“Comme les animaux au crépuscule”


Flotoir du 11 au 21  décembre 2023, où il est question de Sophie Képès, d’Imre Kertész, d’Anne Roche, et d’autres…


photo Florence Trocmé


N’égare pas ta soif
De Jacques Robinet, qui m’autorise à le reproduire ici, ce très beau passage de ses carnets en cours : « C’est comme un prurit de l’âme qui vous force à tout lâcher : le livre qu’on lisait, le spectacle de l’arbre qui retient le soleil du soir, la course urgente à faire, le coup de téléphone qui attendra… Oui, comme une démangeaison ou un rappel à l’ordre : n’égare pas ta soif, ne leurre pas ton attente. Alors, stupéfait et indécis, on se gratte, on se ronge : quel est cet à côté des choses, cette conviction d’un faux pas, la certitude de faire fausse route, de s’être laissé distraire quand on pensait remplir ses obligations ? On demeure là, pantois, comme un enfant voit s’écrouler son château de sable, comme un vieillard agacé jette les cartes de son jeu de patience qui a échoué. Ce sont des signes infimes, des déplacements imperceptibles, telle une fissure dans un mur qui branle. On soupire, on reprend le livre, on creuse les douves du château enseveli, on rebat les cartes, — on se calme ! Ainsi va la vie, ses mouvements de marée, ses faux sommeils, ses réveils impromptus… Oui, un pas de côté, une ombre qui s’allonge, une voix morte dont on retrouve le timbre ; l’évidence de n’être pas au monde, de ne faire qu’y passer ; de ne pas peser davantage que l’oiseau qui vole vers sa mangeoire ; d’aspirer à rejoindre le socle inaltéré de l’éphémère qui nous emporte. Si, comme moi on s’est confronté très longtemps à la psychanalyse, on ne peut que sourire de l’écart infranchissable du désir à son objet, sans pour autant renoncer au rêve que tout puisse un jour s’unifier.
Au fond, les mots sont comme des oiseaux :  ils volent du désir à l’objet, créent l’illusion de passerelles entre des branches qui ne peuvent se rejoindre. Ce sont les tisserands du vide qui se reforme derrière eux. Leur ramage suffit parfois à créer l’illusion d’un paradis d’avant la faute et la rupture. »

Berti et les livres
J’ai terminé le livre d’Eduardo Berti (Mauvaises méthodes pour bonnes lectures), qui m’a amusée souvent, lassée parfois mais il faut tenir compte de ce qu’en est le projet, souligné par le sous-titre, Petit Ouvroir de littérature potentielle ! Alors un dernier petit relevé : « On raconte qu’au temps des pharaons et des pyramides, les Égyptiens demandaient à être enterrés avec leurs chats favoris. On embaumait les chats et on les mettait de façon qu’ils chauffent les pieds du mort. En vous inspirant de cette tradition, imaginez que vous demandez à être enterré avec une petite bibliothèque. Choisissez les livres pour votre voyage final : un ou deux en tant qu’oreiller ; un livre sous chaque coude, afin de rendre plus confortable le voyage éternel ; deux bouquins de plus, tels deux chats du Nil, pour chauffer vos pieds. » Mauvaises méthodes pour bonnes lectures, p. 145.
→ Je pourrais ajouter une méthode ! Découpez des milliers d’extraits dans toutes vos lectures et installez-les dans un document à vous, votre bibliothèque portative (Flotoir !) ; vous aurez le meilleur des livres, sans en avoir tous les inconvénients, dirait Berti.

Contes réécrits
Bien intéressée ce matin par une note de lecture de Jean-Nicolas Clamanges autour d’un livre d’Anne Sexton, Transformations, où la poète américaine réécrit les contes de Grimm. Cela me rappelle ce que j’ai fait avec mon cher P’tit Bonhomme de Jules Verne, à qui ça n’a pas porté chance en termes de notoriété (je parle du livre de Jules Verne, dont j’espérai qu’il serait réédité et enfin accessible). Il y a chez Sexton une verve satirique qui n’existe pas dans ma réécriture du texte de Jules Verne, plutôt axée sur la tendresse et la douceur.
Citation de Sexton, faite par Clamanges : « Je prends le conte et je le transforme en un poème de mon cru, en suivant l’intrigue, en dépassant l’intrigue, et en la revampant à ma façon. Ils sont très sardoniques et cruels et sadiques et drôles. […] J’en ai fait quelque chose de très contemporain […] Ils parlent autant de moi que mes autres recueils de poèmes »

Pas un jour sans une note (nulla dies sine…)
Le plus beau moment hier fut une grosse demi-heure où, fatiguée, je me suis assise sur mon canapé dans mon bureau, alors que le jour déclinait et j’ai écouté une stupéfiante version (encore inconnue de moi qui en connais de nombreuses) des Variations Goldberg de Bach, celle de Víkingur Ólafsson. Écouté sans rien faire d’autre, même pas lire la partition.
J’ai alors constaté que cela avait eu un effet stimulant sur moi et j’ai eu grand plaisir à aller ensuite jouer un peu de piano
Aujourd’hui j’écoute le diptyque From Afar de ce même pianiste Víkingur Ólafsson Deux CD, dont l’un joué sur un piano à queue Steinway et ensuite le même programme joué « sur un piano droit où l’on a inséré une fine bande de feutre entre les marteaux et les cordes. L’effet rendu par cette sourdine a quelque chose de sidérant, évoquant à la fois un vibraphone accouplé à une harpe, ou, plus précisément, un Fender Rhodes, le piano électrique qu’utilisaient les Doors, Chick Corea ou Frank Zappa dans les années 70. (…) Mais comme toujours avec Ólafsson, s’il surfe sur la tendance, c’est qu’il a des raisons personnelles plus profondes, en l’occurrence sa rencontre avec le mythique compositeur contemporain György Kurtág, 95 ans, qui souhaitait rencontrer le “Glenn Gould islandais” quand il passerait par Budapest. Une entrevue qui a eu lieu en septembre 2021 et qui lui a fait manifestement forte impression – Ólafsson laissant libre cours, deux heures durant, à toutes les musiques qui lui venaient sur le vieux Steinway qui avait appartenu à la femme de Kurtág, apprenant du vieux maître hongrois qu’à deux, ils improvisaient souvent sur… un piano droit équipé d’une sourdine. Le disque est un assemblage de petites pièces, avec Kurtág comme fil rouge, notamment son album “Játékok” à travers lequel il renoue avec son âme d’enfant. Ólafsson y retrouve ce qu’il aime chez Bach, Schumann ou Brahms – la clarté de l’écriture polyphonique mais aussi les formules lapidaires utilisées par Thomas Adès, Béla Bartók ou l’Islandais Snorri Sigfús Birgisson, qui ouvrent des paysages sonores immenses où le temps se suspend.» (article de Xavier Flament dans les Echos)
Le second disque me fait penser à Cage bien sûr et à ces merveilleuses sonorités des pianos préparés que j’aime tant et que j’ai tendance à rapprocher de sensations d’enfance. Les trois pianos de la maison familiale non loin de Paris, dont deux passablement désaccordés. À certaines musiques aussi en quarts de ton.

Jeux de mémoire
Lors d’un épisode viral, fatiguée et fiévreuse, je suis restée beaucoup assise, immobile, à me reposer. Et j’ai écouté un peu la radio. Mais aussi des disques et des podcasts. J’eus ensuite souvenir de ce que je pensais être un podcast où il était question de photo, avec deux interlocuteurs, tout cela très vague (somnolence partielle probable !)… Dans ce grand brouillard avait percé à deux reprises le nom de Denis Roche. J’ai voulu en parler à Karine Miermont, mais impossible de retrouver ma source ! Ce qui a engendré un sentiment très désagréable d’autant que je suis convaincue d’avoir vécu une légère atteinte cognitive (mémoire, logique, spatialisation, temps) pendant cette brève maladie. J’étais partie sur la fausse piste de mes abonnements podcasts et notamment des Nuits de France Culture, j’ai remonté le fil de dizaines d’émissions (leur titre seulement !) sans que rien ne fasse tilt sauf peut-être une émission sur le photographe Giacomelli. Mais ce n’était pas ça. Plusieurs jours plus tard, une toute petite lueur intuitive : je ne cherche pas au bon endroit ! J’ai dû simplement écouter la radio, m’en remettant au hasard… et là je crois avoir enfin trouvé en remontant les programmes de France Culture sur les 5 ou 6 jours précédents, sans doute un « Book Club », sur le thème photo et écriture

La Grande Vague
Je relève cette histoire extraordinaire dans la lettre quotidienne du formateur photo Jean-Christophe Dichant : « Une des premières photos de l’expo Noir et Blanc à la BNF (…) est “Grande vague”. Gustave Le Gray a créé cette photo en 1857. “Créée ?” Oui, créée. À cette époque, les limitations techniques des plaques photographiques ne permettaient pas de capturer à la fois les détails du ciel et ceux du paysage dans une même prise de vue. Le Gray a innové en prenant deux photos de la même scène :
– une exposée pour la mer, le premier plan
– une exposée pour le ciel, l’arrière-plan
Puis il a superposé les deux plaques lors du tirage. Ce qui a créé la photo finale. Aujourd’hui on parlerait de HDR. Ou de masquage et traitement par l’Intelligence Artificielle.
→ 1857 !
→ A propos d’IA, lu aussi un grand article hier sur l’utilisation de l’IA par les étudiants pour leurs mémoires. J’ai bien aimé que cet article ne soit pas entièrement négatif, mais nuancé, montrant tous les risques de cette utilisation mais aussi le parti que des étudiants peuvent en tirer en l’utilisant avec talent ! Et en sachant l’utiliser de manière non basique, écris-moi trois paragraphes sur la symbiose entre champignons et arbres, mais de manière plus subtile. Par exemple qu’est-ce que la symbiose champignons et arbres apporte à la forêt ?
Ces derniers mots je les écris en pensant au remarquable article du magazine Epsiloon sur les lois de la forêt, je vais y revenir. Une conscience, c’est aussi une sorte de pot-pourri de tout ce qui la traverse, laissant ou non des traces. Et c’est passionnant de voir ce que peut devenir ensuite ce matériau.  
Et le Flotoir est un grand pot-pourri.

Etty Hillesum
J’ai repris la lecture de ses écrits hier soir, mais je suis dans une longue série d’entrées de son journal où elle parle essentiellement de sa relation avec Spier. C’est un peu répétitif et pas passionnant. Mais on sait bien qu’on approche des catastrophes et cela donne une aura particulière à ces pages. J’en suis en effet au printemps 1942 et Spier, très présent, apparemment en bonne santé, est en fait déjà malade sans le savoir. Quant à son destin à elle, elle l’invoque de manière très discrète mais tellement prémonitoire, employant précisément ce mot de destin. Tout en faisant des projets pour le futur, dont on sait bien qu’ils ne se réaliseront jamais (j’en avais déjà parlé à propos de son projet de livre sur Rilke).

Anne Roche et ses villes
En grand benjaminienne qu’elle est, Anne Roche dans Terrhistoire explore la thématique des villes, essentiellement Berlin, Prague, Marseille… Il est beaucoup questions de démolition, d’évolution des quartiers, de modification des aspects de la ville. Elle est souvent sur les traces de Walter Benjamin, à Marseille par exemple : « Walter Benjamin est passé par là, longtemps avant la chute du mur de Berlin, longtemps avant qu’il y ait un mur à Berlin. Il a passé du temps à Marseille, il a regardé les démolitions, les constructions, les démolitions à nouveau. Il n’a jamais revu Berlin. » (p. 90)
→ Comment ne pas penser à toutes les démolitions en cours (et aux quelques reconstructions déjà en œuvre et qu’il ne faut pas oublier !), en Ukraine, à Marioupol par exemple,  dans les kibboutz israéliens Kfar Aza, Beeri, à Gaza… Anne Roche évoque d’ailleurs les bombardements de Dresde et de Hambourg.

Du journal et de l’agenda
Anne Roche explique avoir tenu un journal, à treize ans. « je me suis souvent interrogée sur le rôle du journal, et j’ai pensé à ce sujet des choses contradictoires. Je le pense à présent comme un espace de réflexion pour recomposer du détruit ou défaire du consistant. Il m’est arrivé de relire de vieux carnets, c’est différent ? : le journal est écrit, formé et même quand il est délirant (ça lui arrive, je le sais après, ou parfois même sur-le-champ) il a quelque chose de tranquille (…) les carnets ne sont pas écrits : ce sont des blocs, non organisés, erratiques. Grammaticalement ce sont des noms isolés, propres ou communs, quelques-uns devenus incompréhensibles (et c’est affreux), quelques-uns tout vifs (et c’est affreux).(p. 103)
→ C’est profondément juste cette distinction entre un journal et un agenda. Plonger dans un agenda d’il y a longtemps, ce peut être une expérience très éprouvante. Avec parfois une impression d’étrangeté. Est-ce bien moi qui avais tel RDV, qui rencontrais telle personne, qui allais à tel cours ou voir telle exposition ou tel film, dont tout a sombré (et en effet pas seulement le film, parfois la personne, dont le nom même vibre à peine…) je sais bien que le Flotoir est une digue contre l’oubli. Je sais que je l’ai divisé depuis deux ans en trois entités, trois oirs, le Flotoir dont une partie est publique, le Logoir pour les faits de la vie et le Notoir, bouclé sous mot de passe, que personne n’est jamais censé lire pour ce que je tiens absolument à garder pour moi seule, mais dont je tiens pourtant à me souvenir, pour moi. Avec l’agenda, le passé vous saute à la figure sans filtre. Dans le journal en effet écrit comme dit Anne Roche il y a bien eu filtre et il y a sans doute, par l’effet de l’écriture qui serait alors une sorte de fil d’Ariane, la perception d’une forme de continuité. Non pas blocs erratiques, mais éléments que l’écriture tente de rapprocher, d’organiser, de lier sous sa coupe.

Une cantate à chaque petit déjeuner
Elle m’a bien amusée Anne Roche qui explore largement sa détestation des voyages, sa peur surtout. Elle dit se sentir bien à Lausanne, ville sans danger pour elle avec « les amis qui ont dans leur discothèque l’intégrale des œuvres de Bach, une cantate à chaque petit déjeuner » (119). Et moi de penser à ce proche qui, en effet, chaque matin, commence par étudier un peu sa Cantate de Bach du jour et ensuite enfourche son vélo d’appartement et écoute ladite cantate. J’ai chez moi l’intégrale des Cantates de Bach, commencée en disques 33 tours (je déteste le mot vinyle) puis continuée en CD, ce qui a fait perdre la partition qui se trouvait dans les grands coffrets plats des 33 tours, deux en général dans un même étui.
[Adagio en si mineur, K 540, par Vikingur Olafsson], dont j’explore ces jours les différents disques. Ses Goldberg me paraissent passionnantes, je viens de les acheter. Son From Afar, je l’ai dit, m’intéresse beaucoup. Plus de réticences sur certaines autres aventures. Son Mozart me parait parfois extrêmement lent, trop. Mais il y a aussi de très belles choses.

A quoi servent les voyages
Elle dit les détester, mais elle est sans cesse en voyage, Anne Roche et elle s’interroge : « Je sais (pas depuis très longtemps) à quoi me servent les voyages : à me dé-rober, jusqu’à l’os, de ce que j’appelle moi dans le temps ordinaire. ».
→ Il y a en effet comme un décentrement de soi, pris là aussi dans une sorte d’étrangeté. Regarder les gens et se dire qu’ils vivent là, comme ça, que tout cela leur est familier comme me l’est mon bout de trottoir, dans ma ville, et là me demandant quel effet il fait aux innombrables étrangers que je croise chaque jour. Je me souviens aussi de mon père disant que lors de grandes épreuves professionnelles, ce n’était pas d’aller s’installer sur la plage en Bretagne qui le détendait, bien au contraire, mais le fait de partir en voyage. D’être tellement sollicité par l’altérité de tout qu’il s’en oubliait. Je pense à ce grand voyage, en Inde, je crois que fit Jacques Robinet après la mort de sa mère… sans doute était-ce pour lui la seule solution pour ne pas sombrer.

À Prague
De brèves annotations, tellement plus parlantes qu’une grande description :
« Le théâtre où eut lieu la première de Don Giovanni.
Synagogue Pinkas : les milliers de noms au mur, les dessins d’enfants de Teresin, les valises.
Le cimetière
La synagogue ‘espagnole’, dans le style mauresque.
La ‘vieille nouvelle », gothique, sobre (on n’entre pas) » (144)
Livre d’errance, un peu labyrinthique, on se perd dans le temps et dans l’espace, bonds de l’enfance au présent, traversées des années. « Scansion des révoltes : Berlin 53, Budapest 56, Prague 68 » (145)
« Aby Warburg dit que l’histoire de l’art est une histoire de fantômes pour grandes personnes » (147).

Rügen
Et gratitude pour le beau chapitre consacré à Rügen, l’île aux falaises blanches, là-bas, tout au nord de l’Allemagne, les tableaux de Caspar David Friedrich. « Quel Märchen, quel livre de conte de l’enfance, quelle image aimée par ma mère enceinte de moi, font la résonance infinie en moi et de ces paysages, et de ces paysages urbains ? La question n’est peut-être pas que rhétorique. J’ai commencé il y a plusieurs années une entreprise qui consistait à retrouver (…) les images et les histoires qui m’avaient frappée, pour quelque raison que ce soit, dans mon enfance, depuis le moment où j’ai su lire, jusqu’à la sixième à peu près. Et les écrire. J’y ai travaillé, si on peut dire, par à-coups, et n’en ai jamais fait beaucoup, mais je sais que ce travail m’importe, que j’y reviendrai tôt ou tard, qu’il m’importe comme une torsion à ma psychanalyse personnelle (toujours en do it yourself), comme l’incarnation de ce à quoi je crois sur ce point, à savoir que, au moins autant que de nos parents, nous naissons des livres. » (204)
→ Nous naissons des livres

Peter Handke
A la fin d’une belle émission de Grand Canal, la pianiste Shani Diluka a lu un extrait d’une pièce de Peter Handke, le monologue final de Par les villages.
« Sois ébranlable. Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l’espace et considère chacun dans son image. Ne décide qu’enthousiasmé. Échoue avec tranquillité. Surtout aie du temps et fait des détours. Laisse-toi distraire. Mets-toi pour ainsi dire en congé. Ne néglige la voix d’aucun arbre, d’aucune eau. Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil.».
→ Et ce matin, j’entends ce proverbe zen : « n’attends rien de ta pratique et alors tout s’ouvrira. »

Correspondance
Ma correspondance est très abondante et fournie. Elle fait partie des bonheurs du jour et aussi de mon travail. Je pourrai presque faire un petit « Oir » supplémentaire en y copiant certaines parties de certaines lettres (je continue à appeler cela des lettres, n’en déplaisent à certains mauvais coucheurs qui tordent le nez devant le « mail », car ce sont de vraies lettres, avec une adresse, une écriture soignée, formule dite de politesse ou plutôt d’amitié et signature.)
Et voilà, c’est fait, je viens d’ouvrir le Correspondoir.

La forêt
Passionnant dossier sur la forêt dans le magazine Epsiloon, n° 30 :
« L’étude de la forêt a changé d’échelle, les écologues peuvent enfin la regarder en face. Car la forêt n’est pas qu’une collection d’arbres poussant les uns à côté des autres peuplée de petits organismes. Plus qu’un écosystème, la forêt est une forme de vie à part entière, un méta-organisme. Un ‘holobionte’, comme disent les chercheurs. Depuis l’espace ou sur le terrain, au pied des arbres ou via des drones, dans les laboratoires ou sur des parcelles expérimentales, les chercheurs s’efforcent de décrypter les grandes règles de vie de cette étrange entité qui couvre 40% des terres émergées de notre planète, et qui se déploie dans un temps radicalement différent du nôtre, simples mortels. Des lois patiemment élaborées par l’évolution depuis que les premiers arbres sont apparus, il y a près de 380 millions d’années. Et qui conditionnent le destin de tous les autres habitants de la Terre. »
L’article donne quelques chiffres : 3 041 milliards d’arbres (380 fois plus que les humains !) – 64 000 espèces – 80% de la biodiversité.

Lidar, sonar, radar
J’apprends qu’on observe la forêt grâce au lidar.  « La télédétection par laser ou lidar, acronyme de l’expression en langue anglaise light detection and ranging ou laser imaging detection and ranging » (soit en français détection et estimation de la distance par la lumière ou par laser), est une technique de mesure à distance fondée sur l’analyse des propriétés d’un faisceau de lumière renvoyé vers son émetteur. À la différence du sonar qui utilise des ondes acoustiques et du radar qui emploie des ondes électromagnétiques de plus basse fréquence (ondes radio), le lidar utilise des ondes électromagnétiques proches de la lumière visible (du spectre visible, infrarouge ou ultraviolet). La lumière utilisée par le lidar est presque toujours issue d’un laser, ce qui permet d’avoir une source lumineuse directionnelle, monochromatique, polarisée, de haute amplitude et cohérente.

Lidar et forêt
La forêt française va donc être modélisée en 3D via le lidar : « Modéliser la forêt française en utilisant des données LiDAR, c’est produire une description précise d’un milieu riche, complexe et fragile qui s’étend sur plus d’un tiers de la surface française (métropole et territoires ultra-marins). C’est aussi se doter des moyens d’intervenir efficacement pour soutenir la capacité de résilience de cet écosystème face aux risques. C’est enfin produire une nouvelle donnée spatialisée exhaustive pour préserver les services économiques, sociaux et écologiques qu’il nous rend. Ces impératifs et les attentes des acteurs de la forêt, l’Office national des forêts en tête, ont conduit l’IGN à mettre en œuvre un chantier titanesque de modélisation 3D par LiDAR de l’ensemble du territoire métropolitain et des départements et régions d’outre-mer (hors Guyane*) sur 5 ans. D’ici à fin 2025, les faisceaux d’un LiDAR balaieront ainsi chaque parcelle, chaque massif boisé avec une précision inédite à l’échelle nationale. » (source)

Une seule fleur de chêne
« Une seule fleur de chêne peut produire des dizaines de milliers, voire un million de graines de pollen, toutes dotées d’un génome distinctif. À l’échelle d’un seul hectare de forêt, 100 à 1000 kg de pollens sont ainsi propulsés dans les airs, portés par le vent ou les insectes, jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde, en quête d’une fleur à féconder. » (Epsiloon, n° 30, p. 45)

Psychologie de la création littéraire
Sophie Képès publie aux éditions Maurice Nadeau un livre intitulé Désappartenir, psychologie de la création littéraire. Je viens de le commencer et il m’intéresse au plus haut point. Elle mêle son expérience personnelle, de manière très précise mais sans narcissisme à mon sens et celles de grands auteurs. Son essai, dit-elle veut « s’attacher à détecter les lignes de force qui relient des points en apparence éloignés et sans rapport entre eux : comment les données marquantes d’une enfance particulière non seulement déclenchent une vocation littéraire, mais aussi influencent la forme sous laquelle elle se manifestera. » (7) Et elle précise s’exprimer là à la fois en lectrice, en écrivain et en pédagogue de la création littéraire, trois postes de pilotage au fond !

Lirécrire
Elle commence par une belle réflexion sur l’intrication de la lecture et de l’écriture. Merveilleuse question, que je me pose à moi-même : combien de livres as-tu dévorés depuis tes 5 ans ? Question suivante, combien de livres as-tu écrits, et là le constat est plus flatteur pour elle que pour moi ! Même si je compte mes petits bouquins professionnels ou le livre avec mon père. Et je doute que les choses s’arrangent, en tous cas sous forme de livres publiés. À moins de compter le Flotoir comme 23 livres à ce jour. De ses livres Sophie Képès pense que c’est un « bref signal adressé par [s]a conscience au cosmos indifférent, scintillement infime qui ne sera perçu par quasiment personne. (…) Lire et écrire sont les deux versants de la même montagne. Elle dit « se nourrir des œuvres d’autrui pour les métaboliser en une nouvelle œuvre. « Ce fil te relie au passé, au présent et à l’avenir. Il tresse autour de toi, écrit-elle encore, un filet qui t’évite de sombrer dans les abysses : il imprime une direction inaltérable à ton chemin, par ailleurs chaotique, escarpé » (10)

La vie de l’esprit
Et que je suis heureuse de la voir insister sur l’importance de la vie intérieure : « le secret c’est la vie de l’esprit. Elle n’a pas disparu de la surface du globe. Elle est là, cette flamme envoûtante et fragile que tu as entrevue dans ton tout premier âge. Elle brûle encore dans les cavernes secrètes des ermites agnostiques. » (11)

Maladie
Le chapitre suivant s’intitule « maladie », on s’attend à trouver l’évocation de quelque longue maladie enfantine qui aurait poussé l’auteur à lire, lire et à découvrir la vie de l’esprit comme unique ressource pour ne pas sombrer (je pense à Marie-Claire Bancquart et aux nombreuses mois qu’elle a passés, seule, sur un lit d’hôpital, très peu soutenue par ses parents). Avant d’ouvrir ce nouveau chapitre, je relève ce bel écho à tout ce que m’a révélé Maryanne Wolf sur la lecture : « Dans les livres, tu as découvert d’autres possibilités, d’autres vies que la tienne. Dans les livres, tu n’étais plus désespérément isolée, soumise à des adultes au comportement menaçant, indéchiffrable, qui représentaient le seul modèle à ta portée en ce monde oppressant de l’enfance. Les livres ont sans doute joué pour toi le rôle de ceux que le neuropsychiatre Boris Cyrulnik nomme ‘tuteurs de résilience’ ».
Donc la maladie, mais pas la sienne, celle de ses parents. Ce qu’elle mettra deux décennies à comprendre : son père est un pervers narcissique qui « ne cesse de s’attaquer aux liens, à toutes les sortes de liens » et sa mère est atteinte du « syndrome de Münchhausen par procuration ». Un redoutable trouble de la personnalité qui consiste à induire chez son enfant des symptômes « afin de pouvoir s’en inquiéter en public, théâtraliser son angoisse et devenir ainsi le centre de la compassion générale. »
Et de convoquer des écrivains pour explorer cette vérité. « L’asthme est souvent décrit par les psychanalystes comme un symptôme illustrant la relation à la mère, une sorte de transaction. Marcel Proust l’extra-lucide l’a parfaitement compris. Il écrit à la sienne : ‘la vérité est que sitôt que je me sens bien, toi tu détruis tout, jusqu’à ce que de nouveau je me porte mal, parce que la vie qui me procure une amélioration te fâche… Mais il est affligeant que je ne puisse avoir en même temps ton affection et ma santé’. » (16). Et Kafka écrit, lui, à Max Brod : « En tous cas je suis aujourd’hui avec la tuberculose dans le même rapport qu’un enfant avec les jupes de sa mère auxquelles il se raccroche. » Kafka recité un peu plus loin, un extrait de sa lettre au père : « Tu as touché plus juste en concevant de l’aversion pour mon activité littéraire. Là, je m’étais effectivement éloigné de toi tout seul un bout de chemin, encore que ce fût un peu à la manière du ver qui, le derrière écrasé par un pied, s’aide du devant de son corps pour se dégager et se traîner à l’écart. » (21).
→ Terrible ! deux occurrences remuantes de Kafka en 24 heures avec hier un important passage de La Métamorphose lue par la pianiste Shani Diluka. Texte qui m’a renvoyée à ma lecture estivale de Clarice Lispector (La Passion selon G.H. qui n’en finit pas de me troubler !)
Kafka encore : « ‘Mon corps tout entier me met en garde contre chaque mot, dit-il dans une lettre à Oskar Pollak (…) Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi, je dois’. Le corps de Franz est le siège d’un conflit infernal entre interdiction et injonction de s’exprimer. Cette bataille, c’est son corps qui finira par la perdre. » (30)
→ et soudain je découvre, comme ne l’avais-je pas vu avant ? que Kafka, Schubert et Liszt portent le même prénom.

Danilo Kis
Sophie Képès parle ensuite d’un auteur que je ne connais que de nom, mais qu’elle va peut-être me donner envie de découvrir (toujours les cailloux du gué !). Elle dit que les essais de Danilo Kis sur la littérature l’ont beaucoup influencée. « Juif hongrois par son père et monténégrin par sa mère, il a survécu par miracle aux massacres des Juifs et des Serbes à Novi Sad en 1942 ». Sophie Képès l’a rencontré très brièvement, avant sa mort à l’âge de 54 ans (1935-1989) : « C’est la souffrance, écrit Kis, qui active cette espèce de machine à se consoler que représente la littérature. (…) Lorsqu’il ne reste plus rien d’autre à l’homme, il se met à écrire. L’écriture est un acte de désespoir » (cité p. 31)

Contrôler
Nouveau chapitre terrible, criant de vérité où Sophie Képès parle de sa mère-Münch, toujours dans la perspective de ce qui à la fois la pousse à écrire et l’en empêche. « Née envers et contre tout, tu es devenue une petite fille décevante, embarrassante, inadéquate ». Et poursuit « pas un jour de répit dans ses efforts [ceux de la mère] pour étirer ici, raboter là, te façonner telle qu’elle te voit, te veut : repoussante, sous le prétexte hypocrite d’amender ce pitoyable matériau de base – toi » (p. 34). Conclusion de S. Képès : « si pour toi la première fonction de l’écriture a été celle d’un refuge, la deuxième est celle d’un outil pour reprendre un tant soit peu le contrôle de ton existence ».

Écriture et mécanismes de défense
Boris Cyrulnik cité par Sophie Képès : « L’écriture rassemble en une seule activité le maximum de mécanisme de défense : l’intellectualisation, la rêverie, la rationalisation et la sublimation » (cité p. 42)

Achats de livres et librairies
Ces jours derniers, Puissance de la douceur, d’Anne Dufourmantelle, dans la merveilleuse petite librairie Volontaires d’Emile Viteau. Je découvre cela sur le site des éditions Chandeigne : « Après une première expérience au sein des Éditions Maurice Nadeau, où il participe notamment à l’édition du premier tome de l’œuvre journalistique complète de Maurice Nadeau (Soixante ans de journalisme littéraire : Tome 1, les années « Combat »), Émile Viteau a officié en tant que traducteur pour les Éditions Chandeigne (L’Expansion portugaise) ainsi que pour les Éditions du Linteau (Madame O, opuscule extrait de Life and Shape de l’architecte Richard Neutra, et Le Devoir d’inventer, traduction de La Inevitable Invención de l’architecte Eladio Dieste) ». Je découvre aussi qu’il est le fils de Julien Viteau, libraire de la librairie Vendredi. Bel article sur cette librairie et ses choix, qui correspond exactement à ce que j’ai ressenti dans la Librairie Volontaires, sans toutefois comprendre le pourquoi du comment ! (En gros pas d’office, que les choix du libraire).
J’ai aussi acheté pour ma liseuse, le nouveau « que sais-je » sur Derrida, le dernier livre de Robert Bober, Il y a quand même dans la rue des gens qui passent, et le dernier livre paru d’Imre Kertesz, Le Spectateur: Notes 1991-2001

Les poètes russes
Dans Le Nord Magnétique Tomas Venclova relate sa découverte des poètes russes (beaucoup rencontrés réellement par lui) de manière souvent très vivante. Gravée pour longtemps en moi, la scène déjà relatée dans ce Flotoir des obsèques de Pasternak. Venclova écrit encore  : « J’ai découvert Mandelstam un peu plus tard que Pasternak. En un sens, ils se situaient aux pôles opposés de la poésie russe de leur temps : Mandelstam était un classiciste, alors que Pasternak tendait plutôt vers le romantisme. Pasternak appartenait à Moscou, ville chaotique à multiples facettes, tandis que Mandelstam était l’incarnation du poète pétersbourgeois. Leurs poésies parlaient à des publics différents (Akhmatova, en plaisantant, divisait ses amis en deux groupes : ceux qui aimaient les chiens, le thé et Pasternak ; et ceux qui aimaient les chats, le café et Mandelstam). Tous deux ont subi des destins tragiques : Pasternak a vécu jusqu’à un âge avancé, mais en étant harcelé à mort ; Mandelstam a péri dans un camp de transit stalinien à l’âge de quarante-sept ans. Encore enfant, j’avais entendu parler de Mandelstam, bien qu’il ait été relégué au statut orwellien de ‘non-personne’. Mais j’ai commencé à vraiment m’intéresser à lui lorsque Pranas Morkus, revenant de Moscou, a apporté à Vilnius des éditions des œuvres tardives de Mandelstam. En outre, Natacha Trauberg m’a offert le recueil Tristia, publié en 1922, dont le génie absolu m’a sur-le-champ frappé – ‘sans doute le meilleur livre poétique de tous les temps et de tous les pays’, déclarais-je souvent. Ma fascination pour Pasternak est restée intacte, mais j’ai – selon la distinction d’Akhmatova – intégré le second groupe d’amateurs de poésie (dans lequel je suis resté jusqu’à ce jour). » (372)

Résister
Importante remarque de Venclova : « Toute littérature de qualité offre aux lecteurs des modèles et des idées leur permettant – pas systématiquement, mais assez souvent – de résister aux fausses doctrines. La poésie, tout particulièrement, est liée de façon assez mystérieuse à l’éthique, de même que la discipline poétique est liée à la force d’âme. Beaucoup de poètes, parmi lesquels Zbigniew Herbert et Akhmatova – et son protégé Joseph Brodsky –, ont insisté sur le fait que le refus de succomber au mal est principalement une question de goût. ». (390)

Deux versants
Il y a deux angles d’étude dans le livre de Sophie Képès, Désappartenir, l’étude personnelle, au plus près de sa vie, sans concessions, âprement, honnêtement et sans narcissisme et l’étude de très nombreux écrivains.

La trace en est l’écriture
Voici par exemple une admirable citation de Perec : « Selon Perec, écrit Sophie Képès, toute son œuvre surgit de la disparition de ses parents alors qu’il avait 6 ans – son père tué à la guerre, sa mère exterminée à Auschwitz. Il décide de devenir écrivain deux ans plus tard : ‘Je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie’ » (C’est un extrait de W ou le souvenir d’enfance, cité p.49)
→ toujours ce lien profond, existentiel entre la perte et l’écriture, le manque, l’absence et l’écriture. N’ai-je pas découvert très jeune que le seul moyen, même bien limité, de ne pas trop subir la perte, le manque, l’absence était d’écrire des lettres. Comme si la lettre en son voyage dans le temps et l’espace avait le pouvoir de fendre la distance.

Des deux phases de l’écriture
Sophie Képès insiste sur la double temporalité de l’écriture : une première période où on écrit plus ou moins spontanément, en se fiant à des ressources plutôt intuitives et langagières ; une seconde où on active l’esprit critique et analytique. Et c’est là, dit-elle, que l’instance critique intériorisée par l’écrivain exigeant ressemble parfois aux parents mal-aimants, à un surmoi impossible à contenter. (…) Et ceux dont c’est le métier de juger de notre travail, éditeurs et critiques « ne jouent-ils pas aussi le rôle de parents ? ». Ce serait à eux, dit-elle et c’est terrible que « revient le pouvoir de te délivrer ou non le permis d’exister ». (p.57) Rilke ne s’y est pas trompé une fois de plus quand il explique à son jeune poète que « les œuvres d’art sont d’une infinie solitude (…) rien n’est pire que la critique pour les aborder (…) donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes-rendus, ces introductions » Et même si on se trompe, Rilke conseille de laisser à nos jugement « leur développement propre et silencieux ».

Le père, la mère
Sophie Képès consacre un chapitre à chacun de ses parents, son père, le pervers narcissique qui a caché ses origines juives à ses 5 enfants. Elle découvrira plus tard que le refus de transmettre est une des caractéristiques du pervers narcissique, en ce sens qu’il s’attaque à tous les liens, y compris ceux de la généalogie. Elle est pourtant bien riche et intéressante cette généalogie hongroise. Et de ce fait « face à ceux qui tentent d’anéantir la mémoire, [elle] se voit un peu comme la gardienne des histoires. » (pp. 60 et 61). Beaucoup de secrets aussi du côté maternel et ce constat que je fais si souvent : « Le déni est le phénomène le mieux partagé, l’un des mécanismes de défense les plus puissants de la psyché humaine ».(p. 69) Elle veut le combattre, le déni et lutter contre les non-dits et les falsifications, chez elle-même et chez les autres et aussi bien le déni psychologique que son frère jumeau, le négationnisme historique.
Elle reconnait en même temps « ce qui a changé la donne, ce qui [lui] a fourni de quoi s’accrocher à la vie : l’héritage culturel que [sa] famille hongroise lui a transmis – un halo de littérature, de musique, de peinture et un goût prononcé pour la pensée spéculative ».
→ Il me faut redire ici que la force de ce livre est de mêler l’expérience de l’auteur et l’exploration des idées. C’est une autobiographie et un essai, en même temps et les deux composantes s’étayent.

Le pouvoir de dévoilement
« L’animosité irrationnelle de ta mère-Münch pour ton désir de devenir écrivain, ses efforts mille fois réitérés pour t’en détourner, l’injonction au silence que tout cela recouvrait, tu as fini par penser qu’ils provenaient de sa crainte intuitive du pouvoir de dévoilement de l’écriture. » (p. 81). Sophie Képès dans ce chapitre évoque aussi bien son expérience à Sarajevo que les mots d’autres artistes. Laurence Nobécourt par exemple qui, dit-elle, voit aussi « son existence comme une rupture dans la chaîne du déni et comme un sacrifice consenti » : « Lorsque sur plusieurs générations les individus n’assument pas le travail alchimique qui leur revient, le vivant s’en trouve lentement distordu, si bien qu’il finit par donner naissance à un écrivain, un saint homme ou un fou » (citée p. 87)
Du dévoilement par l’écriture elle dit encore que c’est « un processus inconscient qui, par conséquent, se dérobe à la volonté. On peut le comparer à une opération chamanique ». Et de convoquer Marcel Proust en maître es chamanisme. Qu’il faut ici citer avec elle, c’est central pour le Flotoir : « La grandeur de l’art véritable, écrit-il dans Le Temps retrouvé, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus e plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. » (cité p. 91)

Les apprentissages
« ‘Toute seule’, était ta devise d’apprentissage » écrit Sophie Képès et là profonde divergence avec elle, je me suis tant appuyée sur les autres, parfois à tort. Et j’ai si peu transmis même là où j’ai certaines compétences, me sentant toujours illégitime à le faire (enseigner quelques rudiments du piano par exemple !). Mais je me retrouve dans ce qu’elle écrit, un peu plus loin : « Mais dans l’ensemble, tu es largement autodidacte – source d’une certaine fierté, mais aussi de désordre, d’angles morts, de temps perdu, et d’un manque patent de méthode et de perspectives générales. Ta culture, que tu ne cesses de parfaire par des lectures boulimiques est étendue et sans doute originale, mais aussi lacunaire et incohérente ». (p.109) Il me semble parfois aussi que si j’étais un homme et un peu plus capée sur le plan académique, je serai davantage prise au sérieux.

De la douceur
Il m’est venu tout naturellement entre les mains, l’autre jour, ce livre ancien d’Anne Dufourmantelle, lors de cette visite à la librairie Volontaires d’Emile Viteau, dont il a été question dans ce Flotoir. Et ce choix est en phase avec ce que j’ai ressenti dans la librairie. Et que j’ai donc un peu décrypté depuis : hors commerce ! Je veux dire par là pas assujettie aux lois de l’édition, de la diffusion, à l’office ! Mais un lieu de choix, d’une personne informée et impliquée, profondément, dans ses choix. Cela fait une énorme différence et il suffit de me transporter en pensée dans mes deux librairies de proximité pour la saisir dans toute son ampleur cette différence. Et ne je parle pas là bien sûr d’une visite en ligne sur un site de vente de livres ou même d’une visite dans une grande surface de livres.
La puissance de la douceur fut publiée en 2013 et depuis Anne Dufourmantelle a disparu tragiquement, en tentant de sauver un enfant de la noyade. Cela donne encore plus de poids à son titre. Je lis à son sujet un très bel article d’Elisabeth Roudinesco, au moment de sa disparition, en juillet 2017 (Dans Le Monde)
→ La douceur ne serait-elle pas l’antidote absolu à l’infernale violence qui déferle sur le monde, urbi et orbi, infernal pris ici au sens de ce qui vient de l’Enfer. « La douceur est invincible » a écrit Marc Aurèle.
« La douceur est une énigme. Incluse dans un double mouvement d’accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signent. » (Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, avec une belle préface de Catherine Malabou, complétée en 2022, Rivages Poche, 2022, p. 19) « parce qu’elle a ses degrés d’intensité, qu’elle est une force symbolique et qu’elle a un pouvoir de transformation sur les choses et les êtres, elle est une puissance. (…) Du prince Mouchkine aux vagabonds de Hamsum, ceux qu’on a appelés les innocents ne se savent pas porteurs d’une douceur qui le voue à l’errance et à la solitude. Sa contiguïté avec la bonté et la beauté la rend dangereuse pour une société qui n’est jamais autant menacée que par le rapport d’un être à l’absolu. »

Akhmatova et Brodsky
Tout un grand chapitre est consacré par Tomas Venclova à son ami Joseph Brodsky. « Joseph a avoué qu’Akhmatova l’avait davantage influencé par sa posture morale et civique que par sa poésie. Elle était un parangon de résistance tranquille mais déterminée à l’encontre de l’État totalitaire, de même qu’un modèle de loyauté aux valeurs éthiques reniées par la plupart des gens de son entourage. Joseph a également affirmé que l’on s’initiait au christianisme grâce au seul fait de communiquer avec elle, bien qu’elle n’eût jamais insisté sur les rites chrétiens et ne possédât pas d’icônes dans sa chambre. J’ai vécu cette expérience de formation spirituelle (appelons-la ainsi) comme toute personne qui a fréquenté Akhmatova. » (p. 423)

Douceur et animalité
Je reviens, par petites gorgées comme d’une boisson chaude et apaisante, au livre d’Anne Dufourmantelle, La Puissance de la douceur. « Si proche de l’animalité qu’elle s’y confond parfois, la douceur s’éprouve au point de rendre possible l’hypothèse d’un instinct qui lui serait propre. Elle serait le trait d’une ‘pulsion de douceur’ première, de protection, de compassion – de bonté même. Un instinct au plus près de l’être, qui ne serait pas seulement affecté à la conservation de soi, mais à la relation. » (p. 31)
Une pulsion de douceur, antidote de la pulsion de violence.  

Douceur pour les yeux
De la douceur pour les yeux ! Souvent tellement fatigués par l’écran ou même la lecture presque continue ! Je regarde quelques vidéos sur le « yoga des yeux » et je tente de faire ces petits exercices, plutôt plaisants. Une des suggestions m’enchante : en cas de fatigue visuelle en lisant, ne plus lire les lignes imprimées mais les lignes blanches ! C’est un conseil presque philosophique !

Les premiers attachements
Tellement importants ! « L’étude des premiers attachement montre que le corps du bébé comme celui de l’animal gardent en mémoire toutes les intensités (et toutes les carences) qui leur auront été prodiguées. Toute atteinte grave mettra en danger, maintenant ou plus tard, leur capacité de survie. » (p. 33)

De la musique
[Dans ma liste de lecture, soudain, Jeux d’eau de Ravel par Martha Argerich]
L’amour de la musique m’est essentiel, il est lié à mes premiers attachements. Et c’est pourquoi il est vulnérable. À plusieurs reprises dans ma vie, soit par l’effet d’un deuil, soit par l’effet de l’action délétère d’autrui, il a été attaqué, au point de se perdre un temps. Et curieusement chaque fois que j’ai prétendu partager mon amour de la musique, l’effet fut catastrophique. La musique, qu’il s’agisse d’en jouer, de l’écouter, de l’étudier ou simplement d’en jouir, doit être pour moi totalement libre. De toute emprise, de toute finalité.
J’ai eu toutefois dans ma vie trois vrais bonheurs de partage de la musique, avec ma grand-mère qui m’en fit le don inestimable, avec mon père même si nous n’avons jamais pu jouer ensemble (peut-être grâce à cela ! tous deux, le violoniste et la pianiste, en proie à de graves difficultés avec la « mesure » !!!) et avec une amie qui fut aussi notre merveilleuse professeur à tous les deux.

Douceur et intelligence
Comment ne pas souscrire à ces propos d’Anne Dufourmantelle : « La douceur est d’abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement, elle peut modifier toute chose et tout être. » (p. 35) « Être doux avec les choses et les êtres, c’est les comprendre dans leur insuffisance, leur précarité, leur immaturité, leur bêtise » (p. 36)
→ Il y a certains textes que je ne peux ‘taper’ au clavier qu’avec une grande douceur, (comme certaines notes sur le piano au demeurant). Il m’est arrivé, recopiant par exemple des textes d’Antoine Emaz pour Poesibao, de me recroqueviller au-dessus de mon clavier, de fermer les yeux et d’enfoncer les touches avec le plus de douceur possible. Les pianistes savent bien que leur toucher peut être dur ou doux, et maints auditeurs le sentent parfaitement. Je me souviens de ma réaction en écoutant pour la première fois un disque de sonates de Scarlatti (au piano !) par un pianiste encore peu connu à l’époque, Christian Zacharias : quelle lumière ! Ce ne fut pas quelle douceur, cela dit et je ne sais plus si j’eus ce sentiment en même temps que celui de lumière.

Sophie, Anne, Etty
Elles sont nombreuses les femmes à m’accompagner en ces jours de décembre. Sophie Képès qui livre tant d’elle-même dans le très beau Désappartenir, psychologie de la création littéraire, Etty Hillesum que je sais, la lisant et alors que bien sûr elle, elle ne le sait pas, dans la dernière année de sa vie et poussée par une force vitale sidérante, Anne Dufourmantelle et la douceur. Je note surtout chez Sophie Képès et Etty Hillesum un constant mouvement de balancier entre introspection et ouverture sur d’autres, écrivains, famille, amis.

Hillesum et la souffrance
C’est frappant de voir comment au cours de cette courte période, entre le moment où elle a connu Julius Spier et de ce fait, grâce à son enseignement, avancé considérablement dans la connaissance et surtout la construction d’elle-même (son individuation), elle a modifié son regard sur la souffrance. « Un peu de souffrance n’est pas si grave, ma petite, cela fait partie du lot et, si tu n’étais pas capable de souffrir aussi fort, tu ne pourrais pas non plus être heureuse comme tu l’es parfois, comme tu l’es souvent.(p. 521) et un peu plus loin, elle creuse cette idée : « Une prise de conscience croissante implique aussi que l’on n’accorde pas une valeur trop absolue à des états d’âme actuels, qu’on y voie plutôt un maillon parmi d’autres maillons, que l’on évite de se rendre trop dépendant d’un état momentané (…) reconnaître ses états passagers, les voir dans leur contexte, les comprendre, les relativiser, ne pas leur accorder de valeur trop absolue. – (p. 524)
C’est qu’il faut aussi « trouver la force de porter à terme et de soutenir les sentiments puissants qui naissent en nous. On ne doit pas en chercher une réalisation instantanée, ni vouloir en être débarrassé immédiatement. Et on ne doit pas non plus éprouver un tel sentiment comme un élément tout puissant et capable de bouleverser l’ordre ancien. Ce n’est au fond qu’un nouveau petit fil de couleur, qui vient enrichir et augmenter le tissu qui croît. » (p. 526)

Elle est drôle !
« Pas besoin d’aller bien loin de chez soi pour vivre des aventures et des rencontres passionnantes. Je voulais aller passer une heure au lit avec saint Augustin [!!!], mais mes mains ont d’abord parcouru quelques-uns des rayonnages à côté de mon lit, et voilà que soudain je rencontre en Italie Lou Salomé, dans la compagnie de Nietzsche ». (p. 526)
Et réaliste et jamais « prétentieuse ». Elle explique qu’elle doit s’éduquer pour ne pas opposer à telle ou telle situation une résistance impuissante et vouloir accomplir telle chose « à toute force », « par exemple vouloir avancer dans un livre très aride. ». Il lui faut à présent « se contraindre à lâcher prise et à oser rester seule face à [s]a faiblesse et être très exactement cette créature fatiguée et pas très inspirée [qu’elle est] à cet instant précis. » (p. 530)

Écrire, découvrir
Belle citation d’Harold Pinter (pour ce coffre aux trésors qu’est aussi le Flotoir) : « Écrire pour moi, c’est chaque fois comme ouvrir la porte d’une maison inconnue. Je ne sais pas qui est dans la maison. Je ne sais pas qui va entrer par l’autre porte. Je ne sais pas ce qui va arriver (…) La meilleure écriture vient de l’inconscient. Mais, après l’impulsion originale, j’observe ce qui est arrivé, la forme que cela peut prendre. Je coupe, je reformule, je travaille beaucoup. Au bout du compte, ça devient un acte conscient »
Et voilà une belle note sur la création pour Poesibao ! Elle m’est offerte par Sophie Képès (p. 114).
Qui en joint une autre : « Mes romans, j’ai toujours été devant eux dans l’état d’innocence d’un lecteur (…) Je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai lus ». Aragon, in Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit. Cité p. 115. Ou encore Claude Simon : « je ne connais pour ma part d’autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c’est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l’écriture. Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier il n’y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis ou accumulés, et un vague – très vague- projet. C’est seulement en écrivant que quelque chose se produit, dans tous les sens du terme. Ce qu’il y a pour moi de fascinant, c’est que ce quelque chose est toujours infiniment plus riche que ce que je me proposais de faire. » (cité p. 116). Et en conclusion, Proust qui dit en être arrivé à cette conclusion que : « nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, nous ne la faisons pas à notre gré, mais que préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. » (cité p. 118)
J’ai fait finalement une « note sur la création » unique avec les quatre citations de Pinter, Aragon, Claude Simon et Proust. Merci à Sophie Képès d’en avoir suscité le rapprochement.

Le Rovelli
Très bel article de Thierry Hillériteau dans Le Figaro (c’est bien pour ça que je le lis, articles musique et médecine !) sur un violon mythique, le Rovelli, qui refait surface après des années de disparition. Il a été confié par des mécènes à la violoniste Liya Petrova. C’est un Guarnerius, qui était le rival de Stradivarius, il a été fabriqué en 1742. Un de ses premiers propriétaires, qui le garda jusqu’à sa mort en 1848 était donc Pietro Rovelli, principal rival de Paganini avec lequel il se livrait à des joutes de virtuosité décoiffantes ! Et il se dit que Paganini jalousait l’instrument de son rival. Il a même essayé de l’acheter à la famille de Rovelli après le décès de celui-ci, sans succès. L’instrument va passer de mains en mains jusqu’à ce qu’un couple de mécènes en fasse l’acquisition cet automne (je n’ai pas trouvé le prix, mais il faut savoir qu’un autre Guarnerius a été vendu 16 millions de $ en 2012). Ce qui m’intéresse davantage, c’est ce que la violoniste raconte : « Les premières semaines ou les premiers mois avec l’instrument peuvent être déstabilisants. Son potentiel vous oblige à chercher et chercher inlassablement pour faire le tour de toutes ses possibilités (…) Il m’arrive de passer plus de deux heures sur une seule note. Rien que pour chercher les couleurs infinies que le Rovelli a à offrir ». Elle avoue qu’il lui a fallu repartir de zéro sur le plan technique et s’habituer aux nouveaux écarts de la main gauche car explique Hillériteau, « d’un violon à l’autre, en fonction de l’épaisseur du manche, de la largeur de la partie haute de la table, de ses arrondis, les écarts de doigts lors des changements de position peuvent varier du tout au tout ». De plus cet instrument n’a plus été joué en concert depuis 200 ans.

Des lettres de condoléances
Oui Sa vie est passée dans la vôtre est à certains égards un recueil de lettres que l’on pourrait dire de condoléances, comme l’expose la quatrième de couverture de ce livre paru aux Belles Lettres, mais ces lettres signées Rainer Maria Rilke ! Magnifique titre rilkéen : Sa vie est passée dans la vôtre. Préface, notes et traductions de Micha Venaille. Elle écrit très justement que dans ces lettres, « le poète a trouvé les mots pour nous prouver que la mort est intégrée dans la vie. Sans nier la noirceur d’une disparition, il nous fait découvrir qu’il existe, en nous, une lumière de l’absence. » (p. 11). Entre les différentes lettres, de courts extraits de poèmes issus de l’œuvre de Rilke, Élégies de Duino, Livre de la pauvreté et de la mort…
Condoléances mais aussi suggestions si profondes, si douces pour celui ou celle qui souffre d’un deuil : « Si on réfléchit, on sent que la seule urgence est celle-ci : reprendre contact sans réserve avec la nature, avec quelque chose de solide, d’essentiel, de lumineux, et s’obstiner à avancer, lucidement, même dans les moments les plus ordinaires de la vie quotidienne » (p. 25). « Nous dissolvons le corps étranger de la souffrance alors que nous ne connaissons ni sa consistance, ni sa composition, et ne savons pas combien d’impulsions de vie il va (peut-être) nous transmettre lorsqu’il aura été dissous dans notre sang. »
→ Comme cela résonne avec les propos d’Etty Hillesum, récemment relevés ici-même, Hillesum qui était une grande lectrice de Rilke, il ne faut pas l’oublier. C’est même presque le seul auteur qu’elle cite autant dans son Journal. Elle aurait pu écrire, et elle s’est sûrement approprié ces mots : « Cela, qui est si terriblement pesant, nous force en quelque sorte à nous enfoncer dans une couche encore plus profonde, plus intime de la vie, pour en renaître enrichis et créatifs. » (p. 26). Dans une lettre à une autre femme, en 1922, il écrit « Par la perte, par ces immenses et démesurées expériences de la perte, nous sommes introduits par la grande porte dans le tout. (…) Après une lente et profonde initiation, ajoute encore Rilke, chaque fois que j’ai souffert d’une perte, la nature est devenue plus expressive, elle s’est rapprochée au plus près de moi, comme si elle me faisait pénétrer de plus en plus profondément dans son cœur. » (p. 30)

Douceur et lumière
Et voici qu’Anne Dufourmantelle me répond, dans son livre, sur la question que je me posais sur le rapport lumière et douceur : « La douceur a de multiples affinités avec la lumière. Son rayonnement, son intensité, sa diffusion, ses métamorphoses, sa nuit. S’il fallait la figurer dans l’espace, elle serait une courbe, en mouvement, même infime. La musique en serait la traduction la plus immédiate, avec le toucher. » (p. 43)
→ On peut imaginer que la douceur engendre quelque chose, depuis son émission jusqu’à son éventuelle réception. J’adhère à cette idée d’une sorte d’onde. Il serait passionnant de voir par imagerie ce que produit une action douce dans un cerveau. Quelles zones vont s’activer, prioritairement. Qui n’a pas ressenti une sorte de grand frisson le parcourir lors d’un simple geste doux à son égard, par exemple celui d’un soignant. Ou dans le contact de la main de celui ou de celle qui va mourir.

Le Spectateur
J’ouvre ce livre d’Imre Kertész récemment paru chez Actes Sud, Le Spectateur, notes 1991-2001, Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba Préface et notes de Clara Royer
Terrible entrée en matière : « Pour qui écris-je encore ce journal ? J’ai renié tous mes principes, bradé tous mes secrets, je suis torturé par la dépression, j’ai la maladie de Parkinson, j’aimerais mourir en silence le plus tôt possible. À 71 ans c’est à peu près tout ce qu’il me reste à dire. Bonne nuit… » (p. 4)

Un triste abandon
Bien préoccupante aussi (peut-être pas si étonnante) ce constat d’abandon : il s’agit du « triste abandon où est aujourd’hui laissée son œuvre en Hongrie, où, faute d’héritiers, elle a été confisquée par une Fondation Kertész créée grâce à la signature, sur son lit d’agonie à l’hôpital, de Magda, emportée par un cancer moins de six mois après la mort de son époux ? Une fondation relativement obscure, initiée par la directrice de la Maison de la Terreur de Budapest, Mária Schmidt, historienne proche de Viktor Orbán, et à la tête de laquelle s’est retrouvé l’aimable Hafner, qui sans doute croyait bien faire. Une fondation qui, à l’heure actuelle, invisibilise l’œuvre du seul prix Nobel de littérature hongrois… » (p. 6).
Clara Royer, dans sa préface, précise : « Cette publication à laquelle Kertész ne s’est résolu que poussé par son entourage (dont l’autrice de ces lignes, aussi) offre un texte hybride, tiraillé entre un impossible impératif de fiction et son origine diaristique. Un texte entre-deux, qui invite à une mise en perspective sur la pratique du journal chez Kertész et sur son engagement en tant que témoin des désastres du XXe siècle, lui qui, en 1944, fut déporté à l’âge de quinze ans à Auschwitz-Birkenau puis à Buchenwald, avant de se retrouver enfermé dans la Hongrie socialiste de 1948 à 1989. Toute l’œuvre d’Imre Kertész parle de l’être humain asservi – par les dictatures d’abord –, explorant les mécanismes de son assujettissement et de sa dépersonnalisation, et sondant les voies ardues et sans cesse à réarpenter d’une possible libération – dans sa fiction comme dans les autres genres qu’il investit. Le Spectateur, bien qu’il se penche sur les années d’après le socialisme, ne parle guère d’autre chose. » (p. 6)

Les références intertextuelles
Clara Royer encore, à propos de Kertész : « L’identité du diariste-écrivain a toujours été traversée par les références intertextuelles et intermédiales (la musique principalement, mais cinéma et peinture surviennent à l’occasion) à partir desquelles Kertész a construit son propre langage littéraire et auxquelles il retourne régulièrement. Qu’il rumine, donc. » (p. 11). Kertesz dit-elle encore concevait l’écriture de son journal privé comme un travail d’ ‘auto-documentation’. Je me permets, mutatis mutandi, de penser qu’il en va de même de mon Flotoir. Auto-documentation et thésaurisation des trésors rencontrés en chemin. Kertész : « L’exigence permanente, pareille à un remords, de tenir compte – sans savoir de quoi il faudrait tenir compte. Avant tout : de moi-même comme matière, comme objet de documentation » (p.12). Clara Royer, toujours en son excellente préface, qui prépare si bien la lecture du livre, montre aussi que Kertész a beaucoup réfléchi à la pratique du journal et qu’il a beaucoup lu ceux d’autres écrivains, Tolstoï, Thomas Mann, Albert Camus et surtout Sándor Márai. Et bien sûr Kafka : « Il reconnaît en Kafka un esprit frère avec qui il partage une anxiété commune dérivée de leur relation à la “loi bourgeoise” incarnée “par nos pères imbéciles” : la confession kertészienne ne se comprend pas en dehors de l’intertextualité kafkaïenne. » (p. 13)
Danilo Kiš et maintenant Sándor Márai, deux récurrences dans mes lectures du moment. Sans parler de Kafka qui est partout !

Le devoir de témoigner
Essentielle citation de Kertész : « Mais que devrais-je faire ? Je crois de moins en moins à la “littérature”, à la fiction et elle me distrait de moins en moins. L’homme n’est pas que consommateur, il est consommé ; la part qu’il réserve à l’art semble s’amenuiser doucement. Que reste-t-il ? Peut-être l’exemple – ce qui est plus et moins que l’art. Le besoin toutefois c’est le devoir de témoigner, qui grandit de plus en plus, comme si nous étions les derniers à être en vie, ceux qui vivons et pouvons parler, et nous adressons nos mots à ceux qui survivront au déluge, à la pluie de soufre ou à l’ère glaciaire : temps bibliques, immenses cataclysmes, ère de la mise au silence. Y aura-t-il une résurrection ? » (cité p. 14)

De la bêtise
Ce passage du Spectateur, daté d’octobre 1991 est d’autant plus terrible qu’il semble annoncer une aggravation ultérieure de ce qui est ici dénoncé, il faut le citer en entier pour bien le saisir : « quand j’ai dit (paraphrasant Adorno) qu’après Auschwitz, on ne pouvait écrire de poèmes que sur Auschwitz, M. K. (une dame) m’a demandé si je permettais quand même qu’on écrive des poèmes d’amour ; et que le matin même, chez elle, avant de venir à la conférence, elle avait écouté du Mozart. Voilà. La bêtise du monde m’entoure comme un édredon étouffant, un édredon enveloppé d’une grande taie à carreaux bleus (comme ceux avec lesquels les domestiques se couvraient sur leur lit de fer quand j’étais enfant), se presse contre mon visage, mes yeux, ma bouche, et m’étouffe. L’idée d’une activité créative comme recherche désespérée d’un bol d’air ; écrire comme un naufragé qui nage vers la rive. (Il ne l’atteindra sans doute pas, mais il nage.) » (p. 20)

Mourir à temps
« Mourir à temps – mais vivre jusqu’au bout : c’est ma prière. Sois digne de toi-même. »
(p. 22)
→ cela lu juste après un débat de qualité à la télévision sur le fin de vie.

Sur le journal, encore
« La ligne incertaine du journal, la ligne du temps. “Quand vivons-nous le présent ?” L’importance des faits est aussi une illusion ; ce qui est important – c’est-à-dire ce qui relève du matériau de construction particulier avec lequel nous édifions notre âme – n’apparaît comme tel qu’après coup, parfois des dizaines d’années plus tard. » (p. 23)
→ Ce don fait aux lecteurs de cette collecte au jour le jour, malgré ce sentiment d’inutilité et d’illusion, le lecteur qui lui pourra dégager les lignes de cette construction particulière et apprendre comment mener sa propre construction, sa propre individuation.

La fin du monde comme inculture infinie
Lucidité de Kertész : « L’homme d’affaires allemand, le manager dynamique qui crée en quelques instants des réseaux économiques dans le monde entier est littéralement paralysé dès qu’il est question de la culture de son pays. Il ne connaît pas Thomas Mann. Il ne connaît pas Nietzsche. Il ne connaît pas non plus les écrivains allemands contemporains les plus célèbres. Seul le savoir sociologico-économique lui importe – il fait volontiers l’impasse sur la philosophie. Oh, où sont les anciens patriciens, la grande bourgeoisie qui cultivait par devoir ses relations avec l’esprit ? La fin du monde comme inculture infinie. Le rapport au monde comme exploitation, jouissance et meurtre – voire le contraire, exclusion, épuisement et mise à mort. Le monde comme objet de piété : cette attitude sentimentale, non, culturelle, a disparu depuis longtemps. Un conseil important de Sándor Márai : entre tous les jours en contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique, regarder une peinture ou au moins une reproduction. – N’oublie pas le rêve qui t’a fait renaître. Un mystérieux et profond courant sous-marin dirige ma vie ; je ne suis, je n’existe au sens profond, heureux du terme, que lorsque je sens sa force. » (p. 23-24)

Mon expérience, trop souvent
« Chaque conversation est une dépression ; elle pèse sur le pays comme une chape de brouillard ; nul ne croit, il n’y a donc nulle foi, tous s’attendent à quelque horreur, donc tous font des horreurs – ne serait-ce que s’attendre à des horreurs. Une horreur va (je le crains) se produire. » (p. 28)
→ tout cela est très important pour moi. Recopie, recopie, recopie.

Danilo Kiš.
Je reviens à cet auteur, car je suis scandalisée par l’inaccessibilité de ses œuvres, que Sophie Képès m’a donné envie de découvrir.. Je ne suis pas la seule apparemment. J’en prends conscience dans cet article de En attendant Nadeau, publié à l’occasion de la publication d’une importante biographie de l’auteur : « En octobre 1989 mourait Danilo Kiš. Un mois plus tard, le monde qu’il avait connu, séparé par un mur à Berlin, disparaissait. Quelques années plus tard, c’est la fédération de Yougoslavie, son pays, qui éclatait en diverses nations ; elles vivent tant bien que mal leur indépendance. L’œuvre de Danilo Kiš est ancrée dans l’Histoire. Extrait de naissance, la biographie de Mark Thompson qui, au bout de dix ans, paraît en français raconte qui était cet écrivain souvent donné pour lauréat du Nobel, largement reconnu par ses pairs, peu soutenu par ses éditeurs. Il faut en effet le dire d’emblée : ni Gallimard, son premier éditeur, ni Fayard, qui a publié ses essais, n’ont accepté de publier cette belle biographie. Le premier, détenteur des droits pour tous les textes de fiction, n’a jamais daigné publier Kiš en Quarto et néglige de le rééditer de façon régulière. L’influence de l’écrivain n’est pourtant pas mineure. De nombreux auteurs se réclament de lui, d’Aleksandar Hemon à William Vollmann (qui lui dédie Central Europe) en passant par Antonio Muñoz Molina. (…) Et que dire de ses contemporains qui, dans les années 1980, l’avaient considéré comme l’un des grands de ce demi-siècle ? Parmi eux, Susan Sontag, Salman Rushdie, Nadine Gordimer, Milan Kundera, ce dernier le qualifiant de « grand et invisible ».
→ Et c’est par Sophie Képès que mon attention est attirée vers cet auteur, Sophie Képès qui est publié chez Nadeau. Je viens d’acheter la biographie de Mark Thompson (liseuse). Et de commander en ligne un exemplaire d’occasion de Le Résidu amer de l’expérience.

Pas de littérature minoritaire
Et comme je suis d’accord avec ce point de vue, exposé dans le même article : « Kiš ne se laisse toutefois pas enfermer dans ce territoire balkanique. Il se veut écrivain de stature mondiale ; il l’est comme le fut Hermann Broch, qui ne voulait pas rester un romancier autrichien, comparable à Schnitzler ou Zweig : ses contemporains sont Gide et Joyce. Plus tard, Kundera se voudra l’héritier de Rabelais et de Cervantès, même s’il se sent très proche de Kafka et de Hašek. Citons Kiš : ‘Ce que je déteste le plus, c’est la littérature qui se veut minoritaire, de n’importe quelle minorité. Politique, ethnique, sexuelle. La littérature est une et indivisible. Bonne ou mauvaise.’ Il y voit un ‘bastion du bon sens’ et Rabelais est son modèle : ‘Tout était dans Rabelais : la langue, le jeu, l’ironie, l’érotisme et même le fameux engagement. […] Après, tout s’est éparpillé. Ici le jeu, là l’engagement, ici l’écriture, là l’érotisme.’ Le présent, hélas, lui donne souvent raison.

Histoire et géographie
Dans la même source, cela (l’article est signé de Norbert Czarny) : « L’ouvrage de Thompson met surtout en relief l’Histoire et la géographie, la singularité d’une œuvre, son contexte et ses racines. L’Histoire commence en 1935 mais elle prend un tour tragique vers 1942 quand les persécutions antisémites prennent de l’ampleur. Eduard M. Kiš, le père, homme de santé mentale fragile, tente de survivre. Il a échappé de peu aux massacres perpétrés par les nazis et leurs séides à Novi Sad. Il sera enfermé dans un camp puis déporté à Auschwitz. L’orphelin et sa sœur, baptisés selon le rite orthodoxe par la mère native du Monténégro, partent pour Cetinje. L’enfant sauve un objet lors de son départ : ‘Le fait que mon père ait été l’auteur d’un Indicateur yougoslave national et international des transports n’est pas étranger à mon rapport à la littérature : cela constitue pour moi un véritable héritage cosmopolite et littéraire’. On trouvera la trace de cet ouvrage dans Jardin, cendre. Les pages consacrées à cette ‘poubelle des villes et du monde’, cette’ sorte de Kabbale’, font partie des plus belles énumérations : une des plus magiques qui soient, si l’on ose cet adjectif. »
Quant aux langues : « Le hongrois et le serbo-croate sont ses langues : l’une est celle de la persécution, l’autre, entièrement apprise, celle de l’écriture. Son territoire est la Pannonie. Ce nom renvoie à l’époque de l’Empire romain, et désigne une frange territoriale qui couvrait divers espaces, dont une partie de la Slovénie, la Croatie, la Hongrie actuelles. »

Source d’inspiration
Être comme le requin pèlerin. Sa masse qui se déplace avec tant de douceur, sa bouche grand-ouverte, pure réception de l’infime, le plancton.

Quand une note devient pur texte de poésie
J’aime beaucoup ce commentaire de Fabien Ribéry, commentant un livre de photographies de Morgana Magee : « Il y a continuum et métamorphoses entre le minéral, le végétal et l’animal.
Pas de rupture, des étapes dans une aventure spirituelle, entre élévation et chute.
Nous sommes seuls, mais il y a cette lumière traversant la feuillée, le veau découvrant l’odeur de la paille, des gouttes de présence pleine dans le brouillard de l’existence.
Un enfant verrait immédiatement ce que l’adulte ne perçoit plus, des formes de vie non répertoriées s’adressant au plus profond de son être.
On appelle cela l’éveil, puisqu’il faut mourir à soi, ou ne pas encore avoir été cadavérisé par la société, cette anthropophage. »
Et un peu plus loin : « Phenomena invente un territoire de refondation.
Une enfant est là, qui possède par sa noble gravité tout le destin de la petite race humaine.
Il faut s’allonger sur la mousse blanche, laisser la nuit nous envelopper, traverser le froid, devenir fougère, vache, kangourou, ou rien.
Surtout rien.
Une branche cassée, c’est déjà trop.
On entend un hurlement, c’est le cri de l’univers, celui de Dante, de Giotto et de Dieu.
Les anges nous entendront. » source
→ comme ces mots me font penser à ceux de Jacques Robinet ! Joie des découvertes matinales.

Une transformation silencieuse
Bel écho avec ces mots d’Anne Dufourmantelle : « Il nous faut reconnaître la place centrale que la culture chinoise accorde aux transitions, aux germinations invisibles et à la vie sensible. En Occident, les changements sont captés selon le principe de l’évènement, qu’on s’empresse de catégoriser. On est aveugle à l’imperceptible. Dans une culture du résultat, le discontinu fait mirage. Or à chaque instant tout se modifie. Mais comment cela est-il arrivé ? Perçoit-on encore le moment de l’évènement quand on s’attarde à chaque détail d’un processus en devenir ? La douceur est exactement faite de cette étoffe car elle n’est pas saisissable catégoriellement, mais seulement existentiellement. Comme sensation et comme passage, ou puissance de métamorphose. «  (p. 61)
→ je pense à ce livre qui m’a beaucoup intéressée, Éloge de la discrétion, Lionel Naccache, qui en l’occurrence n’avait pas à voir avec la douceur, encore que… puisqu’il s’agissait du concept de discrétion en mathématique, la non-continuité
(Note du Flotoir de ce 1er janvier 2023 : « la notion de discrétion, au sens mathématique, de ce qui n’est pas continu, qui constitue l’essentiel du monde, de la matière précisément, mais qui régit aussi notre fonctionnement mental, alors même que nous entretenons par tous les moyens notre sentiment de continuité. »
Plus loin, cette remarque « On procède par concept et non par intuition, encore moins par analyse des sensations ». Il me semble que c’était une des grands thèmes d’Yves Bonnefoy. Nous avons du mal à appréhender ce qui constamment bouge, se meut, se transforme, danse « car la pensée européenne a eu l’obsession de la fixité de l’être ». (p. 61 et 62)

La force symbolique de la douceur
Beau chapitre, court chapitre comme tous ceux de ce livre, qui laisse la place au lecteur pour réfléchir, extrapoler sur ce qui est donné par l’auteur. Il y est question de Gandhi, de Tolstoï (qui revient beaucoup chez Sophie Képès, chez Rilke, Kertész, etc.), de Ruskin et de Thoreau.
Tolstoï, Ruskin et Thoreau, une triade essentielle pour Gandhi.

La transformation de la relation après la mort
Je suis très sensible à ces propos de Rilke dans une de ses lettres de consolation. Il montre comment les problèmes de la vie quotidienne, on pourrait dire tous les conflits, les dissensions, étant effacés, on peut vivre plus librement la relation à la personne disparue. Il évoque son père : « Dans notre vie quotidienne, tous les malentendus, tous les problèmes font que notre perception de l’amour est troublée. Mais maintenant il est définitivement là, complètement libre d’être là, et nous sommes absolument libres de le sentir. ». Dans cette même lettre, il avait écrit « Sa vie est désormais passée dans la vôtre », qui a donné son titre à ce livre. (p. 38)

Nous gaspillons les douleurs
« Car pour les personnes qui sont habitées en permanence par la douleur, il n’est qu’un moyen de s’en libérer : faire pénétrer la souffrance elle-même dans leur propre regard, afin que, de là, elle nous aide à voir ». (p. 39)
Poème des Élégies de Duino : « Nous gaspillons les douleurs / d’avance nous en projetons la fin dans la triste durée, / en nous demandant si elles ne vont poins s’en aller. / Mais elles sont / notre feuillage d’hiver, notre sombre pervenche. / Une des saisons de l’année secrète – non seulement / saison – mais place, hameau, camp, sol, demeure. » (p. 43)
→ C’est une des belles idées de ponctuer cette compilation de lettres de consolation de Rilke par des extraits de ses écrits.
Et Rilke n’aurait sans doute pas désavoué ces mots de Kertész dans Le Spectateur : « là où les morts sont importants, il y a de l’espoir pour les vivants. » (p. 30)

Le spectateur
Kertész : « Je ne vois aucun rapport entre ma vie et mon “œuvre” ; ce n’est peut-être même pas moi qui l’ai écrite. Cela dit, c’est peu probable. Mais je ne crois pas assez en… En quoi, déjà ? En mon existence. Les événements – hier l’échec, aujourd’hui le succès – sont fantomatiques ; mon existence est fantomatique ; je ne la vis pas pleinement, comme si je n’en étais que le spectateur. » (p. 33)

Des guerres bibliques
« Il est possible que les guerres soient dues à des intérêts économiques, etc., mais le fait est que les guerres du XXe siècle sont bibliques, peut-être comme elles ne l’ont jamais été. Elles ont l’air de guerres idéologiques et, dis-je, il est possible qu’elles soient dictées par des intérêts économiques et d’autres questions vitales ; mais le fait est que ce sont des guerres de caractère nettement moral qui opposent les forces destructrices et passagères aux forces constructives et pérennes, les forces créatives aux suicidaires, les forces de la maladie à celles de la santé, c’est-à-dire le “bien” au “mal”. (Entre guillemets, car à cette époque relativisante, tout est relatif, et qui sait ce que sont le bien et le mal : les guerres de ce siècle se déroulent entre deux types humains, deux sortes d’hommes et chacun des deux choisit et représente une attitude particulière qui peut se définir avant tout en termes éthiques et moraux.) » (p. 33)
→ Kertész écrit ici en 1992, mais il me semble que l’on peut reprendre son analyse.

L’unique étincelle de la pluie d’étincelles
« Une réflexion longue, approfondie et sans concession sur la vie et la mort, le bien et le mal, etc. doit nous faire comprendre, même avec la raison qui nous est donnée – ou peut-être justement compte tenu de cette raison – que l’homme n’est qu’un phénomène passager ; l’unique étincelle de la pluie d’étincelles d’une énergie en perpétuel mouvement. » (p. 35)
Et il s’appuie sur les philosophes et les écrivains pour étayer sa réflexion à vif, dans son journal. Pour preuve : cette citation de Wittgenstein « – Wittgenstein : “Une époque en mécomprend une autre ; et une petite époque mécomprend toutes les autres de la manière laide qui lui est propre”, dont il souligne qu’il « n’est de citation plus actuelle » (p. 36) ?
Ou encore cette réflexion de Nietzsche : « Nietzsche a déjà attiré l’attention dans le dernier tiers du siècle passé sur la tension qui existe entre l’esprit scientifique et l’esprit artistique. Depuis, le gouffre s’est élargi au point que l’esprit scientifique est devenu l’inspirateur de l’esprit totalitaire, un pouvoir, de surcroît un pouvoir de destruction universelle ; quant à l’esprit artistique, il s’est retiré dans une subculture parallèle, de même que l’esprit, le véritable esprit humain, l’individu, l’existence, l’esprit extérieur aux institutions, l’esprit religieux qui ne sait rien des églises. L’esprit scientifique est celui du pouvoir, l’esprit artistique est celui de la religion – de la religion qui existe, en dehors et au-delà des religions institutionnelles, dans les existences individuelles. » (p. 36-37)
Grande joie de lecture à découvrir ses auteurs : « Il y a des auteurs que je lis, mais Márai, je l’aime. Même si je ne lis pas volontiers tout ce qu’il a écrit. – J’aime encore Thomas Mann, Camus, Bernhard »   (p.39)
→ Je trouve toujours passionnant de savoir ce que lit un auteur, les œuvres qui l’ont aidé, fondé, influencé, nourri. C’est sans doute le principe des émissions « Dans la bibliothèque de »…(elles sont légion ! France Culture et inter, France télévisions, Fondation Pernod-Ricard, etc.)

Des mots à la mort
Il est dur pour les dérives de la langue, Kertész : « Par exemple, on parle des “chances de guerre” ; on se réjouit “à cause” de quelque chose, etc. ; l’altération de la langue indique un chaos intellectuel total, le chaos intellectuel indique la décomposition, la décomposition indique la mort. » (p. 43)
Et lucide sur la réception de son œuvre, comme le disait la préface de Clara Royer : « La réception de mes œuvres à l’étranger montre à quel point j’ai été piétiné là où je vis. Est-ce que je le regrette ? Je ne regrette rien, je suis descendu jusqu’au dernier cercle de l’enfer, ce n’est pas une exagération ; je suis devenu un “clairon”, mais maintenant, il faut aller de l’avant ; je ne veux jouer dorénavant que pour ceux qui aiment ma musique et la comprennent, et en même temps, je veux veiller à mon instrument, à mes doigts et à ma gorge tant qu’ils tirent encore quelque chose de mon instrument. » (p. 47)

Comme les animaux au crépuscule
Terrible remarque qui là encore me renvoie à bien des textes lus dans L’Attente de Jacques Robinet : « Comme les animaux au crépuscule, l’homme se retirerait volontiers pour ses vieux jours dans sa caverne lointaine, obscure et solitaire. – La dépression approche comme des nuages qui s’amoncellent et me cernent de toutes parts. » (p. 60)