Où il est question de Clarice Lispector, de Christian Prigent, de l’art de la chronique, ou bien encore d’industrie culturelle

[Flotoir du 16 au 26 juin 2023]
Chronique
Ce qu’est une chronique, selon François Angelier (Monde des livres daté du 16 juin 2023). Et si ces mots me frappent, c’est parce que je suis dans la lecture des Chroniques de Clarice Lispector et que je trouve que les mots d’Angelier épousent parfaitement ce que fait Lispector dans ses saisissantes chroniques, vers lesquelles j’ai été conduite par Georges Didi-Huberman. « Le chroniqueur, son nom le dit assez, n’a affaire qu’au temps, au secret de sa durée intime, aux fracas des intensités historiques ou au petit flux des jours. Un univers temporel qu’il tamise pour en isoler les pépites événementielles ou délimiter les tourbillons intérieurs. »
Il se peut que parfois le Flotoir contienne des chroniques. Ou soit une métachronique ?
Un rocher
Ce matin, au bord de la promenade du Soleil levant, ce rocher que je connais bien, la force de son surgissement, sa masse, sa puissance, ce temps qu’il enserre et qui n’a rien à voir avec le nôtre, jusqu’en ces lichens qui le tapissent.
Clarice Lispector
Profondément frappée par ses Chroniques. Écrites pour un journal brésilien, abordant tous les sujets, souvent sur un ton très personnel, bien rare dans l’univers journalistique. Une sorte de journal d’émotions, d’affects, dirait peut-être Georges Didi-Huberman, par qui je suis arrivée vers ces Chroniques. Une façon tellement singulière de vivre les choses, et une écriture si puissante pour rendre compte de cela. Je n’ai rien lu d’autre d’elle et en particulier pas ses romans. Je retrouve ici, en Bretagne, dans ma collection de la revue Europe, le numéro de novembre-décembre 2012 qui lui a consacré un dossier. C’est d’ailleurs dans ce numéro, lors de mon dernier séjour ici, que j’avais relevé cette chronique sur le truand brésilien Mineirinho tué de 13 balles par la police. évoquée dans un précédent Flotoir.
« Clarice Lispector ne tenait ni ne retenait : elle sentait, elle disséminait à tout va pour offrir dans ces textes, semaine après semaine, l’émotion de ses pensées autant que sa pensée des émotions. » Georges Didi-Huberman, revue Critique, n°893, octobre 2021.
Je transcris ici aussi la présentation du livre sur le site des Editions des Femmes, livre paru en 2019 : « Cette nouvelle édition, fruit d’un long travail de recherche dans des archives publiques et privées, couvre plus de 30 ans de journalisme, de 1946 à 1977 ; elle contient plus de 120 chroniques inédites de la magicienne de la littérature brésilienne, à côté de celles parues dans La découverte du monde (des femmes-Antoinette Fouque, 1995) et laisse entrevoir une artiste qui ne s’est jamais soumise aux normes du travail de journaliste. Les chroniques de Clarice Lispector constituent la matière première de ses livres. Elle y aborde des thèmes divers, de son rapport à l’écriture à la beauté féminine, en passant par des épisodes de la vie quotidienne qui acquièrent soudain, sous sa plume, une signification métaphysique. En grande créatrice indifférente aux genres littéraires, elle les retricote pour les intégrer dans ses nouvelles et ses romans, avec d’infinies variations comme dans un écheveau de plus en plus dense. Il est absolument fascinant et passionnant de s’y plonger sans jamais, cependant, en percer le mystère. »
Joie d’être
Et non pas narcissisme ! Clarice Lispector : « Il n’y a aucun homme ni aucune femme qui, s’étant regardé par hasard dans une glace, ne se soit étonné de soi-même. Pendant une fraction de seconde on se voit comme un objet fait pour être regardé. On pourrait appeler cela narcissisme, mais moi je l’appellerais : joie d’être. Joie de trouver dans la figure extérieure les échos de la figure interne. Ah, alors c’est vrai que je ne me suis pas imaginée : j’existe. » (p. 11)
Un court dialogue
« Le processus
– Qu’est-ce que je fais ? Je ne supporte pas de vivre. La vie est si courte, et je ne supporte pas de vivre.
– Je ne sais pas. Je ressens la même chose. Mais il y a des choses, beaucoup de choses. Il y a un point où le désespoir est une lumière, et un amour. » (p. 15)
Et là soudain, surgissement de l’expression si courante, l’énergie du désespoir !
Prière
En septembre 1967, Clarice Lispector publie une chronique dont le titre est Prière pour un prêtre (imagine-t-on ça aujourd’hui ? !) « Un soir j’ai balbutié une prière pour un prêtre qui a peur de mourir et honte d’avoir peur. J’ai dit un peu à l’oreille de Dieu, avec une certaine pudeur : (…) ‘fais-lui sentir une joie modeste et quotidienne, fais en sorte qu’il ne T’interroge pas trop, car la réponse serait aussi mystérieuse que la question, fais en sorte qu’il se rappelle qu’on n’explique pas non plus pourquoi l’enfant veut les baisers de sa mère, et pourtant il les veut, et pourtant les baisers sont parfaits, fais en sorte qu’il reçoive le monde sans avoir peur, car c’est pour ce monde incompréhensible que nous avons été créés et nous-mêmes sommes également incompréhensibles, et donc il y a une connexion entre ce mystère du monde et le nôtre’. » (p. 18)
Croyante, pas croyante, Lispector, c’est totalement secondaire selon moi. Et il n’est pas nécessaire de croire pour sentir tout le bienfait de ce texte, qui parle à l’âme.
Et le printemps
En 1967, la grande peur du changement climatique était encore diffuse et Clarice Lispector écrivait :
« Printemps au fil de la machine
Les premières chaleurs de la nouvelle saison, aussi anciennes qu’un premier souffle. Si bien que je ne peux m’empêcher de sourire. (…) Cette première chaleur encore fraîche apporte : tout. Seulement cela et sans partage : tout. Et tout est beaucoup pour un cœur soudain affaibli qui ne supporte que le moins, ne peut vouloir que le peu et peu à peu. Aujourd’hui je sens, également mordante, une sorte de souvenir encore à venir du jour présent. Et dire que jamais, jamais je n’ai donné ce que je sens à personne ni à rien. L’ai-je donné à moi ? Seulement dans la mesure où l’âpreté de ce qui est bon tient dans des nerfs si fragiles, des morts si douces. » (p. 20)
Un peu plus loin, dans la même chronique : « À l’intérieur de ce fruit qui en moi s’élabore, à l’intérieur de ce fruit, succulent, il y a la place pour la plus légère des insomnies qui est ma sagesse d’animal éveillé : un voile de vigilance, suffisamment attentive pour seulement pressentir. Ah, pressentir est plus agréable que l’intolérable acuité du bon. Et je ne dois pas oublier, dans la fine lutte que je mène, que le plus difficile à comprendre est la joie. Je ne dois pas oublier que la montée la plus escarpée, et la plus exposée aux vents, c’est sourire de joie. » (p. 20)
Je ne voudrais pas employer l’expression « on l’aura compris », qui comme « a vocation à » ou « à couper le souffle » fait partie des expressions utilisées ad nauseam dans les médias, mais ces quelques citations reprises me permettent, à moi, de sentir l’immense richesse, l’immense nouveauté, encore aujourd’hui, plus de 50 après, de ce que Clarice Lispector exprime, en continu, dans ses Chroniques.
Du marché, des poètes
Bel article de Patrick Corneau sous son Lorgnon Mélancolique à propos du Marché de la poésie. Il écrit par exemple cela : « La contamination des principes et méthodes de la start-up-nation à la poésie m’inquiète un peu. Il me semble que la poésie est plutôt le lieu de résistance à ces pratiques et voir un “poète” ou une “poétesse” (importance des guillemets) y succomber me désole. »
Et il ajoute
« J’ai dit quelque part que la meilleure façon de devenir ‘alcestueux’ est d’arpenter les travées d’un salon des loisirs, d’un forum des associations : toute une société d’admiration mutuelle qui désire se dévouer à l’Autre dans l’ignorance du prochain, vous inoculera une misanthropie féroce. »
Clarice Lispector
Patrick Corneau qui si souvent attire mon attention sur des œuvres ou des livres importants. Il avait longuement écrit sur Clarice Lispector en 2020, ouvrant sa note par ces mots qui me paraissent tellement juste : « Une des revendications les plus fréquentes de Clarice Lispector, l’écrivaine brésilienne, est de ne pas comprendre, pour la raison que comprendre limite. Ou alors comprendre juste un peu, juste assez pour comprendre qu’on ne comprend pas, que l’on est gravement en décalage avec le monde, que l’on n’arrive pas à régler son pas sur lui. Et de se méfier de la raison, de la logique qui sait tout : ‘Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, dit-elle, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même’. En effet, la raison s’épuise dans ses tautologies et n’explique rien, elle est vide et elle est suffisante. Clarice Lispector ajoutait : ‘Être cohérent c’est se mutiler’ ».
Dies irae
Le courage d’être soi, de dire ce que l’on pense vraiment… elle l’a Clarice Lispector et y compris dans ses Chroniques pour un grand quotidien brésilien. Y aurait-il aujourd’hui quelqu’un pour écrire ce qu’elle écrit, dans Le Monde ou dans Libé ? Une terrible chronique s’intitule Dies irae. La première fois que j’ai entendu parler de Dies Irae, je devais avoir moins de 15 ans, c’était par Mozart, dans son Requiem. Je l’entends tonitruer, terrifiant, dies irae, dies illa, jour de colère, jour fameux, solvet saeclum in favilla, qui réduira le monde en cendres. Il y est déjà en partie, en cendres. Mais la colère ? Savons-nous encore nous mettre en colère pour des choses essentielles, comme le fait Clarice Lispector dans sa chronique du 14 octobre 1967. « Je me suis réveillée en colère. Non et non, le monde ne me plaît pas. La plupart des gens sont morts et ne le savent pas, ou bien sont vivants parce qu’ils friment. Et l’amour, au lieu de donner, exige. Et ceux qui nous aiment veulent que nous soyons quelque chose dont ils ont besoin. Mentir donne du remords. Et ne pas mentir est un don que le monde ne mérite pas. ».
Lisons Clarice Lispector.
Ah les questions d’identité
Elles font rage aujourd’hui, contribuent à diviser plus encore, me semble-t-il. Alors j’aime bien cette réponse de Clarice Lispector (je rappelle à toutes fins utiles qu’elle a été principalement éditée en France par les Editions des Femmes). Lors d’un entretien, son interlocutrice lui a « demandé si [elle se] considérai[t]comme une écrivaine brésilienne ou simplement comme une écrivaine. » Voici la réponse de Clarice Lispector : « J’ai répondu que, en premier lieu, si féminine que soit la femme, elle n’est pas une écrivaine, mais bien un écrivain. Un écrivain n’a pas de sexe, ou plutôt il a les deux, selon un dosage variable, c’est évident. Ensuite que je me considérais simplement comme un écrivain, sans rien de typiquement brésilien ». (p. 45)
Voilà une forte façon de refuser d’être assignée à résidence.
Prigent et Lispector, un rapprochement par citations
« Pour noter l’effet que le monde nous fait, nous n’avons jamais les mots. Pire : les mots communément articulés en discours sont une terre gaste entre le monde et nous : nos expériences intimes s’y perdent. Il faut tenter de franchir cet espace. Entrer dans la forêt où gît l’énigme : inventer des langues qui disent plus justement la vérité des sensations, des amours, des peurs. Chercher le ‘réel’, en somme – toujours manqué. » (extrait de son Journal, sur Sitaudis)
Ces mots de Prigent m’ont immédiatement fait songer à ce que je lisais hier dans le dossier consacré en 2012 à Clarice Lispector par la revue Europe, à ces mots de Clarice Lispector elle-même en son livre La Passion selon G.H. : « Je possède à mesure que je désigne – et telle est la splendeur d’avoir un langage. Mais je possède bien plus à mesure que je ne parviens pas à désigner. La réalité est la matière première, le langage est ma façon d’aller la chercher – et non de la trouver. Mais c’est de la quête et non des trouvailles que naît ce que je ne connaissais pas, et qu’instantanément je reconnais. Le langage est mon effort humain. Mon destin est d’aller chercher, mon destin est de revenir les mains vides. Mais – je reviens avec l’indicible. L’indicible ne pourra m’être donné que par l’échec de mon langage. Ce n’est que lorsque la construction rate que j’obtiens ce à quoi elle n’est pas parvenue. » (cité in Europe, n° 1003-1004, p. 136 par Benedito Nunes en un remarquable article sur l’écrivain brésilienne).
Je sens quelque chose de plus vivant, de plus dynamique, de moins mélancolique peut-être chez Lispector que chez Prigent. Pour elle rater n’est pas échouer, ne condamne pas. Il y a sans doute chez elle une dimension que faute de mieux je nommerai mystique et qui me semble faire défaut à Prigent, très marqué par son contexte et son cadre, qui exclut sans doute viscéralement cette dimension. Je précise que je l’entends, cette dimension que je nomme mystique, sans aucune référence à une religion, ni même sans doute à une instance supra-humaine.
La sauvagerie
Je reprends aussi ce passage car il résonne fortement avec mes sensations de ces jours dans ma Bretagne à moi, un peu plus à l’est que celle de Prigent (lui St Brieuc, moi plutôt St Malo).
« Le coin de sauvagerie (nuées d’oiseaux, marais hostile au marcheur, rivières boueuses, froides, inamicales) s’enfonce dans le rivage humain (fermes, hameaux au loin). La bête fonce à travers le cadastre cultivé. Sa masse en biffe d’un coup les clôtures. Elle passe : pesante (corpulence) et incroyablement agile (course). Catégorie lourd-léger, comme on dit en boxe.
La vie sauvage : dédaigneuse, brutale, superbe. Sa beauté saisit et effraie. La « nature » : heimlich / unheimlich. »
Cette confrontation sauvagerie/ civilisation, je l’ai éprouvée à plusieurs reprises en observant au fin fond de petites criques, pourtant à portée de bagnoles et troquets, d’énormes rochers qui ont jeté à mon visage (et dans l’objectif de mon appareil photo) leur intemporalité, colorée de lichens. Ma temporalité infime en face à cette masse de temps.
Les fautes de frappe
Une chronique de Clarice Lispector intitulée « Au linotypiste » : « Excusez-moi de faire tellement de fautes de frappe. D’abord c’est parce que ma main droite a été brûlée. Ensuite, je ne sais pas pourquoi. Maintenant une demande : ne me corrigez pas. La ponctuation est la respiration de la phrase, et ma phrase respire à sa façon. Et, si vous me trouvez bizarre, respectez cela également. Même moi j’ai été obligée de me respecter. » (p. 55)
La réversion dialectique du temps
Dans le numéro d’Europe déjà cité, très belle contribution donc de Benedito Nunes, qui s’ouvre par cette remarque de très longue portée : « La sorte de réversion dialectique du temps, qui intervient en toute forme d’activité humaine et selon laquelle le terme d’un processus en éclaire son principe, suspendant l’impression d’émiettement de chacun de ses moments particuliers pour en révéler le cours immanent, agit de façon singulière pour les œuvres artistiques et littéraires. » (Europe, n° 1003-1004, p. 126). Benedito Nunes entre dans le livre L’Heure de l’étoile, « étrange livre, plein de méandres et de tumultes » et qui ne peut être rattaché à aucun genre littéraire. « Clarice Lispector déroge aux règles, elle tombe le masque de la romancière en se disant semblable à l’agent narrateur. Alors que les difficultés de la narration deviennent un des thèmes explicites du livre, est ainsi abandonnée la pudeur de la fiction qui obligeait naguère l’écrivain à l’accréditer et à lui-même se dissimuler derrière le texte. La littérature se met à nu, en tant que littérature ; elle dénonce les artifices qu’elle mobilise pour capter le réel, révélant par là même, comme pour faire pénitence, les ingrédients captieux de ses recettes dont elle accepte aussitôt la contingence. » (p. 129)
Ce que je fais ici
« Je sais ce que je fais ici : je raconte des instants qui gouttent et sont plein de sang.
Je sais ce que je fais ici : j’improvise. Mais quel mal y a-t-il à ça ? J’improvise comme dans le jazz on improvise un air, jazz en furie, j’improvise devant mon public » écrit encore Claire Lispector dans Agua Viva.
Wolowiec, Jaffeux dans le sillage de Lispector ?
« Les phrases se succèdent et s’entremêlent en un rythme fébrile et hallucinatoire repris de paragraphe en paragraphe, en des chaines de signifiants où le mot « œuf » se répète (…) Le jeu est ici à entendre comme pratique poétique de mobilisation des mots, plutôt qu’en son sens commun. Or jouer avec les mots n’est pas toujours une activité vaine. Ici comme dans les textes poétiques, le choc des signifiants – on dirait : les images – et des signifiés – les représentations ou les concepts – ouvrent un hiatus de silence, une sorte de moment contemplatif, indicible, conquis à la surface lisse des phrases »
B. Nunes de nouveau, un peu plus loin : « Tout peut être raconté, mais en tendant à l’inénarrable vers quoi tout culmine » (p. 134)
Alors écrire
Ici on mesure à la fois l’étrangeté et la force de Clarice Lispector. Dans La pêche miraculeuse elle écrit : « Alors écrire est la modalité de qui a le mot pour appât : le mot qui pêche ce qui n’est pas mot. Quand ce non-mot mord l’appât, quelque chose s’est écrit »
→ N’est-ce pas là l’expérience, très précisément, qui parfois se joue dans l’écriture ? Intimement.
« Dans cette pêche agonique, lutte de l’écrivain avec lui-même et le langage, il n’est pas à proprement parler de victoire. « Je possède à mesure que je désigne, » avais-je relevé un peu plus haut (…) « mais je possède bien plus à mesure que je ne parviens pas à désigner » (cité par Benedito Nunes, pas 136)
Le personnage lecteur
J’avance dans les Chroniques de Clarice Lispector, chacune constituant parfois en elle-même un petit essai en réduction d’après lequel on peut longuement réfléchir et surtout rêver. Cette remarque sur le lecteur qui ne peut que me retenir et venir enrichir mon projet en cours ; « Le personnage lecteur est un personnage bizarre, étrange. Tout en étant entièrement individuel et avec des réactions propres, il est si terriblement lié à l’écrivain qu’en vérité lui, le lecteur, il est l’écrivain. » Clarice Lispector, Chroniques, p. 59
Le ton de Clarice
Le ton des chroniques est très particulier, et j’ai le sentiment d’une amie qui s’adresse à moi, ou bien d’être une des lectrices du quotidien qui accueillait ses chroniques, une fois par semaine, alors que plus de soixante ans se sont écoulés depuis la rédaction. Elles ne sont pas affectées d’obsolescence. L’émotion, l’originalité, le courage d’être soi telle qu’elle est affleurent à chaque phrase et paradoxalement confèrent une dimension très universelle à son propos même quand il est totalement singulier.
La robe blanche
Voici un exemple qui me semble très représentatif : « Je me suis réveillée à l’aube avec l’envie d’avoir une robe blanche. Qui serait de gaze. C’était un désir intense et lucide. Je crois que c’était mon innocence qui ne s’est jamais arrêtée. Certains, je le sais, on me l’a même dit, me trouvent dangereuse. Mais je suis également innocente. L’envie de m’habiller en blanc, c’est ce qui m’a toujours sauvée. Je sais, et peut-être n’y a-t-il que moi et quelques autres qui le sachent, que, si j’ai en moi un danger, j’ai aussi une pureté. » (p . 62)
État de grâce
Chronique qui me renvoie à l’expression de Michon, « le roi vient quand il veut ». « Qui a déjà connu l’état de grâce reconnaîtra ce que je vais dire. Je ne me réfère pas à l’inspiration, qui est une grâce spéciale qui échoit si souvent à ceux qui se consacrent à l’art. L’état de grâce dont je parle n’est à aucun usage. C’est comme s’il venait seulement pour qu’on sache qu’on existe réellement. Dans cet état, outre le bonheur tranquille qui rayonne de personnes et de choses, il y a une lucidité que je trouve légère seulement parce que dans la grâce tout est tellement, tellement léger. C’est une lucidité de qui ne devine plus : sans effort, il sait. Rien de plus : il sait. Ne demandez pas quoi, car je ne peux que répondre de la même façon enfantine : sans effort, on sait. (…) Dans l’état de grâce on voit parfois la profonde beauté, auparavant inaccessible, d’une autre personne. Tout, d’ailleurs, acquiert une sorte de nimbe qui n’est pas imaginaire : il vient de la splendeur du rayonnement presque mathématique des choses et des personnes. On se met à sentir que tout ce qui existe – personne ou chose – respire et exhale une espèce de resplendissement très ténu d’énergie. La vérité du monde est impalpable. » (pp. 68 et 69)
Née pour écrire
« Je suis née pour écrire. La parole est ma maîtrise du monde. Dès l’enfance j’ai eu plusieurs vocations qui me sollicitaient ardemment. Dont celle d’écrire. Et je ne sais pourquoi, c’est cette vocation que j’ai suivie. Peut-être parce que, pour les autres vocations, j’aurais eu besoin d’un long apprentissage, tandis que, pour écrire, l’apprentissage est la propre vie en nous et autour de nous. Il se trouve que je ne sais pas étudier. Et pour écrire, la seule étude consiste en fait à écrire. Dès l’âge de sept ans, je me suis exercée en vue d’avoir un jour la langue en mon pouvoir. Et pourtant chaque fois que je vais écrire, c’est comme si c’était la première fois. Chacun de mes livres est un début pénible et heureux. Cette capacité de me renouveler toute à mesure que le temps passe c’est ce que j’appelle vivre et écrire. »
Ne plus savoir écrire
« Je ne sais plus écrire, j’ai perdu la main. Mais j’ai déjà vu beaucoup de choses dans le monde. L’une d’elles, et non des moins douloureuses, est d’avoir vu des bouches s’ouvrir pour parler ou peut-être seulement balbutier, et tout simplement ne pas y parvenir. Alors je voudrais parfois dire ce qu’elles n’ont pas pu exprimer. Je ne sais plus écrire, mais le fait littéraire peu à peu a tellement perdu de son importance pour moi que ne pas savoir écrire est peut-être précisément ce qui me sauvera de la littérature. » (p. 85)
Et un peu plus loin
« Ce que je veux raconter est aussi délicat que la vie elle-même. Et je voudrais pouvoir user de la délicatesse que j’ai aussi en moi, à côté de la grossièreté de paysanne qui est ma planche de salut. Enfant, puis adolescente, j’ai été précoce en bien des choses. Sentir une ambiance, par exemple, saisir l’atmosphère intime d’une personne. En revanche, loin d’être précoce, j’étais attardée de façon incroyable sur le chapitre d’autres choses importantes. Du reste je suis encore attardée dans bien des domaines. Je n’y peux rien : apparemment il y a en moi un côté enfantin qui ne grandit jamais. (p. 90)
→ Clarice, ma sœur. Schubert, mon frère
Les Chroniques
Ce serait passionnant de faire un petit relevé d’une dizaine de chroniques successives, pour en révéler la variété, le renouvellement constant, les changements de pied et de ton, le passage de la profondeur à la légèreté.
Culture de masse et industrie culturelle
Je reprends ces propos découverts dans le très beau site de Bernard Umbrecht, le Saute-Rhin : « Dans leurs notes et esquisses, les membres éminents de l’École de Francfort écrivent en outre, à propos de la culture de masse et de l’industrie culturelle : ‘Im Reklamecharakter der Kultur geht deren Differenz vom praktischen Leben unter. Der ästhetische Schein wird zum Glanz, den Reklame an die Waren zediert, die ihn absorbieren; […] Seit dem industriellen Zeitalter ist eine gesinnungstüchtige Kunst im Schwange, die mit der Verdinglichung paktiert, indem sie gerade der Entzauberung der Welt, dem Prosaischen, ja der Banausie eine eigene, durchs Arbeitsethos gespeiste Poesie zuschreibt.’ (oc. s. 299) – ‘Dans le caractère publicitaire de la culture, sa différence avec la vie pratique disparaît. L’apparence esthétique devient le clinquant que la publicité cède aux marchandises qui l’absorbent. […] Depuis l’ère industrielle, un art en quête d’efficacité mentale, est en marche, qui pactise avec la réification, la chosification [Verdinglichung], en attribuant justement au désenchantement du monde, au prosaïque, voire à l’inculture [Banausie], une poésie propre nourrie par l’éthique du travail. ’ » (Texte non repris dans l’édition française) »
(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison. Trad. Eliane Kaufholz. Trad modifiée par mes soins. Tel Gallimard. p.23) »
→ Je ne peux qu’adhérer à ses propos ! je constate quasiment chaque jour à quel point la poésie, la littérature, le livre sont devenus des marchandises et à quelle auto-promotion débridée se livrent les poètes. J’accepte qu’on signale une lecture (mais je ne fais plus d’annonces !), moins qu’on me signale à grands renforts de trompette la parution d’un livre, moins encore qu’on me balance une note de lecture manifestement fortement suggérée à un proche. Sur cette question critique, je vais revenir un peu plus loin, via Philippe Jaccottet.
Impressions
Double impression sur deux poètes très considérés et selon moi à juste titre.
Philippe Jaccottet se montre d’une grande exigence et d’une très belle profondeur dans sa correspondance avec Maurice Chappaz et il est capable d’énoncer des critiques précises sur les textes de son ami et bien sûr, ce dernier les accepte, les sollicite, pour avancer dans son travail. Quelques expériences récentes m’ont montré que celle ou celui qui demande conseil est rarement en mesure d’accepter une critique, même ponctuelle. La demande de conseil n’est en fait qu’une demande d’approbation déguisée.
Yves Bonnefoy : je l’ai écouté lire un de ses poèmes des Planches Courbes dans le podcast d’un Surpris par la nuit ancien d’Alain Veinstein. Expérience douloureuse. Aussi bien en raison de la manière de lire de Bonnefoy, emphatique à mon sens, que pour le poème lu, dont le lyrisme m’a paru très lourd et très dépassé. Là aussi je vais y revenir, via des propos de Jaccottet à Chappaz.
La correspondance Maurice Chappaz / Philippe Jaccottet
Les éditions Gallimard publient la correspondance entre les deux poètes, correspondance échangée entre 1946 et 2009. C’est émouvant de penser que la première lecture de poèmes de Philippe Jaccottet, encore toute jeune (pas fini comme m’avait dit un jour un artisan à propos d’un apprenti !) a eu lieu en présence de Gustave Roud et de Maurice Chappaz. Chappaz et Jaccottet invités par Gustave Roud (Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Correspondance 1946-2009, Gallimard, 2023). La rencontre a lieu très exactement le 4 juin 1944, près de Vevey, au bord du lac Léman.
→ voilà qui fait partie de ces moments que j’ai entrepris de recenser et où j’aurais aimé être là. Mais en l’occurrence je n’étais pas encore de ce monde. Peu importe au demeurant.
Préface de José-Flore Tappy
Très bonne préface de José-Flore Tappy, qui connait si intimement l’œuvre de Philippe Jaccottet. Dont je découvre à l’instant, en voulant vérifier ce que j’étais sur le point d’écrire la concernant, qu’elle est la fille du ténor et haute-contre Eric Tappy. Elle est la responsable de l’édition des œuvres de Philippe Jaccottet dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Elle présente bien les deux protagonistes, Maurice Chappaz, né dans une famille suisse de notaires et de notables et Philippe Jaccottet « issu de la bourgeoisie lausannoise, fils d’un vétérinaire et d’une musicienne » (p. 9)
→ Je note donc que les deux amis ont tous les deux un parent musicien. Ce n’est sans doute pas un hasard. (Et donc la préfacière aussi !)
José-Flore Tappy cite Maurice Chappaz : « La littérature ne peut naître qu’à distance, hors de son entourage, et d’une certaine manière contre lui, dans une position de retrait : elle n’existe qu’à ce prix » (p. 9). Chappaz qui dit aussi à Jaccottet : « j’ai été un contemplatif mêlé à un monde de contradiction » (et je me permets de m’approprier cette remarque ! le Flotoir est fait pour cela, aussi !)
Je note aussi le grand soin de l’édition réalisée par José-Flore Tappy avec un appareil de notes qui semblent souvent devancer les questions que l’on se pose à propos de telle évocation, de telle allusion.
« Je tarde à publier »
La citation complète se trouve dans une très belle lettre de Maurice Chappaz, le 28 septembre 1952 : « Je tarde à publier parce que j’ai de plus en plus de peine à écrire et je voudrais cependant qu’elle sorte la plus entière possible la vérité qui m’a tellement fait souffrir ces derniers années. (…) J’ai besoin pour l’exprimer de vivre longtemps avec une pensée, de la garder dans tous mes actes, dans tous mes rapports avec autrui. J’ai été un contemplatif mêlé à un monde de contradictions. Vous savez que toute une part de nous-mêmes est brutalement niée. Or il y a une unité dans la tête et dans le sentiment humain. » (p. 53)
Une vraie honnêteté critique
Je découvre dans cette correspondance que la grande confiance qui est née entre les deux amis leur permet de recevoir, de l’autre, une vraie critique. Jaccottet dit franchement à Chappaz qu’il n’a pu « partager l’enthousiasme de Roud pour son dernier livre », et ce n’est pas la première fois qu’il met son ami en garde contre une forme d’excès lyrique. Il lui écrit ici, le 24 avril 1953 : « je crois qu’une certaine altitude de lyrisme nous est, peut-être, désormais interdite : celle-même où tournent comme des aigles ou des astres les œuvres que nous avons pu préférer à toutes : les odes de Keats ou les élégies de Rilke, les grandes proses de Novalis ou de Guérin. » Il ajoute : « Cette sorte de hantise de l’œuvre absolue, vous la partagez précisément avec Roud : et je crois qu’il y a une issue, elle s’ouvre dans une autre direction, comme par ruse (vous reconnaîtrez là non plus Heidegger mais Paulhan). J’ai beau ne pas trop aimer de Solier, quand il écrit qu’il faut régénérer l’univers par ‘les simples’ (les herbes), cela me plait assez. Peut-être nous faut-il accepter et le tremblement, et les intermittences de notre voix, l’essentiel étant que la bougie ne soit pas soufflée. » (p. 56)
Je n’oublie pas qu’un des titres de Jaccottet est « Et, néanmoins ». Immense lucidité, sens de la juste place, mais pas désespoir stérile. Et pour l’ami, une mise en garde sur la direction où chercher.
La sincérité critique
Je la rencontre si rarement dans les notes de lecture qui me sont proposées. Et je sais bien pourquoi et c’est une des plus importantes problématiques de mon travail de Poesibao. Tout le monde connait tout le monde. Et moi-même je suis bien en peine de dire ce que je pense, qui est bien plus sévère et dur que tout ce que les lecteurs du site peuvent imaginer, poètes inclus. Je suis donc très sensible à cette honnêteté profonde de l’échange entre Jaccottet et Chappaz. Fondée bien sûr sur la confiance qu’ils se font. Sous réserve d’inventaire, je me demande s’il ne m’est pas arrivé de lire de vraies réserves, argumentées, jadis, dans certaines notes d’Antoine Emaz.
De la barbarie
En ces jours où la barbarie se généralise, dans toutes les dimensions, de la plus infime à la plus grande, comment ne pas être sensible à ces propos de Bernard Umbrecht :
« Autodestruction de l’Aufklärung par une pensée devenue marchandise
Je reviens encore un moment sur La dialectique de l’Aufklärung. Dans l’introduction, les auteurs en situent l’enjeu : comprendre comment le progrès devient régression.
‘Was wir uns vorgesetzt hatten, war tatsächlich nicht weniger als die Erkenntnis, warum die Menschheit, anstatt in einen wahrhaft menschlichen Zustand einzutreten, in eine neue Art von Barbarei versinkt’.
(Adorno/ Horkheimer : Dialektik de l’Aufklärung. Suhrkamp taschenbuch. s.11)
‘Ce que nous nous étions proposé de faire n’était en effet rien de moins que la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie’.
(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison. Trad. Eliane Kaufholz. Tel Gallimard. p. 13)
C’est que la rationalité a tendance à s’épuiser, à se vider de sa substance ?.
‘Une des caractéristiques de la rationalité a toujours été dès le début sa tendance à s’autodétruire’
En se barricadant derrière la stricte vérification des faits et au calcul de probabilités par peur de s’exposer à la superstition, la rationalité s’est stérilisée et a préparé le terrain à ce qu’elle voulait éviter : ‘l’interdiction de l’imagination théorique ouvre la voie à la folie politique’
‘Si la Raison n’entreprend pas un travail de réflexion sur ce moment de régression, elle scellera son propre destin’.
En ne prenant pas en charge la dimension négative, toxique, du progrès, les ombres des Lumières, la pensée se désarme et laisse le champ libre aux ennemis du progrès et à l’extrême droite, au fascisme. Le ‘penser aveuglément pragmatisé perd son caractère transcendant et, du même coup, sa relation à la vérité.’ Ainsi, ‘le progrès devient régression’ ». (source)
De la bêtise
Et pour finir avec cet article difficile mais très fécond pour une réflexion lucide, je relève ces notes sur la bêtise. « Adorno et Horkheimer avaient noté combien ‘le fait que l’intelligence tourne à la stupidité est inhérent à l’évolution historique’ (o.c. p. 310), ils symbolisent l’intelligence par l’antenne de l’escargot. Celle-ci se rétracte devant l’obstacle et souligne combien ‘la vie de l’esprit est infiniment fragile’. ‘La bêtise est une ‘‘cicatrice’’ qui se forme ‘à l’endroit où le désir a été étouffé’
Qu’en auraient pensé deux grands spécialistes de la vie de l’esprit, Paul Valéry et Sigmund Freud ?
Et Musil, cité par Bernard Umbrecht : « Ne peut-on s’attendre à trouver, là où jugement et raison sont chez eux, leurs sœurs et sœurettes, les différentes formes de la bêtise ? » (Robert Musil : De la bêtise. Ed Allia. Trad. Philippe Jaccottet. p.12).