Flotoir du 30 avril au 13 juin 2024, où il est question de photo, de temps, de mémoire, de lectures
photo ©florence trocmé, 2024
[Je suis consciente que cette parution unique est beaucoup trop longue. Les suivantes seront plus régulières et plus courtes]
mardi 30 avril 2024
Magnétar
Beaucoup de nouvelles qui emportent dans les hautes sphères aujourd’hui, de nouvelles publications autour d’une constellation dites de la Tête de Cheval, via le télescope spatial James Webb – et ce paragraphe, repris d’une lettre de Thierry Crouzet : « Le 15 novembre 2023, l’observatoire spatial européen INTEGRAL a détecté une énorme éruption de rayons gamma en provenance de la galaxie voisine M82, située à 12 millions d’années-lumière. L’éruption n’a duré qu’un dixième de seconde et a été attribuée à un magnétar, un type exotique d’étoile à neutrons dotée de champs magnétiques incroyablement puissants. Il s’agit de la première éruption de magnétar confirmée observée en dehors de notre galaxie. »
Paul Valéry
Je relis notre échange avec Boris Wolowiec autour de Paul Valéry. Il a la générosité de m’offrir cet ensemble de réflexions pour une publication dans Poesibao. Dans une de ses réflexions, il s’étonne qu’aujourd’hui, si peu de penseurs s’intéressent à Valéry. À quelques exceptions près : « Deux auteurs s’intéressent ainsi à Valéry après-guerre, ce sont Cioran et G. Perros. Et il me semble que ce n’est pas un hasard si ces deux auteurs sont des essayistes plutôt que des philosophes. (…) Barthes mentionne parfois aussi rapidement Valéry. Quant à Deleuze, si je me souviens bien, il n’en parle jamais. Derrida étudie Monsieur Teste de façon neutre dans un séminaire à propos de la bêtise. Et il faudra attendre finalement J. F Lyotard et aujourd’hui G. Agamben pour que la lecture de Valéry retrouve de l’intensité et de la fraicheur.
Valéry, la technique et notre aujourd’hui
Comme ces propos de Valéry, que je reprends de l’échange avec Boris Wolowiec que je suis en train de relire, sont incroyablement parlants pour ce que nous vivons aujourd’hui : « La machine gouverne. La vie humaine est rigoureusement enchaînée par elle, assujettie aux volontés terriblement exactes des mécanismes. Ces créatures des hommes sont exigeantes. Elles réagissent à présent sur leurs créateurs et les façonnent d’après elles. Il leur faut des humains bien dressés ; elles en effacent peu à peu les différences et les rendent propre à leur fonctionnement régulier, à l’uniformité de leurs régimes. Elles se font donc une humanité à leur usage, presque à leur image. »
Boris Wolowiec : « Valéry a compris extrêmement tôt la puissance de la technique, la puissance de façonnement à la fois sensoriel et mental de la technique. Valéry a compris extrêmement tôt que l’homme n’utilisait pas uniquement ses outils mais que l’homme était surtout construit par ses outils. »
mercredi 8 mai 2024
Baptiste Gaillard
Après quelques jours bien bouffés par la technique (c’est périodique ou plutôt cyclique, ce temps-là, je le sais), je reviens vers mes lectures.
J’ouvre Un test de fragilité de Baptiste Gaillard, publié aux éditions Héros-limite. J’avais lu quelques mots à propos de ce livre, je pense dans une présentation de fabula.org. et cela m’avait attirée.
« Parfois, nous ne pouvons dire où commence ce qui se remarque. Présence et absence sont des intensité qui émergent ou se résorbent. Les objets dessinent une respiration quand on les oublie. »
« La sensation se transforme plutôt que les sensations se suivent. » (p. 7)
« Dans l’incertitude d’un changement long, la persistance et l’évanouissement cohabitent. C’est une lente altération pareille à un dégradé où se perd la teinte originelle et où pointent d’autres nuances.(p. 8)
→ Cela me fait tout à fait penser aux plaques, sphères et cônes colorées, qui jalonnent les talus d’une portion de l’autoroute de l’Est, du côté de Metz et que l’on voit évoluer au fil du temps depuis plus de vingt ans, peut-être plus !
« Le moindre souffle crée un brassage, et le monde change des respirations qui l’habitent. » (p. 11)
J’ai aussi été vivement intéressée par ce paragraphe :
« Des feuilles mortes et du sable se mélangent, et des figures soudain se forment dans le vent brièvement suspendu. Comme des feuilles de papier calque, dévoilant en transparence de nouvelles compositions, à mesure qu’elles se superposent. Une seule combinaison de motifs se réalise ou vibre, toutes les autres vestigiales, virtuelles.
→ C’est un peu ce que je cherche souvent dans mes photos, sur la plage ou sur l’asphalte ! Mes origami des villes.
→ Ce livre incite à l’arrêt et à la rêverie. C’est aussi une forme de méditation très subtile sur le temps. Le temps qui passe, parfois insensiblement, qui altère. Il se trouve que par coïncidence j’ai été aussi mise en contact ces jours avec deux thèmes, ceux de la mouvance et de l’impermanence du monde et des choses. Aucune stase, tout est toujours en mouvement et évolue, création et entropie. Il me semble que ce livre de Baptiste Gaillard approche ces notions, celles liées à l’éphémère avec beaucoup de finesse et d’humilité.
Sensations de lecture
Puisque je travaille sur les impressions et sensations de lecture, je me dois de noter que dans le livre de Baptiste Gaillard, Un test de fragilité, je finis par avoir une sensation de flottement, de brume, suscitée par son style certes, et par son sujet, qui précisément porte sur tous ces phénomènes de lente décomposition, de mouvante perspective,
Lu Gaillard et Cartier
Avec eux sortir sans sortir
Brumes, tranchées est et nord
Gérard Cartier et son Tour de France
J’ouvre aussi le livre de Gérard Cartier qui m’attendait depuis longtemps, Un voyage intérieur. intérieur à quoi, à soi, à la France, je ne sais mais qui étaye mon idée de sortir sans sortir. J’aime beaucoup ce livre qui s’inspire, me semble-t-il du Tour de France de deux enfants. On passe d’étapes en étapes, de poèmes en poèmes, avec en titre indication de lieu, en fin de poème les coordonnées du lieu, les coordonnées géographiques (je n’ai pas envie d’écrire GPS). Je pense parfois aux périples d’un Olivier Domerg.
jeudi 9 mai 2024
Fragilités et mouvances
« Une floraison humide prend corps à force d’imprégner ce qu’elle touche : de fines couches de mousses en surface des pierres, le délabrement des façades, de vieux papiers moisis, des cuves rouillées qui pèlent et s’écaillent. (p. 26.)
« Sources de lumière sans soleil : des lucioles, des reflets ou des gaz enflammés : ampoules et néons qui s’illuminent font rappel des profondeurs hydrocarbures. C’est l’impression de lueurs humides dans la nuit, d’intensités géologiques et de luisances minérales, rapportées des abysses. » (p. 28).
→ Je continue à trouver grand intérêt à ce livre de Baptiste Gaillard, Un test de fragilité. Il est question d’effacements, d’éclosions, beaucoup de rémanence, de dilution et d’imprégnation des choses l’une dans l’autre, de leurs états, de transitions de phases, d’imperceptibles phénomènes : ils sont cependant partout à l’œuvre, et Baptiste Gaillard prend le temps de les observer et de les décrire très en détail. Ce faisant, il m’apprend aussi à les voir, à les regarder, il suffit de leur donner de l’attention, à eux, ces phénomènes si discrets.
Vibration
« Les suspensions, dans une usine, une caverne, une basilique bruissent au moindre évènement. Les poussières frémissent à leur tour, hypersensibles, comme si l’espace et ses vibrations s’imprimaient en elles. Les infimes tremblent par sympathie. » (p. 29)
« Les impressions s’étirent vaporeuses : elles se composent incertaines dans la lenteur. (p. 33)
→ Quelle merveille que ces « infimes qui tremblent par sympathie », c’est au fond très musical, cette transmission d’ondes, de vibrations. Ce serait aussi le cas des pensées ! Et de la plupart de nos impressions.
C’est un des intérêts de ce livre, que de donner à penser à la matérialité (étrange matérialité puisqu’au fond quasi virtuelle), des impressions, leur caractère nuageux, fluide, ouvrant, ou formes et déformes s’enchaînent
Denis Roche et Jean-Christophe Bailly
Je reprends mes notes sur le si beau livre de Jean-Christophe Bailly sur la photographie, une éclosion continue. « ‘La première intuition est celle du temps, le dernier remède est la création de quelque chose (l’œuvre d’art) qui, en se superposant au temps, s’identifie à lui et le conjure’, [écrit Denis Roche en avant-propos de Récits complets en 1963]et ce serait tout un mouvement que d’entreprendre le voyage dans l’œuvre écrit de Denis Roche à partir de ce que lui est venu par la photographie et d’essayer d’identifier le point où son poème d’évitement de la poésie a enclenché, rejoint, servi, touché son idée de la photo comme spasme du temps. » (Jean-Christophe Bailly, Une éclosion continue : temps et photographie, pp. 97-98).
→ Il y a tout un jeu d’échos qui se créent entre ce livre de Bailly et le livre de Baptiste Gaillard, qui a réveillé mon attention aux sols, avec trouvailles de beaux « cailloux-têtes » hier au Champ-de-Mars, dans le peu d’espace encore accessible aux promeneurs (préparation des foutus JO oblige !).
Analogie poèmes et photographies
« Dans leur presque totalité, les poèmes composant les recueils publiés par Denis Roche et réunis une fois pour toutes dans La poésie est inadmissible, se présentent comme des blocs d’écriture isolés sur la page et se coupant d’elle par des bords très nets, qui ne peuvent pas ne pas faire penser à ce ‘morceau d’abîme tranché net’ de la photographie telle que la voyait Denis Roche. L’idée qui se présente aussitôt, c’est que ces poèmes, un à un, goutte à goutte, sont ou seraient comme l’immense planche-contact d’une tentative de photographier le langage » (p. 98)
→ Et je ressens cela comme totalement en phase avec mon actuelle tentative des « jourdits », un poème chaque jour, très cadré, droite et gauche, bords nets, une sorte de « cliché » du temps qui est passé.
« Temps actif de la lecture, temps étrangement suspendu de la prise, temps arrêté du résultat photographique – dans tous les cas il s’agit d’une même passion, celle du temps qui passe, celle de ce qui advient avec le temps, et celle, immédiatement contiguë, de ces stations imaginaires qu’on s’y invente, comme si à travers elles on pouvait conjurer l’ultime, celle qui nous fait tomber hors du temps. » (p. 99)
Le paradoxe Baudelaire
Alors que la Pléiade vient de donner une nouvelle édition des œuvres de Baudelaire, qui me donne envie de m’y plonger/replonger, cette remarque de Jean-Christophe Bailly sur le rapport paradoxal de Baudelaire à la photographie, qu’il a tant décriée : « ’il y a ce paradoxe d’un homme connu pour avoir renvoyé la photographie aux basses œuvres et qui en même temps lui a confié son visage avec une sorte de constance inquiète et extraordinairement attentive. » (p. 108)
Et Bailly de conclure que « cette immersion du sujet photographique dans un bain fantomal de traits inconscients et splendidement indiciels, qui pour Benjamin déjà et a fortiori pour nous relève de l’évidence, Baudelaire ne l’a pas vu et sans doute ne pouvait-il pas le voir. » (p. 126-127)
→ fantomal, spectral, vestigial…. les mots de la photographie ? En regarder, de récentes ou d’anciennes, prises par soi ou par autrui et laisser venir, laisser monter ce qui affleure des profondeurs, rapporté des abysses, matérielles et spirituelles.
Bernard Plossu
Le livre de Jean-Christophe Bailly comporte une partie passionnante sur l’œuvre d’un photographe que je connais peu, Bernard Plossu. « Le spasme ralenti dont chaque seconde est la demeure dévastée. Se tenir le souffle coupé devant ce spasme, en accueillir la lumière, telle serait la photographie, et dans son mouvement le plus humble, ou le plus libre : être une coupe, mais non pas pour interrompre le temps, pour au contraire le faire sentir, pour faire sentir tout le temps qu’il met à passer. Regardant les livres (et ils sont très nombreux) de Bernard Plossu, c’est d’abord cette relation au temps qui jaillit, et comme s’il y avait chez le plus intuitif des photographes toute une théorie au moins latente de la prise, théorie qui serait aussi comme l’inventaire d’une gamme des différents états de pensivité. Avec de simples passages et des élongations, avec des instants ultrabrefs, sans déploiement, et des instants évanouis, dépliés : tout un éventail de temporalités dans lesquelles il faut lire d’abord des formes de l’expérience, des formes de la passion avec laquelle la vie est saisie. » (pp. 136-137).
Laisser la citation éclore
Je ne sais pas si citer c’est ressusciter (une expression d’origine kabyle, citée l’autre jour par Fabrice Luchini parlant de Bernard Pivot, au soir de l’annonce de son décès, de son enthousiasme et d’une forme de naïveté vis-à-vis des œuvres que je revendique aussi volontiers – enthousiasme et naïveté qui sont liés, le regard du spécialiste qui cloue l’œuvre sur sa planche entomologique tuent ces élans-là –, mais il me vient à l’idée que photos comme citations, cailloux comme herbes doivent être contemplés, longuement, qu’on doit y revenir, plusieurs fois, avec une approche semi-méditative. Ils m’ont accrochée, retenue, oui, pourquoi ? ; je peux maintenant les laisser prendre leur place, les laisser parler. Je pense en particulier aux phrases de Baptiste Gaillard. Si on les creuse nait alors quelque chose de vertigineux. Très lié au temps, comme les remarques de Bailly sur la photographie et aussi dans une autre mesure les formidables poèmes du tour de France de Gérard Cartier in Un voyage intérieur. Il faut laisser la citation éclore en soi. J’ai d’ailleurs adopté, parallèlement au Flotoir qui tant en contient qu’il ne m’est pas facile de les isoler, un « journal » particulier dans ma petite application DayOne, un journal de citations, une seule à la fois avec en titre l’auteur et le thème. Accessibles partout et tout le temps. À laisser éclore le temps d’une attente par exemple.
Du noir et blanc
La querelle, assez dogmatique, sur le noir et blanc en photographie s’est un peu atténuée, elle était virulente quand j’ai commencé à prendre des photos, dans les années 70. Mais ce que je retiens dans cette remarque de Bailly, c’est sans doute ce que donne, ce que fait, ce qu’apporte le noir et blanc : « De cette tenue mélancolique dont on en perçoit le film continu à travers toutes les photos de Plossu, il faut souligner le lien profond, le lien organique avec le noir et blanc. Le noir et blanc n’est pas une préférence ou une habitude, ou encore un simple domaine d’action qui aurait historiquement partie liée à un âge de la photo dont Plossu serait l’héritier. Le noir et blanc est avant tout une matière et il est la matière mnémosensible par excellence, celle dans laquelle vient naturellement s’imprimer la texture passante, le perpétuel devenir-passé du présent. Il est de l’essence du noir et blanc d’être dans l’aura du souvenir, le noir et blanc est ce qui donne à tout ce qui a lieu cette dimension simultanée d’effacement et de trace où se reconnaît et se fixe le passage du temps. » (pp. 139-140).
Un test de fragilité
Je reprends le titre de Baptiste Gaillard pour introduire à cette citation de Bailly sur Bernard Plossu : « la photographie telle que la pratique Bernard Plossu, on pourrait la définir comme une sorte de cartographie hypersensible de la fragilité : chaque imperceptible mouvement, chaque ligne d’ombre, chaque reflet, chaque pas, chaque geste, tout peut venir s’y poser et y exister comme de la lumière frémie. L’infime, le plus infime accédant sans difficulté et sans pose à l’ampleur de l’événement, tel est l’événement recommencé de cet art de la fugue argentique. So reisst die Spur der Fledermaus durchs Porzellan des Abends : ‘Ainsi la trace d’une chauve-souris raye la porcelaine du soir’ – ce vers de Rilke, il me semble qu’il sonne comme l’écho de ces images, que chacune des images de cet immense album d’instants noirs et blancs est une telle rayure – un mouvement et sa trace, quelque chose de biffé, un pur trait, semblable à un éclair, c’est-à-dire à ce qui ne revient pas. » (pp. 142-143).
→ cartographie hypersensible de la fragilité ! Lumière frémie ! art de la fugue argentique ! Quelle splendide écriture que celle de Jean-Christophe Bailly, quelles trouvailles !
À propos de l’art de Bernard Plossu : « son but aura toujours été de saisir le battement vivant et intime à eux-mêmes des choses et des êtres » (p. 148).
De la citation
A propos de citation, justement, Jean-Christophe Bailly en éclaire un aspect particulier, qui me semble concerner très étroitement le Flotoir : « Dans Paradise Lost, (…) Marc Trivier [photographe] cite Blanchot : ‘L’expérience était sa seule autorité.’ Il le cite, dit-il, de mémoire, et ajoute : ‘La phrase doit se trouver sur une page de gauche de l’édition que je possédais de Thomas l’obscur. J’avais une vingtaine d’années et je n’ai pas relu ce livre.’ Nous sommes donc là avec un régime très particulier de citations – celles qui n’étayent pas un jugement ou un discours, mais la vie elle-même. » (p. 218).
Bailly poursuit : « Voici la traduction que Marc Trivier donne de la phrase extraite de Thomas l’obscur : ‘Un homme se tenait devant moi, un arbre tremblait, c’est cela l’expérience’. Rien d’autre aurait-on envie de dire, rien d’autre que ce qui est venu répondre de cela sous forme de trace. Autrement dit la photographie, autrement dit ce qui répond, directement et sans voix, 1) de l’existence de la lumière ; 2) de l’existence des êtres dans la lumière. Cette lumière qui peut s’étouffer et qui passe, c’est la forme visible du temps où nous ne faisons que passer : nous, les arbres, les hommes, les bêtes. » (pp. 222-223)
→ la forme visible du temps, c’est exactement cela que je découvre également dans le livre de Baptiste Gaillard, livre que je pourrais qualifier au fond de livre de photos sans photos ! Il invente, au sens archéologique, toutes sortes de formes visibles du temps.
De notre cécité à la lumière
« Que nous habitions dans de la lumière, et qu’il y ait donc cela autour de nous, même la nuit – le lumineux – c’est un miracle auquel nous sommes si habitués qu’on ne le perçoit même plus ». (p. 259).
→ Totale adhésion à cette idée que si nous y sommes bien plus sensibles que nous l’imaginons, -certains se dépriment gravement quand manque la lumière, en hiver-, nous ne la regardons quasi jamais. Une preuve ? Nous sommes surpris quand nous la voyons balayer tout un paysage au gré des nuages qui la filtrent ! Une forme visible du temps, une fois encore, n’est-ce pas ?
Sillage et critique photo
« Le présent – ce que l’on croise, ce que l’on peut cocher – est toujours suivi d’un sillage, et la photographie, du moins telle que Valérie Jouve la donne à penser, est ce qui retient ces sillages, ce qui les décolle et les restitue. » (p. 264).
→ Je découvre dans ce livre que Jean-Christophe Bailly est un remarquable critique de photographie. Il analyse dans ce livre les œuvres de très nombreux photographes, Denis Roche et Bernard Plossu on l’a dit, mais aussi Thibaut Cuisset, Françoise Nuñez, Anne-Marie Filaire, Guillaume Greff, Benoît Fougeirol, Marc Trivier, Michel Vanden Eeckhoudt, Marco Barbon, Samuel Hoppe, Jacqueline Salmon, Hanns Zischler, Valérie Jouve, Eric Poitevin, Sarah Moon.
vendredi 10 mai 2024
Métaclassique et Jacques Henri Michot
J’ai écouté au square, où je me suis longuement promenée, un passionnant podcast de la série Métaclassique, de David Christoffel. Avec Jacques-Henri Michot. J’ai noté en particulier le titre d’un livre qui s’appelle affetuoso [j’ai dû mal comprendre, il ne s’agit sans doute pas d’un livre, mais peut-être d’une série dans un livre ?]. Ce qui m’a beaucoup intéressée, c’est la présence à la foi des listes, des contraintes, et surtout de la musique dans sa vie. Il a parlé d’un Zimmermann, que j’ai pris bêtement dans un premier temps pour Krystian le pianiste, mais qui était bien sûr, Aloïs le compositeur. On a d’ailleurs entendu dans l’émission une pièce qui était tout à fait intéressante du dit Aloïs Zimmermann. Et j’ai été subjuguée par l’idée que lui aussi, Fa dièse mineur ! C’était très explicite. Il faudrait que je réécoute cette émission sans doute.
À retenir, aussi de l’entretien avec Jacques-Henri Michot, cette idée des éphémérides, qu’il construit, en remplissant, chaque date, avec des faits. C’est parti de ce qui s’était passé le jour de son anniversaire, au fil du temps, mais il semble avoir généralisé cela, à toutes les dates du calendrier. il semble aussi faire un usage très intense de la citation. Et lui aussi un lipogramme je n’ai pas retenu le titre, mais il me semble que c’est L’apparition, en opposition ou en contrepoint bien sûr de la fameuse Disparition de Georges Perec
Note de passage
Au Portugal, les cigognes renoncent à migrer vers l’Afrique (information Sciences et Avenir).
Ivar Ch’Vavar
Lu avec le plus grand intérêt le bel ensemble, articles et entretien, que le Matricule des Anges consacre à Ivar Ch’Vavar.
J’ai noté en particulier deux choses : « Lecteur vorace, essayant toujours de combler le retard, il développe une immense érudition, une volonté de tout savoir en voleur de feu prométhéen et le sentiment douloureux d’apprenti Sisyphe qui sait que la tâche est quasiment impossible, à moins d’être démiurge. Son ambition est celle d’un anti-Rastignac qui n’avance jamais sans les autres, ses camarades, c’est « on », bouillonnant d’idées de révolution. Exigeant, il déploie une force de travail colossale. Une équipe à lui tout seul. Il éprouvera l’illégitimité de s’affirmer poète. »
Et cela aussi, qui est je pense le point central, nodal, qu’il évoque parfois, qui n’est pas toujours facile à saisir, sauf à l’avoir soi-même entrevu, mais pas du tout avec cette puissance là (et ces conséquences-là) : « Il n’était pas question de découper de la prose en millimètres, il fallait qu’on arrive à de la musique puisqu’on cherchait à redonner une force à l’oralité poétique. Ça a marché, provoquant une sorte de béance mentale. On était tellement pris par ce travail artisanal que le contenu on s’en occupait plus. On arrivait à une sorte d’écriture automatique en partant de principes complètement inverses de ceux de l’écriture automatique. Ce qui fait que finalement le subconscient amenait ses propres productions qui étaient travaillées par la forme qu’on avait déterminée. Il arrivait à dire des choses qui faisaient que quand on relisait nos propres textes, on tombait des nues, découvrant un contenu qu’on n’avait pas voulu y mettre, des trouvailles musicales qu’on n’avait même pas eu le temps d’apercevoir dans le travail lui-même. C’était une révolution totale de l’acte poétique qui allait non seulement dans la forme, mais remontait en deçà du problème de la forme. »
→ je l’ai souvent entendu parler de ces phénomènes intérieurs qui se produisent lorsqu’il est complètement requis par une forme de contrainte très puissante.
samedi 11 mai 2024
Des bulles
Toujours fascinée par les bulles, toutes les bulles (sauf les papales !). Alors bien sûr je relève et serre ici cette note de Baptiste Gaillard dont j’ai fini le très beau livre hier soir : « quand des bulles remontent, elles atteignent la surface et restent immobiles, traversent la peau de l’eau, s’éventrent en tant que bulles et passent dans le ciel. C’est de l’air qui se perd dans de l’air, des formes qui disparaissent amoindries, mais demeurent immensément dissoutes. (p. 50)
Sinistre répertoire
Toujours excellent, Patrick Corneau. Ce matin je découvre ses propos sur une dernière parution du journal de Philippe Muray. « Disparu en 2006, Philippe Muray n’aura pas eu l’opportunité de pester contre la parentalité positive et les nouvelles mobilités, les réseaux sociaux et les influenceurs, les sensitivity readers et les coordinateurs d’intimité, l’écriture inclusive et l’art immersif, le wokisme et la cancel culture. Pas le temps de fulminer contre toutes les crétineries ambiantes portées par la mode et la doxa (le mainstream eschatologique de la fête universelle) toujours plus niaise et autosatisfaite. Conscient de son propre don, qui lui semblait moins de prophétie que de déduction, il écrivait en 1994 : ‘Toute ma vie, j’ai moi aussi calculé, à partir de perturbations observables, l’existence de cataclysmes non encore visibles et répertoriés’ »
Autre citation qui me renvoie, durement, à une part de mes écrits personnels ! : « C’est drôle de tenir son journal quand il ne se passe plus rien, quand il ne peut plus rien se passer, sinon un énorme déploiement d’énergie vide pour empêcher à tout prix que ça se sache. Ce vide universellement dénié ne peut être dit que quotidiennement, et en détail. D’où justement, l’intérêt, maintenant, d’un Journal. »
Flotoir, Logoir, jourdits, autant de sphères creuses…
Ce n’est pas tendre du tout, tout ça ! « Car il s’agit, encore et toujours, d’enfoncer les clous du cercueil de Cordicopolis (la “cité du cœur”), mélange de nursery et de sacristie obsédé de pathos et d’émotion dont les symptômes sont légion : ‘Dictature du moralisme. Sentimentalisme planétaire. Culte des victimes. Criminalisation galopante de tout événement non programmé. Exhortation à l’ivresse affective comme compensation du désenchantement croissant de la vie sous l’expansion de la technique. Remplacement du monde par la fable. Obsession de la prévention et de l’effacement des risques. Bouffonnerie organisée et contrôle technocratique. Dépréciation de l’ici-et-maintenant au profit d’un sur monde d’images…’. Ainsi va le dysangile du présent selon Muray… (source)
Et Peter Handke
Dans cette même livraison du Lorgnon mélancolique, Patrick Corneau parle de Peter Handke et je me retrouve bien dans tout ce qu’il écrit. Je m’apprête d’ailleurs à lire ce nouveau livre de notes, traduit par Laurent Margantin, qui vient de paraître chez Verdier : « Il y a quelque chose de mystique dans l’hypersensibilité douloureuse à l’état du monde chez Handke. Il est l’écrivain de l’errance, de l’incommunicabilité entre les êtres, de l’enfance sacrée, du quotidien transcendé et des infimes détails que nous ne savons plus voir encalminés que nous sommes dans le train des jours (ne serait-ce que d’être en mesure de percevoir ce qui se lève d’unique dans chaque journée…). Là est le vrai Handke, tout en étrangeté, ellipses, ironie et retrait du monde, le seul qui importe car y cohabitent sa face lumineuse et sa face sombre. »
dimanche 12 mai 2024
Musique chamanique
Écouté une assez ancienne émission de Métaclassique (23 septembre 2020), autour du verbe « douter » avec Michel Onfray et Eric Tanguy. Onfray souligne les effets physiologiques de la musique, parlant des compositeurs qui sont capables de s’emparer de [n]otre rythme physiologique. On a, dit-il, une respiration, des battements cardiaques, des fréquences et des vibrations qui entrent en vibration avec les fréquences et les vibrations de la musique. Il ajoute que certaines musiques sont chamaniques, car elles nous prennent là où nous sommes pour nous emmener là où elles veulent. (podcast, autour de 40’)
Natura naturans
En réfléchissant à des photos d’Eric Poitevin, Jean-Christophe Bailly écrit : « Éric Poitevin oriente nos regards. Le drame qu’il nous montre n’est surchargé d’aucun effet, d’aucune volonté d’atmosphère, c’est juste celui de la natura naturans, celui des forces formatrices du paysage en train d’accomplir leur travail dans et avec la lumière. Du coup, c’est la peau du monde que l’on voit, telle qu’elle respire, telle qu’elle est, telle qu’elle nous porte sans que nous y prenions garde. Mais là, grâce à de telles images, grâce au mouvement lent, insistant, contemplatif qui les a voulues, nous nous retrouvons comme sur un seuil, en prise directe avec la violence de l’existence des choses. » (p. 276)
L’autre Tanguy
Je viens d’évoquer le musicien en dialogue avec Michel Onfray en 2020 (ils sont amis), je retourne à l’écrivain que je retrouve dans son jardin : « Quelquefois, quand je me sens trop empêtré au milieu de moi, je me dis qu’il est urgent que je m’arrache à mon propre royaume qui soudain me semble si étroit. Au cœur même de ma journée, à l’opposé de tout ce temps passé assis à un bureau, entre les quatre murs d’une bibliothèque, quelque chose finit par murmurer que ce n’est pas là, dans l’alcôve du silence et du retrait, que se trouve la paix véritable – si je peux dire que ce que je cherche au fond de mon jardin médiéval, dans le seul bruit des oiseaux et des vieilles cloches d’église, c’est cela, une sorte de paix stoïque et constante offerte par l’ombre d’une bibliothèque » (Tanguy Viel, Vivarium, pp. 62-63)
Le vivarium !
Alors oui, s’extraire de soi, les moyens pour le faire sont nombreux et pas tous heureux. Mais je suis Tanguy : « Car, quelle que soit la nature supposée du centre de soi, que donc j’en emprunte selon les jours la loupe à saint Augustin ou à Freud, il m’est arrivé trop souvent de passer sans un regard le long de l’immense crypte qui y mène et où il conviendrait précisément de s’arrêter une fois pour toutes afin de scruter enfin, non plus la lampe éblouissante du projecteur, mais toute l’épaisseur projetée de la vie vécue : théâtre d’ombres, de pensées et de souvenirs, en un mot tout l’habitacle d’un esprit qui ne se satisferait pas de sa propre substance mais au contraire se promènerait dans les allées peuplées de son palais aux mille tableaux vivants, aux mille événements faits de mémoire et d’images, de pensées et d’opinions, d’impressions et de figures, bref, fait d’un monde qui serait tout sauf vraiment soi – vivarium géant où la vie entière décante et fait une matière folle offerte à l’écriture, faite de villes et de visages, de rencontres et de lectures, d’horloges et de ciels, d’enfance et de sommeil, toutes choses qui ne demanderaient qu’à s’installer là, dans le grand livre de soi. Là, dans cet espace qui n’est ni l’ordre brut des faits, ni l’exposition solitaire de ses viscères, se découvre un terrain neutre où chacun dépose les armes – chacun : c’est-à-dire le monde alentour et le tumulte intérieur.
→ C’est magnifique et tellement juste. Ce monde, ce monde-là qui est notre monde intérieur, que nous nourrissons, plus ou moins soigneusement, depuis le début. De tout ce qui nous touche, au sens concret du terme ; de tout ce que nous allons chercher ; de tous ceux avec qui nous entretenons une relation de la plus superficielle à la plus essentielle ; de tout ce qui du monde nous est offert, ici, là, ailleurs, et ainsi de suite. (pp. 64-65).
Je continue la citation, si forte et qui invoque Marcel Proust : « Là, dans cet espace qui n’est ni l’ordre brut des faits, ni l’exposition solitaire de ses viscères, se découvre un terrain neutre où chacun dépose les armes – chacun : c’est-à-dire le monde alentour et le tumulte intérieur. C’est, je crois, l’un des plus beaux endroits où résider, à ce point de contact qui noue le monde à la découverte de soi et peut-être plus encore inversement : noue le soi à la découverte du monde. C’est là, sans nul doute, qu’est venu habiter Marcel Proust au jour de son grand livre, dans cette sorte d’ourlet de la conscience dont il n’aurait pu soupçonner, en y emménageant, qu’il s’élargirait tant, soutenu par ce que les médecins nomment volontiers, le concernant, une « hypermnésie » et même une « hyperesthésie », eu égard à la puissance de chalutage qu’il déploya. » (p. 65).
→ voilà donc une des explications du titre, ce vivarium, où nous entretenons notre monde mais pas de manière autarcique, si possible, dans l’interaction profonde avec l’environnement, dans une sorte d’écologie de soi. Vivarium comme biotope. Quelle remarquable invention…
La couleur de la mer
Je ne sais quelle est la couleur dominante d’un vivarium, je l’imagine mixte de brun et surtout de vert, de toutes sortes de verts. Mais voilà ce qu’écrit Viel sur la mer : « Il existe un mot en langue bretonne pour dire la couleur de la mer quand elle hésite entre le bleu et le vert et même, par extension quelquefois, le gris qui vient l’assombrir : chaque fois que la mer ne respecte pas l’identité nominale des couleurs, on dit en Bretagne, avec l’ironie qui convient, le ‘glaz’. Mais il n’empêche : au cœur même de l’indistinction, on sait soudain de quoi on parle. On voit le spectre de la couleur dans son indétermination même. Aussi est-ce bien dommage que, dans la même langue bretonne, il n’y ait pas un autre « intraduisible » pour qualifier les tons âpres et chancelants de la lande en hiver, le camaïeu de vert élégiaque venu se perdre dans la bruine de plus en plus opacifiante, le tulle de cendres qui tombe en nappes sur l’ombre noire des aubépines – quatre ou cinq lettres qui diraient l’entrelacs des bruyères par mauvais temps, les tapis d’herbes rouille et les mauves liturgiques qui persistent par essaims, bref, qu’un signifiant à lui seul soit assez cespiteux pour tenir par la racine toutes espèces landicoles assoupies sous la brume. » (p. 80-81)
→ c’est tout le cap Fréhel qui s’invite ici. J’admire aussi l’écriture très complexe, mais en même temps claire et précise de Tanguy Viel.
De la traduction
Je reprends ma lecture du Dictionnaire amoureux de la traduction de Josée Kamoun et comme tout dictionnaire on peut très bien le ‘consulter » selon le terme consacré, mais aussi le lire dans le désordre (ce que je n’aime pas faire par peur de perdre quelque chose !) et surtout de manière sporadique (et c’est un des grands atouts de la liseuse, les livres sont là, dans ce tout petit truc, ouverts à la dernière page que vous avez lue, avec tous vos soulignements).
« Si voyager, c’est découvrir d’autres paysages du monde, se dépayser, apprendre une langue, c’est accéder à une autre représentation du monde, être confronté à un dépaysement philosophique. Prétendre traduire une langue dans une autre, c’est faire œuvre dialectique et dialogique tout à la fois, c’est là que les ennuis et le plaisir commencent » (Josée Kamoun, Dictionnaire amoureux de la traduction, p. 99).
→ C’est quelque chose que l’on ne dit jamais à ceux qui apprennent une langue enfant ou adolescent, il me semble. Qu’il n’y aura pas un mot à mot, mais un cœur à cœur, un esprit à esprit, et que donc, cette langue qui « voit » les choses différemment de la nôtre peut enrichir considérablement notre monde personnel, ses perceptions, ses fonctionnements.
Alors « Traduire, c’est mettre en tension deux langues, deux ‘milieux’, deux cultures (ce mot recouvrant l’histoire, la géographie humaine, le droit, l’art, etc.) dont la proximité comme l’éloignement sont parfois également trompeurs ; le traducteur est un peu ethnographe pour cette raison. ». Elle est réaliste, aussi, Josée Kamoun : « La traduction ne se pratique qu’au prix d’une certaine entropie, d’une déperdition incontestable et reconnue. » (pp. 100-101)
Ce livre ouvre par touches tout l’univers du traducteur et de la traduction. Ce n’est pas un essai plus ou moins soporifique, mais une collection d’éclats, parfois très drôles, toujours très vivants, fondés sur une expérience bien plus qu’une pensée théorique même si manifestement les théories de la traduction sont bien connues et explorées par Josée Kamoun.
« Nous le disons de diverses manières : on ne traduit pas des mots et des phrases, on traduit des effets. Un effet singulier sur nous, traducteurs, qui dépend de l’histoire personnelle de chacun, des dispositions où il se trouve, et un effet plus collectif car nous sommes tous partie prenante dans la représentation du monde qui est celle de notre culture à cet instant T. » (p. 126)
Comment
Josée Kamoun dit qu’on lui pose souvent la question de savoir pourquoi et comment elle est devenue traductrice. Le pourquoi, elle élude, parlant de toutes les motivations inconscientes, mais le comment est bien intéressant : « En ce qui me concerne, il a fallu que confluent deux intérêts, deux plaisirs linguistiques qui n’étaient pas liés d’emblée, le plaisir de parler l’anglais appris en sixième, et celui de traduire, découvert au même moment, mais à travers le latin, puis en quatrième le grec, deux langues que l’on ne parlait plus, justement, où le contrôle des acquis passait par la version et le thème. » (p. 141) ? Et elle dit aussi : « Je ne suis pas bilingue de naissance et pourtant mon rapport à la langue anglaise est viscéral, sa force de propulsion, sa pulse, fait surgir du latent en moi, elle m’anticipe. Elle me manquait sans que je le sache. Je ne l’ai pas apprise, je l’ai recouvrée, et ne cesse à ce jour de la recouvrer. » (p. 146)
De la lettre en hébreu
Contente de retrouver ici écho de la traduction de la Bible en hébreu par André Chouraqui dont je me souviens bien qu’elle avait suscité trouble et controverses. Josée Kamoun écrit : « la lettre, en hébreu, est bien autre chose qu’un signe conventionnel ; elle est affectée d’un nombre, elle représente un symbole dense et complexe : aleph, le ‘un’, le commencement, celui qui préexiste, etc. Autrement dit, dans les mots hébreux, souvent trilittéraux, on a une profondeur tout à fait différente d’un simple système alphabétique (même si les poètes ont pu lester les lettres – notamment les voyelles ! – de multiples associations, mais toutes personnelles celles-là). Quand Chouraqui traduit, c’est comme s’il faisait remonter à la surface l’anatomie-étymologie sacrée des mots. Le paradoxe de son entreprise, sur laquelle il s’est largement expliqué, c’est qu’elle lui a été permise par la renaissance de l’hébreu qui, de langue morte enseignée par les rabbins comme ils le pouvaient, s’est revitalisée en Israël par la pratique quotidienne. Il va jusqu’à raconter qu’il interrogeait ses cinq enfants sur le sens courant des mots. En somme, cette anamnèse n’est rendue possible que par la remise en jeu. » (p. 157)
mercredi 15 mai 2024
Peter Handke
J’ouvre le livre de Peter Handke, Dialogues intérieurs à la périphérie, 2016-2021, récemment paru chez Verdier, c’est une traduction de Laurent Margantin. Il semblerait qu’il s’agisse des notes prises au jour le jour et sélectionnées pour cette édition. Notes originales ou bien parfois bref extraits d’un livre, de l’auteur lui-même ou d’un autre écrivain.
Une première citation, autocitation, semble-t-il : « chaque rêve réellement épique donne un enseignement : comme raconter les lieux, une découverte d’espaces ouverts, jamais vus auparavant, un rythme, la surprise d’un immense amour, d’un désir sans bornes (aller simple à l’intérieur du pays) (Peter Handke, Dialogues intérieurs à la périphérie, 2016-2021, p. 11)
Lever du jour
Je note plusieurs fois l’occurrence de « lever du jour » dans ces premières pages, et je crois comprendre qu’il s’agit d’une sorte de « lumière » qui se fait au cours d’une journée.
« Un autre lever du jour dans la journée : sitôt que je me mets à écouter (comme ‘se mettre à marcher’) ; ‘enfin, j’écoute’ (et rien d’autre que le grondement lointain de l’autoroute, arrivant jusqu’ici à travers les forêts hivernales ; ‘je suis dans l’écoute’ (p. 1
→ Je trouve que l’analogie entre se mettre à marcher, et se mettre à écouter, et très pertinente. Pour moi, je sens très bien quand je me mets à marcher. Dehors. Ce n’est pas la promenade, c’est la mise en route de la marche, et c’est un peu différent. Cela peut arriver d’ailleurs au sein même de la promenade. Se mettre à écouter, c’est aussi ouvrir les oreilles, au sens, presque concret, tendre l’oreille, comme on dit si souvent et si bien. Alors qu’est-ce qu’on entend, que nous dit le monde autour de nous ? Je me souviens très bien de cette amie qui me disait jadis qu’elle sentait très bien quand nous étions au téléphone, quand je me mettais à écouter véritablement. Une voie s’ouvre en quelque sorte qui n’était pas activée précédemment.
La poussière du monde
« Artiste : chez qui la poussière du monde, la soufflée, la poussière qui vole, se transforme et prend forme » (p. 14)
Questions et problèmes !
À mettre, en parallèle, ces deux brèves annotations :
« Prototype de l’homme sans talent : le sans questions » (p. 16)
« Pour moi, tout devient un problème – Réjouis-t’en ! (p. 17)
Couleur des pensées
Les pensées, pâles, sans couleur, n’en sont pas – ne sont pas. Mais sitôt qu’elles se colorent, rougissent, bleuissent, verdissent, même si, en dessous, elles noircissent et deviennent grises : Bienvenue, pensée ! » (p. 18)
Lire & Écrire
Bien sûr nombreuses notations sur la lecture et sur l’écriture dans ces pages de note de Peter Handke.
« J’ai de quoi lire, je suis pour le moment en sécurité » (p. 20)
« Une des impulsions principales poussant à écrire : retenir, communiquer, transmettre le saisissement de l’émotion. » (p. 24)
Exister pur
Des notations aussi qui me font songer à la méditation, par moments, dans la contemplation de ce qui est, dans la dissolution de l’égo, du moi, même : « Existence, exister pur, silencieux : ma tête, mon crâne devient tout entier pierre / roc de pensée (réflexion), devient pierre de pensée, roc de réflexion, s’emplissant d’existence, au-delà de la joie et de la peine. » (p. 26)
Pierre Magnier
Je lis aussi Un homme selon de Pierre Magnier, je suis à la fois saisie, entraînée dans la lecture et complètement déconcertée, ne comprenant pas grand-chose, mais entendant une voix, percevant un substrat de drames intimes, mais totalement enrobés dans une gaine conductrice de mots, de petits bouts de phrases qui flottent. Cela commence par un texte troublant où l’on a l’impression qu’il est question d’un écrivain disparu qui aurait laissé des textes nombreux, énigmatiques… il y aurait ainsi l’Aviron, qui est le premier chapitre (dans la table des matières, on parle de livres), il y a aussi, évoqué dans l’étrange avant-propos un piano nobile qui ne laisse pas de m’intriguer. Ces « livres » sont au nombre de neuf. Alors je continue mon exploration, je rame avec les avirons…
jeudi 16 mai 2024
Claro
Claro que si, ai-je envie, un peu bêtement je dois dire, d’autant que je déteste en général les plaisanteries sur les noms propres, qui par ailleurs me passionnent (les noms propres !), claro que si, me dis-je en lisant ce qu’écrit Claro, dans son blog, ce matin sur l’écriture d’un livre : « L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON », a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître ! Après avoir constaté ce phénomène quasi météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. À cela, je ne vois qu’une explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime. Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ».(source)
Les livres difficiles
Souvent confrontée à des livres difficiles, en ce moment donc l’étonnant livre de Pierre Magnier, Un homme selon, je suis sensible à ce qu’écrit Eric Houser dans Sitaudis à propos de Let d’Olivier Brossard : « Le livre d’Olivier Brossard paru en mai 2024 chez P.O.L, entre autres qualités, vérifie l’axiome de relecture : la poésie c’est ce qui se relit, ou plutôt, ce qui se lit plusieurs fois d’affilée (au moins deux), sans attendre le passage du temps, des décennies, qui vous fait prononcer à la cinquantaine ce genre de phrase : ‘cet été je relis Proust’. En poésie cela ne se présente pas du tout de la même façon. Si ce n’est pas déjà le cas vous en ferez l’expérience ici, et ce n’est pas une expérience de patience mais plutôt, au contraire, d’impatience. La patience, cela consisterait à se dire, devant la résistance du texte (pas que sémantique), ‘voyons, ne nous affolons pas, allons-y doucement et prenons notre temps’. Faux ! C’est exactement le contraire, à mon avis. Dès les premières pages, on peut entendre Let comme une invitation à décoller.
→ C’est souvent ce que je tente quand ça résiste mais que ça me parle (ça peut me résister mais ne rien me dire d’emblée). Je fonce à bride abattue dans le livre. En éveil, en écoute, en attente. Imprégnation progressive. Des récurrences apparaissent, des petits bouts de sensations et d’idées émergent, une image mentale très brumeuse encore se forme, elle est agréable, je l’aime, c’est pourquoi j’y demeure même si je ne comprends rien. D’ailleurs Boris Wolowiec m’a bien appris à ne pas me soucier du sens, même si cela reste difficile pour moi.
Je continue donc le livre de Pierre Magnier, toujours déconcertée, mais me laissant flotter, au fil de l’eau, et certaines choses commencent à se dessiner ; il y a comme un fil conducteur. Et il serait bien question de fil de l’eau puisque le premier « livre » s’intitule donc Aviron et inclut de nombreuses allusions à la pratique de ce sport.
Peter Handke → Baptiste Gaillard
Dans les carnets de Peter Handke, cette note qui me fait tant penser au travail de Baptiste Gaillard récemment découvert : « Les uns veulent explorer la Lune et Mars, les autres les trajectoires de fleurs de cerisier en train de tomber dans le vent et dans le silence du vent (même s’il n’y a là rien à explorer. » (p. 32)
Baptiste Gaillard contredirait presque la parenthèse de Handke, tant il excelle à explorer l’infime d’une sensation, d’une vision, d’une trace furtive.
Handke et la lecture, toujours
« Verbe pour la lecture : elle ‘nourrit’. Avec quoi ? Avec la ferveur. En route pour la lecture ! entrer dans la lecture ! » (p. 33)
« Je ne veux plus lire, je veux arriver enfin à quelque chose qui me soit propre. – Sans lecture, tu ne parviendras jamais à quelque chose qui te soit propre » (p. 36)
→ Deux choses essentielles ici. La lecture nourrit de ferveur. C’est elle qui sans cesse relance l’appétit du monde. Le plus puissant antidote à l’ennui peut-être et cela dès l’enfance. Antidote au chagrin aussi, au manque. Encouragement, toujours. Mouvement, la lecture est un mouvement, même si le plus souvent elle se pratique en position statique. La ferveur c’est « l’élan d’un cœur passionné et enthousiaste ». L’enthousiasme ne me quitte presque jamais, malgré la noirceur du monde. Et effectuant une recherche sur le mot ferveur, dans le TLFi, je découvre les termes de fervide, qui peut se dire d’une eau bouillonnante et fervidité, qualité de ce qui brûle, de ce qui est ardent.
La seconde est que non seulement elle nourrit mais elle constitue. De la nourriture, le corps extrait maints éléments à maints usages ; de la lecture, l’esprit, mais aussi et peut-être surtout le cœur se font du sang, du muscle, du nerf et j’en passe.
Pierre Magnier
Je fais quelques recherches dans mes courriels. J’avais eu un échange avec lui en 2020, il m’avait envoyé des extraits du présent livre. Il me disait :
« Pour dire le tout j’écris ainsi
d’un bord l’autre, dans les extrêmes ;
du plus dépouillé (avant-dernier) au plus vêtu (le quatrième recueil) ;
chaque enfant, jamais semblable au précédent,
n’enfile ni la même chemise, ni la même couleur. » (le 13 mars 2022)
Je lis aussi sur le site de P.O.L. :
« L’œuvre poétique de Pierre Magnier est une découverte. Après une quarantaine d’années de silence et d’écriture et quelques rares textes publiés dans des revues. Ce volume est donc la première édition des textes de Pierre Magnier qui tient à présenter son livre par cette citation de Paul Valéry : ‘Il faudrait peut-être définir la Poésie par les poètes, et à partir de poètes ; et la Musique par le musicien et ainsi de tous les arts. On trouverait alors que la Poésie serait ce qui est cherché par un homme qui… comme on définit le pôle magnétique par les directions de l’aiguille. » (Paul Valéry – feuillet 3 – Cahier 203)
un homme selon tente de rassembler ‘ce qui est cherché par un homme qui…’ Composé de livres écrits entre janvier 2012 et juin 2017, c’est un ouvrage en dix parties, dont un prologue et une cadence. Chaque partie est écrite en écho avec les autres permettant une sorte de mémoire vive du poème. C’est ainsi un grand livre sur la condition humaine, à travers une écriture attentive aux détails les plus secrets, parfois invisibles, d’une existence. Pierre Magnier témoigne d’un souci extrême pour la musique du langage (avec une révélation quand il entend pour la première fois un texte de Tchekhov et se souvient quarante ans plus tard de la voix des comédiens). Il tente différentes formes du poème, du vers avec une plasticité étonnante au service de l’émotion, de l’écoute. C’est une poésie volontiers narrative, voire autobiographique, qui met en scène de façon bouleversante la voix du poète, son humiliation, sa détresse et son entêtement. »
André Markowicz
J’ai beaucoup d’admiration pour son travail, de traducteur, d’éditeur (j’ai reçu hier deux nouveaux livres de mon « abonnement » à leur maison d’édition à lui et Françoise Morvan, « Mesures », magnifiques, et pour ces notes publiées tout simplement sur Facebook. Il explique que pour lui il s’agit de s’adresser à l’ami inconnu qui le lit. « En suivant une ligne. En essayant de faire aussi peu de concessions que possible – aucune, en fait, j’espère. Sans respecter d’autres règles que celles que je me fixe moi-même ou que se fixent, d’eux-mêmes, les textes que j’écris. Sans craindre la mélasse des polémiques émotionnelles des réseaux dits-sociaux, même si, évidemment, ces polémiques peuvent blesser (mais qui peut blesser réellement sinon ses vrais amis ?… Qu’ai-je à faire d’un inconnu qui me décerne des noms d’oiseaux ? — Absolument rien.) Sans craindre, réellement, les malentendus, les insultes, d’où qu’elles viennent. Juste en continuant d’écrire le livre que j’écris – ce livre, d’ores et déjà impubliable, parce que trop gros et composé de trop de volumes, ce livre que Françoise a intitulé ‘Partages’ d’après l’une des fonctionnalités essentielles de FB et la raison d’être en tant que telle de la traduction, – un livre que je n’ai pas l’intention de clore là maintenant, – qui est le livre de ma vie et donc, aussi, par force, le livre de la nôtre ensemble, ici comme partout ailleurs dans le monde où nous sommes. »
→ Je me reconnais dans ces propos, je me reconnais dans mon entreprise du Flotoir, que je peux qualifier de livre, qui est impubliable (d’ailleurs aucun éditeur ne m’a jamais fait la moindre proposition en ce sens, même pour de minimes extraits) et que je publie en partie sur un site éponyme).
vendredi 17 mai 2024
Grâce aux verbes
« Écrire/raconter/rythmer : resacraliser l’être-là, l’existence, sans ‘religion’ – sans un substantif – seulement au moyen de, en vertu de, grâce aux verbes. » (p. 52)
→ Cette remarque de Peter Handke me fait penser à la série Métaclassique de David Christoffel, le titre de chaque émission d’une heure, dédié à « la musique et au-delà », est un verbe. Récemment, « Dater » avec Jacques Henri Michot qui m’a beaucoup frappée.
Carnet et crayon
Toute ma vie, j’aurais cherché le meilleur moyen de prendre note, de noter, à la volée ou de manière plus installée. J’ai souvent tenté de me servir de mon outil à tout faire, mon smartphone, mais finalement, ce n’est pas pratique. La dictée vocale génère beaucoup trop de mauvaises interprétations surtout dès que le vocabulaire devient un peu moins basique. Alors quoi ? eh bien tout bêtement le petit carnet et le crayon à papier, porte-mine 0,7, 2B !
Question lancinante
que celle posée par Peter Handke : « Est-ce que j’ai eu ma part ? – Oui. Oh oui. mais est-ce que j’ai aussi donné ma part ? Est-ce que je l’ai transmise ? » (p. 48)
Peter Handke qui écrit que « les problèmes insolubles comme les plus féconds, les plus vivifiants (par exemple les problèmes de la traduction) » (p. 46)
Gloire (Hanna)
Je parcours en m’amusant bien le livre de Christophe Hanna, Gloire, construit sur le principe l’ami ou la connaissance de mon ami ou de ma connaissance est célèbre. C’est irrévérencieux et drôle.
Tanguy Viel, les sardinières et le sabotage
Critique sociale encore et maintes allusions qui me touchent (la mer, Nantucket ; etc.) : « À Douarnenez, sur le port du Rosmeur, là où les façades regardent au loin vers celles de Nantucket, ce ne sont pas les baleines que les pêcheurs s’en vont traquer le soir en armant leurs navires – aucun monstre marin, aucun grand fantôme blanc qui hante les nuits d’un vieux capitaine – mais de simples sardines au ventre à peine bleuté qu’à chaque aube ils déversent par milliers sur le bitume des quais, les regardant aussi vite partir vers les conserveries voisines où déjà les sardinières, ainsi qu’on nomme les ouvrières qui y travaillent, s’empressent d’éviscérer l’animal avant que d’autres le trient, le sèchent ou l’emboîtent, par trois ou six, le long d’un tapis noir qui ne s’arrête jamais. Elles, les sardinières, dont la tâche s’accomplissait déjà il y a deux siècles, depuis longtemps n’ont plus de coiffes ni de bas noirs, depuis longtemps ne chantent plus à tue-tête pour oublier la fatigue ni ne jettent leurs bottes dans les rouages de la chaîne, comme on dit qu’elles firent un jour, il y a longtemps, de leurs sabots. Certains disent que c’est une légende mais d’autres affirment que le mot sabotage lui-même vient de là, de ces jeunes ouvrières qui d’amertume et de révolte balancèrent leurs chaussures de bois sur leur outil de travail, quand il arriva que leurs nerfs craquent sous le joug de l’effort. » (pp. 92-93).
→ je ne pourrai plus entendre ce mot de sabotage sans imaginer des femmes en coiffes jetant leur sabot dans la grosse machine qui nous mange tous avec appétit !
Tous les aspects
C’est bien d’un dictionnaire qu’il s’agit chez Josée Kamoun, un dictionnaire amoureux qui envisage tour à tout sous forme alphabétique de très nombreux aspects de la pratique. Je pourrai citer par exemple la question des sous-titres de films ou bien celle de la transcription des onomatopées, car contrairement à ce qu’on pourrait croire, les chiens ne font woua woua qu’en français ! Un chapitre très amusant aussi sur les Rolling Bidochons ! (qui traduisent littéralement de façon désopilante certains textes des Rolling stones).
Plus sérieux, il en faut aussi, les difficultés de traduction posées par un Henry James, occasion de revisiter son œuvre que j’ai beaucoup lue et aimée, bien plus jeune ! « Henry James a toute sa place dans mon Dictionnaire amoureux ; je le lis à longueur de vie, j’ai relu tous ses romans pendant la pandémie avec l’agréable sensation de renouer le fil de la conversation avec un vieil ami. » (p. 216). Occasion aussi pour Kamoun qui l’a comme fréquenté de l’intérieur d’analyser la manière si particulière de James, en invoquant cet autre écrivain dont elle est la traductrice attitrée : « Roth déclarait avoir trouvé en James un maître à écrire ; il était particulièrement influencé par la technique des ‘réflecteurs’, qui consiste à montrer un personnage par les yeux d’un autre. James peut en effet apparaître comme un précurseur du roman moderne dans son traitement du personnage comme donnée instable, relative, fruit de perceptions subjectives. » (p. 223
mardi 21 mai 2024
Lire
Tant de choses à lire ! me dis-je regardant mes étagères de livres. Alors que j’ai déjà beaucoup trié. Je suis à l’heure des choix, et prends enfin conscience, il serait temps, que je ne peux pas tout lire de que je devrais ou même aimerais lire. Le temps commence à être vraiment compté et les capacités l’ont toujours été même si je ne voulais pas le savoir.
Ces choix-là sont difficiles. Autant j’ai facilement, presque naturellement mis de côté depuis des années, des pans entiers de culture, comme le cinéma, voire même l’art, car je savais ne pouvoir accepter de les suivre de manière superficielle (comme divertissement en somme) et vouloir me concentrer sur la littérature et la musique classique et contemporaine, autant maintenant, à l’intérieur de ces mondes-là, littérature surtout, je suis également obligée de quitter le grand angle de ma curiosité presqu’infinie dans ce domaine et de zoomer. Et pas seulement dans le domaine de la poésie. Tout en restant aussi ouverte que possible.
Christian Prigent, Écrire
Écrire c’est faire sans savoir pourquoi on le fait quelque chose qui ne sauve (de) rien et fait à peu près zéro effet concret.
journal publié sur Sitaudis
Prigent qui relate aussi cette expérience, rencontrée il y a peu sous une autre plume, mais je ne sais plus laquelle :
23/06/[2022] [un jeu d’enfant]
Enfant, j’aimais ce jeu : ressasser longtemps un nom jusqu’à ce qu’il s’émancipe de ce que dans l’usage courant il nomme. Et que, décollé de la ‘réalité’, dés-assigné (libéré de sa tâche de désignation), il ne soit plus là, dans l’espace mental, que comme l’ ‘aboli bibelot d’inanité sonore’ de Mallarmé. Jeu jouissif. Inquiétant aussi : dont la mécanique d’idiotie fait de l’évidence de l’arbitraire du signe un jeu presque initiatique (à la fois méticuleux, ahuri, sarcastique et inquiet). Dans ce jeu, la pure sonorité du nom s’autonomise et flotte hors signification. L’objet nommé s’évince, mis en abîme. Le lien signifiant/signifié est dénudé, mis à l’air d’un soupçon moqueur. C’est dans cet air que respire le réel : non comme plénitude nommable, mais comme innommable, vacuité, échappée à la chaîne discursive, trouée dans les connexions Sa/Sé, différence non logique, perpétuelle motilité immotivée. Pas si différent, après tout, de la répétition hallucinée, par tel ou tel mystique, du nom de Dieu : elle vide ce nom de tout ce qui n’est pas purement Lui (Son Nom, échappé à tous les noms profanés par la réalité mondaine qu’ils nomment). »
→ et je notais alors que quand je jouais à ce jeu-là soit avec mon propre nom soit avec la question qui suis-je, cela devenait vite vertigineux et plus qu’inquiétant, dangereux, de telle sorte qu’on se rattrapait vite aux branches des bons vieux vocables sans histoires !
[Et je retrouve vite l’autre plume, c’est celle de Tanguy Viel !]
mercredi 22 mai 2024
Associations
Je commence la lecture de Le Couteau, Réflexions suite à une tentative d’assassinat de Salman Rushdie.
« C’est ainsi que fonctionne ma pensée, par un jeu de libres associations » (p. 22)
Intimité
Étrange rapprochement opéré par Rushdie entre les quelques secondes où il a été au plus proche, corps à corps, avec son agresseur et le lecteur. « Le A passa vingt-sept secondes avec moi » : « C’est le temps que nous avons passé ensemble dans le seul moment d’intimité que nous partagerons jamais. Une intimité d’étrangers. C’est une expression qu’il m’est arrivé d’employer pour définir le moment joyeux qui se produit dans l’acte de lire, l’union heureuse de la vie intérieure de l’auteur avec celle du lecteur. » (p. 28).
Serons-nous d’accord ici ?
« Le monde des poètes, comme je commençais à le découvrir, était bien plus convivial que celui des romanciers. Les poètes semblaient tous se connaître, ils se lisaient les uns les autres, se retrouvaient entre eux, participaient constamment ensemble à des lectures et des manifestations. Ils se téléphonaient tard dans la nuit et bavardaient jusqu’au petit matin. Pour un romancier qui demeure assis seul dans une pièce pendant des années et ne passe la tête au-dessus du parapet que de temps en temps, les poètes paraissaient étonnamment sociables, une sorte de famille élargie, une communauté. » (p. 52).
Puis Rushdie en vient à une belle description de la communauté des poètes noirs, à laquelle appartient son amour, Rachel Eliza Griffiths.
Amoureux d’une langue ?
Lecture plus gaie, celle du Dictionnaire amoureux de la traduction de Josée Kamoun qui ne cesse de m’enchanter et de me faire réfléchir.
« Est-ce qu’on tombe amoureux d’une langue sur le mode du coup de foudre, se demande-t-elle, en l’entendant pour la première fois ? La chose paraît possible, le swahili entendu à Zanzibar m’a paru l’idiome des oiseaux de paradis. Mais derrière cet amour à vue, à la première vue, ou première voix, se profile une vie d’attachement inextricable. Je ne sais pas si on est en amour avec une langue, mais je suis sûre qu’on l’a dans le sang. Qu’elle vienne combler un manque, voilà qui va sans dire. Pas seulement un manque lexical, de ceux qui justifient l’emprunt : spleen, cool, fair-play. Un manque culturel, le théâtre qu’on enseigne outre-Manche n’est pas celui que nous étudions. L’art de Shakespeare nous ouvre la crypte, les profondeurs, le nocturne de l’imaginaire, du non-rationnel ; le Roi Lear battant la campagne au propre et au figuré, flanqué de son fou en réplique ; Macbeth et ses visions, dont le poignard sanglant qui lui indique le geste fatal comme déjà accompli, sa femme frottant avec une compulsion maniaque une tache de sang à elle seule visible ; des fantômes, des sorcières ; des fées, aussi. La nuit en plein jour. » (pp. 242-243).
→ eh bien, finalement pas tellement plus gai, ici, revoilà les poignards et le sang.
Mais m’aide à réfléchir, car je me suis toujours interrogée sur mon attrait pour la langue allemande. Je n’éprouve en rien la même chose avec l’anglais alors que l’allemand me parle d’une façon très singulière, très ambivalente. Je suis chez moi et je suis exclue en même temps. C’est dans l’ordre des choses.
→ Je ne peux tout écrire, ici, des richesses de ce dictionnaire. Évoquons Kerouac et le joual, les « gros mots » (comment les traduit-on ?), les langues inventées, par exemple celle de Tolkien, è pericoloso sporgersi, que les adaptes du rail connaissent bien… parfois c’est la seule chose qu’ils savent en italien ; la langue de bois… et puis Moby Dick, je n’ai jamais lu pages aussi belles et aussi profondes sur ce monstre sacré de la littérature ! « L’imaginaire melvillien est gothique, il nous installe du côté du sublime plutôt que du beau ; il nous place sans cesse en situation précaire, sous la menace, il maintient une oscillation permanente entre le documentaire et le fantastique, l’intellectuel et l’onirique, le lyrisme et l’ironie. » (p. 305)
jeudi 23 mai 2024
René Noël sur Philippe Di Meo
« Le poète sait que les mémoires de la nuit portées au jour contiennent leurs métamorphoses, soit l’actualité des faits d’hier, la lumière nocturne et l’éclat solaire altérant la nature des tropes et des matières qui les animent. Établi, table opératoire propice à la parole, le champ d’exploration défini, Philippe Di Meo base l’écrit sur l’échange, la conversation, l’interpellation qui irradie, interdit, étonne, surprend, pigmente l’infini, l’alimente, lui donne de la matière, du savoir-vivre et des histoires, dans la proximité d’Idiome de Zanzotto où se parlent, sans diminutions d’exigences mutuelles, les niveaux de langue et d’expérience de soi de personne à personne, à hauteur d’humanité. Les lettres, les mots et leurs champs d’action libérés de leurs lignes d’eau hypnotiques deviennent signes des vents, pollens. » (note publiée dans Poesibao, ce même jour)
lundi 27 mai 2024
Même chair, même vertige
J’aime beaucoup cette remarque de Jean-Claude Leroy, dans une note sur un livre de Gérard Haller dont je prépare à l’instant la publication : « horizon de dignité qu’il nous reste d’ouvrir encore, au lieu de filer tête baissée, et toujours plus entêtée, dans l’abyssal désastre. Une dignité à redonner à tous, aux victimes autant qu’aux meurtriers… Même chair, même vertige. »
Et il ajoute : « Nous sommes là dans un champ intérieur où la question questionne les questions qui dépassent les limites individuelles, là où un simple visage vient heurter un continent, jusqu’à possiblement le voir basculer. Où le temps est annulé. C’est la possible divinité de l’être humain qui est ici soulignée sans cesse, celle qu’il peut s’inventer et lui donnerait le droit d’être, justement d’être, en dépit des atrocités qui saillent de par le monde et sourdent en chacun de nous, chacune d’elle impressionnée par le néant. »
mardi 4 juin 2024
Arnaud Claass
J’ai rouvert le livre d’Arnaud Claass, La Plénitude photographique, notes janvier-décembre 2022. J’admire sa capacité de voir, de regarder, de cadrer par le texte comme sans doute il cadre par la photo qui est son métier (mais je le connais assez peu en tant que photographe).
Je note : « Retenir à la fois le temps scandé et le temps continuum »
→ Comme le film au fond, images successives mais sensation de continuum. Cette remarque me renvoie aussi aux propos de Lionel Naccache sur la discrétion comme concept mathématique, dont il fut pas mal question dans le Flotoir 2023. Le vrai continuum serait au fond assez rare, la vie est plutôt faite de toutes petites entités séparées mais que notre perception et notre interprétation relient.
Je note aussi que plutôt que des « montages », Arnaud Claass réalise des « assemblages », dans une perspective qui serait warburgienne, pour faire résonner deux images entre elles. « Dans un autre assemblage, écrit-il je fais interagir deux de mes images… » (p. 97)
Photographier
« Photographie est l’un des meilleurs moyens d’être entièrement là où l’on est, tout en n’y étant pas tout à fait, mais en y étant beaucoup plus que d’ordinaire ». (p. 99)
→ et si à certains égards l’attitude photographiant avait de profondes analogies avec l’attitude méditant ?
→ Cela correspond aussi à mes ressentis en photographiant, des lecteurs, des moutons, des fleurs, des bicyclettes. J’avais d’ailleurs noté quelque part que mes jourdits, ces petits poèmes brefs et cadrés que je m’efforce d’écrire chaque jour sont des inventaires, sont des clichés (et parfois en contiennent !). J’avais ajouté alors deux remarques, les trois melons bébé à 5€ et cet homme apportant au bistrot un gâteau individuel et une bougie, se concertant avec le serveur qui l’installe dans la vitrine réfrigérée (et moi de bâtir une micro-histoire là-dessus !) ?
Envoûtement
« Je dois être envoûté par des choses et des êtres qui n’émettent que leur présence, insondable, inentamable par quelque interprétation que ce soit. » (p. 100)
Assemblages
Assez emblématique de la démarche d’Arnaud Claass (et aussi de son extraordinaire mémoire visuelle !) : « La brise fait un épi courbé sur les beaux cheveux blancs du passant dublinois. Je l’ai photographié en 2009. Cette blancheur me rappelle un nuage que j’ai enregistré sur la campagne icaunaise en 2011. En 2018, j’ai capturé sur le flanc d’une colline du Nivernais un sentier sinueux qui présente la même morphologie. en 2020, j’ai fait en sorte que ces trois occurrences coexistent sur le même support (Pensé une fois de plus au penchant éblouissant pour les analogies chez le personnage hypermnésique de Funes dans la nouvelle de Borges.) ». (p. 101)
→ Sensibilité aux formes et aux patterns, aux figures géométriques complexes. Je pense avoir quelque chose de cela qui me permet parfois de très loin d’identifier dans une foule une silhouette connue, même de dos, j’en suis parfois frappée moi-même. Je pense que j’ai enregistré un pattern, une forme d’être.
→ La nouvelle de Borges s’appelle « Funes et la mémoire », in Fictions. À lire rapidement.
Car en fait, je pense que tout mon travail dans ce Flotoir repose sur ce principe des assemblages, des analogies, des échos, des mises en présence d’éléments lointains.
Comme des énoncés photos ou dépose-seconde
parfois Claass offre un simple cliché verbal : « La rousseur des fougères avancées sous le vert sombre des résineux ». (p. 102)
Pour moi cela donne : La lectrice à plat ventre dans l’herbe verte : pas de verbe, pas de conjonction, une dépose-seconde. Cela est, va devenir a été, figé en pixels dans un fichier numérique. Étrange.
Mine du crayon traçant un petit relevé sur la ligne
Relevés
Je peux faire ainsi des relevés en me promenant, relevés qui seront photo ou pas-photo : la fenêtre parée d’une dégoulinade de géraniums- lierre ; le mouchoir en papier en forme d’origami abandonné au sol ; la boîte à forme retrouvée à la cave ; la presse à végétaux bien là où pensé…
Assemblages
Lisant un article sur la nouvelle de Borges, j’apprends que le malheureux Funes qui ne peut rien oublier de tout ce qui lui tombe dans la conscience, apprend le latin en un clin d’œil en lisant L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, rencontrée il y a peu dans une note de lecture à propos du livre de Anne-James Chaton, Sur la terre. L’Histoire naturelle étant elle-même, dit l’auteur de l’article sur Funes, une collection de récits de personnages ayant une mémoire extraordinaire. L’auteur cite Borges : « D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois. » (Article de Sébastien Diéguez, neuropsychologue dans Cerveau & Psycho n° 37)
Et nouvelle analogie, cette fois avec le beau livre de Baptiste Gaillard, un test de fragilité : Puisqu’il perçoit le moindre des changements, Funes se voit lui-même comme une personne différente à chaque instant. Dès lors, aucun sens de l’identité ne peut s’établir : « Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. […] Funes discernait continuellement les avances tranquilles de la corruption, des caries, de la fatigue. Il remarquait les progrès de la mort, de l’humidité. Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement précis. »
→ Mais comment ai-je fait cette fois l’analogie, à partir du simple mot « humidité » qui m’a renvoyé à ces fragments de Baptiste Gaillard, évoquant la métamorphose décomposante des choses. Mais tout cela dans mon cas n’est que très partiellement dans ma mémoire et je suis frappée par ma pulsion croissante à engranger dans divers supports perceptions, pensées fugitives, lectures, visions, images, etc. Pas moins de 3 + 2 documents, un logoir qui est un journal personnel, le Flotoir, un journal photo dans une appli, les jourdits. Et dans l’appli en question, plusieurs journaux thématiques, plus ou moins régulièrement entretenus. Autant d’aide-mémoire puisque la mienne, qui reste encore bien performante, se vide quand même largement au fur et à mesure et c’est tant mieux. Se vide ou bien ne me permet plus un accès instantané, rapide et simple à ce que je cherche.
Magnifique « prise de vue »
Je note ici ce court paragraphe d’Arnaud Claass car il me parait exemplaire d’un savoir regarder. « Au long de la voie ferrée, les balises alternativement rouges et bleues (‘4’ en rouge, ‘5’ en bleu et ainsi de suite) et de l’autre côté une sorte de poteau métallique vertical coudé à angle droit, tel une potence. Soudain un léger chuintement dans les câbles se fait sentir, qui gonfle en quelques secondes la totalité de l’air jusqu’au fracas. Une compression accompagne ce souffle monumental. Puis une longue stroboscopie de fenêtres et de wagons. Le vacarme finit par baisser d’un coup puis s’amenuise dans les lointains, comme les deux feux rouges de queue de convoi. Ne reste que la vision des graffitis sur le pilier d’en face et çà et là quelques cailloux de ballast maculés de peinture bleue. » (p. 105)
N’importe qui ayant regardé passer un train (une vache même peut-être !!!) revivra ses sensations en lisant cette description si extraordinairement précise et qui implique tout le corps.
Une manière de vivre
« Telle que je la vois, la photographie n’est pas un art ni un métier mais une manière de vivre. Toutefois, les plages de temps que je consacre à cette activité relèvent d’un travail. Elles sont hautement spécialisées. Je ne fais pas partie de ceux qui peuvent cueillir n’importe quand et dans n’importe quelle circonstance. Pour que je ‘voie’, il me faut être dans une certaine disposition mentale – une ‘bonne disposition’ proche du réveil éveillé. À quelques exceptions près, seul cet état me permet de remarquer quelque chose qui signe le moment présent. » (p. 106)
→ Cela correspond profondément à mon expérience. De même que l’écoute doit parfois s’allumer, très concrètement, pour pouvoir entendre (notamment quelqu’un, au téléphone), de même un certain état intérieur doit se produire pour « voir » dans l’idée de photographier. Un voir-cadrer peut-être ? Le voir-cadré est comme le roi de Michon qui vient quand il veut. Je peux sortir avec mon appareil de photo dans l’idée de prendre des photos et n’en réaliser aucune… c’est souvent une question de lumière, comme si certaines longueurs d’onde de la lumière venaient mettre en vibration des récepteurs particuliers en moi. Parfois tout se tait, parfois tout se met à faire signe, à me parler.
Faire le ménage ! ?
Arnaud Claass : « Aujourd’hui, nettoyé et rangé la maison pour être sûr d’avoir les idées en ordre et c’est précisément ce qui m’a fait réaliser à quel point elles étaient en désordre. La vision des surfaces nettes, des meubles et objets bien à leur place et de l’absence de poussière fait contraste avec le bric-à-brac de mon esprit dès que je me réinstalle à la table où j’écris ». (p.112)
→ le bric-à-brac de mon esprit est considérable, il a tout parfois de la brocante ou du vide-grenier. Et la nouvelle idée qui se fait jour depuis quelque temps est qu’il est temps désormais de réduire la voilure, de ne pas me jeter boulimiquement sur tout ce qui passe à ma portée
Sur la mémoire
Je suis intéressée, toujours dans ce même article par cette note : « Les théories contemporaines de la mémoire distinguent mémoire épisodique et mémoire sémantique, la première se rapportant aux éléments contextuels entourant certains événements vécus (induisant une sensation de ‘se souvenir’ lors du rappel) et la seconde aux connaissances générales acquises (et induisant une sensation de ‘savoir’ lors du rappel). La mémoire autobiographique, concernant la vie personnelle, peut également se diviser en mémoire épisodique (permettant de se replonger dans certains lieux et instants du passé) et mémoire sémantique (ce que l’on connaît de soi-même, par exemple sa date de naissance ou certains de ses traits de caractères). »
→ Il me semble que lorsque l’on tente de rappeler un souvenir, ce que l’on fait sans doute de plus en plus souvent en vieillissant, on se sert de ces différentes mémoires. Par tâtonnements souvent.
Connaître, voir, retenir le monde
« Paul Valéry : ‘la science part de l’hypothèse que le monde est mal connu.’
Moi [A.C.] : ‘la photographie part de l’hypothèque que le monde est mal vu »
Et ‘la photographie part de l’hypothèse que le monde mérite d’être retenu. »
(p. 114).
Nuages
Moi qui ai longtemps travaillé sur des vues de ciels, toujours du même endroit, chez moi, je suis très sensible à tous les relevés de nuages que fait Arnaud Claass [c’est curieux j’ai parfois tendance à confondre dans ces notes Claass et Handke !, ce n’est sans doute pas sans raison] : « Les accidents incessants des nuages. Tout est au ralenti, collisions molles, fusions indécises, percées louvoyantes, déchirures, béances et fermetures, iridescences, réfractions, friselis et faufilement dans le paysage d’en haut surplombant le paysage d’en bas. (Sur une colline sertie de vignobles à Joigny, dans l’Yonne). » (p. 115)
J’ai interrogé le chat sur la bibliothèque de Warburg
J’ai voulu en savoir un peu plus, de manière synthétique, sur la bibliothèque d’Aby Warburg. J’ai donc écrit ce ’prompt’ : « peux-tu m’expliquer les principes de classement de la bibliothèque d’Aby Warburg ? » et l’ai soumis au chat (ou au sphinx ? je veux parler de chat gpt)
Réponse : « La bibliothèque d’Aby Warburg, également connue sous le nom de “Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg” (KBW), est renommée pour son approche unique du classement et de l’organisation des livres. Aby Warburg (1866-1929), un historien de l’art et un érudit culturel, a développé un système de classement qui reflète sa vision interdisciplinaire et holistique des connaissances. Voici les principes clés de ce système :
1. Principe Mnémosyne
Le principe mnémosyne est central à l’organisation de la bibliothèque de Warburg. Il vise à établir des connexions entre différentes disciplines, époques et cultures pour comprendre comment les images et les idées se déplacent et évoluent à travers le temps. Mnémosyne est la déesse grecque de la mémoire, ce qui reflète l’intérêt de Warburg pour la mémoire culturelle et les réminiscences iconographiques.
2. Les Quatre Catégories Principales
Warburg a classé les livres en quatre catégories principales, qui reflètent les différents aspects de la culture humaine :
Orientation (Orientation) : Livres sur la cosmologie, la géographie et la magie, représentant comment les sociétés se sont orientées dans le monde.
Motivation (Handlung) : Livres sur la religion, les rites et les croyances, illustrant les motivations derrière les actions humaines.
Action (Glauben und Handeln) : Livres sur l’histoire et la politique, décrivant les actions concrètes et leurs impacts.
Reproduction (Schicksal) : Livres sur l’art, la science et la philosophie, montrant comment les idées et les formes artistiques sont reproduites et transformées.
3. Le Principe de Bon Voisinage
Warburg croyait en l’importance du “bon voisinage” ou “Nachbarschaft”, où les livres étaient placés côte à côte non seulement en fonction de leur sujet, mais aussi pour stimuler des associations intellectuelles et des connexions inattendues. Ce principe encourageait une lecture transversale et interdisciplinaire.
4. Dynamique et Flexibilité
Le système de classement de Warburg était dynamique et flexible, permettant de reclasser les livres au fur et à mesure que de nouvelles connexions et insights étaient découverts. Cela reflétait sa conviction que la connaissance et la compréhension culturelle sont des processus évolutifs et non fixes.
5. Iconographie et Pathosformel
Warburg s’intéressait profondément à l’iconographie et aux “Pathosformeln” (formules de pathos), qui sont des motifs émotionnels et stylistiques récurrents dans l’art et la culture. Sa bibliothèque était organisée de manière à permettre l’étude de ces éléments à travers différents contextes culturels et historiques.
Conclusion
La bibliothèque d’Aby Warburg est un reflet de sa vision unique du monde, où les frontières entre les disciplines sont floues et où chaque élément de connaissance est potentiellement connecté à un autre. Ce système de classement visait à encourager une compréhension profonde et interconnectée de la culture humaine.
→ La traduction en français des termes allemands me laissent perplexe.
Le bon voisinage
dans un bon article trouvé sur le net cette fois, sans doute moins sujet à caution que la réponse du chat, je relève cela : « trier livre par livre suivant les accents internes de notre attention » (26 nov. 1926). Tel est l’horizon heuristique d’un esprit qui postule la « loi du bon voisinage », selon laquelle le livre dont un chercheur a besoin n’est pas celui dont il a connaissance mais bien son voisin ignoré sur l’étagère. Ainsi, loin des techniques de standardisation et de classement alphabétique qu’exige la gestion d’une bibliothèque d’après les critères du moment, dans le nouvel édifice ‘les livres [sont] ordonnés comme des problématiques et des guides vers leur solution’ (3 déc. 1926). La bibliothèque suit le principe de la vie de l’esprit. Elle est encore plus que la somme bibliographique de la propre activité intellectuelle de Warburg ; la synthèse est organique, les éléments se côtoient et s’agencent selon un principe non pas encyclopédique mais proprement psychologique. » (Le Journal dont il est question semble être celui d’Aby Warburg) (source)
Génie de l’observation visuelle
Hugo von Hofmannsthal disait cela de Victor Hugo, je trouve que cela s’applique aussi à Arnaud Claass qui rapporte ce point de vue ! (p. 117)
Les dos
Encore un point commun avec Arnaud Claass, l’intérêt pour les dos. Peut-être parce que je suis moins timide à regarder les dos que les faces. Peut-être parce que je ne peux pas voir mon propre dos. J’ai fait de nombreuses photos de couples âgés de dos, un subterfuge au début car il était indélicat de les photographier de face dans la rue. Mais au fil du temps, c’est devenu une petite série qui a un certain sens. « Les physionomies des dos. Observe-les par exemple lorsque tu es assis derrière des rangées de personnes assises [Claass évoque ici une salle d’attente de service public, j’ai pensé aussi à des cérémonies religieuses, mariage ou enterrement, où l’esprit vagabonde beaucoup !] Vois la façon dont chacun de ces dos est une sorte de visage. » (p. 118)
Corrélation
« Métier (mon) : attente du doux assaut de la corrélation. »
Ce n’est ni d’Arnaud Claass, ni à propos d’Aby Warburg, c’est de Peter Handke dont je reprends ici mes relevés de son livre récemment paru, dans la traduction de Laurent Margantin, Dialogues intérieurs à la périphérie, p. 64
Des lieux
je me souviens que Denis Roche préférait les appeler des endroits ( ce qui semble approprié dans l’acception que voici) : « ‘Oracle’, sitôt qu’un de tes lieux s’assombrit – devient mauvais (un ‘hudi log’ [village slovène] : ne pas le fuir – y demeurer – persévérer. » (p. 68)
Images rémanentes (Peter Handke)
« Les images rémanentes, surtout d’endroits des années après, des décennies après, surtout d’endroits où il n’y avait rien, rien ‘qui mérité d’être raconté’ (au contraire des souvenirs’ » p. 68
→ Oui, ces sortes de patterns qui s’impriment, ces clichés de parties de lieux ou d’endroits qui deviennent ‘blasoniques’. Ces modèles, ces formes comme blason d’une vie.
Certaines images viennent se superposer à tel paysage, à telle distribution des ouvertures sur une façade, la fenêtre en arcade par exemple, une sorte de haie de bord d’hippodrome…
Rythme
Rester rythmiquement concentré, prône Handke (p. 69). Le rythme, la pulsion qui donnent l’élan, qui permettent de continuer à avancer. Réenclencher quelque chose de rythmé, de pulsionnel pour enrayer la propension à l’asthénie.
Il y a une pulsation dans l’attention, elle n’est pas étale, elle suit une courbe de faible amplitude. Elle n’est pas continue, elle est discrète au sens mathématique, elle intègre de microcoupures qui lui permettent de se repolariser (ça c’est une invention de moi, je ne sais pas si les neuroscientifiques corroboreraient !)
Andain
Handke emploie à plusieurs reprises ce terme d’andain. Je ne le connais pas. C’est un terme d’agriculture, où j’entends andante, à tort ou à raison ? C’est en principe une bande continue de fourrage ou de paille, dans un champ. C’est l’ampleur d’un coup de faux, c’est l’étendue de pré que le faucheur peut faucher d’un coup. On dit andains aussi, je l’apprends avec bonheur, des rides solitaires et mobiles que portent souvent les bancs de sable. L’rigine étymologique évoque surtout une enjambée, un pas. Handke, traduit par Margantin (chapeau !) L’andain de l’autre, des autres : andain de la vie » (p. 69). Il semblerait que le terme allemande soit die Schwade
Accueil plutôt que prédation (Handke)
Encore et toujours : rien observer, rien épier – laisser venir le signifiant (le rythme réalisant) (p. 71)
Avec douceur, dans la douceur d’une attention disponible mais pas orientée a priori : « Le plus grand des dons – le décisif : la douceur (et pourquoi cela m’est venu à l’esprit en pensant à la noche oscura de Juan de la Cruz). (p. 77)
De l’âme
Première note de 2017 chez Peter Handke : « L’âme comme le Sixième sens ». (p. 75)
Salman Rushdie
J’ai un avis assez mitigé sur le livre Le Couteau, qui bien sûr émeut et épouvante par ce qui est raconté, l’ignoble attaque au couteau subie par Salman Rushdie, aux Etats-Unis, lors d’une conférence. L’histoire est racontée, par lui, quelques mois plus tard, dans tous ses détails, la veille au soir, l’attaque, les secours, les soins longs et terribles puis la lente remontée, avec un œil en moins et maintes cicatrices douloureuses, physiques et morales. Il est aussi beaucoup question de l’amour de Rushdie pour sa femme, depuis quelques années, Eliza (Rachel Eliza Griffiths). Très vite, ils se sont mis d’accord, elle qui est aussi écrivain mais également cinéaste, photographe sur la nécessité de raconter ce qui est arrivé ? « Eliza fit venir son matériel photographique. Il devait arriver de New York deux jours plus tard, et ainsi à partir du Jour Cinq nous pourrions commencer à établir un rapport sur mon état physique, ma guérison, mes pensées à propos de l’attaque, mon travail, mes idées et le monde. Eliza est une photographe et une vidéaste accomplie (tout comme elle est romancière et poète. Je me demande parfois s’il y a une limite à ses dons). Nous n’aurions donc besoin d’aucune aide extérieure. Ce serait une tâche que nous allions accomplir tous les deux. Ce serait un défi à la mort et une célébration de la vie et de l’amour, mais aussi, de manière plus prosaïque, une façon de regarder les dégâts en face. Avant que le matériel ne nous parvienne nous avons commencé à enregistrer nos conversations sur son téléphone. » (p. 87)
→ Ce récit est donc un travail documenté, pas seulement une catharsis, même si ses résonnances sont très personnelles, parfois même un peu trop à mon sens. Il est là pour transmettre le compte rendu (oui on rend compte) de ce qui est arrivé.
L’art n’est pas un luxe
Salman Rushdie : « L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister. Il peut être mis en cause, critiqué et même rejeté. Il n’accepte pas la violence. Et en fin de compte, il survit à ceux qui l’oppriment. Le poète Ovide a été exilé par César Auguste mais la poésie d’Ovide a survécu à l’Empire romain. La vie du poète Mandelstam a été ruinée par Joseph Staline mais sa poésie a survécu à l’Union soviétique. Le poète Lorca a été assassiné par les brutes du général Franco mais son art a survécu au fascisme de la Phalange. » (Salman Rushdie, Le Couteau. Réflexions suite à une tentative d’assassinat, p. 218).
jeudi 6 juin 2024
Bernard Plossu
Bel article de Fabien Ribery sur son site, à propos de Bernard Plossu, un « photo poche » étant enfin publié à son nom. Bernard Plossu que j’ai récemment longuement rencontré dans le très beau livre de Jean-Christophe Bailly sur la photo, une lente éclosion. « Nous avons tant besoin de ses merveilles, alors que le monde disparaît sous le calcul cybernétique et autres maléfices. (…) Chez Plossu, tout est à la fois fixité et mouvement, et conscience de la permanence d’un silence à travers les enchantements promis à la disparition. Admirateur de Corot, de Malevitch, et des petits maîtres de la peinture romaine, le photographe installé depuis 1992 à La Ciotat, aux côtés des Frères Lumière, considère l’espace comme un mystère géométrique, et les individus qu’il aime regarder comme des personnages de roman. (…) Dans son vol gracieux, l’hirondelle, sévillane ou liégeoise, est la métaphore du photographe en sa danse : tours, contours, embardées, retours. [Bailly parlait de ces photos d’hirondelles] (…) Une source d’inspiration infinie ? L’œuvre de Giorgio Morandi.[comme Philippe Jaccottet !] (…) Mais, secrètement, magnifiquement, ce Photo Poche très réussi est aussi une redéclaration d’amour de l’artiste à sa belle Andalouse disparue, la photographe Françoise Nuñez, et à ses trois enfants – par ordre d’apparition : Shane, Joaquim, Manuela. La vie emballe ou déchire le cœur, mais elle vaut la peine. » (source)
samedi 8 juin 2024
Un rossignol
Je lis Un Rossignol dans la ville de David Rothenberg, qui est, me dit le net, une icône de la scène musicale expérimentale new-yorkaise et un pionnier de la musique interespèces : il joue avec les baleines, les insectes et les rossignols à la recherche du son parfait et du fameux “effet Sharawadji”, qui qualifie la beauté de l’irrégularité recherchée. Mais il est également naturaliste et philosophe.
Vitrines claires
Un joli livre, édité par Tarabuste, Vitrines claires de Frédéric Appy, comme des relevés de sensations dans l’espace urbain et ailleurs : « S’apprendre à écouter les grondements de l’orage avant la pluie, de nos peurs ressurgissent la vie » (p. 14). La réflexion s’appuie beaucoup sur la peinture, notamment celle de Piero della Francesca.
De l’accumulation des synonymes
Je suis en cours de rangement de mes bibliothèque et l’autre jour, avec la jeune amie qui m’aide, constatais comme les dictionnaires étaient bien représentés, en particulier ceux de langue. Alors comment ne pas relever ce passage du grand traducteur Bernard Hœpffner cité par Josée Kamoun dans son merveilleux Dictionnaire amoureux de la traduction que je suis en train de terminer : « [le traducteur]fait étalage de sa virtuosité linguistique/langagière en s’adonnant sans modération à l’accumulation de synonymes : ainsi Bernard Hœpffner dans Portrait du traducteur en escroc, à travers son narrateur qui assimile le protagoniste Frank Perceval Ramsey à un ‘con-man’ ‘aigrefin, fraudeur, arnaqueur, tricheur, fripouille, malversateur, chevalier d’industrie, écornifleur, stellionataire, estampeur, combinard, faisans, margoulin, extroqueur, requin, cambuteur, charlatan, carotteur, imposteur, vendeur d’orviétan, capatateur, carambouilleur, entôleur, griveleur, falsificateur, faussaire, carabin de la comète, roustisseur, dénicheur de fauvette, sale pâtissier, presseur de citron, etc.’ »
→ Voilà des ressources pour nommer bien des personnages de notre temps. (pp. 354-355).
Continue le défilé des lettres de l’alphabet et on en arrive bien sûr à Roth, Philip, dont Josée Kamoun est une des principales traductrices. Chapitre très intéressant sur le rapport entre un traducteur et un auteur vivant qu’il peut connaître et rencontrer. Relation complexe que celle de ces deux-là mais analysée avec une très grande honnêteté et une non moins grande finesse par la traductrice.
Surdité, Titres, etc.
Un beau chapitre aussi, généreux et nécessaire, sur la surdité et la langue des signes. En préambule, cette remarque si juste : « Des épisodes bibliques nous montrent un ange ou un prophète rendant la vue à un aveugle, jamais l’audition à un sourd. » (p. 412).
Amusant chapitre aussi sur la traduction des titres, apanage en principe de l’éditeur. Une section sur la question du Tu et du Vous, qui déborde le cadre de la traduction. Sur l’évolution du métier depuis la création des unités de traductologie dans les Universités. Sur l’affaire Amanda Gorman, la jeune poète qui lut un de ses poèmes lors de l’investiture de Joe Biden et sur le ‘droit à traduire’, avec un point de vue très nuancé, refusant tout ‘interdiction’ de traduire sous des prétextes divers, mais appelant à saisir des occasions de faire place à des traducteurs ou traductrices peu mis sur le devant de la scène.
La voix de l’auteur
Petit retour sur Philip Roth avec cette anecdote qui me renvoie à bien des expériences d’écoute de lectures : « Après des heures de travail ininterrompu avec Philip Roth, nous allons dîner et, à table, je demande une faveur, la lecture d’un passage particulièrement fort de La Tache, où Coleman Silk regarde Faunia traire les vaches, scène remémorée/imaginée par Nathan Zuckerman qui y voit une allégorie de la condition humaine. Une fois rassasié, Roth s’exécute et lit ; l’impression est si puissante, dépassant mon attente même, que je me trouve en larmes. Je demeure absolument silencieuse, persuadée qu’il ne se rend compte de rien puisqu’il garde les yeux fixés sur le livre. Il les lève à la fin de sa lecture et m’adresse simplement cette phrase un peu sibylline : ‘And now my dear, you’re seduced.’ Qu’est-ce que la voix de l’auteur ajoute à l’émotion ? Une incarnation, une intimité, une intériorisation à l’extérieur ? Quoi qu’il en soit, c’est une voix que nous tentons d’entendre « dans notre tête » et que nous entendons parfois sur document sonore avant de rencontrer l’auteur, une voix que nous rêvons lorsqu’il n’est plus de ce monde. » (pp. 485-486).
Etymologie, patois, etc.
Un chapitre-régal en Y sous l’énigmatique titre Yeelen. « Les mots de patois que j’ai entendus en Bourbonnais, où ma famille cultivait volontiers ce parler disparu, ont révélé leur origine occitane longtemps plus tard, ‘tarabater’, ‘debiter’, ‘masibler’, ‘prenière’, ‘bredin’ ; j’aimais acquérir ces mots, les faire sonner ; je voulais déjà parler toute ma langue. En grandissant à Marseille, j’en ai acquis d’autres ; les ‘taraillettes’, ‘jobastre’, ‘minot’, ‘nine’, ‘chaler’, ‘s’estramasser’, ‘empégué’. Si j’ai besoin de recréer un faux vernaculaire dans une traduction, j’ai des billes occitanes, en veux-tu en voilà. Certaines généalogies évidentes, d’autres embusquées. Il faut parfois dépouiller un mot de ses affixes pour le relier à son radical. Et puis, bénéfice annexe, il arrive que l’étymologie permette de deviner le terme inconnu en version. » (pp. 517-518)
Mots encore
Très intéressée aussi par cette histoire : « Classe préparatoire, des élèves dont la première langue est l’allemand, ce qui est fort utile pour moi qui ne suis pas germaniste (N.B. : tout angliciste qui veut poursuivre un peu loin l’étude de la langue doit absolument avoir connaissance de l’allemand, ses racines, sa syntaxe). Nous dressons une liste de termes, de verbes en particulier, signifiant ‘luire’ ou ‘briller’, les déclinaisons de la lumière. Soit en anglais : glow, gleam, glimmer, glisten, glitter, glower, glory, shine, shimmer, twinkle. Nous observons le radical gl pour beaucoup d’entre eux et leurs suffixes itératifs, c’est-à-dire la répétition, ter, mer, indiquant une lumière intermittente. Avons-nous des itératifs en français ? Silence, réponse ‘non’ pour certains. Ah ? Et ‘rougeoyer’, ‘flamboyer’, ‘guerroyer’, ‘festoyer’ ? et ‘papoter’, ‘pianoter’, ‘pleuvioter’, sans compter ‘adolescent’, ‘iridescent’, ‘sénescent’, les inchoatifs ? Bref, nous sortons du sac à mots des deux langues une abondance de trésors car les enquêtes des traducteurs sont aussi fertiles pour explorer leur propre langue que pour déchiffrer celle qu’ils traduisent. » (p. 518)
dimanche 9 juin 2024
Effet Sharawadji
Dans le livre de David Rothenberg, Un Rossignol dans la ville, à la recherche du son parfait, il est beaucoup question de ce très curieux effet esthétique, un sentiment de plénitude que l’on peut ressentir parfois dans un univers sonore, effet né d’une conjonction aléatoire de sons, non analysable, non identifiable, mais tout à fait clairement perçue. Je lis aussi cet article. Et j’écris même un de mes jourdits autour de cet effet qui, bien entendu (cas de le dire !) me passionne et dont je me demande si je l’ai souvent ressenti, sans l’identifier.
Dans l’article cité, je relève : « Le Sharawadji ne se fabrique pas, il survient. Il ne se définit pas, il s’évoque. Il ne s’analyse pas, il s’éprouve. Du reste, les quelques sept pages de l’article que lui consacre le Répertoire des effets sonores nous renseignent sur son caractère essentiellement évanescent et indicible : « Cet effet esthétique caractérise la sensation de plénitude qui se crée parfois lors de la contemplation d’un motif sonore ou d’un paysage sonore complexe dont la beauté est inexplicable » (J-F. Augoyard et H. Torgue (éd), 1995 : p. 126). Je relève aussi : « [l’effet Sharawadji] a le potentiel d’apparaître dans le quotidien et dans l’imaginaire ; il est dans votre oreille et sous votre peau ; il est dans vos musiques et aussi autour de vos musiques » dit Claude Schryer (au nom si sonore et évocateur de sons divers, cri, pleur, etc.) cité dans ce même article.
Le terme viendrait des Chinois qui n’auraient que mépris pour la régularité des jardins européens construits de façon symétrique : « Ils nomment ‘Sharawadgi’ la beauté qui advient sans que soit discernable l’ordre ou l’économie de la chose. Ainsi, lorsqu’ils visitent un jardin dont la beauté frappe leur imagination par son absence de dessein, ils ont coutume de dire que son ‘Sharawadgi’ est admirable » (Louis Marin, cité dans le même article
Je lis enfin ici que « l’effet [Sharawadji] tire son nom des jardins orientaux qui surprirent et charmèrent les voyageurs du XVIIIème siècle, plus habitués aux jardins ‘à la française’ et à leurs géométries symétriques. (source)
Josée et la Gradiva
Josée Kamoun arrive à la fin de son abécédaire inspiré à propos de la traduction et elle évoque la Gradiva de Jenssens, cette nouvelle rendue célèbre par l’analyse qu’en fit Freud. Elle écrit : « Personne ne s’étonnera que Freud se soit intéressé de près à cette historiette livrée non sans grâce ni humour. Quant à moi, je ne peux m’empêcher d’y voir une fable qui s’intitulerait ‘L’Œuvre et le Traducteur’. Le traducteur, amateur de littératures qui l’ont précédé parfois de plusieurs siècles et parfois d’un quart d’heure, contemple et admire non pas un objet réel, mais un objet déjà représenté, par un autre, une œuvre – à reproduire, à faire revivre. Tel l’archéologue, il spécule sur les origines de cet objet, sur son auteur, sur son contexte, sur son modèle possible. Étranger au départ, l’objet lui devient familier avec le temps mais – paradoxe – sans rien perdre de son mystère et, même, en suscitant toujours davantage d’hypothèses. » (p. 525).
Le langage des bêtes
et in fine, lettre Z, elle s’interroge sur le langage des bêtes ! (sous l’entrée Zoomusicologie).
« Peut-être que, de toutes les langues à comprendre et à traduire, la première et l’ultime serait celle des bêtes. Peut-être est-ce la nostalgie la plus profonde du langage. Fut un temps où… Les mythes de tant de cultures représentent des dialogues entre les hommes et les bêtes au commencement des temps, souvent interrompus par une transgression ou une erreur quelconque ; nous sommes manifestement nombreux à croire que, au commencement, hommes et bêtes se parlaient. Bien sûr, c’était avant que des frontières théologiques entre l’animal et l’homme, entre nature et culture, ne soient tracées. (p. 527).
Et je dédie la citation qui suit à Karine Miermont qui sait si bien parler des merles (et d’autres) : « Dans un article poétiquement titré ‘Rossignol, que me veux-tu ?’ la sémioticienne Verónica Estay Stange évoque les questions soulevées par la zoomusicologie, discipline plutôt que science fondée entre autres par le compositeur, helléniste et historien d’art antique François-Bernard Mâche. Mâche, lui-même élève de Messiaen, a intégré dans ses compositions les bruits de la nature ainsi que des cris/chants d’animaux ; jusque-là, rien de révolutionnaire. Mais son audace majeure a été de postuler avec certains éthologues que le chant des oiseaux ne répond pas qu’à des fins pragmatiques, se signaler, signaler un prédateur, délimiter son territoire. On y repère aisément des répétitions avec variations et la variabilité des séquences, leur modulabilité apparemment superfétatoire doit donc (le saut est dans le donc) avoir une vocation ludique, esthétique – ce qui rapprocherait le chant de l’oiseau du chant humain. Voire des fonctions phatique et conative du langage humain, phatique, je maintiens le contact auditif avec mon interlocuteur sans communiquer beaucoup de sens (« Hello, ça va ? Il fait beau, ce matin »), conatif, appelant une réaction (« Qu’est-ce que tu en penses ? »). Ces hypothèses ont pu paraître risquées et même farfelues il y a quelques décennies, mais l’éthologie est en train de mettre au jour des comportements animaux qu’on avait cru réservés à l’homme, et d’intégrer les notions d’innovation et de transmission de l’innovation dans le monde animal. » (p. 529)
→ et je cite d’autant plus largement que par un étrange hasard ( ?) je suis en train de lire ce livre qui s’appelle Un rossignol dans la ville, écrit par un pionnier de la musique interespèces qui improvise des dialogues entre les oiseaux et sa clarinette !
→ et j’adore terminer un livre par une ouverture vers une autre lecture, à venir, ou comme ici en cours. Comme des chants qui se répondent ?
jeudi 13 juin 2024
Peter Handke
Je continue ma lecture de ses notes, si bien traduites par Laurent Margantin ! « L’un des 11es commandements : ne pas subir le dégoût et la colère comme la vie qui s’arrête, mais les activer comme une poussée de vie. »
Peter Handke, Dialogues intérieurs à la périphérie, traduction Laurent Margantin, Verdier 2024, p. 84
→ Comme cela semble adapté à la situation actuelle, en France et partout dans le monde.
De la lecture
Ce ‘Tolle et lege ‘!, ‘prends et lis’, adressé à St Augustin, qui lui ouvrit les yeux : le Prendre, Saisir, Attraper, Se Saisir de, Aller au livre, est-ce que cela ne fait pas partie du Lire, du ‘Lege’ ! (p. 84)
Plus loin encore, cela : « L’un des 11es commandements : “Laisse le poids de certains livres anciens passer sur toi, lecteur!” (p. 94)
→ et relevant ces derniers mots, j’ai noté, me parlant à moi-même : lire est grave, lire est une responsabilité, lire te fait.
De l’âge
« Colère », « lire », « âge », là aussi je suis étroitement concernée ! « Mets-toi bien ça en tête : l’âge aussi est un temps, un temps de la vie, un temps de la, un temps de ta vie. – Mais se mettre ça en tête ne suffit pas. Il faut agir (et laisser). Alors agis ! (p. 85)
Le douce-instante
« ‘Esthétique’ ? Non !? – ou quand même : oui, esthétique comme l’écriture la plus intérieure, la douce-instante. – L’écriture pour nous desperados ? » (p. 90)
Cette expérience
Oui cette expérience que je connais, parfois, trop rarement, celle-là dont parle, me semble-t-il Ivar Ch’Vavar : « je lève la tête et vois, vois littéralement : un tilleul ! Je vois l’arbre y compris le feuillage, et le reconnais. ‘Je te reconnais, tilleul !’ (et ce Voir comme Reconnaître est une lumière qui se lève, et un devenir-forme, du feuillage du tilleul comme de moi-même – une APPROCHE réciproque). (p.91)
Le souci
Et parfois ce recueil de centaines de phrases brèves, aphorismes, auto-discours, réflexions, injonctions, adresses, petites notes sur le vif prend des allures de guide de vie : « Oublie le souci pour ce que tu entoures de tes soins. Ce traitement fera du bien à ce que tu entoures de tes soins » ?(p. 91)
Le souci de la langue
… en tous cas, il ne s’oublie pas, il ne l’oublie pas, lui, Jean-Pascal Dubost dont je commence Au fait et au prendre, tout récemment paru chez Tarabuste. Quel festival de mots anciens, de tournures, quel mélange si savoureux de registres de langue, de temps… J’ai relevé pour moi dans mon carnet de vocabulaire (!)(sauf les deux premiers ci-après, attremprance (modération), Supercoquentieux (superbe, magnifique, p. 20), obombrer que je connaissais mais que je trouve si beau et qu’il serait bien de remettre en marche (couvrir d’ombre pour protéger, cacher, dissimuler, etc.), sismal, relatif au séisme avec ce vers si drôle : « et xa fasse fort unes de la presse tant c’est sismal » (p. 25).
→ Il s’agit ici de poèmes, des neuvains, rédigés quotidiennement pendant un an. Je fais aussi le constat que l’écriture d’un poème quotidien engendre chez moi ce mélange total des genres, des registres de langue, des expériences.
Ce vers également bien d’actualité : « la baraterie est trop moult maousse » (p. 31). Baraterie = tromperie. Sans doute même origine que baratin. Très en vogue le baratin.
Robert Filliou
J’entrouvre ce nouveau livre, Poèmes scénarios chansons un recueil de textes de Robert Filliou (1926-1987) dramaturge et artiste, proche du mouvement Fluxus. Ce qui me fait aussi penser à l’artiste Ben, qui vient de mourir et je vérifie, il est bien affilié à Fluxus. Bonne introduction, précise, de Emma Gazano qui est à l’origine de cette édition parue aux éditions Les Petits Matins. « Tout le travail [de Filliou] est conçu comme une stratégie (anti)définitionnelle, nourrie de paradoxes, d’évitements, de contradictions (dans la ligne droite d’une pédagogie bouddhiste). Il ne cesse de vouloir échapper aux ‘îsmes’ rejetant les théories, puisque ‘c’est l’esprit dans lequel les choses sont faites’ qui l’intéresse. (…) son corpus est protéiforme, mêlant pièces de htéâtre, performances ou poèmes-action, poèmes épistolaires, objets ou visuels, messages personnels, jeux, ouvroirs d’esprit, etc., mais reste encore, pour une large part, inconnu des littéraires autant que des historiens de l’art. » (p. 12)
©florence trocmé, 2024