’ai ainsi retrouvée dans le livre sur la Musique minimaliste de Renaud Machart), j’ai lu avec intérêt Yoko Ono de Julia Kerninon paru dans la collection Iconopop de l’Iconoclaste. C’est un beau portrait qui m’a fait penser par moments, en raison de son approche, aux magnifiques portraits dressés par Liliane Giraudon. Ce que je devrais faire au fond dans ce Flotoir, pas un topo savant sur tel ou tel bouquin, mais ce que j’ai vécu en le lisant.
Des papillons
J’ai toujours aimé et adopté l’identification (faite, il me semble, par les romantiques allemands mais certainement bien avant par d’autres) entre les papillons et les âmes des morts. Je la retrouve dans un livre de Valérie Seguin, Les Trois jours et demi après la mort de mon père : « L’âme des défunts se manifesterait ainsi à travers ces insectes dont la beauté et la légèreté attirent notre regard. Et dire que l’une des personnes présentes a failli tuer le papillon de nuit qui s’était posé sur son oreiller ! De même, fait-on remarquer, les dessins d’enfants ayant vécu en camps de concentration contiennent de nombreux papillons. Je pense bien sûr à Elisabeth Kübler-Ross. De retour à la maison, je fais des recherches et découvre les dessins réalisés dans ces lieux où la mort était omniprésente. La symbolique est forte puisqu’il semble que, dans la mythologie grecque, l’âme acquiert des ailes de papillon. Ainsi, elle peut manifester son amour de différentes manières… »
Vivre avec la mort
Dans ce livre qui relate la curieuse expérience vécue par l’auteur pendant les trois jours et demi qui ont suivi la mort de son père, à savoir une sorte de présence intense qui l’a littéralement portée, j’ai aussi noté cela : « ‘Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie.’ Inutile de dire que cette pensée d’Etty Hillesum a aussitôt fait écho en moi. L’homme, dans notre société, a tendance à nier la mort, à vivre comme s’il n’allait jamais mourir. Or, c’est finalement en faisant face à la mort que j’ai compris ce que pourrait être le sens de la vie : l’enquête spirituelle qui a fait l’objet de ce livre m’a passionnée et m’a ôté toute angoisse de la mort. »
De la voix
Un peu encore dans cette veine, très présente dans mes lectures récentes, ce que dit Ryoko Sekiguchi de la voix. C’est un livre que j’ai un peu de mal à suivre, je le trouve intéressant sur le plan du contenu, mais je suis gênée par son écriture, que je trouve trop plate. Sans doute une volonté de sa part. Blanche, plate, alors que la voix a un grain, dont elle parle au demeurant : « La voix trouble la temporalité parce qu’elle est condamnée à rester au présent pour toujours. La voix réelle bien sûr, mais aussi la voix enregistrée qui, chaque fois qu’elle surgit, se produit inévitablement au présent. Il ne saurait en être autrement.(La Voix sombre, P.O.L., p. 11)
Relevé aussi cet autre remarque très juste : « En définitive, dans nos sociétés, on est peu soucieux de conserver les traces directes du corps : odeur, cheveux ou écriture. Ni les objets fabriqués, tricotés, brodés, façonnés par la personne. Et encore moins la peau, le corps lui-même en forme de momie. Reste ce qui est sans corps, photographie et vidéo. » (p. 23)
Et enfin : « La voix est la seule partie du corps que l’on ne puisse pas enterrer. On peut enterrer les cordes vocales ; pas la voix, les ondes enregistrées. » (p. 24)
→ C’est tout de même bien intéressant, tout cela et me donne envie de reprendre ma lecture restée en carafe ! Tant pis si je ne sens pas la voix de R. Sekiguchi et si je ne suis pas portée par elle. Son propos est puissant.
Un chercheur opiniâtre
Je crois être une chercheuse opiniâtre et se fait de plus en plus un détachement par rapport à l’opinion d’autrui. Je suis sensible à cette phrase de Jean Malaurie, tôt, dans son livre : « Je pense parfois n’avoir été, toute ma vie, qu’un chercheur opiniâtre, en quête, à travers la prescience sauvage des peuples du Grand Nord, de ma propre prescience de l’ordre du monde. Elle m’a introduit à la pratique de la méditation contemplative en état zen. Comme un vrai chasseur inuit. » (Jean Malaurie, De la pierre à l’âme, p. 10)
Une méthode
Dans le début du livre, Malaurie insiste beaucoup sur sa méthode de travail, qu’il voudrait aussi scientifique et rigoureuse que possible. « J’ai dans mes archives personnelles une lettre de Frédéric et Irène Joliot-Curie adressée à mon beau-père, codirecteur de l’Institut du radium, dans laquelle ils annoncent à ce dernier qu’ils viennent de faire la découverte de la radioactivité artificielle et précisent en détail les facteurs établissant cette découverte majeure. Tout dire : voilà qui est l’ABC scientifique. Passer au crible du déconstructionnisme et le mot et la phrase ; talmudiser, soumettre à un contre-examen toute observation du témoin. ‘Testis unus, testis nullus.’ » (p. 17)
Et la mienne pour le Flotoir !
Car même si j’ai écrit avoir envie de travailler un tout petit peu plus à distance des livres lus, dans ce Flotoir, à l’enrichir moins peut-être de citations (= le travail, l’avis, la vie des autres), je me rends compte transcrivant ici pour la première fois depuis longtemps, en raison d’un épisode dépressif), à quel point c’est mon trésor à moi avant tout ce Flotoir, qu’il contient mes collections de citations. Je pense souvent à ma fin de vie, me dis que j’ai là à disposition sur maintenant sans doute quelque chose comme 7500 pages, depuis le début, en 2000, de quoi alimenter mes jours, même si je ne peux plus lire (une machine saura le faire, puisque ce sont des fichiers électroniques). J’ai trop vu la souffrance de ma mère de ne plus pouvoir accéder aux livres sans la médiation de quelqu’un d’autre ! Mon Flotoir, c’est au fond ma bibliothèque, pas hélas celle de tout ma vie, mais celle de mes 25 dernières années.
Le but du livre de Malaurie
Selon ses propres mots : « Ce lent apprentissage de la lecture de la nature avec un esprit animiste est un des objets de ce livre. » (p. 21)
Les ennemis intérieurs de l’observateur
« Oui, l’observateur est une part de l’observé. Et il est victime de lui-même, ou du moins de tous ‘les ennemis intérieurs de l’homme qui font le guet : l’imagination, l’impatience, l’étourderie, la suffisance, la raideur, la forme des pensées, les idées préconçues, la commodité, l’insouciance, la versatilité, [la vilenie,] l’orgueil’ (…) (p. 21, la citation interne est de Goethe)
Et à propos de la citation de Goethe, je relève ce titre magnifique : « De l’expérience considérée comme médiatrice entre l’objet et le sujet » ! (Un peu ce que j’essaie de faire dans mes projets en cours sur Lire ou sur le voyage d’hiver de Schubert).
Mots et langues
« Il faut donc toujours remonter au carnet de route du chercheur. Lors de ses premiers travaux conduits sur les Esquimaux polaires (en 1903), Knud Rasmussen consigne dans son carnet personnel les propos de son informateur en langue esquimaude. Knud Rasmussen parlait couramment cette langue. Les mots, d’une culture à une autre – la première étant archaïque –, ne correspondent pas aux mêmes contextes et concepts, ils ne sont pas ce que sont ‘les chiffres aux idées de l’arithmétique’ ». (pp. 22-23)
Ce qu’il faudrait ne jamais oublier quand on traduit ou lit une langue étrangère. Peut-être même quand on lit dans sa propre langue, quand on écoute quelqu’un qui parle sa propre langue. Chaque langue est unique et ma langue n’est pas celle de mon jumeau (je n’en ai pas !). Je sais par expérience, parfois cruelle, que ce que je crois dire n’est pas compris comme tel. Ma langue n’est ni maternelle, ni paternelle, elle est personnelle. Je ne dois jamais l’oublier. Et c’est peut-être pour cela qu’il me faut écrire ?
Théorie et pratique
Jean Malaurie encore : « Je suis un homme de théorie et de pratique, porté par mes travaux de cartographie, de géocryologie, de géomorphologie, mais je suis également un homme hanté par le surnaturel. Le surnaturel permet à ces hommes de la primitivité de ne pas désespérer. C’est l’invisible, le principe moteur de l’équilibre. Il y a en moi, comme le dit élégamment Yvan Étiembre, un disciple de Gaston Bachelard, ‘le jour, un homme de sciences, un homme de théorème, et la nuit, l’homme du poème et du rêve’. C’est retrouver André Breton et Antonin Artaud, c’est-à-dire la cosmopoétique. » (p. 40)
→ Et j’ose dire que j’éprouve une émotion à lire Malaurie que je n’ai pas du tout éprouvé en lisant par exemple Philippe Descola. Il me semble que Malaurie pourrait être pour moi un livre de vie, un livre d’enseignement sur maints aspects et même pour ma propre recherche, je crois que c’est manifeste dans les relevés que j’ai faits un peu plus haut.
Et d’ailleurs je retrouve souvent en le lisant ce plaisir très particulier que j’ai quand je lis Jules Verne, qui ouvre complètement mon imaginaire, surtout bien sûr dans les récits qui se passent dans les glaces, en raison de mon force tropisme vers le Nord.
L’Attente
Jacques Robinet, son livre, L’Attente, chevet, livre de chevet, cette alternance joie et détresse, cette présence permanente de la mort, les doutes, la foi, les flux et reflux, comme une respiration ou comme la succession des jours. C’est une sorte de maître pour moi dans sa façon d’écrire et surtout de vivre. Dialogues avec le ciel , ses promenades, ses notations climatologiques, le dialogue avec les arbres. C’est superbe et tellement porteur.
Ce fut un enthousiasme très profond et très heureux qui m’a prise hier en lisant les 40 premières pages du livre. Je ne veux pas aller trop vite pour le déguster. Oui il y a une sorte de splendeur que je comparerais à un phénomène de la nature, ce n’est en rien fabriqué, c’est totalement vécu et cela se sent, se goûte, se voit. C’est aussi en effet un livre très porteur, qui peut accompagner dans la vie, tant il montre le double aspect de la vie, sa grandeur et son/ses horreur(s) en un double mouvement qui fait qu’on ne s’enferre jamais d’un côté ou de l’autre, ce serait plutôt une danse qui en tant que telle a un dynamisme profond sur l’être.
Au jardin
Au jardin le tapis de fleurs bleu mauve au sol, sous la touffe ronde de l’arbuste, comme un reflet sans eau.
Dans une dominante grise, verte et grise, la tache rouge d’une veste qui passe.
Écoute
« Si le regard pouvait perdre un temps de sa faconde et rejoindre, à travers l’observation aimantée, la passion de l’écoute. Comme s’il n’y avait plus seulement à déchiffrer, à lire, mais aussi à capter, et à se laisser capter. À rejoindre tout ensemble la saisie et le saisissement. »
Superbe, extrait d’un prière d’insérer envoyé par les Éditions Fario (quelle qualité pour ce document en général très sommaire, pour ne pas dire bâclé sur un coin de table !) à propos d’un livre de la photographe Joséphine Michel avec des textes de Tim Ingold, anthropologue.
Et j’extrais cette citation de Tim Ingold, qui porte loin:
« Lorsque le motif est libéré dans le chant, la lumière se transforme en son. Serait-ce la clé du mystère de la façon dont l’oiseau perçoit son chant ? En tant que composition de lumière, de couleur et de son, l’oiseau est en effet un esprit. Lorsque le chaman entend le chœur de ses assistants spirituels, il pourrait tout aussi bien écouter le chœur du chant des oiseaux, puisque pour lui, les oiseaux sont des esprits, et les esprits des oiseaux. Est-ce trop demander que d’imaginer que lorsque nous entendons l’oiseau chanter, l’oiseau lui-même – avec son œil dans l’oreille – ‘voie’ son propre son comme un motif dans la lumière ? Ou que c’est ainsi que les autres oiseaux de son espèce, dans les environs, le ‘voient’ également ? Ces visions audibles sont peut-être hors de portée des humains ordinaires qui, comme les patients des cérémonies de guérison Shipibo-Conibo, n’entendent que le chant. Pour nous, l’interchangeabilité de la lumière et du son est difficile à saisir. Mais pour l’oiseau, c’est parfaitement évident. Comment, veut-il savoir, pouvons-nous prétendre entendre des sons sans les voir ? »
→ et voilà toute une nouvelle piste de recherche qui s’ouvre, tenter de voir les sons. Il me semble que c’était le cas du très grand musicien Olivier Messiaen, qui voyait des couleurs selon les tonalités. J’ai un gros livre savant sur son œuvre, écrit par l’organiste Thomas Lacôte, il faudrait que je l’explore. (Yves Balmer, Thomas Lacôte, Christopher Brent Murray, Le modèle et l’invention, Messiaen et la technique de l’emprunt, préface de George Benjamin, collection Symétrie, 2017)
Chemins
Sentiment de me promener beaucoup imaginairement (ce qui gomme tous les inconvénients des expéditions, fatigue, poids à transporter, conditions extérieures parfois extrêmes !). Je retrouve un peu mon esprit jules verne en lisant Jean Malaurie (qui le cite au demeurant) ou bien en suivant Sandrine Cnudde dans une grande randonnée à pied, très difficile, qu’elle fit en Occitanie, émaillée de lectures chez l’habitant. Il y a d’ailleurs un point de contact entre Sandrine Cnudde et Jean Malaurie, le Groënland et ce n’est sans doute pas un hasard.
Sur les pierres
Jean Malaurie : « En scrutant les canalicules de la pierre, à l’œil puis à la loupe, en portant les pierres jusqu’à mon oreille, comme pour entrer physiologiquement dans leur univers veineux, en dressant la carte au 1/25 000 à Skansen, Disko (69° N.), au 1/1 000 000 en 1951 en Terre d’Inglefield (79-80° N) ; et en cheminant, en peignant avec mes craies des pastels, en quête de l’ordre de la matière dans le multiple, j’ai cru percevoir sous mes pieds, sous mes doigts, à l’oreille, des ondes sonores, des forces vives incluses. » (p. 45)
→ ma totale ignorance de la géologie. J’ai essayé, pris des livres, mais me suis perdue. Trop difficile sans doute pour apprendre seule. Comme pour la botanique. Dans les deux cas, il y a des bases qu’il faut connaître & comprendre avant d’observer les objets, pierres et plantes. Et je suis toujours infiniment heureuse quand je trouve la préoccupation (ou mieux encore la connaissance) géologique ou botanique dans un livre, comme je suis heureuse les trop rares fois où je tombe sur des allusions à la musique (C’est le cas dans L’Attente, de Jacques Robinet et c’est soudain comme s’il m’offrait son écoute et ouvrait mon écoute d’un quatuor de Mozart ou des sonates de Haydn). Il y a aussi, dans ces passions, l’amour des noms communs et des noms propres. Je réalisais récemment à quel point mon exploration de la musique depuis ma prime jeunesse m’avait ouverte à des noms étrangers (par exemple tous les patronymes finlandais !) – dans le livre de Sandrine Cnudde il y a tous les noms des lieux qu’elle traverse, certains me sont familiers à l’oreille, ceux d’Ariège et des Pyrénées (ah le Lauragais). Je ne connais pas bien son histoire mais elle a un rapport très fort avec la nature qu’elle parcourt souvent lors de très grandes randonnées solitaires à pied, en dormant à la belle étoile. À n’en pas douter, ces lectures viennent pallier un manque. Je dispose du ciel à loisir et c’est déjà une immense chance, de quelques arbres, dans ma rue ou dans le jardin, non loin, mais le reste est totalement minéral et artificiel. Pendant des semaines, cela seulement, le béton, le macadam, etc.
Malaurie raconte comment il garde la pierre dans sa main, il la « lit » posément et en détail, il la regarde intensément puis il laisse libre cours à ses « sens vitalistes », le toucher, l’odorat, l’ouïe, la vue rapprochée. Lorsque je prends des photos de détails de plantes ou de pierre, c’est un peu comme si j’entrais en eux, malgré l’artifice imposé par l’appareil entre eux et moi, et il faut compléter par le regard sans intermédiaire, le sentir, le toucher. Je pense à mon amie disparue Maryse Hache qui me racontait que sa grand-mère lui avait appris qu’avant de sentir une fleur, il fallait toujours la faire bouger doucement, pour s’assurer qu’un insecte n’était pas confortablement installé dans sa corolle.
D’un livre
Un livre aussi, comme la pierre de Malaurie, il faut le garder dans sa main (ça marche même avec le livre électronique, mais moins bien), le « lire » autrement que via ses mots, le toucher, le sentir, plus que cela laisser l’aura de l’auteur sourdre des pages, ce qui parfois peut faire comprendre et deviner des choses (Vous êtes une sorcière m’avait dit un jour Marie-Claire Bancquart !).
Le livre électronique
Oui il y a un vrai rapport avec le livre électronique. J’ai comme une sorte d’intimité et d’amitié avec le mien, tout petit, que j’emporte partout et qui contient tant de choses. C’est un de mes mondes secrets. Cela peut paraître étrange, surtout que je ressens bien ses inconvénients, notamment en matière d’orientation dans le texte. C’est tout autre chose mais j’atteste que pour moi il y a du sensible dans cet étrange objet.
Teilhard de Chardin
Heureuse de le retrouver via Malaurie. Il est tellement oublié, si peu lu. Mon père était un fervent lecteur de Teilhard, il en travaillait les livres (lui c’était dans l’optique de sa foi, ce qui n’est pas mon cas). Son écriture est magnifique et lumineuse. Elle irradie quelque chose.
La roche, encore, puisqu’elle m’importe
Malaurie raconte : « Avec mes très modestes moyens, je me suis mis à l’école de la roche, dans sa phase ultime, c’est-à-dire l’érosion et l’accumulation ; j’ai vécu dans cette intimité, celle du minéral, de l’usure, du weathering ; j’ai escompté la sédimentation ultime et ses composantes biologiques, afin que le processus recommence. J’ai procédé à l’analyse aussi fine que possible de composants du paysage minéral ; dans les grands ensembles, ils sont devenus une obsession : ce sont les éboulis, ou ujarassuit. Mais aussi, je me suis attaché à la découpe des roches, afin d’en examiner le cœur dans ses circonvolutions complexes ; des roches métamorphiques, foliées, aux structures cristallines et feuillées. Ces déformations plastiques étaient le plus souvent d’origine tectonique. (p. 48)
Et comme par hasard me revient ici aussi l’intérêt que mon père portait aux « pierres dures ». Il en avait acquis quelques-unes, chez Michel Cachoux, rue Guénégaud et j’ai hérité de certaines d’entre elles. Je me souviens aussi que le directeur artistique du magazine Maison & Jardin, dans les années 70, Paul Marionnet, collectionnait les sables du monde entier et qu’il m’avait offert une pierre dure pour notre mariage.
Comme de la poésie
Pour moi, ces mots de Malaurie ouvrent ce qu’ouvre, parfois, trop rarement, la poésie : « En quête silencieuse, j’ai poursuivi ma méditation. Pas à pas, en levant la carte et en mesurant ces roches, au rythme d’une musique subtile de l’air, rechercher en géocryologue, dans les canalicules, les veines de la pierre, leurs structures internes et, dans les éboulis, calculer les dynamiques de masse. » (p. 50)
Un rapprochement : « Vois s’inscrire sur la vitre ces messages de la pluie qui s’égoutte, ces secrets infimes et volatils de la lumière captive qui scintille sur un fil de diamant. Tremblent les miroirs fragiles de l’âme, prise dans ces remous d’ombre et de clarté ». Non, ce n’est plus Malaurie, c’est Jacques Robinet dans L’Attente (p. 40)
Malaurie de nouveau : « De la pierre à l’homme, tel est mon itinéraire. Et à ce titre, la géohistoire, avec les éboulis, la biogéographie, est une des disciplines principales des sciences de l’homme. Elle aboutit à ce que Gilles Deleuze appelle la géophilosophie, qu’il reconnaissait être le fil d’Ariane de mes recherches. » (p. 66-67)
Les coïncidences
Les coïncidences, que j’appelle plus volontiers échos secrètement destinés, sont essentielles pour moi. Le rapprochement souvent très fécond. Et les surprises si joyeuses. Voilà que lisant la dernière note publiée dans son blog par Patrick Corneau, je tombe sur ses réflexions sur un livre de Pierre Cendors (L’Horizon d’un instant, livre que j’ai mais pas encore ouvert). Il écrit : « Ce qui appert avec ce nouvel opus est la solidité, la cohérence et l’évident intérêt d’un projet qui, de livre en livre, s’attache à capter un langage poétique plus ancien et plus vivifiant que la parole, ‘un langage, dit l’auteur, qui n’est pas seulement humain, mais ouvert à la vie élémentaire, au terrestre, à l’écoute d’une primordialité ardente, qui est à l’homme ce que les espaces sauvages sont à l’animal’ .L’horizon d’un instant témoigne effectivement d’une grande attention aux présences terrestres, et d’un acte poétique incarné, jour après jour, durant plusieurs mois, dans un site montagneux, au contact des forces muettes du vivant. Muettes, bien que parlantes à qui se laisse traverser de leurs murmures sauvages. Cela demande un décentrement du regard et de l’écoute : ‘Prêter une intense écoute aux présences non humaines : celle des hordes nuageuses au-dessus des terres, celles des pierres, des sources et des forêts massées au sol, que cingle inépuisablement l’averse des lumières.’ »
C’est l’univers de Sandrine Cnudde, l’univers de Jean Malaurie, celui aussi, il m’en souvient, de Karine Miermont.
« La prose poétique de Pierre Cendors nous enseigne à ne rien attendre, ne rien prévoir, à tourbillonner, s’élever avec chaque instant libéré des logiques temporelles ordinaires :‘Nous n’irons plus loin sans d’abord nous arrêter au pied des cimes de cet instant. Laissons l’instant, tout instant, se hausser à son altitude d’astre dans l’immobilité respirante d’une présence.’
Pour Pierre Cendors comme pour Franz Kafka : ‘Tout dépend de l’instant. C’est lui qui détermine la vie.’ Dire cela c’est affirmer une volonté de rendre à son intensité singulière chaque moment de notre vie errante : ‘Ne cherchons pas à quitter l’instant avant que n’advienne son incandescence. Laissons en nous son gisement continûment s’accroître.’
Telle est la visée qui sous-tend la voix venue des profondeurs de la page, comme pour nous encourager à “lire” de la même manière les nuages, la lumière, les étoiles : en écoutant ce qui parle avant toute volonté de parler. » (Patrick Corneau).
Arménie
Patrick Corneau écrit dans cette même note, à propos d’un autre livre, que j’ai reçu aussi, celui d’un poète arménien assassiné dans des conditions atroces en 1915. Siamanto. Me poussant bien sûr à l’ouvrir. « Au moment où le Haut-Karabakh arménien vient de subir de la part de l’Azerbaïdjan de nouvelles agressions et qu’une épuration ethnique est en cours – le génocide exterminateur n’aura-t-il jamais de fin ? – ce rappel à la mémoire du poète assassiné, crucifié, dépecé vivant en 1915 est d’une opportunité et actualité plus que nécessaire (même si douloureuse) pour tous les hommes de bien. »
Il faut suivre ce très discret blog de Patrick Corneau ! Dans la même note, il évoque encore un livre de Cécile A. Holdban, Toutes ces choses qui font craquer la nuit et Le Galaté au bois de Zanzotto.
Grothendieck
Amusée mais au fond pas tellement étonnée de retrouver Grothendieck dans le livre de Sandrine Cnudde qui dans sa randonnée passe tout près du lieu ariégeois où il s’est réfugié et où il a passé les dernières années de sa vie.
Lire
J’ai commencé le livre de Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous !, sur la lecture et ce que peut générer la lecture sur écran. Passionnant. Sous-titre : un grand plaidoyer pour la lecture. Livre découvert via le site de Bernard Umbrecht, le Saute-Rhin. Paru il y a déjà plusieurs années aux Etats-Unis, ce livre n’avait pas encore été traduit en français et c’est Joël Dicker, qui a fondé sa propre maison d’édition, Rosie & Wolfe, qui a décidé de le faire traduire et de le publier. Premier postulat du livre, le cerveau n’est pas génétiquement programmé pour la lecture et l’écriture d’apparition trop récente.
Joël Dicker dans sa préface : « Au fil de ce livre, Maryanne Wolf vous expliquera comment et pourquoi, grâce à la lecture, l’espèce humaine s’est dotée de qualités uniques, telles que l’empathie ou le sens critique. » (9)
Dépression
Lu aussi Malaurie qui vient de s’installer chez les Inuits pour un an et qui traverse seul, une redoutable dépression. C’est impressionnant
Vocabulaire
Ah que j’aime (depuis l’enfance !), celles et ceux qui m’apprennent de nouveaux mots. Jean-Pascal Dubost par exemple dans une revigorante lettre à Jean-Pierre Verheggen, pas moins de trois mots de moi inconnus : froucher, béliner et agélastes. À moi maintenant de les définir !
Froucher appartient au patois boulonnais, semble-t-il, je ne trouve pas sa signification ; béliner, c’est s’accoupler pour les ovins. Et un agélaste quelqu’un qui ne sait pas rire !
[en fait froucher est une invention de Jean-Pascal Dubost !]
Devant cette question
Cette question : pourquoi nous est-il plus facile de nous mettre à la place de certains que d’autres ? Ceux qui nous ressemblent ? Elle est un peu gênante mais on se doit de se la poser. C’est ici que la lecture peut jouer un grand rôle, en nous permettant parfois de nous identifier, même partiellement, à des personnes très éloignées de notre univers. Peut-être pense-t-on mieux aux Ouïgours d’avoir lu Chalamov ? Je lis le livre que Bernard Umbrecht commente dans sa dernière livraison du SauteRhin, Maryanne Wolf, lecteur, reste avec nous. Le cœur du sujet est de savoir si la lecture numérique aura le même effet sur nous que la « lecture profonde », laquelle semble très compromise par la lecture sur écrans divers (je ne sais pas encore si elle parle ou pas de la liseuse).
Noir et blanc
Surprise et intéressée par cette remarque de Jean-Christophe Dichant dans une de ses lettres photo quotidiennes. Il donne plusieurs raisons pour lesquelles on peut être amené à faire du noir et blanc dont celle-ci : « Documenter la vie hors de tout contexte temporel. Rien de tel qu’une photo en NB pour montrer la vie sans trahir l’époque. Ce que ne sait pas faire la couleur (chaque époque a sa colorimétrie). »
Sur la lecture, Maryanne Wolf.
Ce que fait cette auteure ? Elle est « chercheuse et enseignante en neurosciences cognitives, spécialiste de la lecture et de son apprentissage. Plus précisément, [elle] enquête sur ce que fait le cerveau lorsqu’il lit et sur les raisons pour lesquelles certains enfants et adultes ont plus de mal que d’autres à apprendre à lire.
Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous ! – Un grand plaidoyer pour la lecture (p. 22). Rosie & Wolfe.
Mais elle fait part d’une mutation profonde : « Pendant ces sept années qu’il m’avait fallu pour comprendre comment, en six mille ans d’histoire, le cerveau avait appris à lire, toute notre culture fondée sur l’écrit avait entamé sa métamorphose en une culture différente, fondée sur le numérique ». (23)
Et voilà donc ce qu’elle cherche à faire dans ce livre passionnant : « Étudier systématiquement – sur le plan cognitif, linguistique, physiologique et émotionnel – l’impact des différents supports sur la formation et l’activation des processus de la lecture profonde est le meilleur moyen que nous ayons de veiller à la préservation, chez les jeunes comme chez nous-mêmes, des capacités cognitives essentielles. » (25-26)
Et ce qui est formidable, c’est qu’elle le fait sous forme de lettres : « J’ai choisi en effet, d’une façon qui peut sembler contre-intuitive s’agissant de sujets en perpétuelle évolution, ce genre littéraire désuet, voire anachronique. Les raisons sont à rechercher dans ma double expérience de lectrice et d’auteure. Une lettre est une invitation à une sorte de pause cérébrale, permettant de réfléchir ensemble, peut-être même de connaître, avec un peu de chance, ce que Proust appelait le ‘miracle fécond d’une communication au sein de la solitude’ – un miracle qui se produit sans qu’on ait même besoin de se lever de son siège. J’ajoute, sur un plan plus personnel, que, dans ma jeunesse, les Lettres à un jeune poète de Rilke m’ont beaucoup marquée , mais que, plus âgée, ce qui m’émouvait le plus en elles n’était pas tant le lyrisme de leur écriture que la bienveillance extrême de Rilke envers son correspondant, Franz Xaver Kappus, aspirant poète qu’il ne rencontra pourtant jamais. Il ne fait pas le moindre doute pour moi que chacun des deux a été transformé par cet échange. Je forme pour nous le même vœu. Quelle meilleure définition donner, en effet, d’un lecteur ? Et quel meilleur modèle pour un auteur ? » (26)
Elle parle aussi beaucoup des Leçons américaines de Calvino, que j’ai sur ma liseuse, et que je devrais relire ! (je crois même que je n’ai pas fini ma première lecture).
Être un bon lecteur ?
« Toutes ces Lettres te prépareront, ô Lectrice, ô Lecteur, à examiner tous les aspects du problème – à commencer par toi-même. Je t’inviterai ainsi, dans la toute dernière Lettre, à te demander ce qu’il faut entendre, en cette époque de grandes mutations, par ‘bon lecteur’, et à prendre conscience du rôle vital qui incombe à celui-ci dans une société démocratique – aujourd’hui plus que jamais. La notion de ‘bon lecteur’ a ici peu à voir avec la capacité à déchiffrer les mots ; elle a tout à voir, en revanche, avec la fidélité à ce que Proust considérait comme le ‘cœur même de l’idée de lecture’ : aller au-delà de la sagesse de l’auteur pour découvrir la nôtre. »(29)
Proust et ses lecteurs
« Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. » (cité par Maryanne Wolf, 31)
Sur Dickinson
« De l’ensemble des poètes américains du XIXe siècle, Emily Dickinson est ma préférée. Elle l’était avant même que je prenne conscience du nombre de fois où elle a écrit sur le cerveau – et ce depuis le poste d’observation le plus improbable et le plus limité qui soit : sa fenêtre au deuxième étage, donnant sur la grand-rue d’Amherst, Massachusetts. » (33-34)
→ je suis ainsi faite que des auteurs qui appuient leurs dires sur des références comme Proust, Dickinson ou Calvino non seulement me sont sympathiques mais me donnent envie de les suivre !
La formation du cerveau lecteur
Maryanne Wolf explique bien que l’invention de la lecture étant relativement proche dans le temps (6000 ans), le cerveau n’est pas encore génétiquement programmé pour elle. « Le plus stupéfiant, pour moi, n’est pas tant la sophistication des fonctions du cerveau que sa capacité à aller au-delà de ses fonctions premières, biologiquement enracinées – comme la vision ou le langage – pour en développer d’autres, totalement inédites, comme la lecture et le calcul. Pour ce faire, il lui a fallu se doter de nouveaux cheminements, en connectant ou même en reconfigurant certaines parties de ses structures les plus anciennes. » (35)
Il faut apprendre à lire, en effet ! « Si certains gènes liés à des fonctions de base comme le langage ou la vision sont bien réagencés de façon à constituer le circuit de la lecture, ils ne produisent pas, par eux-mêmes, la capacité à lire. Lire est quelque chose qu’il faut apprendre. Cela suppose, pour que chaque jeune cerveau parvienne à former son propre circuit dédié flambant neuf, tout un environnement propice au développement et à l’interconnexion d’un ensemble complexe de processus, les uns élémentaires, d’autres plus sophistiqués. » (36).
Sur Jacques Robinet
Admirable note de lecture de Patrick Corneau, la première à sortir sur le livre de Jacques, paru hier. Je suis entièrement en accord avec ce qu’il écrit. Pour moi doivent venir la fin de ma lecture, que comme Patrick Corneau, je mène très lentement, pour la distiller en quelque sorte et le temps des échos dans le Flotoir, que j’espère pouvoir écrire prochainement.
« Il s’agit de l’exploration tout à fait inédite – à mon sens unique – d’une forme originale où l’intimité de l’écriture d’un journal s’unit à un travail stylistique entre prose et poésie qui fait de ces pages, plus qu’une banale autobiographie, un exercice d’approfondissement spirituel des attendus (et des attentes) que recèle toute existence. (…) L’Attente est de ces livres que j’appelle “impardonnables”. Je veux dire au sens où Cristina Campo employait ce mot : sont “impardonnables” les écrivains qui ont souffert pour franchir des limites – limites en deçà desquels nous, lecteurs, nous nous cantonnons par indifférence, confort, paresse ou incapacité à affronter l’Inexprimable. Inacceptables sont ceux qui, forts de la révélation en eux de la parole cachée, de la rencontre avec la grande solitude intérieure, nous pressent de les suivre sur le chemin d’une ascèse créatrice, d’une metanoïa.(…) Je l’ai lu lentement, très lentement – la délicieuse lenteur que vous impose le Sens dans les infinies résonances qu’il suscite en vous. Et j’ai souvent interrompu ma lecture, levant la tête, stupéfié par la syntonie avec telle réflexion ou la brèche ouverte par telle lumineuse et révélante remarque. Sans vouloir forcer le trait en psychologisant ma lecture, il m’a semblé assister au long de cette odyssée calendaire de l’année 2020 à un accouchement, à une naissance. La naissance d’un individu (l’auteur) à soi-même par soi-même, un auto-engendrement par le travail de l’écriture qui, entamé en 2012 trouverait hic et nunc sa pleine réalisation – car nous sommes tout autant les enfants de nos livres qu’ils sont nos enfants ; si l’on n’est pas né ou mal né en raison d’un “trouble originaire”, on n’a d’autre choix que de se mettre au monde soi-même à travers les mots : ceux-ci nous aident à grandir, à nous rassembler, nous rejoindre, à trouver (et accepter) notre juste place existentielle (…) »
Flotoir
Si je veux reprendre pied sur mon Flotoir et le sortir de sa rade, il faut que le mouvement soit un peu volontaire, que j’y vienne par exemple chaque matin. Bref que je rame ! Ou godille !
Tomas Venclova
C’est un article du Figaro qui a attiré mon attention sur ce livre au titre magnifique, Le Nord magnétique, avec une très belle couverture sépia, où l’on voit un homme âgé et voûté, de dos, sans doute dans Vilnius, une rue déserte. J’ai toujours été attirée par les pays baltes et la Lituanie surtout. Je pensais que c’était à cause des Enfants Jeromin d’Ernst Wiechert ? Mais aussi sans doute à cause d’ O. V. de L. Milosz. (1877-1939) : « En 1919, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz devient le premier représentant à Paris de la Lituanie ayant retrouvé son indépendance. Venez, je vous conduirai en esprit vers une contrée étrange, vaporeuse, voilée, murmurante… C’est Lietuva, la Lituanie, la terre de Gedymin et Jagellon. »
Bref, ayant compris que Venclova était lituanien et après avoir lu cet article avec attention (on le dit nobélisable, mais ce n’est pas pour cela que ça m’intéresse, encore que cela dise l’importance de l’écrivain, et plus grand poète de langue lituanienne actuel, voilà qui me retient surtout), je l’ai acheté. Le livre est un dialogue avec la poète Ellen Hinsey (présente dans Poezibao !). Tout le début de ce très gros livre est très historique. À la demande d’Ellen Hinsey, Venclova revient sur son enfance très agitée, avec le début de la guerre, les relations entre les Allemands et les Soviétiques. Il raconte aussi l’histoire très compliquée de la Lituanie et ne cache pas l’implication de la population dans le génocide juif (95% des Juifs lituaniens ont été exterminés). Cela permet de prendre conscience de l’extraordinaire complexité de la vie internationale à cette époque. A l’heure actuelle, ce n’est pas inutile.
Extrait de la préface d’Ellen Hinsey : « Car une question essentielle de Nord magnétique est de savoir de quelle manière il était possible, dans les conditions concrètes du totalitarisme et de l’autocratie soviétiques, de mener une existence pouvant être considérée comme digne. Venclova évoque comment lui-même et ses amis ont tenté de découvrir des façons de résister à la réalité soviétique – univers conformiste, absurde, mais aussi dangereux, doté du pouvoir de ‘mutiler les âmes humaines’, selon les mots du poète. Le lecteur trouvera donc dans les pages qui suivent l’exposé d’une pratique éthique quotidienne englobant non seulement les problèmes de courage et d’endurance, mais aussi la question de la fragilité humaine.
Tomas Venclova, Nord magnétique. Conversations avec Ellen Hinsey (p. 23).
La mémoire
Très intéressant point de vue d’Ellen Hinsey, toujours dans sa préface : « On pourrait aller jusqu’à dire que la génération de Venclova, qui s’est emparée avec passion de l’ancienne pratique de l’ars memoriae – en mémorisant non seulement des poèmes, mais aussi des textes historiques, scientifiques et littéraires frappés d’interdit –, n’a d’égale que celle de ses prédécesseurs de la Renaissance. La lignée de Venclova pourrait même remonter plus loin, jusqu’à la figure tutélaire de Simonide de Céos, poète de la Grèce antique qui passe pour avoir inventé cet art de la mémoire. Ayant un jour récité un panégyrique et festoyé avec d’autres convives, Simonide fut inopinément appelé hors du banquet ; en son absence, le toit s’effondra sur l’hôte et ses invités. Simonide se vit alors attribuer la tâche de reconstituer de mémoire l’identité de chacun des convives morts écrasés sous les décombres. Dans les pages de Nord magnétique, Venclova évoque fréquemment le souvenir de personnes disparues sous les décombres du XXe siècle et mentionne les innombrables bâtiments, rues et monuments qui ont cessé d’exister – certains ayant disparu du jour au lendemain, d’autres ayant vu leurs noms changés, leurs fondations dynamitées… Le choix de concevoir Nord magnétique sous forme de dialogue – forme connue en polonais comme wywiadrzeka ou « interview-fleuve » – n’est donc nullement arbitraire. » (pp. 25-26)
On pense aussi à ces écrivains du goulag qui ont mémorisé leurs poèmes, à Nadejda Mandelstam qui a appris par cœur toute l’œuvre clandestine de son mari.
Le site archéologique du XXème siècle
Préface, Hinsey encore : « Dans son essai Signatura Rerum, le philosophe Giorgio Agamben déclare que l’archéologie est une science des ruines ou ‘ruinologie’. On peut comprendre Nord magnétique comme un dialogue-fleuve arpentant le site archéologique du XXe siècle, circulant dans et parmi ses ruines. »(p. 27)
Stratocide
À propos des évènements de 1941 en Lituanie, Venclova écrit « Les événements de juin 1941 ressemblaient, par leur brutalité, aux déportations opérées par les nazis. En revanche, la Gestapo avait coutume d’annoncer publiquement les déportations et les exécutions. Dans notre cas, tout se passait en silence – aucun ordre affiché au mur, aucune notification dans les journaux, rien… Les gens disparaissaient simplement sans laisser de traces. Alors que les nazis ciblaient principalement les Juifs, les Soviétiques visaient les « ennemis de classe » (y compris les Juifs, bien sûr, notamment ceux appartenant à la bourgeoisie), sans prêter trop d’attention au milieu ethnique, à la religion ou à la race. Dans la Lituanie d’aujourd’hui, on qualifie souvent ces déportations de ‘génocide’. À mon avis, le terme ne convient pas ici. « Stratocide’ me paraît plus approprié : de fait, Staline s’efforçait d’éradiquer les strates de la société qu’il considérait comme une menace potentielle pour son pouvoir. Mais la terreur reste la terreur, quel que soit le nom qu’on lui attribue. »(p. 66)
La lecture
Avancé aussi toujours dans l’intéressant livre de la neuroscientifique Maryanne Wolf, sur les processus neurologiques de la lecture. Je suis actuellement dans une partie du livre qui me semble plus marqué par le contexte américain de l’auteur, sur l’enfance, les difficultés d’apprentissage, la lecture dite profonde de préférence avec un vrai livre et la lecture sur écran.
Au fil de la lecture de ce livre, cette intéressante citation sur la question du choix : « Nous pouvons compter sur l’aide d’un philosophe du XVe siècle, Nicolas de Cues, pour qui la meilleure façon de choisir entre deux points de vue contradictoires, mais paraissant aussi valables l’un que l’autre – ce qu’il appelait la « coïncidence des opposés » – était d’adopter la posture dite de « docte ignorance », qui consiste à s’efforcer de comprendre l’un et l’autre dans leurs moindres détails, puis de prendre du recul pour évaluer la situation et décider de la voie à suivre. »
Wolf, Maryanne. Lecteur, reste avec nous ! – Un grand plaidoyer pour la lecture (pp. 198-199). Rosie & Wolfe.
Babar
Dans sa lettre 7, Maryanne Wolf place cela en avant-texte : « Qu’apprenons-nous de Seuss [auteur pour enfants américain] ? Le plaisir de jouer avec les mots et les images, bien sûr, mais aussi les valeurs humaines les plus élevées, que nous voudrions tous posséder : le courage, la détermination, la tolérance, le respect de la terre, la méfiance envers l’esprit guerrier, la valeur fondamentale de l’imagination. C’est pourquoi il est important de lire tôt » (citation de Michaël Dirda, p. 177).
→ et immédiatement, lisant ces mots, j’ai pensé à Babar. Les premiers albums, marqués par la personnalité de Cécile et de Jean de Brunhoff, car je me rends compte souvent que je fais intérieurement référence à des scènes de ces livres, beaucoup lus, beaucoup écoutés aussi dans la version avec François Perier, quand j’étais enfant. Un peu comme un modèle.
De l’importance de lire tôt, pour ouvrir son esprit à tout ce qui n’est pas là, à portée de soi, tout petit univers restreint qu’il ne faudrait surtout pas prendre pour tout l’univers (autre lecture de jeunesse, Tout l’univers !). Importance fondatrice aussi des contes (cf Bruno Bettelheim), Le vilain petit canard, par exemple. Les trois petits cochons aussi !!! et tant d’autres. Ces lectures façonnent en profondeur la conscience.