Flotoir du 24 novembre au 10 décembre 2023, où il est question de lecture, photo, d’Etty Hillesum et de Bach
photo florence trocmé
Flotoir du 24 novembre au 10 décembre 2023
Harmoniques de la lumière
La puissance des uns a besoin de la stupidité des autres
Je poursuis la lecture de Lecteur, reste avec nous de Maryanne Wolf ; elle cite Bonhoeffer : « Les atrocités sans précédent du XXe siècle témoignent tragiquement de ce qui se produit lorsqu’une société échoue à se remettre en question et abdique sa capacité d’analyse entre les mains de ceux qui lui disent que penser et de quoi avoir peur. Bonhoeffer, du fond de sa cellule, a su décrire ce mécanisme éprouvé : ‘En y regardant de plus près, nous constatons que n’importe quel grand déploiement de puissance extérieure, politique ou religieuse, frappe de stupidité une grande partie de l’humanité. Cela semble être carrément une loi psycho-sociologique. La puissance des uns a besoin de la stupidité des autres. Dans ce processus, ce n’est pas que certaines aptitudes de l’homme, comme l’intelligence, viennent à s’étioler ou à manquer brusquement, mais, sous l’influence écrasante de ce déploiement de puissance, l’homme est privé de son indépendance intérieure et […] renonce à trouver une attitude personnelle.» (Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous, p. 229)
Les bons lecteurs sont les canaris de la société
J’ai déjà parlé du canari avertisseur de danger. Le revoilà : « Si je crains pour nos jeunes que leur excès de confiance dans les plateformes externes de connaissance les rende ignorants de leur propre ignorance, je redoute que nous-mêmes, qui sommes censés leur servir de guides, n’ayons pas conscience du rétrécissement insidieux de notre pensée, de l’imperceptible affaiblissement de notre attention aux questions complexes, de la diminution insoupçonnée de notre capacité à écrire, à lire ou à penser au-delà de 140 caractères. Il est temps que nous nous regardions en train de lire, d’écrire et de penser, afin de voir ce que nous sommes devenus. Les bons lecteurs sont à la fois les canaris de la société – qui ont pour rôle de détecter la présence d’un danger pour ses membres – et les gardiens de notre humanité commune. » (231)
Monde intérieur
Maryanne Wolf parlait de Dietrich Bonhoeffer et de Bernard Stiegler et les deux cas me paraissent très instructifs. Le premier avait sans doute un monde intérieur et un bagage de lecture considérable au moment de son internement en camp de concentration – le second, non, au moment de son incarcération qui a été le théâtre de sa découverte de la philosophie et de l’activation de sa soif de connaissance. Quand on rend visite à des gens qui sont internés ou privés de leur liberté d’aller et venir, pour différentes raisons, de santé notamment, on se rend compte comme la qualité de leurs ressources intérieures est fondamentale. Pour s’occuper l’esprit, pour vivre ce temps-là, souvent difficile, de la moins mauvaise façon.
Etty Hillesum
« On dirait que j’entre dans une nouvelle phase de concentration intérieure croissante » (421) écrit Etty Hillesum. Et un peu plus loin : « la vie n’est plus qu’une seule et même grande aventure intérieure, continuelle et pleine d’imprévu, et chaque minute du jour et de la nuit apporte pour ainsi dire de nouveaux aliments à cette aventure. Et l’on s’accorde aussi désormais des temps de repos : parfois entre deux inspirations profondes, et parfois en s’agenouillant cinq minutes, dans n’importe quel endroit de la maison. Et ce que je vis, y compris les expériences les plus émotionnelles, je les assimile sur-le-champ et à l’instant même ».
→ C’est dire en effet à quel niveau de concentration intérieure elle est parvenue, car elle est loin de mener une vie d’ermite, elle assume de multiples tâches, partage son temps entre Han son compagnon et Spier, a déjà des patients, fait des traductions, etc.
« Tel est aujourd’hui mon sentiment de la vie : ma vie s’écoule à travers moi comme un grande fleuve, riche et puissant, alimenté par une infinité de petits affluents – etc.) (424)
Rilke
Rilke est très présent dans le journal d’Etty. Elle écrit : « Rainer Maria Rilke ! Dans dix ans j’écrirai sur toi un essai impressionnant, j’en suis convaincue. Pour l’instant, je me contente encore de vivre avec toi et de me délecter de toi » (427)
→ Terrible ce projet qui ne verra pas le jour, et comme on regrette cet écrit imaginé. Nous sommes en mars 42, elle va disparaître le 30 novembre 1943 et cette date est comme une sorte de gibet tragique au-dessus de toutes ces pages.
→ Magnifique la manière dont elle s’approprie Rilke et ses livres, au point de « vivre avec [lui] ». Quelle magnifique compagnie nous avons en nous, nous les lecteurs ! Et comme ils doivent manquer à tous ceux qui ne lisent jamais. Et il ne s’agit pas forcément de grandes œuvres et d’immenses écrivains et maîtres de vie comme Rilke. Je l’ai déjà écrit ici, je pense que nous pouvons vivre avec des héros de notre enfance, un Babar, un Vilain petit canard, Nils Holgersson, etc. Ce serait formidable de dresser une liste de ceux avec qui j’ai le sentiment de vivre. Il y a des hôtes de passage, qui m’imprègnent fortement toute une période, souvent celle de la lecture d’une œuvre, comme Clarice Lispector cet été. Il y en a, ils sont plus rares et ce sont souvent pour moi des musiciens, qui sont là en permanence, comme Schubert, Bach, Proust (et il n’est à mon sens pas nécessaire d’avoir lu l’immense littérature à lui consacrée, ni même l’ensemble de son œuvre pour qu’il en soit ainsi, il suffit d’avoir eu, souvent, en le lisant, l’impression d’une totale adhésion à ce qu’il transmet de son expérience et à la manière dont il la traduit), Jacques Roubaud, Nerval. Parfois ce sont des personnages des livres ! Parfois ce sont les auteurs qui sont là, plus que telle ou telle partie de leur œuvre, Emily Dickinson, Virginia Woolf.
Encore une sacrée leçon d’Etty
« On ne saurait être trop relatif dans ce que l’on exige des autres, ni trop absolu dans les exigences que l’on s’impose à soi-même » (433)
→ Pour être confrontée en ce moment à une personne qui est dans un refus total du moindre effort pour se sortir d’une situation difficile et qui rejette tout soin, il importe de ne pas juger, de ne pas blâmer. D’essayer simplement de comprendre, de trouver -voire de donner- de bonnes raisons à cet état de fait. Savoir que ce que tous nous exigeons d’elle, qu’elle s’implique, qu’elle mette du sien, n’est pas à sa portée actuellement, faute de ressources intérieures mobilisables. Elles sont présentes mais inaccessibles pour l’instant. C’est aussi ce qui devrait nous animer quand nous sommes en face de quelqu’un qui est profondément déprimé ou bien encore devant quelqu’un qui est pris dans une addiction. Comme si le il n’y a qu’à, ou le faut qu’on ! n’avait de sens que pour soi, et encore ! il faut parfois savoir relativiser ce qu’on exige de soi, qui peut fort bien excéder nos capacités ou nos ressources. Question de dosage, d’équilibre, de réflexion aussi. De celle, dirait Maryanne Wolf, qui peut être induite par tout ce que nous avons lu et lisons.
Indécence
Profondément choquée par toutes ces annonces qui déferlent dans la boîte aux lettres « ce n’est plus une question de jours, mais d’heures » [Adobe, sic], alors qu’il s’agit de cet horrible Black Friday dont le seul nom fait froid dans le dos, tellement il est chargé de connotations ! Alors que l’on est dans l’attente de la libération des premiers otages israéliens, qui sont des tout-petits et des enfants. Berque !
Epsiloon
Depuis le début je soutiens l’initiative d’une ancienne équipe de journalistes scientifiques appartenant à un célèbre magazine de vulgarisation et à qui on voulait imposer de nouvelles façons de travailler, incompatibles selon eux avec la fiabilité et la qualité des articles qu’ils pourraient fournir dans ces conditions. Ils ont donc, nombreux, quitté le magazine en question, (il faut du courage pour cela, retrouver un travail dans la presse n’est pas facile) et ont décidé de fonder un nouveau magazine de vulgarisation scientifique, irréprochable sur le plan de la fiabilité des informations, Epsiloon.
Je reçois mon numéro de décembre ce matin et sur la pochette d’envoi je lis les mots qui suivent et qui m’enchantent, tant ils sont la preuve qu’une belle résistance au tout mercantile est possible.
« Bilan de fin d’année : 12 numéros, 4 hors-séries, 3 livres, 1 nouveau site internet, 3,466 millions de signes (à peu près), 11 éléphants, 25 009 trous noirs, 12 Einstein. ». En journaliste que je suis, j’ai apprécié le calcul du nombre de signes, habituée que je suis depuis toujours à les compter ! Epsiloon en est au numéro 30, je les ai tous lus, j’y ai fait de magnifiques découvertes, j’y ai vu les plus belles images scientifiques que l’on puisse imaginer. Cerise sur le gâteau, ce dernier numéro que je n’ai pas encore lu porte sur les lois de la forêt.
Journalistes (je pense aussi à la Tribune du dimanche ou au 1), éditeurs (tous nos chers petits éditeurs de poésie par exemple) montrent qu’on peut résister au tout consumériste, au tout profit, au tout business.
Philippe Jaffeux et ses animaux
Je continue à me promener, il me semble que ce serait un mot juste, dans les trois livres de Philippe Jaffeux que j’étudie en ce moment. J’ai fini celui sur les animaux (De l’abeille au zèbre) où j’ai relevé encore quelques perles. Une question se pose à moi : si certaines phrases semblent avoir un sens tout à fait manifeste, d’autres semblent « absurdes », le mot est de Philippe Jaffeux, pur jeu des lettres et des mots. Cependant, je trouve presque toujours un sens. J’ai noté quelque part hier que le sens était souvent l’apport du lecteur.
Des girafes
Les animaux, donc. « Une girafe étire sa conscience pour mesurer la hauteur d’une contemplation ». J’adore les girafes, peut-être en raison de ma très modeste taille, et je pense à cette histoire d’enfant que j’ai écrite (non publiée), où il est question d’une girafette, tiraillée entre sa timidité et sa curiosité, à qui un sorcier installe un cou télescopique. Il me semble être bien là en phase avec la phrase de Jaffeux ! On trouve dans le livre, qui est donc aussi une forme de bestiaire ou de zoo, un grand nombre d’animaux dont je n’ai jamais entendu parler. Il est vrai que le corpus des noms d’animaux, celui des insectes, celui des plantes sont d’une extraordinaire richesse dont on ne sait plus rien aujourd’hui, moi au premier chef.
Racines grecques et latines
Et tous ces noms d’oiseaux(!) et autres bestioles sont aussi l’occasion de sonder l’étymologie. Hier je parlais à ma petite-fille des racines grecques et latines et de leur utilisation très importante dans le domaine de la médecine. En raison d’une circonstance familiale particulière, il m’arrive en ce moment de lire de nombreux articles sur la médecine et je me faisais cette réflexion de l’importance de ces racines dans la nomination non seulement des organes, mais aussi des phénomènes et des maladies.
Alors, si on ne connait pas un nom d’animal, dans le livre de Philippe Jaffeux, on peut aussi aller voir en ligne de quoi il en retourne, c’est si facile aujourd’hui : « L’écho d’une nuit oriente un guacharo qui localise le son caverneux d’une ombre ». Allo Wikipédia, quid de guacharo ? « Le guacharo des cavernes est la seule espèce de la famille des Steatornithidae et du genre Steatornis, proche parent des engoulevents. Cette espèce endémique de la zone néotropicale niche en groupes dans des grottes, du niveau de la mer jusqu’à 3 400 m d’altitude. » Steatornis, du grec stea, graisse. La boucle est bouclée, on s’amuse bien le samedi matin, quand je pense qu’il y a des gens qui s’ennuient !
Hirondelle, lucioles et zèbre
« Un hiéroglyphe déchiffre une hirondelle inscrite dans l’énigme d’une migration ». En fait les phrases de Jaffeux sont souvent énigmatiques, car il semble qu’elles concassent toutes sortes d’associations faites par un poète immobile doué d’une immense culture plurielle. Et qui est souvent aussi très drôle : « la peau d’un lapin enjoué irrite la fourrure synthétique d’un jouet en peluche » [j’avais lu imite au lieu de irrite, ça marche aussi, Jaffeux invite au lapsus de lecture ! Lapsus lectionis]. Cela me fait penser à une réflexion de mon père, entendue dans l’enfance, à propos d’un joli bougeoir tout en pierres dures, disant en riant « c’est fou ce qu’on imite bien le plastique ! ». Autre association de lectrice : « Un inuit fait corps avec le monde d’un lemming qui sonde l’âme d’un chamane », ce qui me renvoie immédiatement à ma lecture en cours de Jean Malaurie. Il y a souvent, à peine apparentes, de nombreuses allusions à notre monde contemporain et ses dérives : « Un poussin broyé par une machine hante la consommation d’un cauchemar » ; ou encore : « Des lucioles réverbèrent la voie lactée pour éblouir la ruse d’un éclairage terrestre ». Ou encore, si drôle, cela : « Des ruminations rassemblent un troupeau de suiveurs surveillés par un mouton ». Bonjour Panurge, bonjour aussi Saint-Saëns : « Une contrebasse danse avec un pachyderme relié à un carnaval des animaux. »
Cessons de citer, fermons le livre sur énigmes et hypnose qui le caractérisent bien : « Les rayures inouïes d’un zèbre touchent le fond incorrigible d’une énigme hypnotique. »
Des peintres et dessinateurs
On voit aussi dans Éveils et pas seulement par la mise en page des « phrases » de Jaffeux à quel point il est fin connaisseur du travail des graphistes, des typographes, des peintres. Et là encore, il invite non seulement à réfléchir à l’impact de ses phrases, dont certaines suscitent un véritable vertige en abyme et cascades, mais aussi à découvrir des œuvres. -Allo moteurs de recherche, pour savoir qui est par exemple M. Lepe Macedo, peintre mexicain ou Henry Darger, écrivain et peintre américain.
En fait si la notion d’alphabet est si souvent invoquées par Philippe Jaffeux, celle d’encyclopédie n’est pas loin non plus.
Cadavre exquis
Je me suis posé la question d’un petit côté cadavre exquis dans certaines phrases de Philippe Jaffeux. Un tronçon caché et un autre tronçon (il joue tout seul, alors, ou bien il produit seulement l’effet de ce jeu inventé par les Surréalistes). « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau. ». Cela a sans doute déjà été évoqué par d’autres critiques.
Ghostwriter
Alors, puisque je suis dans un esprit ludique ce matin, je décide d’interroger Ghostswriter, un équivalent de ChatGPT que j’ai greffé sur mon traitement de texte, en lui posant la question suivante : « Peut-on parler de la technique du cadavre exquis en ce qui concerne l’écriture de Philippe Jaffeux J»
Réponse, une demi-seconde plus tard : « Oui, on peut certainement parler de la technique du cadavre exquis en ce qui concerne l’écriture de Philippe Jaffeux.
Philippe Jaffeux est un écrivain français contemporain connu pour son utilisation novatrice de différentes techniques d’écriture expérimentale. Parmi ces techniques, on retrouve notamment le cadavre exquis, qui consiste à créer un texte collaboratif à partir de contributions individuelles.
Le cadavre exquis tire son nom d’un jeu surréaliste inventé par les artistes du mouvement surréaliste au début du 20e siècle. Dans ce jeu, chaque participant écrit une partie d’une phrase ou d’un texte sans avoir connaissance des contributions précédentes. Le résultat final est souvent surprenant et déroutant, avec des associations inattendues et des ruptures de sens.
Jaffeux s’inspire de cette technique pour explorer de nouvelles formes d’écriture et de narration. Il utilise le cadavre exquis comme un moyen de déconstruire les structures narratives traditionnelles et de jouer avec les conventions littéraires. Ses textes sont souvent fragmentés, discontinus et non linéaires, créant ainsi une expérience de lecture unique.
En utilisant le cadavre exquis, Jaffeux invite les lecteurs à participer activement à la création du sens, à combler les vides et à tisser des connexions entre les différentes parties du texte. Cette approche interactive et collaborative de l’écriture remet en question les notions de l’auteur unique et du lecteur passif, encourageant ainsi une exploration plus libre et ouverte de la littérature.
En conclusion, la technique du cadavre exquis est un élément clé de l’écriture de Philippe Jaffeux. Elle lui permet d’explorer de nouvelles formes d’écriture, de déconstruire les structures narratives traditionnelles et d’inviter les lecteurs à participer activement à la création du sens.
→ je vais soumettre cela à Philippe Jaffeux, pour savoir ce qu’il en pense mais il y a à mon avis une erreur de base, fondamentale, c’est que je ne crois pas qu’il s’agisse pour Jaffeux d’écriture collaborative, sauf à faire du Hasart qu’il invoque souvent, un collaborateur.
Etty et Julius
Je continue ma lecture éblouie des Écrits d’Etty Hillesum. Dans ce gros volume, je suis toujours immergée dans le journal 41-43 (publié aussi séparément sous le titre Une vie bouleversée), en avril 43 très précisément, mais j’ai appris entre mes deux dernières lectures qu’une nouvelle épée de Damoclès pèse sur elle, la mort prochaine de son amour & maître Julius Spier. Et pour elle, bien sûr, la déportation maintenant si proche.
Les tristesses
« Je crois que je vis et que je connais toutes les tristesses et toutes les révoltes qui peuvent exister chez un être humain, mais je ne me raccroche jamais à l’un de ces moments, je ne les pérennise pas. Ils me traversent, de même que toute la vie me traverse comme un large fleuve éternel, ils sont emportés par le courant de ce fleuve et la vie continue. Et c’est pourquoi mes forces demeurent, elles restent là à mon entière disposition, je ne les enchaîne pas à une tristesse ou une révolte impuissantes. » (434)
Ce terme de pérenniser est essentiel. Etty Hillesum me montre comment je peux en quelque sorte laisser passer les épreuves, sans m’y enfermer, sans me bloquer en elles, sans, il faut oser le terme, m’y complaire. Dans la citation suivante, on va voir qu’Etty suggère même d’incorporer le chagrin.
Ne pas chercher un exutoire dans la haine
Et cela, qui résonne si fort dans ces jours tragiques où la haine se déchaîne partout dans le monde, cela si difficile à réaliser, qui demande une force d’âme comme celle qu’a su acquérir Hillesum (ce n’est pas inné, c’est le fruit d’un très long travail, au sens rilkéen du mot) : « Et à Lise Blumenthal, je dirai peut-être un beau jour : ‘Oui la vie est belle, je luis rends grâce à la fin de chaque jour, alors que je sais parfaitement que des Mères, des Mères comme vous en êtes une, ont des Fils qui se font massacrer dans des camps de concentration.’ Et le chagrin qu’on en éprouve, il faut le porter, on peut se laisser écraser sous son poids, on peut aussi se relever, un être humain est une créature pleine de force et le chagrin doit pour ainsi dire devenir partie intégrante de vous-même, un morceau de votre corps et de votre âme, vous n’avez pas à le fuir, portez-le, mais en adulte, sans chercher un exutoire à vos sentiments dans une haine ou un désir de vengeances sur toutes les mères allemandes, qui en ce moment même, ont à porter le même chagrin que vous, pour leurs fils tombés au combat et assassinés. Ce chagrin, il faut lui donner en soi-même toute la place et la protection qui lui reviennent et, de la sorte, le chagrin diminuera peut-être dans le monde, si chacun porte honnêtement, loyalement et en adulte la part qui lui est imposée. Mais si au lieu de donner au chagrin un refuge équitable, on laisse l’essentiel de l’espace à la haine et aux pensées de vengeance, qui engendreront à leur tour de nouveaux chagrins chez d’autres, le chagrin, en effet, ne prendra jamais fin en ce monde et continuera à se multiplier. »(435)
N’écrit-elle pas aussi, quelques lignes plus loin « après la tasse de café (que nous buvons désormais pleins de ferveur, car chaque jour ce pourrait être la dernière) » ?
De notre parole
Toujours d’Etty qui commence aussi à travailler comme thérapeute, cette remarque si juste : « On doit toujours se demander ce qu’un autre peut assimiler, surtout chez des personnes peu équilibrées et sujettes à problèmes. »
Rilke
Rilke domine tous ces derniers mois. « Lentement mais sûrement, je m’imprègne, ces derniers mois, de l’homme, de son œuvre, de sa vie : Rilke » (443)
J’aime qu’elle ne sépare pas, comme nous avons tant été incités à le faire, l’homme et l’œuvre. « Et c’est peut-être la seule façon adéquate de s’occuper de littérature, d’étude, de gens ou de n’importe quel sujet : en s’en imprégnant, en le laissant se développer tout au fond de soi jusqu’à ce qu’il devienne partie intégrante de soi-même. Cela aussi, processus évolutif. Tout est processus évolutif. « (443)
Honnêteté si profonde
« Ne pas vouloir faire l’intéressante, renoncer, sincèrement et peut-être pas sans combat, à vouloir être trouvée intéressante par le monde extérieure. » [Et pan !]
→ Je sais que dans ma jeunesse, j’ai pensé que seule la souffrance me rendait intéressante (en réalité elle fait fuir !). Alors sans doute fallait-il la pérenniser. Puis j’ai appris tant bien que mal à la travailler, surtout pour ne pas rester bloquée. Avec l’aide d’autrui, puis de plus en plus en m’appuyant sur tout mon acquis et en particulier mon commerce intense, de chaque jour, avec la littérature et la musique.
Ici, sur ces pages
« Ici sur ces pages, je file sans cesse un seul et même fil » écrit Etty (462) qui parle du sentiment de revenir chaque fois à la même place (…) où se dessine lentement une continuité, où se trouve en fait [s]a vraie vie. D’une façon générale : un désir croissant de se rassembler avec toujours plus de concentration autour de son centre »
→ Et il ne faut surtout pas croire qu’Etty Hillesum était une froide ermite, elle a une vie sociale incroyablement riche, une vie amoureuse et sexuelle tout autant, dont elle fait largement part et très franchement dans toutes ces pages, avec une liberté qui étonne. Elle donne des cours, elle commence à avoir des patients, elle sert d’assistante et de secrétaire à Julius Spier, elle a une vie domestique. « Perds encore trop de temps, suis encore loin d’avoir la concentration nécessaire, suis encore trop négligente, d’une façon générale »
De la liberté
Toujours plus fort ce sentiment que c’est par la lecture, récits et romans même, que je peux approcher d’une expérience de vie, bien plus que par un reportage ou une émission de radio ou de télévision. J’en apprends infiniment plus sur ce qu’est la perte de liberté dans tous les domaines sous un régime dictatorial en lisant Tomas Venclova et la façon dont il a réussi à se former, à lire, malgré tous les interdits qui pesaient sur presque tous les livres de valeur, tant à Vilnius qu’à Moscou, où il séjourne jeune. Dans ses entretiens avec Ellen Hinsey, il détaille toutes ses rencontres. Parle des dissidents, de Pasternak par exemple se livrant à une superbe évocation de l’enterrement de ce dernier. « Une foule immense consistant en personnes de tous horizons s’y était spontanément rassemblée. De nombreux écrivains étaient présents, encore que les fonctionnaires littéraires (dont beaucoup avaient leur datcha à côté de celle de Pasternak) aient brillé par leur absence. En outre, le jeune poète Voznessenski, considéré comme le protégé de Pasternak, manquait à l’appel. Cet événement a donc constitué une sorte d’épreuve de vérité. Sans aucune concertation préalable, il s’est transformé en manifestation de dissidence – la première depuis de très nombreuses années. Depuis l’enterrement de Léon Tolstoï, en 1910, on n’avait rien vu de semblable ! » (271)
→ et bien se souvenir qu’à cette époque, il n’y avait pas de réseaux sociaux, que tout se faisait par un bouche à oreille parfois très risqué. Comme aujourd’hui en Russie !
Et cette parole d’Hinsey : « Sviatoslav Richter a défié les autorités soviétiques par sa présence ; il a joué sur le piano Bechstein installé au salon. » (272)
Tomas Venclova : « Bien que mon point de vue sur l’affaire Pasternak soit resté inchangé, je suis peut-être devenu un peu plus indulgent envers les personnes qui l’ont condamné par peur, par ignorance ou pour d’autres raisons. On ne devrait pas les juger trop durement ; le système totalitaire avait alors encore toute sa vigueur et était parfaitement capable de mutiler les âmes humaines. Cependant, l’ensemble de l’affaire – y compris les funérailles du poète – représente un tournant décisif dans l’histoire de l’URSS et de la résistance culturelle au sein du monde communiste. » (276)
Piano
Joie : j’ai repris aussi le travail du piano. Je me suis offert un abonnement à Jejouedupiano.com, dans l’espoir que cela me stimule. Il y a des centaines de pièces, avec explications en vidéo par un groupe de bons pianistes (Jude, Luisada, Rouvier, etc.) et les partitions, parfois annotées. J’ai choisi pour commencer une Bagatelle de Beethoven par Marie-Josèphe Jude et La Pavane pour une infante défunte de Ravel par Jacques Rouvier. Joué aussi un peu mes Bach, partitas et Goldberg, des fragments. Avec bonheur et une certaine fierté.
Engranger puis se dépouiller, Rilke, Etty Hillesum
Rilke, toujours via Etty Hillesum : « le temps doit venir pour moi d’être seul avec ma façon de vivre les choses, de lui appartenir, de lui donner forme : car déjà toute cette masse non métamorphosée pèse sur moi et me trouble. » (c’est extrait des Briefe, 1902-1906, mais je ne sais pas lettre à qui, Lou Andrea Salomé peut-être ?).
Plus loin Etty écrit que pour l’instant sa passion, c’est : « lire Rilke tout entier, lire tout de lui, chaque lettre de lui, l’engranger en moi puis m’en dépouiller, l’oublier et vivre de ma substance propre. (…) C’est presque une fièvre, une faim continuelle de sa voix, dont je ne serai pas rassasiée tant que je n’aurai pas engrangé le moindre mot qu’il ait écrit. Et puis vivre de ma substance propre. Et, de toutes façons, tendre de plus en plus à cela : vivre de ses ressources propres. Et c’est pourquoi l’on doit, chaque fois, à nouveau, tout oublier, tout ce qu’on a jamais engrangé, lu et entendu de la bouche des autres. Et je crois que je vais devoir être seule très, très longtemps, des mois durant, et si je suis capable de traverser cette période sans encombre, si je trouve ce courage d’être longtemps seule avec moi-même et de me chercher moi-même, de [chercher] cela en moi qui n’est pas appris, alors seulement, peut-être, je pourrai dire que je suis vraiment née. » (474)
→ Tant de réflexions naissent ici. Réaliser, selon cette pensée de Rilke/Hillesum, l’importance de l’oubli. Ce Flotoir est une digue contre l’oubli, notamment de ce que je lis à longueur de jours, de mois, d’années. Mais ne faut-il pas oublier, n’est-il pas bon d’oublier ? J’ai souvent cette vision de tout ce qui tombe tout doucement de la surface de la mer vers le fond, pour former sédiment, comme une sorte de manne. [J’apprends quelques jours plus tard que cela s’appelle la neige de mer ou neige marine] Sédiment où chaque particule est fondue dans le tout, n’est plus part de telle ou telle créature, mais devient le sédiment. C’est le travail de la solitude, engranger, toujours et encore, mais aussi ensuite laisser tomber au fond de soi, sans retenir, donc sans lutter contre l’oubli, pour que tout cela finisse par devenir part de sa substance, pour naître à soi-même vraiment.
Paradoxalement donc, il faut aussi parfois se méfier de ce que nous demandons aux autres, aux livres en particulier (à mon sens, il en va différemment de la musique, il faudrait analyser ce que je ne sais pas faire pour l’instant). Je sais que nombre d’écrivains disent que quand ils écrivent, ils ne peuvent pas lire, voire ils s’abstiennent délibérément de lire. Dure ascèse, mais nécessaire ascèse.
Une exigence très rilkéenne
Elle est proche de Rilke, Etty Hillesum et singulièrement des Lettres à un jeune poète quand elle écrit : « Je voudrais que chaque mot que j’aie jamais écrit soit né, véritablement né, qu’aucun d’entre eux ne soit un produit artificiel, que chaque mot soit une nécessité, sinon cela n’a aucun sens. (…) Chaque mot né d’une nécessité intérieure, ce doit être cela écrire, et rien d’autre. « (479)
Des règles
Et de nouveau, dans son journal, elle parle de ses règles (menstruations). Et encore une fois je l’admire de le faire et de partager ce qu’elle vit à ce moment-là avec les autres femmes, ses lectrices. Je l’ai déjà dit, sujet tabou ou très peu étudié, me semble-t-il, y compris par les féministes. Toute ma vie j’ai su à quel point ce temps-là est perturbant psychiquement. Tout ce chambardement hormonal n’est pas sans conséquence et il me semble que médecins et même psychiatres en tiennent beaucoup trop peu compte. « Les jours qui précèdent immédiatement mes règles se différencient toujours très fortement des autres jours. On dirait que je n’ai plus la même composition chimique et que même les processus intellectuels sont très différents – d’un côté plus violents, plus extravagants, plus débridés – de l’autre, plus indolents, plus lents, avec une grande tristesse à l’arrière-plan. Et ce qui toujours menace, dans ces jours-là-, c’est : une perte complète d’équilibre, un laisser-aller, un oubli des obligations, du travail, de tout – etc. » (482)
→ voilà des lignes que j’aurais bien aimé avoir connu beaucoup plus tôt, dans ma jeunesse. Et les relisant je me dis que ce serait bien intéressant d’avoir une étude scientifique sur le rapport règles et suicide ou tentative de suicide chez les jeunes filles et les jeunes femmes.
Emily Dickinson
Feuilleté ce matin pour la première fois, avant vraie lecture, le nouveau livre de traductions d’Emily Dickinson traduit et publié par François Heusbourg chez Unes. Que ces poèmes sont forts et beaux ! Énigmatiques aussi parfois mais laissant sourdre leur sens qui me traverse même si je ne les comprends pas ! « Si je pouvais les soudoyer avec une Rose / je leur apporterais toutes les fleurs qui poussent / Entre Amherst et le Cachemire ! / Ni la nuit, ni l’orage ne m’arrêteraient – / Ni le gel, ni la mort, ni personne – / Mon affaire me serait si chère. » (Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes 1860-1861, Unes, 2023, édition bilingue ; p. 49 : je donnerai le poème en entier dans l’anthologie permanente de Poesibao bientôt)
Et que de résonances entre Rilke, Dickinson et Hillesum !
Refermant ce Flotoir
Refermant ce Flotoir du matin, pour me consacrer notamment à Poesibao, je pense à cette merveilleuse compagnie qui a été la mienne pendant cette grande heure : Rilke, Etty Hillesum et Emily Dickinson. Avec les Partitas de Bach 1, 2 et 4 que j’écoute par une autre grande compagne de vie, Angela Hewitt.
Photo
En ces temps où le goût de la photo revient très fort, après une longue pause due à ce que j’appelle maintenant une phase de dépressivité et de décompensation à la suite de multiples petits traumatismes, mineurs certes mais accumulés, je note cette remarque de Jean-Christophe Dichant dans sa lettre matinale : « Ne prenez pas la photographie comme une dépense [il fait allusion à la frénésie de ce qu’il appelle de façon amusant les ‘Foufous Days’ mais comme un investissement. Sur votre capacité à faire, à relever des défis, à imaginer, à rêver, à tenir la distance, à vous lever, à bouger, à voir, à regarder, à ressentir, à apprécier, à partager, à apprendre, à progresser, à vous réaliser. »
Chaleur et santé mentale
Impressionnée par un article du Figaro de ce 29 novembre, mais pas complètement étonnée compte tenu de certaines de mes observations.
« Dans des conditions de chaleur extrême, le cerveau doit éliminer des fonctions cognitives pour se refroidir. Il doit dégrader sa mémoire et réduire son appétence sociale. D’où un repli sur soi, au détriment de l’empathie et du collectif », explique Christian Clot. Or ces températures représentent « le climat futur probable à Paris en 2040 ou 2050 », estime ce dernier. Mais nos organismes ne vont-ils pas s’y habituer ? « Non, car il y aura toujours des pics de chaleur de plus 20 à 30°C, ce qui restera très difficile à vivre ». Et il sait de quoi il parle, lui qui, lors d’une de ses nombreuses expéditions en solitaire, a passé 30 jours en 2017 dans le désert de Dacht-e Lut (Iran), le plus chaud du monde, avec des pointes à 58°C. « C’était une souffrance permanente, j’étais incapable de prendre la moindre décision. Mais on a vécu au-delà des chiffres considérés comme mortels », souligne l’aventurier de l’extrême, qui rappelle que le Pakistan a vécu par 51°C pendant trois semaines en 2022.
Les résultats préliminaires de cette expérience en situation réelle, qui ne sont pas encore publiés, corroborent d’autres études scientifiques. L’augmentation du thermomètre et les canicules accroissent de 9,7 % les admissions à l’hôpital pour des troubles de santé mentale, a montré une étude de l’Imperial College de Londres publiée dans The Lancet au cours de l’été 2023. Et le manque de sommeil est loin d’être la seule explication.
Et en complément, cela : « La chaleur impacte les hormones telles que la sérotonine et la dopamine, qui jouent sur l’humeur et l’anxiété. On constate par ailleurs une hausse des risques de suicides, de l’ordre de 1 % à 2 % par degré supplémentaire. Les psychotropes perturbant la régulation de la température corporelle, les patients prenant des traitements pour troubles psychiques sont les plus vulnérables.
La haine sur les réseaux sociaux augmente aussi de 22 % quand les températures sont les plus élevées, a relevé pour sa part en 2022 une étude de l’Institut de recherche de Potsdam, portant sur 4 milliards de tweets postés aux États-Unis entre 2014 et 2020. » (source)
La mort de la fleur coupée
Magnifique citation faite par Gérard Cartier dans une note sur Notes sur le Territoire d’Anton Beraber : « S’il est rebelle à la géographie, le Territoire est en proie à l’Histoire (il a subi les Obersturmführers et connu plus tard le ‘couvre-feu de 18 heures’) et aux mouvements de la société : il se dépeuple, comme toutes nos campagnes, et sa langue s’étiole inexorablement, ‘comme la mort remonte dans les fleurs coupées’ ».
Energie
Curieux comme en ces jours post covid, où la concentration pour une fois n’est pas à son plein niveau et l’esprit un peu confus, j’éprouve presque tangiblement une bouffée d’énergie en ouvrant simplement mon fichier du Flotoir !
Réfléchir
Toujours et encore réfléchir, par soi-même, loin des avis experts (journalistes, spécialistes, supposés sachants dont bien trop souvent je fais partie !!!). Courageusement. Mais avec une dimension de ‘représentation’ qui me parait importante. Se faire une représentation des choses, ne pas réfléchir qu’avec des mots et des concepts. Écrire aussi pour cela, pour faire le point. J’avais lu un livre passionnant du mathématicien David Bessis, Mathematica, qui expliquait qu’il avait eu presque honte d’avouer que les problèmes de maths les plus ardus, il se les représentait. En médecine par exemple, qui me passionne, j’essaie de me représenter les choses. Si on me parle d’un aérosol, je me fais une image d’un aérosol, des gouttelettes, du nuage dans l’air ce qui me permet de beaucoup mieux comprendre l’intérêt du port du masque (ses limites aussi que je me représente très concrètement en imaginant la surface du masque comme quelque chose de discontinu, avec des « trous ».
Pour préciser ce que j’écris, j’écoute un courte vidéo, dans lequel David Bessis parle du livre & de l’intuition. Il explique que quand il est arrivé pour faire ses études supérieures de mathématiques, il s’est trouvé devant des contenus. Mais que lui, ce qui l’intéressait c’était cette question : « comment on fait pour comprendre ? » [c’est une des questions récurrentes de ce Flotoir, bien loin de l’univers des mathématiques pourtant, mais dont je sais qu’elles me fascinent depuis des années ! Sans doute en partie à cause de Jacques Roubaud !] Bessis parle de l’importance de l’expérience des choses et il fait référence à ce jeu d’encastrements par lequel le petit enfant apprend à rentrer le disque rond, le triangle et le carré à tel endroit. Il fait une véritable expérience mathématique selon Bessis. Lui qui est un chercheur très renommé, ancien élève de l’ENS, se dit intuitif et qu’il ne sait pas penser de façon logique, ce qui est proprement stupéfiant. Que la logique est juste un instrument qui nous aide à comprendre où et quand notre intuition, qui est la base fondamentale, se trompe.
Je suis heureuse aussi dans cette vidéo de l’entendre parler de Grothendieck qui avançait qu’il fallait oser dire quand on ne comprenait pas, qu’il ne fallait pas hésiter à poser des questions « complètement con » [sic], ne pas avoir honte de passer pour un idiot, etc. Ce fut pour Bessis très libératoire et il est convaincu que cette capacité est indéniablement une des clés de la puissance mathématique hors-pair de Grothendieck.
J’ai lu Grothendieck, avec passion. J’ai envie de relire Mathematica de Bessis, dont il fut question dans ce Flotoir en 2022. J’avais à l’époque relevé cela : « « Le piège du langage, c’est la croyance que nommer les choses suffit à les faire exister et nous dispense de l’effort de véritablement les imaginer. » (p. 175)
→ Ma pensée est tâtonnante, peu rigoureuse, plutôt intuitive sans doute : je pense à ce mot réfléchir. Je l’écoute dans son sens physique. Les choses arrivent sur une surface réfléchissante et y forment une image. Il me faut la « voir ». C’est sans doute l’expérience sensible qui doit servir de point de départ à une compréhension plus intellectuelle.
Photographie
Cette idée, soudain qu’il ne fallait pas « prendre une photo », attitude consommatrice, voire prédatrice, voire destructrice (ne dit-on pas shooter ?), mais plutôt « fabriquer une image », attitude plus collaborative au monde, constructive, productive. Cette idée m’est venue en lisant toujours et encore les propos du formateur photo Jean-Christophe Dichant dans ses lettres quotidiennes.
Savoir
Comprendre que je ne sais pas, que ce que je crois savoir le plus souvent ne vient pas de mon expérience, est donc sujet à caution
Note de passage
Je ne peux pas intégrer tout le malheur du monde, dieu sait son ampleur et la connaissance que je peux en avoir, comme jamais auparavant l’être humain.
Mais je peux en revanche intégrer une toute petite part du bonheur du monde.
Tomas Venclova et Anna Akhmatova
J’ai bien fait de m’accrocher dans ce livre foisonnant d’entretiens entre Ellen Hinsey et Tomas Venclova, le poète lituanien. On commence à entrer vers la page 300 dans le vif du sujet qui m’intéresse, même si j’ai été retenue auparavant, largement, par l’évocation de la vie littéraire en Lituanie et en Union Soviétique et par l’effroyable censure qui y régnait. On ne mesure pas la chance que l’on a de pouvoir publier à peu près tout ce que l’on veut, sur tous les sujets, d’aimer toutes sortes d’arts, sans qu’ils soient jugés décadents (Allemagne des Nazis – Russie de Staline…). le chapitre 13 du livre s’intitule « Anna Akhmatova ». Après Pasternak, la voici évoquée plus avant. Venclova raconte leur rencontre vers 1963 et relate qu’elle « s’était consacrée à des recherches approfondies sur la vie et l’œuvre de Pouchkine. Puisque, dans les années 1930, la censure soviétique avait empêché toute publication de ses propres poèmes, Akhmatova s’était spécialisée dans l’étude de Pouchkine (Brodsky considérait qu’elle était l’une des meilleures érudites en la matière, et la seule à avoir atteint le niveau intellectuel et artistique de Pouchkine lui-même). » (331)
Première rencontre : « Akhmatova se trouvait seule dans l’appartement assez spacieux des Ardov. C’était une dame corpulente à l’allure aristocratique (parfois comparée à Catherine la Grande), paraissant légèrement plus âgée que ses soixante-quatorze ans. Nous avons parlé dans le corridor, peut-être cinq minutes – elle s’était excusée de ne pas me faire entrer dans sa chambre qui était en désordre. Ce n’est qu’au cours de nos rencontres ultérieures qu’elle m’a reçu dans les diverses pièces qu’elle occupait. Que ce soit à Moscou ou à Leningrad, son lieu de vie était semblable : une chambre exiguë dotée d’un bureau et d’un canapé, et pratiquement rien d’autre. » (333)
Un lien vivant avec une autre époque
« Akhmatova constituait un lien vivant avec une autre époque, non seulement avec l’Âge d’argent, mais avec la tradition de la culture russe dans son ensemble. Avant tout, elle incarnait Saint-Pétersbourg et son héritage qui remontait jusqu’à Pouchkine – voire même jusqu’à Kantemir, le premier poète russe professionnel, qui avait vécu sous Pierre le Grand. C’était là un legs à la fois poétique et éthique : la loyauté envers ses amis, une résistance obstinée mais calme opposée à la violence étatique, et, last but not least, l’ironie et l’auto-ironie. On pourrait revenir encore plus en arrière : jusqu’à l’archiprêtre Avvakoum et sa disciple Morozova, deux martyrs du XVIIe siècle dont Akhmatova m’a plus d’une fois parlé. En un mot, elle défendait une hiérarchie de valeurs : le bien et le mal devaient être appelés par leur nom, c’est tout. En parlant avec elle, on se rendait compte que cette hiérarchie éthique était intimement (sinon directement) connectée à la vraie poésie. » 337-338)
Courage, audace et vaillance
Ce sont comme de petites scènes ici enchâssées, faute de pouvoir tout reprendre dans ce Flotoir. Question d’Hinsey : « Selon Nadejda Mandelstam, elle-même et Akhmatova s’étaient beaucoup intéressées à la question de ‘ce qui constitue le courage’, arrivant à la conclusion que ‘courage, audace et vaillance n’étaient pas synonymes’. Dans quelle source, selon vous, Akhmatova puisait-elle sa résistance ? » – Réponse de Venclova : « Je dirais que son trait distinctif était la vaillance. Le courage et l’audace sont des qualités moralement neutres – on les trouve aussi chez de nombreux révolutionnaires dont les actions, en fin de compte, ont promu le mal. En revanche, la vaillance est en général signe de force morale. Les dissidents soviétiques étaient courageux par définition, et le plus souvent audacieux ; cependant, beaucoup d’entre eux manquaient de vaillance, ce qui les rendait sujets à des crises ou à des défaillances qui discréditaient parfois la cause. Ce n’était certes pas le cas de ces deux vieilles dames élevées selon la tradition prérévolutionnaire, avec ses racines judéo-chrétiennes. Parlant de Nadejda Mandelstam, Brodsky a dit un jour qu’elle était l’une des rares personnes pour qui les dix commandements avaient conservé toute leur vigueur. Peut-être Akhmatova l’a-t-elle même surpassée à cet égard. » (338)
Culte de Mnémosyne
« En outre, notre culte de Mnémosyne, déesse de la Mémoire, était aussi un culte de la mnémotechnique : Requiem d’Akhmatova était mémorisé par un petit groupe de gens, puis recomposé sur papier bien plus tard, mot par mot et lettre par lettre. Cela aurait été beaucoup plus difficile si Requiem avait été écrit en vers libres. Il arrive rarement que des poèmes soient écrits dans des conditions aussi extrêmes qu’à l’apogée de la terreur stalinienne ; cependant, le lien entre forme et ethos – entre la forme et la victoire sur l’adversité – était important pour notre génération tout entière. » (365)
→ et l’on se souvient comme Nadejda Mandelstam apprenait par cœur les poèmes de son mari, qui ne pouvaient être fixés sur le papier, ce qui eut constitué un péril bien trop grand !
Longtemps je me suis…
Longtemps je me suis languie de lenteur et de bonne heure.
Complément sur l’exposition
Ne pas s’exposer à tout le malheur du monde. Surexposition : éblouissement, tout est blanc à en devenir noir.
Recueillir cette lumière d’automne/hiver, sublime. Douce exposition naturelle, euphorisante, rare et profondément bénéfique. Antidote.
Barbara Cassin et la langue française
Écouté avec bonheur le podcast d’une émission Grand Canal de France Inter, qui invitait Barbara Cassin à parler du nouveau centre de la langue française de Villers-Cotterêts et du livre publié à cette occasion. Beaucoup de chansons mais choisies en fonction du thème de la langue et que je me suis efforcée d’écouter. « L’académicienne, philologue et helléniste Barbara Cassin est autant philosophe que poète. Elle est récemment devenue membre du commissariat scientifique de la Cité internationale de la langue française inaugurée le mois dernier et est directrice éditoriale du catalogue le « Livre d’une langue ». Magnifique remarque à propos des anglicismes notamment « Une langue fait de l’import-export, elle est vivante ». Très amusant d’entendre l’accent reconstitué de François 1er !
Mariage et enterrement
Je me régale d’une note de Jean-Claude Leroy pour Poesibao à propos du livre Musée britannique de Jorn H. Svaeren et relève cette pépite : « Le livre de Jørn H. Sværen se confie aussi comme objet-livre, assumant son squelette, l’ossature qui le soutient. Exemple : le blanc de la page, le noir des caractères, les termes ‘mariage’ et ‘enterrement’ qui, en Scandinavie, sont termes de typographie pour indiquer des erreurs de compositions, en français en dirait ‘doublon’ ou ‘bourdon’ ».)
Mais qu’est-ce que le bourdon
J’avoue à ma grande honte que je ne connaissais pas ce terme, alors que j’ai fait de la correction de textes une bonne partie de ma vie ! Alors je ne résiste pas au plaisir de me garder au chaud, ici, dans ce Flotoir, une part de la notice Wikipédia : « En typographie, le bourdon est un oubli de lettres, de mots, de paragraphes, voire de pages entières. (…) Le mot ‘bourdon’ trouverait son origine dans le signe de correction conventionnel signalant ce genre d’erreur, qui ressemblait au bourdon, le bâton des pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle. D’où l’expression ancienne, ‘aller à Saint-Jacques’, attribuée aux typographes coutumiers des bourdons, autrement appelés ‘bourdonnistes’. Le nom d’une autre faute, la coquille, procèderait de la même imagerie du pèlerinage de Saint-Jacques. Contrairement à une croyance très répandue, l’oubli du q de ‘coquille’ n’est donc pas une coquille, mais un bourdon. [ajout personnel : et le mot coquille sans q désigne aussi une erreur ou un problème : il y a une couille dans le potage].
Le bourdon n’est pas lié à la technique d’impression, mais à l’inattention du compositeur, du correcteur, du metteur en pages. Par conséquent, il existera toujours.
→ Lors d’une auto-relecture récente, je me suis aperçue que j’avais sauté maints mots. M’en suis inquiétée (à partir d’un certain moment dans la vie on redoute le déclin cognitif !) et en ai ressenti un certain bourdon, ne sachant pas qu’il en était bel et bien question de bourdons !
Le livre et son lecteur
Je relève aussi dans la note de Jean-Claude Leroy : « ces notations, ces traces conservées ont valeur de reliques mises à disposition. Le geste de l’auteur ne devient en fait littéraire que de ses lecteurs. Lesquels continuent et participent à ce rituel progressif qu’est l’œuvre se constituant sans chercher à s’achever. Dans une des études qu’il a consacrées à son auteur de prédilection, Emmanuel Reymond parle d’une ‘mise en forme de l’attention comme ouverture’, ajoutant : ‘La poétique qui en résulte est une dynamique autant qu’une œuvre’. »
Rosa Luxemburg
Superbe découvert que cet Herbier de Prison de Rosa Luxemburg, découverte permise récemment par Karine Miermont, dont je publie aujourd’hui une note sur ce livre et qui fait aussi l’objet d’un bel article de Tiphaine Samoyault dans le Monde des livres daté de ce jour.
Karine Miermont : « De Rosa Luxemburg l’on peut savoir qu’elle fut révolutionnaire en écrits et en actes, qu’elle fut assassinée, qu’elle est une héroïne dans l’Histoire. On ne sait pas forcément qu’elle suivit des études de botanique, ni qu’elle fit plusieurs herbiers entre 1913 et 1918, y compris durant sa captivité de 1915 à 1918. On l’apprend dans la préface de Muriel Pic, où l’on apprend beaucoup, et où l’on comprend que c’est dans une expérience poétique que l’on va entrer. Poétique et politique. »
Elle cite aussi un extrait d’un témoignage d’un militaire affecté à la prison de Breslau où se trouve Rosa Luxemburg en 1918. Arthur Gertel dans ses souvenirs au début des années 50, dit d’elle beaucoup de choses concrètes et significatives. Il dit les conditions matérielles de sa détention. Il dit : “Cet amour des plantes fit sur moi l’effet d’un ensorcellement. (…) chaque brin d’herbe, chaque fleur chaque buisson, chaque arbre devint le sujet de longues dissertations”. Il dit la précision avec laquelle Rosa Luxemburg parlait aussi des oiseaux, des scarabées, à quel point elle aimait le poète Eduard Mörike, ses poèmes toujours dans son sac, à chaque arrestation son besoin de le lire tandis qu’on la conduisait à la préfecture de police ou à la prison, sa caisse aux livres dans sa cellule, les gardiennes de prison qu’elle convertit au jardinage … “Je n’ai jamais rencontré un être d’une telle grandeur” écrit-il. » (Note de Karine Miermont dans Poesibao)
Méthode de travail en général et au piano en particulier
Hier au moins vingt minutes de piano, je me rends compte que je ne dois pas m’occuper du résultat, ne pas avoir un but précis autre que travailler et singulièrement travailler les difficultés. La Pavane pour une infante défunte est très difficile, mais je travaille sans relâche les tenues du thème, selon les exigences de Jacques Rouvier. C’est donc une nouvelle façon de me remettre au travail, avec jejouedupiano.com et une concentration sur le seul moment présent. J’ai travaillé aussi un peu la Bagatelle de Beethoven et l’ « Allemande » de la première partita de Bach. Et cela me rends très heureuse. Je réalise que je m’y prenais d’une manière qui m’inhibe.
→ Il m’apparait soudain que dans certains cas, écriture d’un livre, tenue d’un document comme le Flotoir, travail au piano, je m’impose des règles qui sont inhibantes et qui du coup me bloquent pour me mettre tout simplement au travail. Je pense que l’idée de ne pas avoir de but dans l’instant du travail, autre que faire le mieux possible ce qui est là, même s’il s’agit de deux lignes d’une partition et de quelques mesures… ne pas me dire que je veux jouer la Pavane pour une infante défunte comme Vlado Perlemuter (je caricature à peine !) et en entier, mais que je serais heureuse si je parviens à surmonter les difficultés que je rencontre dans ce jeu du thème (et je ne parle pas du plaisir à l’entendre, encore et encore, il est sublime !). Si je rencontre des difficultés, c’est qu’il y a là un manque, à travailler, tout tranquillement. Dans ma septième décennie de piano (!!!!), je sais bien que c’est comme ça que ça avance.
Et j’écoute Gavrilov dont m’a parlé ce matin René Belletto dans son Jean-Sébastien Bach ! Dans les Goldberg. Incroyable ! Je ne sens pas la même tendresse vitale que chez Angela Hewitt mais il y a un « perlé » du jeu, on entend chaque note distinctement, c’est magnifique. L’écouter avec la partition.
Et puisque je parle musique, revenue en force dans ma vie (je pense à l’ami qui me disait ces jours-ci : je ne peux rien faire sans musique ; sa remarque me revient en tête plusieurs fois par jour !), dire que j’ai été traversée par l’envie de « potasser mon Bach » comme mon Schubert. Je veux dire les jouer, les écouter, lire sur eux, lire les partitions. Vivre avec eux. Comme sans doute le fait René Belletto.
Je lis Belletto, qui me parle d’Andrei Gavrilov, je ne crois pas avoir le disque mais je vais l’acheter et en attendant, mon streaming Qobuz en haute qualité sonore. Quelle chance j’ai ! Et que j’aime ces rebonds thématiques.
La pensée mouvement
Une belle note de Patrick Corneau sur l’idée de Pensée-mouvement développée par Arnaud Villani : « Pour Arnaud Villani penser selon la “pensée-mouvement”, c’est se concentrer, non sur les êtres et les choses existant dans leurs limites assignées, mais porter son regard sur l’intervalle, la passerelle entre ces êtres et ces choses. On évite ainsi ce cancer de la pensée occidentale et désormais mondiale : la dichotomie sous sa forme manichéenne qui oppose les choses deux à deux, en chiens de faïence (pensée de guerre). C’est considérer que les choses et les êtres, non seulement ne peuvent exister sans leurs innombrables “relatifs” – l’arbre avec l’eau et la terre, l’animal avec son “milieu”, l’homme, avec ses poumons et l’air qui les fait vivre, avec ses milliards de congénères –, mais encore sont continuellement modifiés, co-construits dans et par cette relation. Villani oppose ainsi la “relation” et le “rapport” : dans la relation, les éléments se transforment mutuellement ; dans le rapport, les éléments demeurent “tels qu’en eux-mêmes” (…) la “pensée-mouvement”, elle permet de relire critiquement toute l’évolution de la pensée et de modifier notre regard sur ce qui nous entoure, à l’aide d’une intelligence du cœur, d’une foncière bienveillance. En réaffirmant l’exigence absolue de liberté et de libération des flux en politique, Arnaud Villani rend un hommage vibrant (sans génuflexions car il ne se soucie pas “de laver les pieds des statues”) à son maître Gilles Deleuze et à la lignée des “seniores” qui l’ont précédé : Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Baudelaire, Thoreau… ceux par qui “le réel est augmenté”. »
→ Et cela me renvoie à ce très bel article de Nicolas Truong dans le Monde daté de ce 8 décembre 2023, article long, difficile mais qui atteste d’une pensée mouvement, réconfortante en ce temps de clivages. Il part du constat que la guerre entre Israël et Le Hamas « fracture le monde intellectuel » et courageusement il s’attaque au problème. « La guerre ravage tout sur son passage. Et celle entre Israël et le Hamas ne dément pas ce tragique qui traverse les âges. Mais ce conflit, qui mobilise la communauté internationale, a déjà fait un dégât collatéral. ‘Cette guerre est aussi en train de fracturer une bonne partie du champ des sciences sociales et de la pensée, peut-être de façon irréversible’, s’alarme le philosophe Pierre Charbonnier, professeur à Sciences Po. En effet, dès le 7 octobre, des camps se sont rapidement constitués. D’un côté, on accuse d’‘antisémitisme’ les manifestants de la cause palestinienne ; et, de l’autre, de ‘fascisme’ les partisans de la guerre menée par Israël. Au point que l’on pourrait parler de ‘campisme’, cette manière de se rallier immédiatement à un camp sans prendre en compte la singularité d’un événement. ».
Harmoniques de la lumière
Fait cette merveilleuse découverte l’autre jour, en lisant un entretien avec la prix Nobel de physique Anne L’Huillier qui dit, elle aussi, fonctionner à l’intuition (je pense ici à David Bessis).
J’adore suivre les étapes de sa formation, depuis les premières attirances enfantines, les maths, la physique. C’est ainsi qu’elle se trouve à un moment « définitivement orientée vers la physique atomique. À la fin de l’année, il y avait un stage. J’ai vu une annonce du CEA [Commissariat à l’énergie atomique], à Saclay : physique des atomes en champ laser intense. C’était un peu exotique et pour deux mois seulement. Sauf qu’à la fin, ils m’ont proposé un poste de doctorante en physique expérimentale, avec des lasers de pointe. J’ai accepté. En quoi cela consistait-il ?
À envoyer de la lumière laser sur du gaz enfermé dans une chambre à vide et à regarder ce qui se passait. C’est ce que je n’ai jamais cessé de faire, jusqu’à aujourd’hui. »
Elle raconte ensuite la préparation d’une nouvelle expérience et raconte qu’au lieu de « voir une simple fluorescence, on a vu apparaître des harmoniques. Beaucoup d’harmoniques. C’était vraiment fascinant. » Des harmoniques, c’est-à-dire ? « C’est comme avec le son. Dans le son, les harmoniques, ce sont les octaves, leurs fréquences sont des multiples de la fréquence fondamentale. Avec la lumière, c’est pareil. Notre laser avait une certaine fréquence, et on voyait apparaître des multiples de cette fréquence. Partis de l’infrarouge, donc en dessous du visible, nous sommes allés au-delà de l’ultraviolet, presque jusqu’aux rayons X. Et chose étrange, les harmoniques, au lieu de s’atténuer peu à peu, conservaient la même intensité. Ça m’a tout de suite fascinée et j’ai voulu comprendre. C’est ce qui me vaut le prix Nobel. Mais tout cela a pris des années. » (Article du Monde)
→ Je pourrais presque créer un mot-clé #antidote et le placer lorsque je décris de telles aventures ou que je pense au chantier de Notre-Dame. Antidote à la desespérance (mot fabriqué que je préfère à désespoir malgré mon amour des mots en oirs ! )
Je n’ai découvert qu’un peu tard le principe des harmoniques du son, mais il me fascine. Si je joue une note grave sur mon piano et en tenant la pédale, je peux entendre, en écoutant bien, la résonnance une série d’autres notes. Si je pars d’un do grave deux octaves sous la clé, je peux entendre le do à l’octave supérieure, puis un sol, de nouveau un do (celui du milieu du piano), un sol, puis un si bémol, etc. « les cordes correspondant aux harmoniques vibrent par sympathie ; » (article, un peu difficile, sur les harmoniques dans Wikipédia).
Cela rejoint David Bessis
A la question posée sur son intuition et son origine, Anne L’Huillier explique : « Je l’ignore, mais j’ai toujours fonctionné ainsi. Beaucoup plus tard, la seule fois où j’ai accepté des responsabilités administratives, en Suède, on nous a fait passer un test de personnalité. On nous posait une batterie de questions et, à la fin, on nous situait aux quatre coins d’une feuille. Tous mes collègues se trouvaient en bas à droite, côté sciences ; moi en haut à gauche, avec les artistes. Ça raconte peut-être quelque chose sur la façon dont je fonctionne. Dans ma démarche scientifique, j’essaie de faire preuve d’une extrême rigueur, mais ma volonté de comprendre les choses reste très intuitive. »
Belletto et Bach
Pour moi, Belletto c’était polar. Oui, pardon, je suis ignare. Alors quelle surprise de voir qu’il publiait un livre qui s’appelle, tout simplement, Jean-Sébastien Bach et de surcroît chez P.O.L. !
Dans un essai érudit, René Belletto déchiffre le code sacré du compositeur en vingt-sept séquences, c’est ainsi que Fabrice Gabriel présentait le livre dans Le Monde des livres.
« Mélomane pointilleux et théoricien de la musique, Belletto l’est en effet à sa façon – souvent ludique – dans chacun de ses livres, en ce qu’il joue à dessein avec les questions de composition, thème, variation, imitation, interprétation, etc. Son Bach, parfaitement informé et totalement érudit, peut se lire, alors, comme un art poétique pour lui-même, où le patronyme du compositeur devient une sorte de nom de code désignant une forme d’absolu rêvé de la littérature : un double et Dieu de l’écrivain, peut-être ».
→ Le livre décline en effet les approches en courts chapitres, avec des vues qui stupéfient par leur profondeur. Mais aussi par leur audace très féconde, comme dans cet étrange rapprochement entre Bach, Debussy et la guitare flamenco. Je n’ai jamais réussi à m’intéresser à la guitare mais les pages de Belletto donneraient envie d’y revenir. Il est vrai qu’il parle aussi du luth qu’en revanche j’apprécie énormément.
Il est volontiers provocateur, Belletto, prêt à titiller les puristes, comme il l’admet lui-même : « Le débat autour de Bach fait vite tirer les couteaux : c’est que Bach étant la vie même, se l’approprier devient une question de vie ou de mort. Et puis, il y a dans Bach cet élément d’abstraction pure en même temps que de vie pure qui résiste à tous les traitements, même les mauvais, anciens ou modernes. (…) En d’autres termes, on n’atteint vraiment Bach que dans le secret de notre esprit, c’est très troublant, comme s’il était Dieu. » (René Belletto, Jean-Sébastien Bach, P.O.L, 2023)
Fugue
Et il commence fort Belletto : « Séduit par le destin, on s’abandonne volontiers à une analyse irréelle du monde, à la grâce prévue et imprévue (voire improvisée) d’une trame mystérieuse et quasi surnaturelle qui révèle toutes apparences, ces apparences n’étant que le fruit (musical ?) d’un mélange troublant d’absence totale irrémédiablement inscrite dès la première note et d’un jaillissement vital perpétuel – une prison à l’intérieur de laquelle on se meut avec une liberté souveraine, autant parler d’une fugue de Bach, la vie serait telle une partition. » (7)
→ N’y a-t-il pas de la fugue dans toute vie, sous les apparences, la poursuite obstinée de quelque chose même si tout est fait pour en éloigner ? Fugue, non pas au sens de fuir, même si cette composante peut être présente, mais au sens de courir après, de tourner autour, le fort et da freudien aussi à certains égards.
Le musicien ancien
« Le musicien ancien est un magicien (musicien, ancien, magicien : nos mots s’appellent les uns les autres à l’image des notes d’une partition), un magicien qui imite les dieux et recrée le monde, et l’art de ses notes se différencie mal de l’art des lettres et de l’art des chiffres, si bien que son art musical ancien dissimule plus d’un secret dans ses compositions. Bach : le symbolisme numérique est constant dans son œuvre. » (8)
→ Le livre fourmille d’allusions à des ouvrages savants, et l’un des tout premiers chapitres s’intitule : « Mercis », au pluriel. L’allusion vient appuyer le dire du moment, en toute liberté et en toute souplesse. Ce n’est jamais pédant, lourd, plutôt ludique. Et pas des trucs rabâchés jusqu’à plus soif ou de clichés rebattus. Mais elle me permet aussi de découvrir des livres que je ne connais pas encore. De plus en plus, je vis la lecture comme un passage à gué de pierre en pierre,, en sautant de livre en livre, celui dont je pars et ceux dont il me parle. Mercis au pluriel. Et ici je découvre que Paule du Bouchet a écrit sur Bach, une vie de Bach, CD jeunesse pour Gallimard et le Bach de la magnifique collections Découvertes, livre que j’ai bien sûr dans ma bibliothèque !
Le soin des sources (la musique est un calcul secret de l’âme)
Bellotto rappelle que « Dans Bach et l’orgue, Georges Guillard évoque un article de Jean-Jacques Duparcq (« Contribution à l’étude des proportions numériques dans l’œuvre de Bach »), lequel souligne l’étroite parenté entre la pensée de Bach (1685-1750) et le génie philosophique de Leibniz (1646-1716). Pour Leibniz (un autre enfant à sa façon), une mathématique divine s’exerçait à l’origine des choses (Dum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus). Il en résulte que la nature est semblable à l’ordre des pensées de Dieu, la volonté n’agit pas pour créer le possible mais pour le faire durer. Le rapprochement est aussi suggéré par Mats Klingfors qui, dans Le symbolisme des nombres, volume 17, Cantates, enregistrées par Telefunken, rappelle la si belle idée de Leibniz : « La musique est un calcul secret de l’âme. » (15-16)
→ J’aime les mercis de Belletto, j’aime aussi sa parfaite rigueur et son honnêteté qui sont de rendre à chaque auteur ce qu’il a découvert ou dit. Ce n’est pas forcément la pratique la plus courante aujourd’hui !
Si humain
Belletto rapporte une anecdote qui ne concerne pas Bach mais aurait pu le concerner : « Voici une ‘Anecdote’ écrite par Kleist (qui à l’origine ne se rapporte pas à Jean-Sébastien Bach mais au violoniste et compositeur Georg Anton Benda, 1722-1795) : « Bach, lorsque sa femme mourut, dut prendre des dispositions pour son enterrement. Mais le pauvre homme avait l’habitude de s’en remettre à sa femme pour toutes choses ; en sorte que, lorsqu’un vieux serviteur vint lui demander de l’argent pour acheter du crêpe, il répondit, pleurant en silence, la tête appuyée sur une table : “Demandez à ma femme !” » (20)
Et les chères Goldberg
Ces variations que j’écoute en continu, Hewitt, Tipo, Turek, Gould, Gavrilov, Rana, beaucoup de femmes on le remarque et pour moi la préférence toujours non démentie pour Angela Hewitt. « ‘Univers clos, parfaitement réglé sur ses lois, fascinant jusqu’à l’hypnose’, dit Gilles Cantagrel à propos des Variations Goldberg. Le créateur pose lui-même le problème qu’il va résoudre, se fixe une loi, définit un destin auquel il va se conformer, de sorte que tout est dit d’emblée, et que, malgré les surprises à la fois prévues et imprévisibles de ce qui va se dire en chemin, la fin ramène au début, le point d’arrivée est aussi le point de départ. L’aria d’où sont nées les variations de Bach revient à elle, les notes sont les mêmes, pourtant l’aria s’est nourrie de ses imitations, de ses transformations, de ses morts et de ses renaissances, elle s’est forgée par magie et par alchimie, elle s’est transmuée sous nos yeux, enrichie du monde, qui alors s’évanouit » (24-25)
Zweig
Fascinée et passionnée de découvrir que Stefan Zweig fut propriétaire d’une partition originale de Bach, le manuscrit autographe de la Cantate BWV 5.
Profondeur des vues
Érudition certes chez Belletto mais pour ouvrir des vues nouvelles, ce que font rarement les doctes livres érudits. Que penser par exemple de ce chapitre sur Bach et l’imitation : « Celui qui n’existe pas imite pour exister. Enfanter, s’enfanter : l’inexistant engendre et s’engendre, il est à la fois pour lui-même et pour les autres père, mère et bébé. Bach imite tout, donc engendre tout, y compris, si totale est l’imitation et puissant son génie, ses précurseurs, qu’il dépossède de leur identité, qu’il vide de leur substance, qu’il réduit parfois – et ce peut être injuste – à des noms figurant dans des notes de bas de page au chapitre ‘Bach’ des histoires de la musique. Il est celui qui a tout imité, qui s’est nourri de tout, qui a tout mangé, par conséquent est devenu une nourriture totale et attire irrésistiblement ceux qui ont manqué, ceux qui ont été dépossédés d’eux-mêmes et ainsi sont restés (plus ou moins, bien sûr, et de mille manières diverses) enfants et même bébés. » (37-38)
Petit ouvroir de lecture potentielles
Il faut bien tenir compte du sous-titre du livre d’Eduardo Berti pour bien comprendre son propos. J’avoue avoir été assez emballée par le livre lors de ma première lecture d’environ 50 chapitres, puis avoir un peu déchanté lors de ma lecture suivante, 24 heures plus tard, car je trouve qu’on tourne un peu en rond. Tout en s’amusant beaucoup par moments, ce qui donne envie de continuer la lecture. Qui de toutes façons n’est pas prenante ni complexe, même si certains chapitres provoquent une sorte de vertige, typique de l’image qui reproduit l’image qui reproduit l’image, etc., la Vache qui rit en somme et sa célèbre boucle d’oreille. Le vrai titre du livre est Mauvaises méthodes pour bonnes lectures et il est vrai qu’il lui en fait voir de toutes les couleurs au livre, Berti, démontage, découpage, caviardage, etc. « Prenez un livre que vous n’arriviez pas à terminer (que vous trouviez ennuyeux et qui ‘vous tombait des mains’, comme on dit), découpez-le avec la complicité d’une paire de ciseaux en acier (pas en plastique bon marché), construisez avec lui une grande maison, un palais de papier. Passez quelques jours à l’intérieur. À vivre, penser et dormir. Lisez de temps en temps ce que disent les murs, si jamais tous ces fragments de mots ou de phrases ont quelque chose à vous dire. Sentez que maintenant, oui, enfin, ce livre ne vous expulse pas, que vous êtes très à l’aise au cœur de ses mots. Invitez un ami à habiter quelques heures dans cette maison. » (Eduardo Berti, images Etienne Lécroart, Mauvaises méthodes pour bonnes lectures: Petit Ouvroir de Lectures Potentielles, La Contre Allée (p. 6).
De la bibliothèque
Berti a le grand mérite de me faire réfléchir à l’objet-livre et aussi à mon rapport, complexe, avec les livres. « Après avoir rangé votre bibliothèque de manière strictement alphabétique (première-deuxième-troisième-quatrième lettre du nom de famille de chaque auteur), étudiez la disposition générale. En tenant doublement compte de l’ordre alphabétique et de la chronologie historique, analysez les voisinages entre auteurs. Repérez les cas où la situation nous fait penser à quand nous étions enfants et qu’un nouveau copain débarquait dans la classe, suscitant une petite commotion. Bolaño est-il arrivé avec ses livres pour séparer Bioy de Borges ? Mauriac est-il arrivé pour séparer Maupassant de Maurois ? Trouvez d’autres cas semblables. » (10)
→ Il m’est arrivé de penser que je ne pouvais pas laisser tel et tel écrivain côte à côte dans la bibliothèque ! Il y a aussi des regroupements par affinités, pour des secteurs partiels de la bibliothèque, un peu à la Warburg en somme.
Cruel
On dirait un exercice (ou un test !) cognitif pour senior : « Inspirez. Lisez trois phrases. Expirez. Fermez les yeux. Répétez ce que vous vous rappelez des trois phrases que vous venez de lire. Inspirez, rouvrez les yeux (lentement, ne vous étourdissez pas) et comparez votre mémoire (la réécriture qu’a faite votre mémoire) avec le texte original. »
→ je joue parfois ce petit jeu quand je recopie -et dieu sait si j’ai recopié dans ma vie des extraits de livres pour l’anthologie permanente de Poesibao et comme il s’agit là d’embarquer la ponctuation, ce n’est pas évident-. Impossible de tenir trois phrases, une c’est déjà bien !
Un peu le processus de mes portraits de lecteurs
Les inatteignables comme dit Siegfried Plümper Hüttenbrink . « Faites appel à trois personnes. Choisissez un roman, un livre de poésie et un essai. Mettez la même ‘fausse couverture ‘ aux trois livres qui doivent avoir la même taille. Mélangez-les, comme un jeu de cartes, et donnez à chacune des trois personnes un livre au hasard, sans qu’elles en voient le contenu. Demandez à vos invités de s’asseoir et de lire en silence. Observez-les en essayant de deviner par leurs gestes, par leur posture, par la façon dont ils tournent les pages du livre, lequel est en train de lire le roman, lequel les poèmes, lequel l’essai. » (33)
→ On peut aussi emporter ce livre de Berti pour animer un groupe d’amis, lors d’un séjour aux sports d’hiver par exemple. Il fourmille de jeux avec les livres, avec le texte des livres, avec une liberté et souvent une drôlerie affirmée. Pas de faux respect et de mots grandiloquents sur l’amour du livre, ici. Un traité de mauvaises manières plutôt !
Cet autre passage me rappelle aussi mes observations de lecteurs in situ. « Passez une journée entière à voyager dans le métro et à lire par-dessus l’épaule des voyageurs. Placez-vous toujours à côté ou derrière quelqu’un qui est en train de lire un livre, un journal ou même une tablette. Cherchez des échos ou des continuités entre les ‘lectures volées’ ». (98)
Manipuler
Il faut manipuler les livres (et là je dois bien reconnaître que c’est plus difficile avec la liseuse, sur laquelle au demeurant je lis Berti !). Il suggère par exemple de lire à contre-jour, de placer la page du livre ou de journal devant la fenêtre et de regarder ce que ça donne en termes de rapprochements insolites de mots.
Jouer aussi avec les pages du livre, on découpe beaucoup chez Berti ou les accessoires du livre, allusion qui me plait aux signets dont je suis une grande collectionneuse. Il propose de laisser un signet dans chaque livre lu… c’est ainsi que j’ai découvert que nous partagions mon père et moi le même travers, lire en général les livres aux deux-tiers, très exactement !
Jeux de lettres, jeux de forme : Berti suggère de dessiner simplement la forme « de cinq ou dix poèmes tirés d’un même livre : le résultat sera une galerie de silhouettes vides. » (58)
Où lire ?
Partout et nulle part disent certains. Berti lui propose d’apparier livres et lieux de lecture : « Dans un livre publié vers la moitié du XIXe siècle (Jest and Earnest), l’écrivain excentrique William Arthur B. Lunn propose un inventaire des lieux propices pour lire les grands auteurs de son temps. Il est bon de lire Walter Scott, dit Lunn, dans une salle pleine de reliques ; pour mieux saisir Lord Byron, il faut le lire assis sur un rocher, au bord de la mer, alors que le ciel semble ‘sauvage et orageux’ ; il faut lire Milton dans une cathédrale, sous une faible lumière religieuse ; quant à Henry Fielding, rien de mieux que le bruit d’une taverne bondée. Faites de même avec six ou sept écrivains contemporains que vous aimez en particulier. »
→ une petite note relevée a posteriori (dans le livre d’Anne Roche, voir plus loin) : « Les livres, l’autre manière d’être dans le lieu / Le lieu, le livre » (Anne Roche, p. 23)
Avec Modiano, ça marcherait
Et je crois que certains la font cette démarche ! : « cherchez une nouvelle ou un roman qui se déroule dans une seule ville (si possible, la ville où vous habitez ou bien une ville pas trop éloignée) et dont le personnage principal se promène dans ses différentes rues et différents quartiers. Lisez chaque scène dans l’exacte partie de la ville où elle se déroule. Voyagez, déplacez-vous au rythme du livre. » (90)
Une méthode critique
Oui cela pourrait être une méthode critique, mais il faut alors avoir la capacité de « se deux » comme dirait Valérie Rouzeau : « Lisez deux fois de suite le même livre. Prenez des notes en marge comme si vous étiez deux lecteurs différents » (101)
→ J’ai fait cette autre expérience en lisant une seconde fois un livre. J’ai daté (1) les notes de la première lecture, et (2) celles que j’ai ajoutées à la seconde lecture, cette fois avec l’année de la lecture. L’année de la première lecture, je ne la connais pas toujours. Je me suis aperçue que je ne récusais pas mes notes antérieures, mais que j’étais ouverte à d’autres aspects que lors de la première lecture. A moins que mon attention ait baissé la première fois à tel ou tel point !
Impossible !
Non par ce que ce serait une privation insupportable, mais parce que l’écrit nous tombe constamment sous les yeux : « Passez une journée sans rien lire, absolument rien. Pas un livre, pas un magazine, pas une quelconque indication, pas une publicité de rue, pas un de ces milliers de mots que nous croisons et qu’il est impossible ou presque de ne pas lire. Fermez les yeux dès que vous voyez ou flairez la moindre présence de mots. » (114)
Photographie
Beaucoup de belles choses dans la lettre quotidienne de Jean-Christophe Dichant. Il propose aujourd’hui, d’après un livre de l’auteur et photographe Tom Ang plusieurs « disciplines ». J’en relève quelques-unes.
6- Visualisez l’image dans votre esprit avant de voir la photo.
10- Tenez compte de l’arrière-plan avant de vous occuper du sujet.
11- Regardez, travaillez et aimez la lumière.
Travaillez avec ce qui est disponible ; ne combattez pas la lumière.
Toute lumière est une bonne lumière.
12- Aimez, respectez et préservez vos sujets.
Vous le leur devez… et vous voudrez peut-être revenir un jour.
Cela ne vaut pas que pour la photo, c’est aussi pourquoi je le transcris ici et ne l’exclus pas de la version publique du Flotoir.
Terrhistoire
Elle sait certainement regarder et cadrer ses sujets Anne Roche, même si elle dit avoir renoncé à la photo (est-ce bien elle, à lire plusieurs livres en même temps, parfois je m’embrouille, mais cela n’a aucune importance ! cela peut même être une mauvaise méthode (voir une mauvaise manière) pour une bonne lecture ! Anne Roche dont j’ouvre Terrhistoire, publié par Les éditions Chemin de ronde.
Pour elle il s’agit surtout de traces et j’aime ce qu’elle dit de l’usage des traces, différent sans doute de celui que l’on fait la plupart du temps : « Les traces ce ne doit pas être comme les cailloux du Petit Poucet, une piste pour revenir en arrière, revenir au point de départ, mais le contraire, un signe vers ce qui n’est pas encore tracé. »
→ L’idée me semble très forte, elle n’est pas facile à appréhender, il faudrait la méditer, en utilisant l’intuition plus que la logique.
Comme une ombre
Une courte phrase, très vite, sur une seule page, un fait que l’on va retrouver comme un leitmotiv parfois aussi inquiétant que certains leitmotiv chez Wagner : « En 1934, mon oncle André a traduit Mein Kampf ». C’est une traduction donc très précoce et l’on va découvrir rapidement que l’oncle est le frère du père et que cet oncle s’appelle André Calmettes.
D’où, très vite aussi dans le livre, l’énoncé du projet : « deux projets, peut-être même trois, mais il me semble que ça vaut la peine d’essayer de les faire tenir ensemble. Premier projet : raconter une histoire – mon histoire – à partir des villes que j’ai traversées, où j’ai plus ou moins vécu. Deuxième projet : reconstituer la constitution d’un imaginaire occidental, dans les années 1940-1950. Et là le temps croise l’espace, mais a-t-il jamais été question de les disjoindre ? Troisième projet – mais n’est-ce pas une dérivation du précédent ? déplier la phrase ‘en 1934, mon oncle André a traduit Mein Kampf’ » (Anne Roche, Terrhistoire, Les Éditions Chemins de ronde, 2023, p. 21)
Et voilà trois fois que surgit dans mon esprit, en recopiant ces notes et alors que ce ne fut pas le cas en lisant ces pages, une association d’idées avec le travail de Michèle Métail. Qui arpente les mêmes régions géographiques, mais sans doute pas uniquement.
Réfléchir sur le passé
Sans doute à mettre en relation avec la note sur la trace : « Réfléchir sur le passé et y voir des alternatives, des ‘passés empêchés’(…) L’idéal serait : ni schéma de l’historiographie rétrospective, ni narration romanesque, ni philosophie de l’histoire, mais réflexion sur tous les modalités de notre compréhension du monde. »
→ Superbe approche que celle de cette réflexion sur les modalités de notre compréhension du monde. Là aussi, c’est difficile à parfaitement saisir, c’est une méthode, c’est manifestement la façon dont elle construit son livre, par éclats, qui parfois pourraient être d’obus, tellement certains (pas tous, bien heureusement) sont durs et coupants ! Plus que fragments, éclats et dans tout la variation de la notion d’éclat !
Les virgules germaniques
« La langue pour moi la plus investie, c’est l’allemand, avec – peut-être – une très énigmatique base (en allemand) du grec. Nous aimions dans les versions grecques, trouver ce que les éditions savantes appellent des virgules germaniques, placées à des endroits inusités pour les virgules françaises, et bien commodes pour se repérer dans la syntaxe. » (29)
La voilà la photographie !
« Un des foyers possibles de ce travail pourrait être cherché du côté du rapport à la photographie. Il faut rappeler ici qu’Anne Roche est une grande spécialiste de Walter Benjamin. « A l’époque où Walter Benjamin s’intéresse [à la photographie], ce n’est certes pas une invention récente, mais en réactualisé la nouveauté à la fois du côté du daguerréotype et du côté de ses photographies d’enfance. » (43). Et d’expliquer que la photographie dans ces textes de Benjamin (par exemple quand il décrit le portrait de Kafka enfant) ne « joue que comme la métaphore d’autre chose : son immobilité, son figement conventionnel sont l’image du récit d’enfance ou du récit de vie pris dans les conditions narratives. »
« J’aime les photographies », dit Anne Roche, qui précise un peu plus loin (c’était donc bien elle !), parlant de son enfance : « j’ai fait quelques photos (…) qui, vu ma médiocrité technique, ne parvenaient pas à communiquer mes intentions autrement que par légende. Puis j’ai abandonné, assez rapidement » (44).
Oubli
Constat, mais n’est-ce pas autour de cela que tournent dans de livres, parfois admirables : « On ne peut pas raconter un oubli. / On ne peut pas raconter ce qui se passe quand on a perdu quoi et on ne sait même pas dire ce qu’on a perdu » (73).
→ A re-feuilleter le début du livre pour transcrire mes notes, je me rends compte à quel point il procède par pas, souvent pas de côté d’ailleurs. Pas-éclats. On se demande si c’est l’idée de la fameuse traduction du livre d’Hitler par l’oncle qui attire magnétiquement les copeaux qui viendront petit à petit former l’image ?