Flotoir du 6 au 12 novembre 2023, où il est question de lecture, de Malaurie, Venclova, Hillesum, Rilke, Jacques Robinet.
Aix la Chapelle, photo florence trocmé
Flotoir du 6 au 12 novembre 2023.
Wiechert et la Lituanie
Je tente une recherche via chatGPT, donc je ne sais pas si le résultat est juste ou pas, sur la question « Ernst Wiechert a-t-il écrit sur la Lituanie ». Réponse « Oui, Ernst Wiechert a écrit sur la Lituanie. Dans son roman intitulé “La pierre du grand feu”, publié en 1936, il évoque la vie et les traditions lituaniennes à travers l’histoire d’un jeune homme qui se rend dans ce pays pour y découvrir ses origines familiales. L’auteur décrit avec précision les paysages, la culture et les coutumes de la Lituanie, offrant ainsi au lecteur une immersion dans cette terre mystérieuse et envoûtante. »
→ il est donc possible que mon association Wiechert, au travers des Enfants Jeromin et Lituanie soit fondée.
Etty Hillesum
J’avance avec elle dans ces deux années tragiques, 1941-1943, mais 1941, que je termine semble si loin de la guerre et de ce qui va venir. Elle en parle à peine. Elle parle surtout de son développement personnel, de sa relation avec son amant et thérapeute, Spier. De son travail, à la fois pour lui, pour elle (traductions du russe et cours de russe), de sa vie quotidienne. Elle s’encourage ou s’admoneste, elle est très exigeante, ne se prend pas au sérieux. Mais sa quête est intense. Je ne veux pas préjuger de ce qui va venir, mais toute cette construction d’elle-même, cette recherche sans concessions sont certainement déterminantes pour la suite. Toutefois l’absence du monde extérieur est étrange. M’étonne d’autant plus que dans le même temps je lis les entretiens de Tomas Venclova avec Ellen Hinsey, ils s’arrêtent longuement sur ces années, 41 en particulier, et tout ce qui se passe de dramatique en Lituanie, prise entre le feu allemand et le feu soviétique.
Etty sur la lecture
Une belle leçon pour moi : « On doit aborder un livre de la même façon que son prochain. Sans représentations ou exigences préconçues. Parfois on se forme dès les premières pages de l’œuvre une image de l’œuvre et l’on s’attache à cette image, on ne veut plus y renoncer, et ce, bien souvent, au détriment des intentions de l’auteur. Il faut laisser à un être humain le plein exercice de sa liberté, et à un livre aussi. Toute expression isolée, de la part d’un homme ou d’un livre, est susceptible de jeter soudain une lumière nouvelle et surprenante sur l’ensemble et d’anéantir la représentation donnée que nous nous étions formée, et qui nous permettait de vivre avec des certitudes. » (264)
Je rapproche cela de tout ce que Maryanne Wolf écrit sur la lecture qu’elle appelle profonde en contraste avec le balayage ultra-rapide et superficiel, trop souvent, presque obligatoirement, de la lecture sur un écran, quel qu’il soit.
Je pense aussi à cette analogie que je fais parfois : c’est parfois au sein d’une grande étendue insignifiante de galets gris et tristes que je vais découvrir une pépite, non pas or mais pierre qui me parle. De même, il m’est arrivé dans de grands livres, bien sûr, mais aussi dans des livres médiocres ou peu profonds, de découvrir soudain un assemblage de mots, peut-être fruit du hasard, mais qui me parle.
L’écriture d’Etty Hillesum
« Je glisse comme un fin navire sur le gris Océan de l’Éternité » (265)
→ Il se trouve que ce n’est pas uniquement une superbe image, qu’Etty Hillesum y revient dans les pages qui suivent, découvrant que parfois en une image se synthétise tout un ensemble d’états, de réflexions et de ressentis et que cette image a un côté cathartique.
Elle fait en effet un peu plus loin allusion à l’image de ce navire, fendant les flots de l’année qui l’avait libérée d’une autre menace, celle du déchirement et de la dispersion : « Je trouve intéressant de constater qu’en analysant et en me triturant les méninges pour trouver l’origine du malaise, je me rends encore beaucoup plus malade, mais que la soudaineté d’une image poétique – la sécurité de l’ample sein de la nuit qui accouche de moi me fait voir le jour tandis que je regimbe -, au contraire, me libère. Ce qui me reste du malaise est purement physique : un début de rhume, de la fatigue et quelques maux d’estomac. Mais ce n’est rien. Ce qui est beaucoup plus grave, le malaise psychique, cette image l’a capté et l’a fait disparaître, Une sorte de nettoyage chimique, très intéressant de l’avoir constaté sur cet exemple de façon aussi consciente. » (274)
→Cela me fait aussi penser à ce que l’on appelle la douche neuronale, qui se produit pendant le sommeil, via la moelle épinière et qui s’en vient débarrasser le cerveau de ses toxines.
Dieu
Etty encore : « ‘J’ai parfois le sentiment d’avoir Dieu en moi’, a dit un jour à S. un de ses patients, ‘par exemple lorsque j’écoute la “Passion selon saint Matthieu’ . S. lui a répondu à peu près en ces termes : Dans ces moments-là, il était en liaison absolue avec les forces créatrices et cosmiques agissant en chaque être humain. Et ce principe créateur était en définitive une parcelle de Dieu, encore fallait-il avoir le courage de le dire en ces termes. Ces mots m’accompagnent depuis des semaines : encore faut-il avoir le courage de le dire en ces termes . Le courage de prononcer le nom de Dieu. S. m’a dit un jour qu’il avait mis très longtemps avant d’oser prononcer le nom de Dieu. Comme s’il persistait à y trouver un certain ridicule, Et ce, alors même qu’il était croyant. »
→ Je dédie cette citation à Jacques Robinet et à toutes ses interrogations, ses doutes, telles qu’il les exprime si profondément dans l’Attente.
De la souffrance
A plusieurs reprises, Etty Hillesum fait référence à l’écrivain Walther Rathenau et à ses Lettres à une amante : « Je sais que vous souffrez et je ressens cette souffrance avec vous. Soyez bonne pour cette souffrance et elle sera bonne pour vous. Elle s’accroît de nos désirs et de notre résistance : la douceur l’endort comme un enfant. » (269)
Etty, Rilke, Betz
Etty Hillesum lit en cette fin de 41 Maurice Betz sur Rilke. Elle relève cela : « S’il savait capter les trouvailles fertiles de son inconscient, il s’entendait aussi à conserver à son œuvre la longue patience de l’artisan, ayant appris de Rodin, que l’amour et le désir du beau ne servent à rien, si l’on ne prépare d’abord, par un dur travail artisanal, les conditions particulières qui leur permettront de s’incarner dans des mots ou dans des choses. » (278)
Citation de Rilke : « Noch bist du nicht kalt, und es ist nicht zu spät / in deinen Werdenden Tiefen zu Tauchen / wo sich das Leben ruhig verrät. (tu n’es pas encore froid, et il n’est pas trop tard /pour plonger dans tes profondeurs animées : où se révèle en silence la vie – cité p. 281, extrait du Livre d’heures).
Deux bonnes leçons d’Etty Hillesum encore.
En premier lieu sur un thème déjà abordé dans ce Flotoir, l’illusion d’une répétition à l’identique et la souffrance ou la déception qu’elle engendre trop souvent. « Si j’aborde ce dimanche avec le souvenir du précédent et l’idée préconçue qu’il doit être aussi merveilleux, ce sera sûrement une journée ratée. Je fais par avance du tort à cette journée en la fixant par certaines représentations qui sont les miennes. Par là, je prive cette journée de l’occasion de se déployer selon ses virtualités propres. Or c’est ce que j’apprends, très lentement, à éviter, et de ce fait je me libère de plus en plus : ne rien entraver dans sa croissance ; que ce soit un être humain, une journée, un livre, ou Dieu lui-même, ou soi-même. Mais bien distinguer entre entraver et intervenir pour structurer. Se défendre en structurant. » (288)
Et cela donc aussi : « Quand je pense à tout ce que je veux étudier encore dans ma vie, étudier et analyser, afin de voir se cristalliser des cohérences que je pressens partout vaguement, et de les capter à la longue dans une forme personnelle, je me répète de temps à autre ces mots : régularité, stabilité, patience. »
→ Ces cohérences que je pressens partout, moi aussi, qu’il m’arrive de distinguer quand je relis d’anciennes années du Flotoir, m’étonnant d’une résurgence des thèmes très régulière, de la présence de certains d’entre eux, que je croyais neufs dans ma réflexion, il y a plus de vingt ans déjà. Et j’ose exprimer ma joie de voir que certaines pages du Flotoir, dans leur conception même, ont à voir avec certaines pages des Écrits d’Etty Hillesum, surtout dans la mesure où elles s’appuient sur des auteurs (ce qui est plus rare chez Hillesum). Chez elle, bien sûr, la part personnelle est essentielle et bien plus importante que dans le Flotoir.
Rilke et Hillesum
Hillesum : « La seule unité positive est celle qui intègre tous les contraires et toutes les forces irrationnelles, sous peine de s’escrimer à passer sa vie dans un corset qui la meurtrit »
Et de citer Rilke : « Wer seines Lebens viele Widersinne /versöhnt und dankbar in ein Sinnbild faßt. (Qui sait concilier beaucoup de contradictions folles/de sa vie, et reconnaissant, les fondre en symbole. »
Une voix singulière
A n’en pas douter celle d’Etty Hillesum en est une. Voici ce qu’écrit Auxeméry à propos d’un livre d’Eugénie Favre, dans Poesibao : « Une voix singulière se reconnaît non seulement à la maîtrise des différentes octaves qu’elle est apte à énoncer, mais aussi, et c’est peut-être encore plus déterminant du point de vue sensible, au fait que les tonalités & les registres dont elle use ne subissent aucune perte d’intensité lors de leurs manifestations. Elle embarque, dirions-nous : l’espace sur lequel elle se déploie devient notre espace, et le lieu de résonance en nous se multiplie de lui-même, dès lors que nous avons reconnu précisément cette singularité. »
Malaurie
Dans ses mémoires, De la pierre à l’âme, Malaurie raconte longuement la création de la célèbre collection Terre Humaine, dont je vois encore mentalement quelques couvertures comme celle du livre d’Agee et Walker Evans ou de celui de Pierre Jakez Heliaz ! « Terre Humaine a le souci de mettre sur le même plan un philosophe réputé et Don C. Talayesva, un Indien hopi, un chaman brésilien comme Davi Kopenawa, dans ses voyages au sein de la forêt amazonienne et dialoguant avec les oiseaux, une paria des Indes analphabète près de Pondichéry ou un jésuite chaman à Douala, capitale du Cameroun, avec Les Yeux de ma chèvre ou un adepte du vaudou d’Abomey. Je tiens à dire combien, personnellement, ces ouvrages m’ont apporté – à mieux dire, m’ont révélé – un moi-même inconnu : chaque nom des auteurs de Terre Humaine, chaque voix que chacun d’eux fait entendre résonne en moi plus intensément dans sa spécificité que si elle me parvenait seule et je suis vraiment heureux de constater que beaucoup de lecteurs de la collection, le nombre ne cesse, étonnamment, d’augmenter avec le temps, partagent avec moi ce que je n’hésite pas à nommer son « chœur ». (85)
Sans oublier de parler des aléas de la collaboration avec Plon, éditeur de la collection.
« Un détail important : le directeur de la collection Terre Humaine n’est pas seul. Plon est mon interlocuteur et cette illustre maison a connu des vicissitudes se traduisant par la nomination d’une succession d’éditeurs s’impliquant à titre commercial dans le projet intellectuel. Beaucoup étaient proches de ma pensée mais certains, davantage hommes d’affaires qu’animateurs de courants de pensée, n’ont pas perçu la dimension intellectuelle de Terre Humaine. On m’interdit ainsi la parution d’un essai de celui qui devait se révéler comme un très grand écrivain et prix Nobel, Octavio Paz, que les milieux surréalistes qui m’étaient proches m’avaient suggéré en me mettant en rapport avec lui, et j’en étais l’ardent avocat ; de même que dans les années 1990 me fut refusée la publication d’une traduction des essais du grand écrivain critique et polémiste portugais, Fernando Pessoa, alors méconnu en France : il y a des erreurs que je ne pardonne pas à mon éditeur. »
Malaurie qui décrit ensuite la collection, parlant d’une promiscuité dont certains auteurs auraient souffert, la défendant mordicus comme reflet des « facettes uniques de la condition humaine ». C’est la nature complexe et aventureuse de ce grand navire, dont il dit qu’il demeurera sans doute entier tant qu’il vivra. « à l’écart des réseaux, Terre Humaine s’est voulue un espace complet de liberté évoluant à la mesure de moi-même ; elle m’aidait à me découvrir dans ma complexité, hors de mon milieu, tout à la fois bourgeois, universitaire et de tradition classique française. »
Une collection de combat et de résistance aussi
« Chaque nouveau livre est ainsi apparu, d’après la presse, comme un événement, résonnant comme un tocsin, selon l’expression de Pierre Nora. Car Terre Humaine est une collection de résistance et de combat. Les auteurs sont de fortes personnalités qui, à travers leur vécu, expriment la vie d’une société. Ici, ce n’est pas le talent qui compte, mais le noyau dur de la personnalité du témoin et l’intensité de son regard. Et l’écriture de ces livres les plus importants n’est pas académique, mais heurtée, parcourue par une souffrance qui reflète une douleur vécue. » (87)
→ J’ai eu envie de relever, dans cet océan qu’est le livre de Malaurie, que je n’ai pas encore fini, à quel point une collection, chez un même éditeur même s’il la respecte plus ou moins selon les périodes, peut être fondatrice, pour la formation de chacun, pour l’avenir aussi. Je pense que ce serait une expérience douloureuse de relire la plupart des titres parus au début, dans les années 50 (car ils nous montreraient à quel point ce qui arrive aujourd’hui était en germe !)
Wikipedia : Jean Malaurie, dans la collection Terre Humaine « a voulu donner la parole aux minorités, aux ‘populations de culture orale, dont la parole est confisquée’, faire une place au récit à la première personne, accueillir des textes ‘sans souci de classe, de discipline et de clocher’. ‘J’ai voulu casser la barrière entre ceux qui savent et les autres, rendre le bonheur de comprendre accessible à tous. Et rétablir cette part de sensibilité première, cette vérité du “je” et de l’intime si méprisée de nos savants au nom de l’objectivité scientifique’.(…) ‘Je ne veux pas que l’Histoire soit une addition de ghettos, mais de rencontres’. Et, dans cet esprit, il a ouvert sa collection à des ouvrages d’explorateurs et d’ethnologues, à des témoignages des milieux paysans et ouvriers, à des œuvres de la tradition orale, à des textes peu connus de grands auteurs comme Zola, Ramuz ou Segalen, à des livres de combat ou d’indignation. » (Source avec la liste de la grosse centaine de livres publiés dans la collection)
Il en est sans doute de même de la collection de Maurice Olender, « La Librairie du XXIème siècle. »
→ Je constate à quel point cela me fait du bien de parler de ces magnifiques aventures éditoriales, si constructives, si importantes. Que cela ait pu exister, que cela continue à exister, comme cela doit absolument continuer à exister dans les quelques pays où règnent encore la liberté d’expression (je suis frappée lisant Tomas Venclova de voir ce que les Soviétiques, s’installant en Lituanie lors de la guerre, ont fait à la culture lituanienne et bien plus largement. Oui la littérature est dangereuse, elle ouvre les esprits et leur donne la liberté de penser.
Conclure ce chapitre avec ce qu’écrit, encore, Jean Malaurie : « Avec le recul du temps, comment n’en conclurais-je pas que c’est sous l’effet d’une volonté si implacable qu’on pourrait la traiter de ‘primitive’ que je voulais inscrire, pour la première fois dans l’édition française, que la pensée ‘civilisée’ et celle qu’on n’appelait pas encore ‘sauvage’ avaient autant de valeur intellectuelle ? Autre conviction : la pensée animiste est salvatrice pour notre société matérialiste en passe de détruire la planète. Et ce que je dis là vaut aussi pour le peuple de nos campagnes et de nos hameaux dont la sagesse est le fondement même d’une nation. » (89)
Un premier appel du Nord
Jean Malaurie : « Ma pensée erre et je me reporte à ce jour de février 1929, où, ma main dans celle de mon père, j’ai traversé le Rhin gelé d’une rive à l’autre, de l’ouest à l’est. Drang nach Osten… Ma mémoire se précise ; je perçois, ici et là, des crevasses où l’eau bouillonne. Au fil de notre progression, des blocs de glace déchiquetés prennent dans ma mémoire, avec l’âge, des dimensions d’hummocks. L’enfant que je suis a reçu cette année-là, sur le Rhin exceptionnellement gelé, son premier appel du Nord : un recours constant à la vertu de l’Énergie, qui inspirera les généalogies des hautes latitudes. » (103)
Très belle évocation en effet, en ces pages de son enfance, ces sept premières années de sa vie passée à Mayence, de ce dont lui parla son père ; « C’est mon père qui m’a introduit à une autre écoute – et le premier – des épopées barbares des dieux germaniques, lorsque, en famille, nous découvrions le dimanche, du haut des falaises du fleuve, les ruines des burgs médiévaux. Nous nous asseyions, en rond, devant le maître, nous quatre, les enfants, deux frères – je suis le cadet –, une sœur aînée et ma mère, qui, restant debout, se tenait quelque peu à distance. D’origine écossaise, elle préférait, de son côté, m’enseigner – en tête à tête, dans cette langue admirable de l’anglais poétique – les poètes romantiques comme Coleridge et Yeats et très particulièrement The Rime of the Ancient Mariner. » (108).
→ De l’importance des livres, de l’importance de ce que l’on transmet. Si souvent on rencontre dans les récits de vie ces premières empreintes, car c’est de cela qu’il s’agit, posées sur le cœur et l’âme d’un enfant. Hélas aussi si c’est souvent pour le meilleur (ici) il arrive que ce soit pour le pire (tous les endoctrinements, de par le monde). De la parole, celle des livres, celles des éducateurs, celles des autres comme cœur possible d’une forme de résistance à l’embrigadement de l’esprit, car sans doute seule à même d’introduire à l’idée de liberté, surtout chez les asservis.
« Et les mois et les années passent ; huit années. Et mon esprit, ainsi, dans le tumulte, s’est ouvert au Naturgeist et aux songes ; il a appris à errer entre réalité et rêve. » (111)
Et toujours le Nord
Qui tant me fascine, moi aussi. Malaurie cite un autre grand « nordiste » : « Certainement, les romantiques allemands ont contribué à créer en moi la quête des ‘espaces infinis’, mêlée à la sensation, toujours recommencée, d’assouvir une passion intérieure. J’affirmerais même, et sans hésiter, comme l’écrivain français Michel Schneider, à propos du grand musicien canadien Glenn Gould, que ‘les seuls espaces auxquels [j’aie] jamais désiré appartenir étaient les étendues sans limites du Grand Nord’ (105) (…) Je ne saurais préciser ce que je recherche dans ces infinités mais ce qui est une certitude, c’est que je n’ai cessé et je ne cesserai de poursuivre cette marche aveugle en quête de cette force mythique, de l’esprit qui anime la matière dans une évolution constante. La logique de la création se révèle dans ce dynamisme de l’énergie de la matière. Il faut préciser que je n’entends jamais un choral de Bach sans la certitude d’une expression divine ; jamais l’entrée de l’orchestre au début du deuxième mouvement du cinquième concerto, dit L’empereur, de Beethoven, sans un sentiment éperdu de reconnaissance (au double sens du terme). Jamais non plus la Rhapsodie pour contralto de Brahms sans en percevoir la douleur, ailleurs que dans les brumes de Courlande, et au-delà de la toundra, dans ces petits matins qui précèdent, en novembre, les mois de tempêtes. Jamais non plus la mort d’Yseult sans l’imaginer allongée le long de la banquise telle une sirène émergée d’une crevasse. Les Moments musicaux de Franz Schubert, op. 94, no 2, en la bémol majeur, andantino, et c’est la quasi-inaccessibilité de ce à quoi j’aspire. » (115)
Car, bien sûr, j’ose l’écrire ainsi, Malaurie est musicien !
Question essentielle
Malaurie l’affirme, « je suis un métis » et son livre est aussi l’histoire d’une émancipation (et à quel prix parfois, comme en témoigne la redoutable crise dépressive et spirituelle qu’il va traverser plus tard) : « Ma mère, d’origine écossaise, qui aurait été une merveilleuse épouse d’highlander, était mariée en France à mon père d’origine cauchoise et corrézienne, agrégé d’histoire, à la fois esthète et puritain, inspiré par une mystique de la France, son extraordinaire histoire tumultueuse et la littérature gréco-latine de facture lycéenne. Comment donc allais-je vivre – et plutôt survivre – en héritier d’une union résolument antinomique à mon sens et, de surcroît, apparemment bourgeoise, catholique et… se voulant exemplaire ? » (117)
Il écrit ensuite un magnifique hommage à sa mère qui se termine par cette note si émouvante et si juste : « Certes, les jeunes Inuit vont subir comme moi, en basculant dans la civilisation occidentale, une implacable ‘dénaturation’ mais, sans nul doute, certains, comme moi-même, auront une mère, une grand-mère, un ancêtre ‘agissant’ qui leur donnera la vitalité de renaître et d’avancer, debout. » (120)
Venclova et la Lituanie
Je continue la lecture du livre de Tomas Venclova, Nord magnétique, ces entretiens avec la poète Ellen Hinsey qui dans le début du livre l’amène à retracer toute les débuts de sa vie et au travers elle, une grande part de l’histoire de la Lituanie, et aussi de sa culture.
« Bernard Berenson, Jacques Lipchitz et Emmanuel Levinas, tous trois originaires de Lituanie, ont contribué à la renommée du pays. Et pourtant, durant l’occupation nazie, la communauté juive de Lituanie a été plus largement décimée qu’aucune autre en Europe : près de quatre-vingt-quatorze pour cent des Juifs y ont été tués. Tout un monde – effacé. Les Polonais de Vilnius ont également disparu dans une large mesure. » (76)
Il évoque le retour des Soviétiques et la mise en place de leur joug. C’est impressionnant de voir la mainmise progressive sur tous les pans de la société et de la culture.
Écrits sur l’art
J’ouvre les Écrits sur l’art de Rilke, un très beau volume de la jolie collection de poche Studiolo de l’Atelier contemporain. Un léger reproche toutefois, les caractères sont vraiment petits, la page très dense.
Préface intéressante de Pierre-Alexis Baatsch : « On ne devient pas Dottore Serafico d’un seul bond, il y avait bien des étapes à franchir pour s’éloigner du monde au fond assez matérialiste des arts, pétri d’humain et de sensations très terrestres, dans un cadre souvent étroit, et c’est un peu l’histoire de ce parcours que nous invite à découvrir la publication de ses Écrits sur l’art. Nous n’oublierons pas en les lisant qu’ils ne représentent qu’une partie de son développement affectif, intellectuel et poétique de ces années-là. » Il ajoute plus loin que ce sont des écrits de présentation et de réflexion plus que de critique (15). « N’ayant pas un bagage complet de critique, n’ayant pas non plus l’intention de ‘juger’ comme il en prévenait en exergue les lecteurs, Rilke a autant rêvé sur l’art en général, sur la musique des choses, que sur les réalisations effectives qu’il avait sous les yeux. « (19)
Contexte
Intéressant aussi le propos de Baatsch qui replace l’activité critique de Rilke, dans un contexte où il n’y avait que peu d’accès aux œuvres d’art. Le « prestige de l’image pensée, construite et peinte, s’est évidemment effondré depuis la multiplication prodigieuses des ‘visualisations’ possibles qui entraîne avec elle une dés-éducation des regards, aujourd’hui drogués aux ‘défilement d’images’ »(20)
→ Juste réflexion qui en entraîne beaucoup à sa suite. Je dirai la même chose de la musique, avec trois temps. Le temps où il n’y avait aucune reproductibilité, et où pour l’entendre il fallait la recevoir de musiciens présents en chair et en os ou la jouer soi-même. Puis le temps où elle a été « enregistrée » mais où il fallait encore se procurer (et acheter !) des supports matériels, disques, CD, cassettes ; etc. Et maintenant, comme pour presque tout le reste de la connaissance, accès direct, souvent gratuit ou à la limite de la gratuité, sans limites, sur ordinateur, smartphone, etc.. Sans autre forme de « déplacement » ou de recherches, sans réalité tangible. Ce qui tue en partie le désir qui pouvait être si fort, jadis, d’entendre telle ou telle œuvre, d’attendre d’aller au concert ou de la jouer ou d’avoir les moyens de s’offrir le disque. Comme elles sont émouvantes ces grandes partitions format italien retrouvées ici ou là dans des affaires de famille, transcriptions à 4 mains par exemple des Symphonies de Beethoven ! Totalement « démonétisées » aujourd’hui et j’emploie ce terme à dessein, car bien sûr derrière tout cela il y a l’idée de « consommation » et du « tout, tout de suite ».
Worpswede
Baatsch évoque aussi cette petite communauté artistique de Worpswede, près de Brême, que j’ai eu le bonheur de visiter il y a une dizaine d’années. Groupe de maisons distantes les unes des autres, dans la verdure, endroit isolé, un peu mort désormais malheureusement. Il parle de la luminosité très spéciale de ce lieu, que je n’avais pas spécialement remarquée, même si j’ai fait nombre de photos.
Rester ouvert
L’ouvert est un des grands thèmes rilkéens, Rilke qu’Etty Hillesum au demeurant cite beaucoup, alors qu’elle fait relativement peu de citations dans son journal 1941-1943. « C’est ce que m’apprend chaque nouveau jour : que l’on doit rester ouvert, que l’on ne doit pas s’enfermer dans ses moments de mélancolie, ni faire une fixation sur eux, en se disant : ‘Voilà une journée perdue, une triste journée. Je m’aperçois dans la vie presque pléthorique qui est la mienne, qu’il y a cent revirements dans une journée, cent surprises, une soudaine perspective lointaine, une intégration, etc. Je crois que dans le passé je me suis souvent fixée sur un moment de malaise, me fermant par là pour de longues périodes. » (293)
Plus loin, concernant sa tristesse, elle écrit encore qu’elle commence à comprendre d’où elle vient : « Quand ce qui se passe en moi ne se cristallise pas en images et en mots dans ma sensibilité et dans mon esprit ». « Cette tristesse reposait en moi comme une lourde pierre, mais je l’ai accueillie charitablement, me suis ouverte à elle sans réserves, et dès lors j’ai senti que cette tristesse faisait également partie de mon être, elle en est une précieuse composante, aussi ne doit-on pas s’y soustraire, lorsqu’elle veut prendre possession de vous pour un moment. ». (295)
Peut-être participe-t-elle à une vraie « intensité de vie, avec la fois la prise de conscience croissante et un approfondissement de la vie intérieur, l’arrachement au chaos de zones de plus en plus importantes et leur mise en forme. » (297)
Elle y revient un peu plus loin : « Ma tristesse et ma joie, tous mes sentiments, je les porte simultanément en moi. L’un a cessé d’exclure l’autre (…) dans tes pires moments, ne plus renier les meilleurs (…) Si tu sais donner dans ta vie sa juste place aussi à la morosité de la journée, la désillusion sera exclue à la longue. Parce que tu sauras que cette morosité fait aussi partie de la vie » (306)
Réalisme voire drôlerie
Etty Hillesum n’hésite pas à parler de choses intimes, comme la menstruation, sujet absolument tabou me semble-t-il et surtout sur l’influence que les règles peuvent avoir sur le psychisme, sujet tabou aussi. J’ai connu toute la puissance de ce problème sur moi et aussi sur des toutes proches ! « La menstruation a tout de même un retentissement très profond sur la psyché, du moins chez moi » écrit-elle (305)
Et la voilà drôle comme tout : « ‘la soirée de la Saint Sylvestre, pour moi ce sera du Jung et du kouglof’, ai-je dit hier soir à Tide. J’ai dû lui expliquer que le kouglof était une chose saupoudrée de sucre qui se mangeait, et non pas un philosophe russe comme elle le pensait. C’est ainsi que je lui ai appris que je ne suis pas encore faite que d’esprit. » (305).
→ pour certains aujourd’hui Beethoven est un chien et le carpaccio une préparation culinaire et pas le merveilleux peintre vénitien (1465-1525) ! .
Flotoir
Sagesse d’Hillesum : « Ne pas avoir l’ambition de produire une chose exceptionnelle, mais faire simplement ce qui demande à être fait » (315) ce qui me renvoie à ma réflexion de ce matin : je fais ce que je peux, de mon mieux !
Robert Kelly
Je découvre à l’instant, sur le site de la revue Catastrophes, un très beau poème de Robert Kelly dans une traduction inédite de Sabine Huynh et je relève cela qui est tellement en accord avec ce qu’écrivent Hillesum et Rilke : « La brume dérive / le bord de mer en nous aussi, / sois vague, mon cœur,/ laisse-les aller / ou s’attarder ou bien oublier, /l’amour se nourrit de ce qui se passe. » (…) « Mais Dylan Thomas a parlé de ‘la météorologie du cœur’ /et a confié aux poètes le soin /de résoudre cette science secrète. Nous nous y efforçons. » Source
Jacques Robinet
J’entreprends de relever certains des pages qui m’ont le plus marquée dans le livre de Jacques Robinet, L’Attente. Titre qui convient bien à cette journée d’aujourd’hui qui sera la très longue attente du résultat d’une lourde et grosse intervention du cœur sur quelqu’un qui m’est très proche. Quelle résonance avec tout ce que je lis chez Etty Hillesum dont je rappelle que c’est grâce à Jacques Robinet que j’ai repris le livre dans ma bibliothèque, lecture qui avait été commencée puis interrompue il y a fort longtemps.
Lui aussi, l’instant, la grâce de l’instant
« Rejeter la grâce de l’instant, c’est choisir de se cacher au plus vide de l’enfer. Les apparences témoignent de l’inaccessible. Elles en sont les reflets. Il faut écouter leur musique, leurs frôlements, leurs appels ténus, inapaisés. La poésie parfois s’empare de ce langage fluctuant, en rapporte des signes. Elle court-circuite le rationnel, met le feu aux évidences. » (8)
« Cette heure a beau se couvrir de cendres, elle ne me sera pas enlevée. » (7).
De l’abandon
« Entre la joie et moi, cette éternelle menace de l’abandon » écrit aussi Jacques Robinet (9). Le risque de l’abandon, l’expérience de l’abandon, expérience primordiale que trop d’humains font. Ce petit défaut d’attachement à la toute origine, qui peut avoir des causes multiples. Cette faille même mineure de l’attention dont le tout petit a un besoin vital pour s’ancrer hors de la matrice, dans ce monde terrifiant, si grand, si lumineux, si venteux. Elle peut oblitérer la conscience et l’inconscient à tout jamais.
Jacques Robinet écrit : « Rendre grâces suffit, sans mots ni prières – en maintenant l’ouvert [Rilke de nouveau]. Épiphanies de chaque jour ou extase baudelairienne : mêmes rencontres, même démesure entre ce que je suis et le don inépuisable. Recevoir. » (10)
La musique
Recueillir ce don inestimable de la musique, don que j’ai reçu de mes antécédents familiaux et tout particulièrement d’une grand-mère morte il y a plus de cinquante ans, mais à qui je pense presque chaque jour, elle qui m’a fait don du piano avec toute la patience requise et dieu sait ! et de la musique. « Ainsi nous accompagnent jusqu’à la mort certaines musiques dissemblables qui s’étayent et s’encouragent : Bach et Schubert, par exemple, à jamais dans mon cœur réunis. » → → Propos auxquels j’adhère totalement y compris dans le choix de mes deux musiciens essentiels. « Schubert que j’imagine ici se serrant sur la poitrine du Cantor débonnaire, comme un enfant contre son père ». Je trouve très émouvant ce rapprochement quasi filial entre Schubert et Bach. Schubert qui depuis toujours me parle comme un frère, qui saurait tout de moi, et dont les mouvements intérieurs sont à l’image des miens. Alors que Schumann, en sa structure psychique sans doute, me rejette ! Un autre musicien qui invariablement me touche, et c’est très étrange vu l’image qu’on a généralement de lui, c’est César Franck. Hier encore, écoutant en arrière-plan une liste d’écoute établie par mes soins sur ma plateforme de musique, chaque fois que j’avais l’oreille tirée, c’était une pièce de Franck. Dont j’ai toujours pensé au demeurant qu’il était le vrai inspirateur de la petite phrase de Vinteuil.
Jacques Robinet qui écoute les Variations Goldberg (par Alexandre Tharaud) : « Cette musique poursuit son fil de joie à travers le rigoureux maillage d’infinies variations. Les vagues se succèdent, murmurant leur consentement à l’amour qui les soulève. C’est beaucoup plus qu’une prière, c’est une réponse en forme d’action de grâces qui balaie tout sur son passage. Elle me dénude et elle m’emporte. Il ne s’agit nullement d’une fuite exaltée vers un ailleurs imprévisible, mais du présent devenu attentif et prévenant, qui se dévoile. »
→ les dix minutes de mon petit dérouillage matinal sont étayées en ce moment par les Partitas pour clavier de Bach, dans la très belle version d’Angela Hewitt. Qui semble faire rayonner cette qualité de vie de la musique de Bach, qui chaque matin réveille une forme de joie profonde et semble donner une structure à ce qui s’éparpille, en l’intégrant sans rejet et sans violence dans une sorte de flux.
Le retour sur le passé
Entendre ici non pas le psychanalyste qu’est Jacques Robinet mais l’écrivain qui s’est révélé très tardivement à lui-même (surtout quand a pris fin l’écoute des patients !) : « J’aime que le retour sur le passé ne soit pas un enfermement, mais un recommencement – la joie de faire rebondir l’inachevé, laissé en jachère. Tout est déjà là, englouti dans le passé, dans l’insatisfaction ressentie à l’époque d’un futur inaccessible. Renouer avec cette insatisfaction, la reprendre, c’est renouer avec le désir pressenti alors, mais souvent renoncé. Il s’agit bien dans cet acte de mémoire, non pas d’un consentement à une impasse, mais bien de ‘commencer encore’, en retrouvant ce fil perdu du désir. Tout acte d’écriture est nouvelle création à partir de ces traces interrompues. » (17)
La lecture est salutaire
Oui c’est un plaidoyer pour la lecture que fait Maryanne Wolf dans son livre lecteur, reste avec nous : « Au fil de ce livre, Maryanne Wolf vous expliquera comment et pourquoi, grâce à la lecture, l’espèce humaine s’est dotée de qualités uniques, telles que l’empathie ou le sens critique. La lecture nous a permis de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, d’être triste ou heureux pour lui. La lecture nous a permis de comprendre des enjeux, d’être à même de prendre des décisions importantes, de voter. La lecture nous a permis de parvenir à déceler des fake news. La lecture est ce qui nous a permis de créer une société démocratique et des États de droit. L’acte de lire n’est pas seulement divertissant, il est salutaire. Car si nos démocraties existent grâce au fait que nous avons lu, qu’adviendra-t-il des générations biberonnées aux écrans ? ». Elle va jusqu’à dire que la non-incitation à la lecture fait partie avec la malnutrition et la pauvreté des trois grandes inégalités de notre époque (Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous ! Rosie et Wolf, p. 9)
→ Personnellement je pense tout devoir à la lecture. Elle a pallié tous les manques éducatifs, il y en avait alors même que j’avais bien des privilèges dans ce domaine, aussi bien du côté de mes parents que de l’institution où j’ai fait ma scolarité. Dans cette éducation, il y avait des trous, certains volontaires, liés au contexte social, d’autres involontaires. C’est la lecture qui m’a aidée à combler ces zones d’ombre, à m’ouvrir à un monde autre, alors que le mien, s’il était riche, était aussi bien étroit. Toute la lecture et pas seulement les grands textes, c’est important de le dire. Ces notions d’empathie dont parle le livre de Wolf, elles me sont venues à la lecture de certains livres aujourd’hui bien oubliés de Tribly, comme Dadou, gosse de paris, Moineau la petite libraire. Je pleurais tant et tant en lisant ces livres que parfois ma mère me les retirait le soir ! Je découvre que l’auteur, une femme, n’était pas un chef d’œuvre d’ouverture démocratique, mais pourtant ses livres m’ont marquée. Ouverte à la souffrance des autres. Comme Babar, dont je parlais récemment qui reste presque comme une référence. Les contes d’Andersen et de Grimm aussi bien sûr, mais aussi à sa façon Le Club des cinq qui m’a ouverte à l’esprit d’équipe. Aujourd’hui ces lectures sont décriées, mais je tiens à dire ici qu’elles peuvent aussi être formatrices. Cela vaut sans doute pour les BD, les mangas et autres… Je précise que la BD était exclue de mon univers d’enfant !
La lecture, notre canari mental
Amusant titre de la première lettre de ce livre, puisque Maryanne Wolf a choisi de s’adresser très directement à son lecteur sous forme de lettres.
« La capacité à lire et à écrire est l’une des plus importantes réalisations épigénétiques – c’est-à-dire qu’elle n’est pas inscrite dans les gènes eux-mêmes – de l’homo sapiens. Aucune autre espèce, à notre connaissance, n’a rien accompli de tel. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales (…) et, par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine. Ce que nous lisons, la façon dont nous lisons, les motifs pour lesquels nous lisons : tout cela évolue et transforme, à un rythme de plus en plus rapide, notre manière même de penser. La lecture est devenue, en six mille ans à peine, le catalyseur du développement intellectuel des individus, mais aussi des sociétés, qui la pratiquent. Notre aptitude à lire n’est pas seulement un indicateur de notre aptitude à penser : elle est la plus sûre façon connue d’ouvrir à notre cerveau des perspectives nouvelles. L’évolution du cerveau lecteur et les changements accélérés dont elle s’accompagne sont des enjeux cruciaux. » (18)
→ On comprend pourquoi les sociétés autoritaires ont si peu des livres et pourquoi les talibans empêchent les filles d’apprendre à lire !
Elle souligne « l’extraordinaire complexité cérébrale que met en jeu l’acte de lire, [et] la façon dont celui-ci incarne à lui seul l’aptitude quasi miraculeuse du cerveau à aller au-delà de ses capacités originelles, génétiquement programmées, telles que la vision et le langage. » (21)
Mais elle fait aussi le constat, enjeu d’une grande partie de son livre, « que toute notre culture fondée sur l’écrit avait entamé sa métamorphose en une culture différente, fondée sur le numérique. » (23)
Et qu’il y avait lieu d’étudier « systématiquement – sur le plan cognitif, linguistique, physiologique et émotionnel – l’impact des différents supports sur la formation et l’activation des processus de la lecture profonde (…) meilleur moyen que nous ayons de veiller à la préservation, chez les jeunes comme chez nous-mêmes, des capacités cognitives essentielles. 26)
L’attention
Gros focus mis par Wolf sur l’attention, thème qui m’importe tant. Je relate ici une petite anecdote : m’est venu à l’idée il y a peu que je pouvais tenter de personnifier mon attention comme un petit lutin, très vivace, un peu foufou, que je pouvais tenter de diriger de façon volontaire vers tel ou tel point. J’assume la naïveté de cette idée et pourquoi ? eh bien parce que la trouve féconde et qu’elle m’aide parfois à observer mieux la dite attention, sa manière de sauter si facilement d’un point à un autre… ce qui est sans doute un des grands problèmes cognitifs de notre temps, pas tant pour ma génération, mais pour celles des enfants d’aujourd’hui. Et c’est peu de dire que je fonds de bonheur quand je vois des petits enfants qui me sont très chers complètement absorbés dans leur livre et que manifestement je dérange en leur parlant ! « Peu de gens ont conscience du caractère crucial de l’attention pour chacune de nos fonctions et de la multiplicité des formes d’attention qui doivent entrer en action avant même que le mot qui s’affiche nous soit visible. Les tout premiers projecteurs, chargés d’orienter notre attention, ont trois tâches, dont ils s’acquittent sans délai. Ils nous aident, tout d’abord, à nous détourner de ce à quoi nous étions attentifs jusque-là – et c’est notre lobe pariétal (c’est-à-dire la couche supérieure du télencéphale) qui est concerné. Ils nous aident, ensuite, à déplacer notre attention vers ce qui est sous nos yeux – en l’occurrence, un mot écrit sur la toile du chapiteau. Cette fonction de déplacement de l’attention visuelle est enfouie au plus profond du cerveau moyen, ou mésencéphale (c’est-à-dire de la couche médiane de notre cerveau). Ils nous aident, enfin, à concentrer cette attention nouvelle et, ce faisant, à alerter l’ensemble du circuit de la lecture pour qu’il se prépare à passer à l’action. Cette ultime concentration qui précède l’acte de lire a lieu dans une aire subcorticale particulière, très importante car elle est pour ainsi dire l’un des principaux « tableaux de commandes » du cerveau : le thalamus, situé dans le diencéphale (deuxième couche en partant du sommet) de chaque hémisphère. Pour que le circuit de la lecture se mette à fonctionner vraiment, nous avons également besoin d’un second groupe de projecteurs, à la visée plus précise, que dirige le centre des fonctions exécutives situé dans le cortex préfrontal, à cheval sur les deux lobes frontaux. Ce système, d’une importance capitale, a pour mission de gérer toute la suite des opérations, depuis ce qu’on pourrait appeler un espace de travail cognitif. C’est lui, en particulier, qui emmagasine dans notre ‘mémoire de travail’ l’information sensorielle accumulée depuis le début, de sorte que nous puissions l’intégrer sans rien en perdre à l’information nouvellement reçue. C’est ce qui nous permet aussi bien de résoudre de tête un problème de maths que de retenir les chiffres d’un numéro de téléphone, les lettres d’un mot ou les mots d’une phrase. La relation entre notre système attentionnel et nos différentes facultés de mémorisation est extrêmement étroite. » (42-43)
→ j’ai tenu à citer aussi largement car cela démontre tout ce qu’implique la lecture. Maryanne Wolf est aussi spécialiste des troubles de la lecture et notamment de la dyslexie. Il m’arrive souvent ces derniers temps de regretter de ne pas avoir fait des études d’orthophonie. Je crois que là se situent une part très importante de mes préoccupations.
Le poids des mots
« Ainsi que l’a formulé voici des années le cognitiviste David Swinney, nos mots contiennent, et sont susceptibles d’activer brièvement, des réservoirs entiers de notions, de réminiscences, de sensations associées, y compris lorsque leur signification est univoque car liée à un contexte donné » (50)
Une autre leçon d’Etty Hillesum
Elle accomplit en un an seulement, sous l’influence de Spier (qui parfois crée chez moi une sorte de malaise, drôle de personnage tout de même !) une véritable révolution intérieure, comme si elle avait inconsciemment préparé la suite. Elle revient sur la question de l’instant et du malaise : « C’est aussi un de mes derniers acquis : que de chaque instant naît un nouvel instant, qui comporte de nouvelles possibilités et s’avère parfois, de façon inattendue, être un nouveau cadeau. Et que l’on ne doit jamais retenir ni prolonger un moment de malaise, parce que l’on risque ainsi d’entraver la naissance d’un moment plus riche. » (307)
S’amuser
Mais aussi réfléchir aux mots et au sens avec Laurent Albarracin dont j’extrais ici une nouvelle publication dans la revue numérique Catastrophes : « Rater son bus est rarement mal le fabriquer. Rater un gâteau peut être arriver trop tard pour le prendre. Que devient ce qu’on rate ? Qu’est-ce que ça lui fait, à ce qu’on rate, qu’on le rate ? Quelle chanson ça lui chante ? Est-ce que ça l’affecte ? Est-ce qu’il s’en ressent ? Est-ce que ce qu’on rate s’éloigne dans le regret, est-ce que le regret est le lieu où va ce qu’on rate ? Est-ce que les bus qu’on rate s’en vont tous au dépôt des bus ratés comme s’ils changeaient de destination une fois qu’on les a ratés ? Est-ce que la cible qu’on rate n’a pas réussi ? À qui profite le ratage ? Il y a une chance au ratage. Il y a une chance au ratage qui tombe au bénéfice du jeu. Le jeu joue pour jouer. Le jeu est le seul qui dans le jeu joue seulement pour jouer. Le jeu fait passer les bus comme des gâteaux et les gâteaux comme des bus. Les bus passent comme des montagnes de sucre. » (source)
Valérie et Nina
Lu hier soir avec le plus grand intérêt le beau texte que Valérie Rouzeau a consacré à Nina Simone à la demande de la Philharmonie de Paris, pour sa collection « Supersonique »s. Elle « raconte » Nina avec beaucoup d’admiration mais aussi d’empathie, on sent même une part d’identification sur certains points et elle insère des poèmes brefs, qui incluent des fragments de chansons de Nina Simone. Je ne savais pas que Nina Simone était à l’origine pianiste classique et qu’elle fut rejetée en tant que telle, ce qui l’a amenée à se produire dans une sorte de bouge, où on lui a intimé l’ordre de chanter aussi. J’ai eu vent de ce livre par l’émission de Manou Farine, dans laquelle Valérie en parlait, très bien. Dans le livre, belles compositions colorées et un peu énigmatiques de Florent Chopin.
Tous les hommes seront frères et… les droits d’auteur
Etty Hillesum : « Le ‘tous les hommes seront frères’ [allusion à l’Hymne à la Joie de Schiller] n’aura une chance de se réaliser que lorsque les droits d’auteur seront supprimés. Lorsque chacun puisera dans le grand réservoir commun, alimenté par l’humanité au fil des siècles. Lorsque chacun saura et reconnaîtra que ce réservoir est commun à tous et que c’est une grâce si un peu de son contenu vous échoit et que l’important, ce n’est vraiment pas qu’il s’agisse de vous, monsieur Untel ou mademoiselle Unetelle, mais au contraire que vous soyez reconnaissant d’être admis à donner asile à l’une des pensées ou l’un des sentiments de l’humanité. Que vous soyez reconnaissant d’avoir été choisi par hasard comme moyen, comme médium, comme tissu conjonctif pour aider l’esprit, le divin, appelons-le comme on voudra, à s’incarner une fois de plus dans une petite forme, pour lui permettre de prendre forme. Et du fait de ce statut ‘impersonnel’, si l’on peut dire, les contours de la personnalité ne s’effaceront pas forcément, ils pourraient au contraire se dégager avec d’autant plus de netteté qu’ils ne sont plus troublés et brouillés par de petites, de bien trop petites considérations personnelles, basées sur le besoin de se faire valoir, la vanité, les complexes d’infériorité, etc. » (321)
Dépression et confiance
Bel encouragement d’Etty Hillesum : « Aujourd’hui je sais que ces moments de dépression font partie eux aussi de mon rythme vital, et que c’est bien ainsi. Confiance, très grande confiance en tout et en moi-même. J’ai confiance aussi en mon esprit de sérieux et je commence à me savoir capable de bien administrer ma vie. » (325)
On est début 42, elle a 27 ans, et il ne lui reste qu’un peu plus d’un an à vivre !
Rilke et la patience
Oui, Rilke, très présent, ce n’est évidemment pas un hasard chez Etty, qui le cite en février 42 : « Tout tient dans ces deux mots : porter à terme et enfanter. Laisser chaque impression, chaque germe de sentiment se développer en soi-même, dans l’obscurité, dans l’indicible, dans l’inconscient, dans une zone inaccessibles à l’entendement et attendre avec une profonde humilité, une profonde patience, l’heure d’accoucher d’une nouvelle clarté. Cela seul s’appelle vivre l’expérience de l’art : dans la compréhension comme dans la création. »
Il s’agit bien sûr d’un extrait des Lettres à un jeune poète, mais cela pourrait servir aussi d’introduction aux Écrits sur l’art du même Rilke ! « Là, le temps ne peut servir de mesure, là, l’année ne compte pas et dix ans ne sont rien. Être artiste veut dire : ne pas calculez, ne pas compter ; mûrir comme l’arbre qui ne presse pas sa sève et qui brave avec confiance les tempêtes du printemps, sans craindre qu’après elles ne vienne pas l’été. L’été viendra. Mais il ne vient qu’aux patients, qui sont aussi sereinement tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. Je l’apprends tous les jours, l’apprends au milieu de douleurs auxquelles je rends grâce : la patience est tout. »
→ et on sait ce qu’il lui en a coûté à Rilke entre le début, presque donné, des Élégies de Duino et la très, très longue, parfois désespérée attente qui lui a permis d’accomplir le cycle. De 1912 à Duino à 1922 à Muzot !
L’on songe aussi au rythme effréné des publications aujourd’hui et pas que dans la sphère plus « commerciale ». Il n’y a pas que le Nothomb de l’année comme il y a un millésime de pinard. Je suis parfois effarée de voir trois ou quatre livres du même auteur débarquer dans ma corbeille des « reçus » en une seule année. C’est dit.
Proust et la lecture
Je reviens au livre de Maryanne Wolf qui en tête de sa troisième lettre cite ce célèbre extrait de Marcel Proust : « […] je crois que la lecture, dans son essence originale, [est] ce miracle fécond d’une communication au sein de la solitude […] Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit […] Mais, par une loi singulière et d’ailleurs providentielle de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre. » (cité p. 55)
Wolf poursuit : « la qualité de notre lecture, qu’il s’agisse d’une phrase ou d’un texte entier, dépend avant tout du temps que nous décidons de consacrer aux processus de la lecture profonde, intensive, indépendamment du support. Tous les points que je vais développer maintenant – depuis la révolution culturelle du numérique jusqu’aux habitudes de lecture de nos enfants et petits-enfants, en passant par la place que nous laissons, en tant qu’individus et que société, à la contemplation – visent à te faire prendre conscience du fait qu’il est crucial (et va moins de soi qu’on ne pourrait le croire) de consacrer le temps nécessaire à la constitution du réseau neuronal de la lecture profonde dès l’enfance et à son entretien à l’âge adulte. » (58)
→ Double aspect donc, le constituer soigneusement, avec patience, dans l’enfance. Mais aussi l’entretenir à l’âge adulte, avec sans doute de vrais livres en papier. Elle montre sur elle-même, je ne sais plus si j’en ai déjà parlé, l’évolution qui peut se faire, à notre insu. En sept ans de travail intensif, essentiellement sur écran, elle a un peu perdu de ses capacités de lecture profonde, elle s’en aperçoit en reprenant dans sa bibliothèque le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse qu’elle, l’immense lectrice depuis toujours, a du mal à relire ! Choc considérable qu’elle expose avec beaucoup d’honnêteté. Et elle donne aussi au lecteur la méthode qu’elle a suivie : reprendre le livre par petites tranches, pendant des jours et des jours, jusqu’à retrouver une certaine fluidité et surtout un vrai attrait dans et pour cette lecture.
Empathie et lecture
Wolf revient encore sur la capacité d’ouverture que nous donne la lecture. « Le fait de se mettre à la place des autres, de comprendre de l’intérieur ce qu’ils pensent et ressentent, est l’un des apports les plus importants, mais aussi les plus méconnus, des processus mentaux de la lecture profonde. Proust, en parlant de ‘miracle fécond d’une communication au sein de la solitude’, décrit la dimension émotionnelle et intime de la lecture : la capacité à ressentir, sans sortir de notre sphère privée, ce que ressent quelqu’un d’autre. Cette possibilité que nous offre la lecture – quitter notre univers sans le quitter – est ce qui a permis à Emily Dickinson, recluse volontaire dans sa chambre donnant sur la grand-rue d’Amherst, Massachusetts, de voguer vers d’autres vies et de lointains rivages, à bord de ce qu’elle appelait sa « frégate » (63) car « la lecture est le lieu privilégié où se libérer de soi-même pour aller à la rencontre de l’autre et apprendre, ce faisant, ce que signifie être une personne différente de soi, dotée d’aspirations, d’émotions et de doutes que l’on n’éprouverait jamais autrement » (64)
Elle cite aussi la remarque de C.S. Lewis, que j’ai relevée pour mon projet Lire, qui figure même en tête de ce projet : « Comme le fait dire à C. S. Lewis, auteur de Narnia, le scénariste des Ombres du cœur, le biopic qui lui est consacré : ‘Nous lisons pour savoir que nous ne sommes pas seuls.’ » (66)
Calvino
Wolf cite souvent Calvino et me donne envie de reprendre Les Leçons américaines. En tête d’un de ses chapitres, elle met cette superbe citation : « Qui sommes-nous, qui est chacun de nous, sinon une combinatoire d’expériences, d’informations, de lectures, d’imaginations ? Toute vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d’objets, un nuancier de styles, où tout peut être sans cesse rebattu et réarrangé de toutes les façons possibles. » (cité p. 74)
Henri Cartier Bresson
Superbe article de Fabien Ribery dans son blog sur un livre de Cartier Bresson. Quelques extraits : « On connaît bien sûr sa fameuse formule venue du Cardinal de Retz de l’instant décisif, et de l’alignement du cœur, de l’esprit et de la vue, tel que par exemple on la lit dans un traité qu’il admirait, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, d’Eugen Herrigel. Ami des plus grands (René Crevel, André Pieyre de Mandiargues, Giacometti, Truman Capote, parlant de lui comme d’une ‘libellule inquiète’, Tériade, Manuel Alvarez Bravo), collaborateur précieux mais gardant farouchement sa liberté, L’œil du siècle (Pierre Assouline), qui fut le deuxième assistant de Jean Renoir sur trois films majeurs, est parfois décrit comme un globe-trotter. Non, l’artiste à la curiosité insatiable ne papillonne pas, mais s’installe, quelques mois, quelques années, approfondissant sa relation aux pays et aux gens, en Afrique (entre miasmes de la colonisation féroce et agents pathogènes locaux, il tombe sérieusement malade et sera soigné par une guérisseuse), au Mexique, en Inde, en Chine, en URSS. »
Et un peu plus loin : Les aphorismes sont superbes : ‘Ce qui m’intéresse, c’est de surprendre les gens sur le vif, c’est de ne pas changer la réalité. Il ne faut pas troubler l’eau. Quand on pêche, on ne fouette pas l’eau pour essayer de prendre le poisson.’ / ‘Le Leica est pour moi un carnet de dessin, un divan de psychanalyste, une mitraillette, un gros baiser bien chaud, un électro-aimant, une mémoire, un miroir de la mémoire.’/ ‘Si vous avez un don, vous en êtes responsable. Ça se travaille.’ / ‘En fait, pour aller vite, il faut aller très doucement.’ / ‘La poésie est un rapport, pour finir, et, avec la peinture et l’amour, la seule chose importante.’ / ‘Aujourd’hui le désastre porte un nom : la technoscience, cette course en avant des apprentis sorciers. Ça, ça me révolte.’ Faisant de la photographie comme on remplit un carnet de croquis, Cartier-Bresson déclare en 1966 : ‘Photographier pour moi, c’est chercher à comprendre la vie mystérieuse de tous les jours, à l’enregistrer, à tenir un journal. Cette joie de l’observation, ce privilège du photographe impliquent des responsabilités, une certaine dignité dans l’action. Photographier, je crois que c’est une façon de vivre’… » (source)
Le livre : Henri Cartier-Bresson, Puis-je garder quelques secrets, éditions EXB, 2023. Un futur cadeau de Noël, pour moi, certainement !
Marcel Cohen
Extrait d’une belle note de Patrick Corneau sur le livre de Marcel Cohen, 5 femmes : « Marcel Cohen, comme Simone Weil, ne croit pas à l’imagination qui est source d’illusions, de mensonges – le fantasme cherche à échapper à la réalité. Seule importe la couronne de grâce, non imaginaire, des êtres de chair et le don qu’ils nous font par leur présence, leur attention, leur sollicitude, l’offrande d’une aide ou d’un encouragement. Ces évocations tiennent lieu de dette de reconnaissance vis à vis de celles qui l’ont sauvé et éduqué à travers des gestes de courage et de bienveillance insignes. Aussi peut-on lire Cinq femmes comme un hymne à la bonté. La très, trop galvaudé “banalité du mal” nous fait malheureusement oublier qu’il existe une “bonté banale” – certes incomparablement plus rare mais pas moins admirable et peut-être plus répandue qu’on ne croit. » (source)
La lecture est cumulative
Bien que cette notion de cumul ait quelque chose d’un peu capitaliste ! [sans doute est-ce le terme de la traduction, je ne sais pas quel est le mot choisi par Mangel], j’aime bien cette idée que plus on lit, plus on est bon lecteur, compétent en lecture, riche intérieurement de tout ce que chaque livre nous apporte. « Chacune de nos lectures, tout au long de la vie, ajoute à notre réservoir de connaissances, qui conditionne notre capacité à comprendre et anticiper ce que nous lisons. (…) lecture. Alberto Manguel, dans sa si belle Histoire de la lecture, éclaire cet aspect essentiel lorsqu’il écrit que ‘la lecture est cumulative.’ » (M. Wolf, p.74)
Ils ne savent pas qu’ils ne savent pas
Cette notion si importante du croire savoir ! Certes les enfants ici invoqués courent ce danger, mais nous tous, en permanence. Et désormais aussi non seulement faute d’un bagage cognitif suffisant mais aussi par ce que l’art du faux atteint des niveaux inimaginables de tromperie, de falsification. Quant à ladite intelligence artificielle, pour l’avoir testée, de façon très limitée une ou deux fois, je me suis aperçue que mon réflexe immédiat devant ce qu’elle me servait et qui était confondant, était : mais est-ce juste ?, est-ce fiable ?, sachant que pour me sortir cette belle envolée, elle s’est appuyée sur des données qu’on lui a donné à ingurgiter. Quelles données et a-t-elle une capacité de les trier, en fonction de leur fiabilité ?
« Ceux qui ont lu beaucoup et bien auront une profusion de ressources qui viendront éclairer leurs lectures ultérieures. En revanche, ceux disposant d’un bagage moindre auront des capacités d’inférence, de déduction et d’analogie plus limitées, ce qui les rendra perméables à des informations non vérifiées, voire à des fake news ou à de pures inventions. Le danger en d’autres termes est que nos enfants ne sachent pas qu’ils ne savent pas » (76-77)
Je cite largement car cela me parait très important : « Pour faire progresser notre savoir, nous devons l’enrichir en permanence. Or, une part croissante de notre information factuelle nous vient désormais de sources externes qui ne sont ni vérifiées ni étayées. Selon que nous prendrons le temps d’analyser et de traiter cette information, ou que nous renoncerons au contraire à la soumettre à d’exigeants processus critiques, notre futur changera du tout au tout. Une fois disparus les contre-pouvoirs que nous exerçons aujourd’hui grâce à notre réservoir de connaissances et à nos capacités d’analyse, nous serons tentés de prendre pour argent comptant toute information disponible, sans même nous demander si elle est exacte et non biaisée par des présupposés ou des intérêts inavoués. » (77)
Nous sommes entrés encore plus avant dans l’art déjà très développé de la manipulation des consciences. Et c’est en ce sens que l’on peut, que l’on doit dire que la seule réponse est la qualité de l’éducation.
Quel plaidoyer pour la lecture !
Citons encore, c’est un bonheur (citer, le bonheur du Flotoir ?) : « Lorsque nous lisons, nous consacrons les tout premiers millièmes de seconde à réunir nos perceptions et à y intégrer nos observations. Le raisonnement analogique, nous dit le cognitiviste Douglas Hofstadter, fait le lien entre ce que nous voyons et ce que nous savons déjà (notre bagage intellectuel et culturel), nous amenant à formuler de nouveaux concepts et de nouvelles hypothèses. Ces dernières nous aident à appliquer correctement nos capacités logiques – la déduction et l’induction – puis, le moment venu, à évaluer et analyser de façon critique la signification que nous prêtons à nos observations et inférences. Ce faisant, nous tirons de celles-ci des interprétations de ce qui a précédé et, avec un peu de chance, des conclusions susceptibles de provoquer une étincelle dans notre esprit. Au cœur de l’acte de lire se trouvent ainsi mêlées science et poésie. » (79)
Et comment ne pas suivre Maryanne Wolf qui fait au fond, aussi, un boulot d’écologiste quand elle écrit : « L’absence de boussole intellectuelle et l’adhésion à un mode de pensée dogmatique sont les deux grands dangers auxquels, chez nous tous, est exposée la pensée critique. » (84) et cela jusqu’au sein des universités ! Chez des jeunes chez qui la boussole intellectuelle n’est plus aussi fiable qu’avant (sans doute parce qu’ils ne lisent pas assez, toutes les études le montrent) et donc l’adhésion à un mode de pensée dogmatique plus rapide. Je le sens jusque dans les titres de livres et les présentations de colloque qui me tombent sous les yeux en permanence.
« Nous sommes placés, au cours des tout derniers millièmes de seconde où nous lisons la phrase que nous avons sous les yeux, devant un fait et un mystère à la fois. Que nous préférions parler, comme le professeur de littérature Philip Davis, de ‘recueil et contemplation de notre expérience’, ou bien, comme le cognitiviste Stanislas Dehaene, d’‘espace de travail neuronal’, ou encore, à l’instar de la romancière Gish Jen, de l’‘intériorité’ du lecteur, il y a dans l’acte de lecture un moment ultime où de vastes perspectives s’ouvrent devant nous et où tous nos processus cognitifs et affectifs deviennent matière à concentration et à réflexion. » (87)
Absolutisme éthique et compassion
Belle attitude de Tomas Venclova. Parlant de son père impliqué dans le pouvoir soviétique en Lituanie, il explique à Ellen Hinsey, dans Le Nord magnétique : « Cependant, si l’on cherche à juger de tels cas – qui n’étaient alors que trop nombreux –, il existe essentiellement deux approches. L’une est l’absolutisme éthique, qui conduit à une condamnation inconditionnelle. L’autre est la compassion. Pour ma part, je ne peux que choisir la compassion, et pas seulement parce que je parle d’une personne qui m’est proche. Ma propre vie a pris une autre direction ; pourtant, je suis incapable d’affirmer avec certitude comment je me serais comporté à la place de mon père. » (174)
→ Il me semble que nous sommes nombreux à être pris dans cette tension parfois insupportable entre absolutisme éthique et compassion. La crise actuelle nous met au cœur même de cette tension, à son point le plus brûlant. Sans doute nous dirait Maryanne Wolf, nous faut-il lire, et lire, de grands articles, où des points de vue s’opposent, écouter les rares personnes qui sont conscientes du caractère inconciliable de ces deux directions qu’il faut pourtant tenter de concilier. Nourris aussi de ce que nous savons, parce que nous avons lu. Peut-être pas de manière suffisamment ouverte et diversifiée, je dois le reconnaître honnêtement. Mais avec cette boussole, chercher à connaître les différentes formes de restriction de la liberté de l’autre et le fait que rien ne doit porter atteinte à la personne humaine. Lire Venclova, qui montre comment l’éducation en Lituanie pendant l’occupation soviétique était totalement orientée, faussée par l’idéologie, jusque dans la littérature et bien sûr sans parler de l’histoire, avec des pans entiers effacés, des personnes essentielles anéanties (on pense à Trotski bien sûr, littéralement effacé et pas seulement des images).
©florence trocmé