Conjugaison de temps


Flotoir du 20 mars au 25 avril 2024, où il est question de photo, de phrases, de langue, de piano


Verrière du Jeu de Paume et son ciel lexical, Cité Internationale de la langue française, Villers-Cotterêts, ©florence trocmé.



mercredi 20 mars 2024

Christian Prigent
Je suis vivement intéressée par les extraits du journal de Christian Prigent que publie régulièrement Sitaudis. Dans l’épisode de ce matin, tout me frappe par sa justesse dans ce que j’appelle l’expérience de lire et que j’essaie constamment de mieux « saisir » dans toute sa complexité (je pourrais presque dire, de manière un peu caricaturale et sûrement impropre : en allant du neuronal au philosophique). Qu’est-ce qui passe en moi quand je lis, quelles sensations, quels mouvements, quelles impressions, quelles idées le texte induit-il ? Dans cette livraison, Prigent s’attache à la phrase de Proust et c’est éblouissant, mais aussi à Charles Pennequin et ça m’ouvre très concrètement une case !

Prigent et la phrase proustienne
Christian Prigent à propos de Proust sur Sitaudis : « j’ai la sensation quand je le lis que la longueur de sa phrase est calculée pour que, précisément, on n’aille pas aisément jusqu’au bout. Car le fait de ne pas pouvoir aller au bout (respirer jusqu’au bout) est l’indice de l’épuisement de la puissance analytique et figurative de la phrase : il y a toujours un reste (du non analysable, de l’impossible à dire, de l’innommable). »


jeudi 21 mars 2024

L’Allemagne à la fin de la guerre
Georges-Arthur Goldschmidt rend compte dans En attendant Nadeau du livre de Harald Jähner, Le temps des loups. L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) traduit de l’allemand par Olivier Mannoni et qui parait chez Actes Sud. Je relève ces deux paragraphes saisissants :
« Entre 1945 et 1950, à peu près dix-huit millions de personnes originaires de Silésie, des Sudètes ou du Mecklembourg furent expulsées et casées tant bien que mal dans le Schleswig Holstein, chez l’habitant, à raison d’une famille par chambre, c’était l’époque de la débrouille et, dans les trains, des compartiments tralala Reisende mit Tralesglasten (voyageurs avec objets encombrants) pour ceux qui portaient des pièces de charpente, des tuyaux ou d’autres objets encombrants pour se faire un abri au milieu des ruines. Des étudiants possédant une brouette purent, en la louant, fonder assez rapidement des entreprises de transport (à Kiel, par exemple), les professeurs d’université emportaient leurs pommes de terre dans leurs serviettes. Les immenses accumulations de pans de murs d’immeubles bombardés, tombés au milieu des rues, s’accumulaient peu à peu en collines de plusieurs dizaines de mètres de haut, les Monte Klamotte, les ravelins. On racontait ses malheurs, ses nuits sous les bombes ou dans les décombres, sans jamais mentionner l’horreur des déportations, sans parler des camps de concentration dont chacun connaissait l’existence et parfois même la proximité (Neuengamme aux portes de Hambourg). »


lundi 25 mars 2024

Debargue, Fauré, Paulello
Requise par l’ intégrale Fauré que vient de publier Lucas Debargue, je découvre qu’il a enregistré sur un piano très particulier, du facteur Stephen Paulello. Piano né en 2015, « tout ce qu’on ne fait pas d’habitude en facture de piano ». Cordes en acier, cordes filées soit cordes de base, 102 touches au lieu de 88. Agrandir le paysage pour les compositeurs, et faire qu’avec la pédale même si notes non jouées, cela enrichit le son. La corde est le fil rouge de l’évolution de piano, dont l’évolution s’est arrêtée vers 1880. En raison des 102 touches, le piano s’appelle opus102.
Vidéo du facteur de ce piano

Henri Cartier Bresson
Une citation du photographe proposée ce matin par Jean-Christophe Dichant dans sa lettre quotidienne : « Photographier pour moi, c’est chercher à comprendre la vie mystérieuse de tous les jours, à l’enregistrer, à tenir un journal. Cette joie de l’observation, ce privilège du photographe impliquent des responsabilités, une certaine dignité dans l’action. Photographier, je crois que c’est une façon de vivre… »

Jeu de correspondances
J’aime bien la correspondance entre deux notes que je mets en ligne ce matin dans Poesibao ! Dans la première, une citation d’Adrienne Rich à propos d’Emily Dickinson :
« Emily Dickinson prenait soin de verrouiller la porte avec un clef imaginaire, avant de se tourner vers elle – sa nièce Martha – et de dire : « Matty, à nous la liberté »
Dans la seconde, ce quatrain de Jacques Goorma :
« au cou
du silence
pend
une clé de lumière »
Notes d’Isabelle Baladine Howald et de Marc Wetzel

Du réel
« On ne commande pas au réel – lui tendrait-on la main – ; il est milliardaire en solutions, on les choisit par brassées, pleines de mélanges. Voyez les plaisirs de l’hésitation, du oui équilibriste, du non embarrassé. »
Nicolas Pesquès, la face nord de Juliau, dix-neuf, 2024, p. 62.


vendredi 29 mars 2024

Christian Prigent et Jean-Pascal Dubost
Je me régale avec la lettre de Jean-Pascal Dubost à Christian Prigent que je suis en train de relire et préparer pour la mise en ligne dans Poesibao.
« Vous avez le poétique historique et politique, critique, vous émettez un appel constant à la revêcherie poétique, ne prenant cesse de délyriquer le parler poétique et prônant ‘un peu de sens sec’ pour dire ‘zut au magma d’émoi’ qui rend les poètes dits faciles asservis au réel.^ »

Le réel est recyclé dans le rythme
Or je crois bien que c’est ce que je cherche dans mes essais poétiques !
« Ce qui fascine est votre scansion : martelante ; allitérative ; accentuelle ; paratactique ; exclamative : le monosyllabe, le bisyllabe, l’onomatopée, la rime coupée, l’apostrophe, la troncation et d’autres procédés grands rhétoriqueurs sont autant d’outils de martèlement. Vous avez la rhétorique farcesque. Vous maniez l’épitrochasme à merveille (« schlic culs nus schlac la vase » ou « la terre car c’est elle ah/ah elle ne ment pas mais » et encore « rond d’spot : deux cordes (top/cool !) pour phono-riffs — la perf/du B A BA barde néo-pop/star torse à poil a du nerf ! » ou bien encore « l’odeur d’eau d’heur d’or où/pue-t-elle mieux qu’aux doux… »). C’est une véritable ouïssance (Verheggen) de l’intellect, pour paraphraser Paul Valéry4. Cette scansion, elle béline le réel, y creuse un trou, et c’est dans ce trou que vous engouffrez du sens, libre au lecteur curieux d’y aller voir. Le réel est recyclé dans le rythme. »
Et un peu plus loin :
« Vous anamorphosez le réel autobiographique (« Mon objectif n’est pas de raconter ma vie. Mais de faire de l’art » déclarez-vous dans un entretien), que vous mixez avec la dysharmonie rythmique (cacophonique, tonitruante, polyphonique) du monde ; le réel autobiographique, c’est Chino coincé là-dedans ».
enfin en note cet extrait d’un entretien avec C. Prigent : « Mon objectif n’est pas de raconter ma vie. Mais de faire de l’art. Pour fabriquer des objets d’art, on a besoin à la fois de l’intensité des affects qui viennent de l’intimité biographique, à la fois de tout ce qui met cette intimité à la distance des opérations formelles. Tous les outils de mise à distance sont bons à prendre. La parodie, par exemple. Le pastiche. La pseudo-érudition. La sophistication stylée… Le style, c’est une pudeur. Il élabore une sorte d’objectivité qui met à distance le déballage confessionnel, l’éjaculation expressionniste, la déclaration idéologique. Il y a cela dans mes textes : le passage par la bibliothèque, le pastiche, la parodie, la dimension intertextuelle. J’essaie de fabriquer une forme qui vient de l’intime mais où l’intime est coagulé et dés-affecté par l’artifice de la formalisation », in « Arc électrique, étincelles – et ça fabrique de la fiction… » entretien (très intéressant) avec Patricia Victorin in Perspectives médiévales n°36, 2015.


dimanche 31 mars 2024

Réveil de l’orgue
Très émouvant article sur Notre-Dame dans le Figaro (signé Jean-Marie Guénois). Il y est question d’une pratique que je ne connais pas et qui s’appelle le » Réveil de l’orgue ». Celui-ci a été assez miraculeusement épargné par l’horrible incendie du 15 avril 2019 mais il a été tellement impacté par les fumées et la suie qu’il a fallu le démonter intégralement pour nettoyer tous les tuyaux.
« Se produira alors à l’intérieur un autre événement, assez inouï, codifié et musical : le « réveil de l’orgue », selon l’expression consacrée. Il s’agit d’un véritable dialogue entre l’archevêque et l’orgue. Il répond à huit reprises, sous forme d’improvisations de l’organiste ou de partitions connues, aux huit injonctions de l’officiant. L’effet du dialogue entre l’archevêque mitré et les 8 000 tuyaux du grand orgue s’annonce sidérant pour l’assemblée.
Il a d’ailleurs une visée cosmique, comme l’indique la prière d’introduction. Elle commence par s’adresser à Dieu notamment pour « la louange incessante des chœurs des anges », pour « le chant des étoiles dans leur course régulière à travers l’univers » . Il s’agit de s’unir à un « concert universel » par le biais de la musique. Le célébrant provoque alors l’instrument pour le « réveiller » de son long sommeil : « Éveille-toi, orgue, instrument sacré, entonne la louange de Dieu, notre Créateur et notre Père. » Une première musique, venue des profondeurs du souffle de l’instrument, lui répond. L’évêque demande alors à sept reprises des sons différents. Sur des thèmes glorieux, aériens « orgue, instrument sacré, chante l’Esprit Saint qui anime nos vies du souffle de Dieu » ou, sur des intentions plus tragiques, « orgue, instrument sacré, apporte le réconfort de la foi à ceux qui sont dans la peine ». À charge pour l’organiste, là-haut devant la grande rosace, de pianoter sur ses cinq claviers et de jouer avec ses cent quinze jeux, pour trouver le mode le plus juste : chamade, bourdon céleste, bombarde, larigot, piccolo, plein-jeu…
L’un des deux organistes titulaires, Olivier Latry, témoigne : « Même s’il n’est pas vivant, l’orgue transmet toutes les émotions humaines et c’est bien à ce titre qu’il mérite d’être « éveillé » ou « réveillé »! Souvent, il est situé entre ciel et terre, orné de chérubins ou de personnages bibliques. C’est donc la voix des hommes, mais aussi la voix des anges qu’il véhicule. »
Auteur de l’ouvrage À l’orgue de Notre-Dame, le maître de cet univers fantastique ajoute : « Un instrument, aussi réussi soit-il, ne reste qu’un moyen pour atteindre le but ultime de révéler le beau, le sacré, de se connecter avec une autre dimension. Appelez-la Dieu si vous êtes croyant, appelez-la autrement si vous ne l’êtes pas, mais l’artiste vogue sans cesse des dimensions terrestres aux dimensions célestes. L’orgue, par sa complexité, par les sons ténus qu’il peut produire, par la variété de ses couleurs, représente pour moi le symbole de l’éternité, de l’humanité tout entière. » Après le réveil de l’orgue de Notre-Dame, viendra la prière millénaire du Te Deum ou Magnificat, une louange d’action de grâces, adressée à Dieu.


lundi 1er avril 2024

Le son
Le son qui s’éloigne, s’éteint, cesse. Jeux d’onde.
La résonance qui s’épuise. Fatigue d’onde.


jeudi 4 avril 2024

L’herbier de Rosa Luxemburg
Magnifique livre, profondément émouvant que cet Herbier de prison de Rosa Luxemburg, édité par Muriel Pic. Rosa Luxemburg a toujours eu passion de la botanique, elle s’y connaissait. Elle avait composé des herbiers avant son incarcération, mais elle a continué en prison. Bien sûr on se demande comment cela est possible ? Oui, il y a quelques récoltes dans la cour de l’infirmerie, Lazaretthof. Il y a aussi de fameuses sorties avec un jeune sergent, Arthur Gertel, dont Muriel Pic publie un très beau texte où il évoque la figure de Rosa Luxemburg. Il y a surtout les fleurs envoyées par plusieurs de ses amies, un petit groupe de quatre ou cinq. Elle félicite même l’une d’entre elles, qui fut plus ou moins sa secrétaire, Mathilde Jacob, de ce qu’elle commence à très bien « presser » autrement dit préparer les spécimens cueillis.
« Une seule chose me tourmente, écrit Rosa Luxemburg, c’est qu’il me faille jouir seule de tant de beauté, j’aimerais crier à haute voix par-dessus les murs ».
Je fais soudain un rapprochement qui n’est peut-être pas justifié ni opportun, sauf à se faire en moi, entre Etty Hillesum et Rosa Luxemburg. Les reproductions sont absolument magnifiques, il y a en particulier une anémone qui me subjugue et là encore, une association toute personnelle avec les stupéfiantes images de « tranches » de cerveau découvertes hier.

La machine IRM la plus puissante au monde
En effet ont été publiées hier quelques images de « coupes » de cerveaux réalisées par Iseult, une toute nouvelle et surpuissante machine d’imagerie à résonance magnétique de 132 tonnes. Aimant polarisateur d’atomes de 5 m de diamètre, machine conçue et montée au CEA de Saclay. Ce qui est le plus remarquable, c’est la différence entre des « coupes » de cerveaux réalisées par des machines d’IRM de trois puissances différentes. Le niveau et la finesse des détails obtenus avec la nouvelle machine sont extraordinaires. Les chercheurs pensent qu’elle va permettre de très nombreuses découvertes à la fois sur l’anatomie profonde du cerveau, sur son fonctionnement mais aussi sur sa biochimie et notamment comment se distribuent les médicaments à l’intérieur du cerveau, car la machine est sensible à des espèces chimiques très difficiles à détecter jusqu’à présent.
Ce qui m’amuse beaucoup, c’est qu’avant de faire des images à partir de vingt volontaires humains et avec toutes les précautions qui s’imposent, la machine a été testée sur… un potimarron, mon cher potimarron qui me tient compagnie (en soupe !) tout l’hiver. Je suis particulièrement subjuguée par une coupe latérale qui montre les ramifications du cervelet qui ressemble à un végétal ou à une structure fractale.

Camions vibreurs
Autres données techno-scientifiques qui m’intéressent beaucoup, des recherches en profondeur dans le sol, avec une même technique utilisée pour deux types de recherche. Des nappes aquifères qui pourraient permettre d’utiliser l’eau chaude ainsi découverte pour la géothermie – et la recherche d’hydrogène « blanc ». On se sert de camions vibreurs qui portent de grosses plaques que l’on descend doucement à même le sol, depuis le dessous du camion et auxquelles on imprime des vibrations qui vont se répercuter dans le sol, réalisant une sorte d’échographie dont les ondes retour vont en dire beaucoup sur la nature des différentes couches de terrain rencontrées par la vibration.
Pour l’eau chaude, dans le cadre de l’opération Géoscan, des « camions vibreurs » sillonnent les routes d’Ile-de-France depuis un mois, en pleine nuit. Ils cartographient le sous-sol pour identifier les réserves d’eau chaude. Avec cette opération, les géologues espèrent identifier de nouvelles sources géothermiques dans l’ouest et le sud de l’Ile-de-France, des zones qui jusque-là ont été peu explorées. « Les ressources auxquelles sont s’intéressent sont situées entre 500 mètres et 3 000 mètres de profondeur. Donc, on va vraiment imager la totalité du sous-sol et caractériser les différentes formations d’intérêt », explique Camille Maurel, hydrogéologue au BRGM. (notes issues d’un reportage de Boris Hallier pour Radio France)

Guy Goffette
Guy Goffette vient de mourir. Christian Travaux m’a envoyé un beau texte d’hommage que je publie aujourd’hui dans Poesibao. Je retiens particulièrement cela, qui me touche beaucoup : « Plus encore, ce qu’a fait Goffette, c’est donner à lire, en poèmes, ce qu’il lit, ses propres lectures, sous le titre de dilectures. Chaque texte ouvrait, alors, une fenêtre sur d’autres textes, d’autres auteurs : Leopardi, ou Pavese, ou Pessoa. Et Cavafy. Et Dickinson. J’ai encore, dans les yeux, ce texte où Guy Goffette évoque Saba, terré au fond de sa boutique, vendant des livres, cachant mal son étoile jaune (Éloge pour une cuisine de province, pp. 142-144). Ses poèmes entrouvraient des jours vers d’autres poèmes, d’autres textes de poètes, d’autres éclats de jour. Et c’était une façon de faire asseoir son lecteur près de lui. Comme un ami. »
Et ces mots de deuil : « Aujourd’hui, voici qu’il s’en va. Et c’est, sans doute, un peu de nous qui s’en va aussi avec lui. Un petit bout de notre vie qui s’éteint, comme une bougie, quand lui s’est éteint, désormais. La mort tient toutes bouches closes. Et tous corps raidis, sous la terre. À moins qu’elle ne disperse au vent, comme cendre, ce qui fut d’un être. Elle étouffe, et remplit de vers, ou d’air, nos si pauvres paroles. Et nous, nous n’y pouvons rien faire, sinon – vivants – restituer la voix de ceux qui ne sont plus, et qui s’en trouvent soudain privés. La poésie fait résonner au-delà de ce qui dit la langue. Elle cherche à faire vibrer les pierres, comme à lire l’eau des nuages ou de la nuit. »


samedi 6 avril 2024

Breverl
Envoyé par mon amie Christine Jeanney, un bel article sur une nouvelle acquisition de la BU de Strasbourg d’un breverl. « Le breverl » est une amulette en papier plié comportant des images saintes, des prières et de petits objets destinés à protéger de maladies, de catastrophes naturelles ou du démon. Porté au cou, placé dans le berceau du nouveau-né ou derrière une poutre de la maison dans un étui précieux, il tire son nom du latin « breve » (lettre en latin tardif, qui a donné Brief en allemand), que l’on peut traduire par « billet de protection », avec un diminutif pour désigner sa petite taille. À mi-chemin entre croyance religieuse et magie, le breverl est répandu du 18e au début du 20e siècle dans le sud de l’aire germanique. La Bnu vient d’acquérir un tel objet, unique dans ses collections, sans doute du début du 19e siècle en Alsace (la date et la provenance ne sont pas indiquées). Replié, il ne mesure que 7 x 4,5 cm, mais il se déplie sur 17,8 x 18,3 cm. À l’intérieur de la feuille principale à neuf plis sont disposées huit gravures sur bois représentant des saints bien connus (Benoît, Scolastique, François d’Assise, Antoine de Padoue, Ignace de Loyola, François-Xavier, etc.). En dépliant ces images ou des feuilles collées dans le breverl, on découvre d’autres personnages ou symboles catholiques ainsi que le début de l’Évangile de Jean ou une prière de protection pour une bonne mort accompagnant la représentation des rois mages. Au centre de la feuille sont collés de petits objets bénits, sorte de croix-reliquaire domestique en miniature : des éléments végétaux, une minuscule croix faite de deux morceaux de bois et un fragment d’étoffe rouge. Les textes, en allemand et en latin – prières, versets bibliques, proverbes spirituels et formules incantatoires – sont destinés ici à libérer d’une épidémie mortelle (« a morbe epidemice libera nos »). Placé dans un étui précieux (d’où son autre nom de « Heiltumstäschchen », « petit sachet de guérison »), le breverl ne devait jamais être ouvert afin de garder sa puissance magique, à laquelle contribuait aussi la complexité de l’objet.» (article de Madeleine Zeller dans le bulletin de la BU)


lundi 8 avril 2024

Perception et pensée
Très intéressée par ces propos de Marc Wetzel à partir d’un livre de Serge Núňez Tolin et peut-être d’autant plus que j’ai lu hier soir de merveilleuses lettres de Rosa Luxemburg, depuis sa prison :
« Alors la démarche est claire : détacher notre lien sensoriel-perceptif au monde de ce qui l’accompagne ordinairement et le trouble. (…) Détacher ensuite la fonction perceptive de la fonction de protection et de défense, qui l’accompagne pour la survie : nous détectons spontanément des présences pour nous assurer de ce qu’il y a, et donc nous prémunir de ce qu’il pourrait y avoir ! La perception est d’abord une prise d’information de sauvegarde, chargée de préserver du fâcheux et de l’imprévu. (…) Enfin, détacher la sensibilité de la fonction esthétique, et musicale en particulier. Dans la musique, nous entendons de purs événements sonores se causer et se motiver les uns les autres, pour nous faire goûter leur écoulement temporel, et nous ravir de et dans leur mélodie liée. Ici, pas de musicalité pour enrôler ou divertir la pure sensibilité; à sa place, bien sûr, l’absence de rythme temporel qu’est le silence – et dans ce silence des choses, leur pure et simple commune spatialité.»
A compléter par deux citations du poète lui-même : « l’excès de pensée sur le monde a vidé les lieux » (in L’immobilité et un brin d’herbe, p. 26) et « conduire ses mots dans ce qui ne se pense pas » (p. 22)
Note de lecture publiée dans Poesibao


samedi 20 avril 2024

Photo et précipitation
Je relève ces mots pleins d’esprit de J.-C. Dichant dans sa lettre quotidienne : « Le principal problème c’est la précipitation. Le mal de notre époque. « Je veux réussir tout de suite parce que je n’ai pas le temps d’apprendre la photo et comment fonctionne mon super-turbo-boitier-pro acheté hier ». Mon conseil ? Préférez les cartes postales. Ou la version moderne de la carte postale, le smartphone. »
→ j’aime bien l’idée que le smartphone c’est la version moderne de la carte postale, cela m’ouvre des horizons. Surtout maintenant que je tiens ce journal photo quotidien dans l’appli formidable DayOne ! Et que je reviens d’un court voyage.

Roger Judrin et Max Picard
Je lis une  note du lorgnon mélancolique de Patrick Corneau. Elle porte sur deux auteurs qui ne sont pas vraiment au premier plan de l’attention.

Roger Judrin
Ami de Roger Grenier, il était, écrit Patrick Corneau, par l’indépendance d’esprit  « proche de Georges Perros (en plus cérémonieux), de Pierre-Albert Jourdan (en moins rêveur) et de Cioran (en plus catholique) »
« Son style pur, plein de grâces sinueuses et vives, d’une teneur authentiquement classique (rompue néanmoins d’un zeste de baroquisme), perpétue, en effet, une façon réfléchie et subtile de penser qui, on le devine, n’a plus l’heur de plaire et ne peut attirer qu’une poignée de lecteurs attachés à une certaine tenue, perfection de la langue. Un écrivain vertical donc – comme l’est Roberto Juarroz dans ses Poésies verticales ou Cristina Campo dans Les Impardonnables – requis, obligé par une certaine idée de la hauteur et de la noblesse. Roger Judrin n’écrit pas pour tous, pour chacun mais pour la part la plus haute, la plus exclusive de chacun. ‘Chacun par soi. Ma perfection n’est pas la tienne. Les dons sont différents, mais il faut se donner les dons qu’on a. Il suffit alors que nous nous élevions l’un et l’autre, quoique séparément, pour dresser une cité meilleure’, écrivait-il. »
(À propos de la parution de Cercles d’onde de Roger Judrin, Serge Safran éditeur, 2023, 21€).

Max Picard et Hitler ins uns selbst
Le second auteur de la note de Patrick Corneau est Max Picard. « Max Picard, écrit Patrick Corneau, défend une thèse audacieuse dont il entend tirer les leçons pour toute l’humanité. Hitler, qu’il désigne comme le ‘machiniste incohérent de l’incohérence’ serait le symptôme de son époque, où dominent ensemble l’incohérence générale et la disparition de Dieu. Hitler comme donnée historique préexiste à l’hitlérisme, qui se caractérise par un ensemble de principes antérieurement apparus – où le bien ne se distingue plus du mal –, étape indispensable à l’avènement du nazisme qui, étonnamment, ne rencontra pas vraiment d’oppositions politiques structurées. Le phénomène nazi serait donc l’expression d’une modernité pathologique, comme une intrusion et une rupture dans l’histoire. L’explication proposée par Max Picard, porte sur le règne de l’instant-roi et de l’instantanéisation du monde. Il s’agit là de l’idée la plus pertinente de l’analyse et la plus stimulante dans la mesure où elle pourrait être pensée pour elle-même au-delà du contexte historique du IIIe Reich. L’instant isole, dans un infiniment fugace, l’action et la responsabilité de l’acteur si bien que l’un et l’autre disparaissent ou s’évaporent avant que ne se dessine un sens global qui donnerait matière à réflexion.
Si elle est de dimension religieuse et verticale, cette réflexion sur la “banalité du mal”, pour reprendre les mots d’Hannah Arendt, n’a rien perdu de sa pertinence et vaut d’être relue, autant en qualité de document historique que pour sa surprenante actualité à l’heure où les réseaux sociaux exercent une dictature de l’instant préjudiciable à la continuité nécessaire aux traditions, aux transmissions et aux discussions fécondes et, plus largement, à tout ce qui devrait s’inscrire dans la durée et dans la lenteur. »
→ et bien sûr, je pense que cette analyse peut convenir pour bien des dictateurs contemporains, russe, turc, chinois, etc.
Patrick Corneau donne cette terrible citation de Max Picard dans L’Homme du néant : « Tout étant sans continuité et construit comme un appareil, on ne s’étonne plus qu’Himmler ait été un bon interprète de Bach et que Heydrich, l’organisateur des atrocités en Tchécoslovaquie, pleurât au concert quand on jouait du Mozart. Meurtre et Mozart, four crématoire et salle de concert étaient juxtaposés. Ou plutôt, non : c’était la même salle ; installée un instant en four crématoire, l’instant suivant en salle de concert, avec une même entrée pour l’un et pour l’autre, et seul le hasard déplaçait derrière la porte d’entrée tantôt l’un, tantôt l’autre, selon le moment. »
Conclusion de Patrick Corneau : le constat de Max Picard « est d’une terrible lucidité, que ce soit par rapport à la description des éléments qui caractérisent toute dictature, mais aussi en ce qui concerne le diagnostic de certains aspects inquiétants de nos sociétés post-industrielles. Quant à l’actualité de ses thèses, il suffit de regarder à l’Est de l’Europe pour établir leur atroce pertinence…
Enfin, pour revenir sur le titre [original] du livre Hitler in uns selbst (“Hitler en nous-mêmes”), il serait par trop ingénu de ne pas admettre qu’aujourd’hui encore le spectre abject d’Hitler occupe notre conscience, ne serait-ce que sous la forme d’un “fardeau d’obscurité”. »
(A propos de L’homme du néant de Max Picard, traduction de l’allemand de Jean Rousset, Éditions La Baconnière, 2024, 20€, original sous le titre Hitler ins uns selbst, paru en 1946).

L’histoire tourne en rond
C’est ce que semble dire Max Picard, c’est aussi ce que relève Mark Thompson parlant du livre de Danilo Kiš, Boris Davidovitch : « Dans les années 1990, quand Kiš devint un écrivain emblématique pour tous les antinationalistes de l’ex-Yougoslavie, Boris Davidovitch redevint un livre de premier plan. En particulier pour les lecteurs de Bosnie-Herzégovine, où il y eut des camps de concentration et où des dizaines de milliers de civils furent tués au nom des idéologies, comme si l’histoire confirmait de nouveau le génie des chroniques miniatures de Kiš sur l’aveuglement et la terreur. » (Mark Thompson, Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš, p. 409).

Un idéal de littérature mondiale
« À l’opposé de la vénération pour une culture unique et une langue unique, Kiš esquisse son idéal de littérature mondiale, où les influences s’entrecroisent et interagissent, une vision ‘astrologique’ d’un patrimoine polycentrique ‘sans Soleil comme Centre et comme Tyran’, où ‘toutes les sphères d’influence ont la même importance et dominent à part égale, chaque planète-Dasein et chaque élément-logos sont une masse égale et une grandeur identique, seuls les rapports changent, le triomphe d’une influence n’est qu’une aventure éphémère qui sera remplacée par une autre de façon soudaine et inattendue… En effet, dans ce système, tous les éléments, nous l’avons dit, ont la même importance, et toutes les particules sont mutuellement en interaction’. » (ibid. pp. 443-444).

Quel programme !
M. Thompson rend compte ici, dans un de ses excellents interludes, du livre La Leçon d’Anatomie de Danilo Kiš : « La Leçon d’anatomie contient des digressions étincelantes sur Boris Davidovitch, sur la poétique de la citation, La Mansarde, Borges, Ivo Andrić, la littérature nombriliste (pratiquée par les nationalistes balkaniques qui méprisent ‘l’érudition suspecte, les influences occidentales, la décadence cartésienne qui détruit la spontanéité couillesque de l’auteur’), le judaïsme (‘la judéité n’est là, comme dans mes livres précédents, que l’effet de la singularisation’) et la ‘schizopsychologie’. Kiš élabore ses idées sur le caractère inapproprié de ‘l’approche psychologique’ en littérature pour traiter non seulement les grands thèmes de notre temps, mais aussi l’expérience ordinaire qui a été transformée par les énormités ‘fantastiques’ et ‘occultes’ du XIXe siècle. ‘Hiroshima a été le point central de ce monde fantastique dont les contours commencent à se deviner quelque part avec la Première Guerre mondiale’, avec la désintégration des empires européens, la montée du bolchevisme et les premiers pas du fascisme. Conscients de cela, les écrivains devaient cesser ‘d’aborder leurs héros en analysant leur comportement grâce à la psychologie des interdits violés ou du respect de la morale’ ; en effet, les modèles existants de l’interprétation psychologique étaient anachroniques, ils reflétaient des codes moraux qui avaient disparu. Les écrivains se devaient plutôt ‘de fixer cette réalité paranoïde’, ce qui sous-entendait d’utiliser ‘des documents, des comptes rendus d’enquêtes et des interrogatoires’ et non ‘à leur façon et arbitrairement de poser des diagnostics et de proposer un traitement et des médicaments’ ». (ibid. p. 445).

De la langue en général et du serbo croate en particulier
« Dans ses textes, Kiš n’a pas abordé la question du serbocroate, mais il semble bien qu’il considérait cette langue comme le fondement de l’unité de la Yougoslavie en tant qu’État. En défendant l’une, il défendait l’autre. Il se défendait aussi lui-même – ses origines hybrides et son refus d’opter pour les possibles identités sectaires (serbe, monténégrine, juive). Il écrivait dans la variante ékavienne du serbo-croate, qui est une forme plutôt serbe ; mais il utilisait l’alphabet latin, qui est plus croate que l’alphabet cyrillique. Sa langue est syntaxiquement pure, d’une pureté flaubertienne, mais avec un lexique métissé, enrichi d’expressions orales soigneusement choisies, de tournures monténégrines caractéristiques ici ou là, et de mots, d’expressions et de noms propres hongrois et allemands (habsbourgeois) qui donnent un parfum de Voïvodine, ainsi que de rares turcismes qui fleurissent dans la langue des anciens territoires ottomans de Serbie et de Bosnie. Ce qu’on appelait l’ ‘espace linguistique serbo-croate’ s’étendait de l’Istrie au nord-ouest jusqu’aux frontières albanaise, macédonienne et bulgare dans le sud et le sud-est. Cet ensemble englobait divers dialectes et variantes, ainsi que deux alphabets. L’étrange disparité du serbo-croate n’était pas ignorée de Kiš ; au contraire, il aimait cette inauthenticité : exactement ce qui gênait les nationalistes. Comme il le dit lors d’une conférence en France, en 1989 : ‘J’ai enseigné pendant plusieurs années comme lecteur, mais je n’ai jamais réussi à expliquer à mes étudiants quelle langue ils apprenaient ! Je leur disais que c’était la langue parlée en Yougoslavie, mais j’étais suffisamment rusé pour ne pas leur dire que ce n’était pas l’unique langue qu’on parlait là-bas.’ En effet, seuls environ 70 % des Yougoslaves avaient le serbo-croate comme langue maternelle ; les autres parlaient slovène, macédonien, albanais, hongrois ou l’une des quelque douze langues des minorités. » (ibid. p. 467)
Mais plus loin Mark Thompson précise la pensée de Danilo Kiš : « on n’écrit pas avec sa langue, mais avec tout son être, avec les mythes, la tradition, la conscience et l’inconscient, les entrailles, le souvenir, tout ce qui d’un élan de la main se transforme en automatismes, en métaphores fortuites, en associations, en allusions littéraires, en stupidités, en citations fortuites ou volontaires. » (ibid.p. 475

Encyclopédie des morts
Un nouvel interlude est consacré par Mark Thompson au livre Encyclopédie des morts qui date de 1983. Intéressante comparaison, autour du livre, avec Borges : « L’encyclopédie est un Aleph : un objet fini qui contient l’infini. Pourtant, les objectifs de Kiš ne sont pas ceux de Borges. Considérons La Bibliothèque de Babel, avec sa vision désespérée de l’infini comme d’une combinaison de salles hexagonales où l’inclusion de ‘tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues’ fait naître un sentiment d’exclusion de l’humain, de stérilité ; l’omniscience y ressemble à un châtiment, les bibliothécaires y sont rancuniers et vaincus, et, comme le souligne un critique, ‘personne ne s’attend à y découvrir quoi que ce soit’. Kiš corrige ce cauchemar olympien par une vision compassionnelle et reconnaissante des livres qui nous soutiennent dans nos pertes et peuvent racheter une vie individuelle, quelle qu’elle soit. Borges affirme, avec un haussement d’épaules, que les détails sont interchangeables, comme les vies ; Kiš répond que chaque vie est unique. » (ibid. pp. 493-494)
→ j’aime infiniment cette idée d’une vision compassionnelle et reconnaissante des livres !
Autre belle remarque : « Walter Benjamin, ami de Scholem, a suggéré qu’un chroniqueur qui rapporte des événements sans distinguer les grands des petits est en accord avec la vérité suivante : rien de ce qui a eu lieu ne doit être considéré comme perdu pour l’histoire. » (ibid. p. 494).

Temps et photographie
Il est temps d’extraire les très belles et éclairantes remarques de Jean-Christophe Bailly sur la photographie, dans son livre Une éclosion continue, temps et photographie. Il le présente lui-même ainsi : « ‘Rien ne peut se mesurer à la photographie pour enregistrer ce qui part, part sans cesse, mais n’est pas encore parti’, a écrit Wright Morris dans ses Fragments de temps. C’est à ce départ sans fin remis et aux contenus qu’il libère que le présent livre est consacré. Ce qui veut dire qu’il porte sur la photographie et le temps, sur la façon dont l’image arrêtée, qui interrompt le film incessant du devenir, ne le fait qu’en retenant des quantités de temps toujours différentes : ce qui a été prélevé n’a eu lieu qu’une seule fois, et c’est la façon dont cet avoir eu lieu se prolonge dans un suspens que rien ne peut plus troubler qui installe l’étrangeté du photographique. Notre accoutumance aux images, et leur quantité désormais devenue sidérante, nous privent la plupart du temps de la conscience de cette étrangeté et par conséquent de son usage. Or c’est à partir d’elle, il me semble, que doit s’engager toute réflexion sur la photographie et sur les réserves de sens qu’elle accumule parfois même à son insu. »
Jean-Christophe Bailly, Une éclosion continue: temps et photographie (pp. 7-8).

Un copeau de temps
Devant l’image fixe, qui est comme un copeau de temps sorti du film du temps, nous nous retrouvons devant l’idée d’une stase que nous ne pouvons pas vivre mais dont nous avons devant nous l’illusion. Et cette illusion est ancrée dans une existence, celle de l’image, qui est la forme de ce qui ne passe plus, de ce qui n’est plus en train d’être : c’est seulement en ce sens que le « ça a été » de Barthes peut se comprendre : il ne désigne pas tant l’état de ce qui fut que celui de ce qui, sous nos yeux, n’est plus en train d’être, est sorti du régime de l’existence. » (ibid. p. 14)
→ elles sont si complexes les motivations qui me poussent à « déclencher ». Il y a là quelque chose qui m’intéresse, me touche, m’émeut, tout cela parfois en même temps et qui me donne envie de retenir, d’arrêter, de conserver aussi. Ce qui est aussi une façon de dire que je ne me fais pas confiance pour ne pas oublier, pour faire quelque chose, lait ou miel pourrait-on dire, de ce qui a lieu. Et pourtant je connais le cruel découplage la plupart du temps entre ce qui aura été fixé et ce qui s’est passé. La teneur de l’instant où fut prise la photo est bien souvent dissoute. Conserver, aussi, ai-je écrit et c’est une pulsion profonde de toujours, pouvoir répéter ce qui a eu lieu, de l’ordre d’un saisissement, que ce soit intellectuel ou sensitif. Il était bien plus difficile lorsque j’étais enfant ou jeune de « conserver » ce qui avait eu lieu. La photo revenait cher, les disques l’étaient aussi et les émissions passaient une seule fois, à une heure que l’on ne choisissait pas. J’en ai rêvé, S l’a fait, me souvenais-je ce matin… comment aurais-je pu imaginer la photo numérique, les podcasts, tant d’archives en libre accès, le streaming musical… Il a raison, Jean-Christophe Bailly, de pointer notre « accoutumance » à tout cela, qui nous empêche d’en ressentir le caractère exceptionnel. Et cette inclinaison d’accoutumance finit par porter non seulement sur les techniques mais aussi sur les contenus ainsi à nous rapportés.
Plus loin Jean-Christophe Bailly revient sur ces notions : « Il n’est aucune image qui ne soit en vérité autre chose qu’un arrêt, qu’un arrêt sur image ou, pour emprunter un autre vocabulaire, un stoppage. Il est de l’essence de l’image, dans la façon dont elle se présente et surgit, d’être une saute du temps, un copeau qui s’est extrait de la masse du temps. Toute image est sortie du temps, le temps qu’elle fait voir est du temps arrêté, c’est-à-dire quelque chose d’impossible, une pure illusion : l’image ne montre ce qui a été ou ce qui est qu’en s’en absentant aussitôt. Du réel s’est déposé hors de lui dans quelque chose qui n’est pas dans le temps. » (ibid. pp. 52-53).

Voir
« Voir, c’est d’abord être dans cette quasi-absence d’intention, c’est être dans cette dormance de la sensibilité dans le sensible. Mais tout s’anime très vite et, pour l’homme comme pour les animaux, vient aussitôt tout ce qui tend intérieurement la vue vers le regard, tout ce qui contribue à plier le regard, depuis son immobilité apparente ou native, vers l’action. Regarder, scruter, observer, fixer, pointer, viser – c’est là le lexique même de l’intentionnalité, c’est tout ce qui oriente la vue du côté où elle semble l’auxiliaire, voire le véhicule même du vivant, qui est le bougé, le tremblé, le disparaissant. » (ibid, pp. 17-18)
→ et bien sûr le vocabulaire de la photographie n’est pas loin, cadrer, zoomer.

Habiter le temps
« …différentes manières d’habiter le temps. Or, comme on sait, celles-ci sont multiples, infinies et enchevêtrées : dans l’unique flux du temps, dans le cours de ce qui est intégralement et continûment versé, il y a une infinité de courants – les uns rapides, avec des remous et des zones de turbulence, les autres au contraire alentis, avec des zones qui semblent presque stagnantes, même si elles ne le sont évidemment pas, même si elles sont elles aussi, forcément, inexorablement, conduites vers leur métamorphose et leur effacement. C’est une longue, une infinie traîne, où figurent pareillement les maisons, les chantiers et les ruines, et c’est comme un flux qui, simultanément, serait une nasse. Mais voilà qu’envers ce cours que d’aucune manière nous ne saurions inverser nous pouvons toutefois tenter des sortes de réglages et que justement la contemplation, ce que l’on appelle la contemplation, ou le mode contemplatif, est ce qui rend ces réglages possibles. Entre les diverses vitesses d’écoulement choisir les plus lentes : en restant dans le registre hydraulique (qui est si juste et si familier depuis Héraclite, son premier pontonnier) on pourrait décrire cela comme un bief – une dérivée du temps qui fait voir le temps et sentir son passage, une accentuation lente et frémie, par conséquent un ralenti, presque une rive. » (ibid. pp. 19-20).

Du cours du temps la photo a sauté
« Le mot qui n’est pas encore prononcé ici, mais qui doit venir, c’est celui d’immobilité – c’est là en effet que tout se résout, ou se relance : du cours du temps la photographie, l’image photographique se retire. Du cours du temps la photo a sauté. Cette saute est ce qu’on voit, ce qu’on voit en premier, et qui fascine : ce qu’on n’avait jamais vu, qui est ce qu’on ne peut pas voir dans le flux, dans la nasse, dans l’immersion : du temps arrêté, un pur prélèvement – l’insaisissable de l’instant saisi, dans un simulacre. » (ibid.p. 24).
→ Il y aurait le fleuve du temps, fait de milliers d’instants comme autant de gouttes d’eau, se précipitant vers l’embouchure et une sorte de pêche opérée par la photo, elle attrape un peu de temps et tue instantanément ce qui est vivant encore en lui. Désuni du flux, l’instant meurt sur le champ, il s’aplatit. Il est devenu une image. « Ce qui est venu avec la photographie, ce n’est pas seulement un supplément ou un surcroît d’immobilité, c’est un mode d’imprégnation qui confère à cette immobilité quelque chose de spectral. » (ibid. p. 26).
« Ce que dit toute photo, c’est qu’elle a touché le temps »

Ce que la photographie nous montre
Et ces mots, essentiels pour qui pratique la photographie de manière consciente, pensée : « Ce que la photographie nous montre, ce n’est pas seulement le réseau d’indices qui forme la trame des apparences réelles, c’est aussi la rencontre, à un moment donné, extraordinairement bref, entre ce réseau, cette matière, et un individu – le photographe qui est passé par là, devant ou dans cette matière, ce jour-là. Je ne dirai donc pas premièrement, devant une image, que ce qu’elle montre « a été », mais que grâce à elle et à ce qu’elle suspend, l’on assiste à la rencontre entre un état du monde fragmentaire et englouti et le geste qu’une conscience a eu envers lui. Il y a là à la fois une extraordinaire brusquerie et une extraordinaire dilatation. La magie (il n’y a pas à hésiter sur ce mot) étant ici que la vitesse de la saisie et le caractère éphémère de la rencontre soient fixés dans la matière ou le gel d’un suspens infini, où tous les indices qui ont été chargés (volontairement ou involontairement) par la prise peuvent libérer leur énergie sans la perdre : totalement passive, éteinte, finie, une image est aussi totalement active, allumée, allumante, in-finie. » (ibid. p. 34).

L’ombre
Tout un chapitre du livre de Jean-Christophe Bailly est consacré à l’ombre, image qui n’est pas faite de la main de l’homme, comme le reflet. Achéiropoïète. Une de plus célèbres images de ce type est le fameux Suaire de Turin. Étymologie : emprunté du grec akheiropoiêtos, composé du préfixe a‑ privatif, de kheir, ‘main’, et de poiêtos, participe passé de poieîn, ‘faire’.
Liaison forte (comme on le dit dans le domaine des particules) du corps (ou de l’objet) et de son ombre. Et voilà que surgissent Peter Schlemihl et tous ceux qui vendent leur ombre au diable. « Le dossier des corps sans ombres est le même que celui des ombres errantes. Si l’ombre, en tant qu’indice de présence et menace imprécise, a affaire à l’inquiétante étrangeté, c’est avec l’effroi pur et simple qu’elle communique dès lors qu’elle est séparée du corps et devient autonome, entraînant le corps dénué d’ombre dans le même orbe, ainsi que Peter Schlemihl, le héros du formidable roman de Chamisso, l’a appris à ses dépens. » (ibid. p. 75).


dimanche 21 avril 2024

Alain, propos de littérature.
M’astreignant depuis près d’un mois à écrire un poème chaque jour, une chose courte, très cadrée, qui évoque quelque chose de la journée vécue, mes aujourdits, comme un journal, je suis retenue par ces propos d’Alain :
« Lorsque je suis témoin d’un évènement rare et émouvant, deux choses existent ensemble, d’un côté, l’objet, autour duquel je puis tourner, qui tient bien, et qui donne appui à mes recherches, de l’autre, l’émotion, qui est de moi, et qui consiste, partie en des mouvements purement physiologique, partie en des gestes par lesquels j’imite ou je dessine l’objet ; ce sont des commencements d’action, mais retenus, comme ceux que je sens si vivement dans le vertige. L’évènement passe, et ne reviendra jamais. Jamais vous ne retrouverez cette solide existence. Vainement vous l’aurez décrite par des paroles ; l’objet manquera toujours ; ce ne sera qu’une ombre inconsistance. Bref, nous n’avons point le pouvoir d’évoquer un objet absent. À celui qui prétend faire paraître le Panthéon sur la scène de sa mémoire, demander de compter les colonnes ou de décrire un chapiteau ; opérations bien aisées à faire, quand le Panthéon est présent ; opérations impossibles dès que l’objet est seulement imaginé. Comme Eurydice, l’image fondra devant l’attention. Encore bien moins la description arrivera-t-elle à rendre présente pour le lecteur une scène qu’il n’a point vue. N’allez donc point à l’émotion par la chose. Au contraire, à la chose par l’émotion. L’émotion peut se communiquer. La danse y réussit par les mouvements, la musique y ajoute des mouvements plus secrets, et il reste encore beaucoup de la danse et de la musique, soit dans la poésie, soit dans l’éloquence. La prose a moins de moyens ; mais il n’en est pas moins vrai qu’évoquer est autre chose que raconter. Il faut retrouver d’abord l’émotion si l’on veut retrouver l’objet. » (Alain, Propos de littérature, éditions Paul Hartmann, 1934, p. 237-238) 

Gong et ondes
Je viens d’écouter un passionnant podcast d’une série sur la musique, ‘sur les routes de la musique’ due à André Manoukian et diffusée l’été sur les ondes de France Inter. Voici de quoi il s’agit : « Au XVIIIe siècle, un physicien allemand, Chladni va répertorier de nombreuses figures toutes aussi belles et complexes les unes que les autres, en faisant vibrer à l’aide d’un archet des plaques de métal de différents gabarits, toutes recouvertes de sable. En 1808, il montre son expérience à Napoléon qui offre une bourse à qui rationalisera le phénomène. Eh bien c’est une physicienne française, Sophie Germain, qui va réussir la modélisation mathématique du phénomène de Chladni. Ce que nous prouve ce phénomène, c’est que le son agit sur une forme physique pourvu qu’elle puisse vibrer. »
Il est question aussi d’une certaine Marguerite Aucher, inventrice de la psychophonie :  « Dans les années 1960, cette cantatrice chante à l’église de Sancerre, à côté de l’organiste.
Elle ressent la puissance des tuyaux d’orgue, mais surtout, elle se rend compte que certaines parties de son corps réagissent à des notes précises. Telle note grave provoque des vibrations dans le pied, telle note plus aiguë, de la chaleur au bas du dos, telle note encore, des picotements dans la tête.
Elle veut en avoir le cœur net, et au cours de séances quotidiennes avec son organiste, elle arrive à dresser une cartographie vibratoire de son corps.
Ré 3, c’est la bouche.
Do 4, le cœur.
Sol 2, le pied….
À partir de ces découvertes, elle va mettre en place une méthode qu’elle va nommer la psychophonie, avec l’idée de réaccorder notre corps à sa vibration. Nous possédons tous une note fondamentale, une note profonde. Par le chant, nous pouvons la découvrir à la manière des maîtres indiens et alors nous la déroulons toute notre vie en faisant des nouilles autour. Le chant, c’est l’expression de l’âme.
Chanter, c’est s’harmoniser avec l’univers.
Comment une chanteuse de Sancerre va retrouver seule et empiriquement les correspondances que les chanteurs indiens ont établies depuis 3000 ans entre les sons et les chakras ?
→ cela fait longtemps que je le sais, que nous avons cette note profonde en nous, aussi caractéristique que d’autres données. Je cherche depuis des années les raisons de mon attrait tout à fait particulier pour les tonalités qui tournent autour du fa et en particulier le fa# mineur. Je suis convaincue que c’est en relation avec ce type de données.

Amusie, substance blanche et piano
Dans la même série d’émissions, une suite sur la musique et les circuits de la récompense.
« La musique fournit un stimulus idéal pour étudier le plaisir et la récompense, car elle fait partie intégrante de toutes les civilisations humaines et elle est souvent signalée comme l’une des expériences les plus agréables.
Elles procurent un éventail complexe de sensations physiques et mentales telles que boules dans la gorge, picotements sur le cuir chevelu, la nuque et la colonne vertébrale, frissons, chair de poule jusqu’à la moelle… Cependant, les études neurologiques le prouvent, nous ne sommes pas tous égaux face à la musique. Certains individus sont incapables de ressentir du plaisir malgré des réponses normales à d’autres récompenses comme des stimuli monétaires. Les scientifiques ont trouvé une piste, mais les personnes qui répondent le mieux émotionnellement aux stimuli musicaux possèdent une connectivité de substance blanche plus forte entre les régions auditives et les régions des récompenses. Le cerveau humain est fait à moitié moitié de matière grise et de substance blanche. La substance grise, tous les neurones, la substance blanche, la myéline entourent les axones, ces millions de câbles de communication. Or, la bonne circulation de l’information est capitale pour assurer le bon fonctionnement du cerveau. Le cerveau humain, par ailleurs, a deux fois plus de substance blanche qu’un cerveau animal. Des personnes présentant certains dysfonctionnements cérébraux ont un déficit de substance blanche. Par contre, cette quantité peut augmenter au cours de l’apprentissage ou de la pratique d’un instrument, tel le piano. »

Josée Kamoun et le dictionnaire amoureux de la traduction
Bel article entretien dans le Monde des livres jeudi dernier sur ce livre et avec l’auteur, Josée Kamoun. Alors téléchargement sur ma liseuse.
Et ça démarre fort sur un thème qui m’est cher, l’association. Un sous-chapitre de l’introduction s’intitule le secteur associatif : « Aucun mot n’est une île sur le territoire mouvant de la langue, tout signifie par associations, tant partagées que personnelles, et par opposition à ses contraires. »
Josée Kamoun, Dictionnaire amoureux de la traduction (p. 12). C’est que « lorsqu’il lit puis choisit un mot plutôt qu’un autre, le traducteur porte en lui, volens nolens, ce frémissement d’associations, collectives et plus personnelles. La traduction en est tributaire comme l’est son préalable, la lecture. » (ibid. p. 14).
→ Il faudrait ne jamais perdre de vue cette charge d’associations dont beaucoup sont strictement personnelles quand on « communique » d’une manière ou d’une autre avec les autres. J’ai connu à plusieurs reprises, notamment dans le cadre d’échanges professionnels, des déboires. Je me croyais parfaitement claire et il n’en était rien pour mes interlocuteurs ! « Ce qui m’appartient en propre n’est qu’une combinatoire singulière, mais le fait est que ma pensée, ma rêverie, ma mémoire, comme celles de tous, fourmillent de présences autres que la mienne, avec lesquelles j’entretiens disons un commerce à l’ensoleillement variable, beau fixe éphémère, turbulences, giboulées, embellies. Cette hospitalité choisie ou subie me rend profondément perméable à l’altérité ; en marchant dans la ville, j’ai cultivé ma porosité des décennies avant de comprendre qu’elle était essentielle au traduire. Et que la traduction révélait à la fois la continuité élusive de l’être et son affiliation aux représentations de son temps. Aucune intelligence artificielle ne pourra reproduire le filtre unique que je suis, moi, ici et maintenant. En effet, la traduction automatique va chercher la résolution des problèmes dans toutes les traductions existantes à ce jour, c’est en ce sens davantage un creuset qu’un filtre – du moins pour l’heure ; on reviendra sur ses promesses et périls à la lettre ‘I’ ». (ibid. p. 15).

L’œuvre et le temps
Autre considération bien importante : « Une œuvre est de son temps, mais elle n’est pas l’expression exclusive de son temps ; elle en émane, mais ne se réduit pas à son émanation ; elle peut-être « en avance » et elle peut être nostalgique ; elle peut contester son temps sans parvenir à lui échapper. Et si elle survit à son temps, elle sera lue à l’intérieur d’une vision du monde postérieure, on lui verra des sens que ses contemporains n’avaient pas imaginés. La traduction de l’œuvre a donc un caractère historique. Ce qui ne fut pas toujours une évidence. » (ibid. p. 16).


lundi 22 avril 2024

Le dictionnaire de la traduction
Josée Kamoun entre dans le vif du sujet et ouvre son abécédaire, lettre A, par Alf Layla, wa Layla. En fait il va s’agir dans tout ce chapitre passionnant des Mille et Nuits et de ses traductions. À partir de deux figures principalement, qui en disent long, sur l’histoire de la traduction, sur les pratiques, sur toutes les questions posées par traduire. Le Français Antoine Galland, au début du XVIIIème siècle et l’Anglais Richard Burton (1821-1890) au XIXème siècle. Josée Kamoun dresse un très beau portrait de Galland (c’est aussi une leçon d’histoire) « Galland fut donc un passeur culturel, un initiateur, et on verra comment il rencontra les textes, les classa, les rédigea parfois lui-même, et les traduisit de telle sorte que ce mets sucré-salé enchantât un palais français – au risque de voir sa traduction maintes fois traitée de « belle infidèle », tant il est vrai que avec Les Mille et Une Nuits, la fidélité le dispute à l’infidélité à tous les détours du sérail… et dans tous les avatars de la traduction. (Josée Kamoun, ibid, p. 25)
Beau portrait aussi, vivant, amusant, de Richard Burton : « D’une certaine façon, les curiosités et les aptitudes hors du commun de Burton en font une figure emblématique du traducteur : anthropologue-explorateur, linguiste passionné, essayiste et poète mais aussi étranger au carré, maître de tous les masques et déguisements ; génie – djinn ? – qui passe les frontières et les bornes, qui se fait passer pour, celui qui assimile les cultures, le traqueur d’étymologies et de sources cachées. (p. 45)
→ et je m’amuse alors que je suis si rarement dans le passé, par mes lectures, d’un rapprochement un peu étrange entre La Deffence et illustration de la langue française de Du Bellay (1549), parcourue hier dans la nouvelle édition de la Pléiade et ces travaux tous azimuts d’Antoine Galland (1646-1715), autres travaux sur la langue ! 
À propos de ces deux portraits qui ouvrent en fanfare son dictionnaire amoureux, Josée Kamoun écrit : « Ces portraits nous disent comment le traducteur évolue dans les réseaux d’influence de son temps, comment la traduction, pratique sociale, est un marqueur de l’évolution de ces champs eux-mêmes : on peut y observer qui la propose, qui tient le discours sur elle, etc. » (p. 47)

Vivarium
sur la foi d’un article du Monde, j’ai téléchargé Vivarium de Tanguy Viel sur ma liseuse. J’ai ressenti un certain choc en découvrant cette écriture que je ne connaissais pas encore.
Dans mon journal de citations, j’ai relevé presque tout de suite, le 12 avril, ce paragraphe : « Je me souviens qu’enfant, quand l’obscurité se faisait dans ma chambre, tandis que peu à peu s’y distinguait à nouveau la silhouette grise des meubles, je croyais que la lumière brutalement chassée par l’interrupteur y revenait à pas de velours, chaque particule se glissant discrètement sous la porte et disant : ‘Ne t’inquiète pas, tu n’es pas seul.’ Depuis lors, en un syncrétisme qui n’engage que moi, il m’arrive de prêter une âme à chaque atome. » (Tanguy Viel, Vivarium, p. 21)

Mais qu’est-ce que ça veut dire écrire horizontalement ?
« Mais qu’est-ce que cela veut dire, écrire horizontalement ? Déposer sur sa table les formules précipitées de son esprit ? En recombiner les instants électriques, les voisinages et les affinités, comme un puzzle dont la forme et le motif seraient eux-mêmes en mouvement, où chaque pièce nouvelle se découvre un droit à renégocier les places qui s’y sont établies avant elle ? (ibid. p. 8).
→ l’écriture est une combinaison, une recombinaison, son produit est composite, faits d’un millionième de nouveau et de personnel, tout le reste acquis passés par la broyeuse interne : instants électriques, chargés électriquement / émotionnellement, voisinages, affinités, soit associations à l’infini, machine combinatoire, une sorte d’intelligence artificielle mais douée de vie, ce qui change tout. 
« Toutes ces phrases qui nous frôlent en des instants de visite : comme un air frais dans le soir d’août qui disparaît aussitôt, promesse non tenue d’un rafraîchissement. Ainsi de certaines d’entre elles, ondoyantes et qu’on croit voir comme en rêve se déposer sur les pages d’un carnet, mais voilà que non, elles ont déjà disparu, à la vitesse d’un songe matinal. Ce furent pourtant des phrases, j’en suis sûr mais, de même qu’on distingue sur un panneau trop lointain une écriture qu’on est incapable de déchiffrer, de même un manque d’attention ou d’acuité les a laissées s’échapper. Elles ont fait demi-tour comme des hirondelles devant le mur du jardin, filant verticalement, effleurant la paroi, bientôt libres dans le trop grand ciel. Qui recueillera un jour ces phrases ? Le vent portera-t-il deux fois la même combinaison d’atomes ? » (ibid. p. 9).

Ce fondu des choses
Il est de ces « rares situations où se fait jour l’exigence littéraire comme domaine de compétences inaliénables, quand seule une mise en œuvre poussée des moyens du langage peut venir à notre rescousse et dire ce fondu des choses, ouvrant le pluriel d’un vécu à l’inflorescence de ses qualités, les nouant alors musicalement, dans le respect du tremblé qui les a fait naître. Mais un tel vœu ne s’exauce pas d’être seulement prononcé et l’écriture, dont on est si prompt à croire qu’elle ouvre et déplie la matière, nous savons aussi ce qu’elle en voile, gardienne postée devant la grande porte de la perception, souriant en mille formules crispées, prêtes à l’emploi, et répétées machinalement au visiteur aventureux. » (ibid. p. 11).
→ sacrée mise en garde !

Oui cette expérience
Tanguy Viel semble avoir encore un contact concret avec ce qui fait la singularité de l’enfance, si difficile à retrouver, une fois tous les carcans posés par l’éducation. Il me fait retrouver certains ressentis si profonds, parfois oubliés, tel celui-ci : « Il est rare, adulte, de faire cette expérience qu’on vit si souvent dans l’enfance, d’un mot qui soudain, d’être répété plusieurs fois en peu de temps, s’arrache au sens et se retrouve suspendu dans le vide, teinté de l’absurdité de sa diction, comme s’il n’avait jamais existé hors de son étrange matité. On dirait que le voilà cliniquement mort, posé sur la table du médecin légiste, où nous-même, chirurgien inopérant, nous parcourons le dessin de ses phonèmes à la recherche d’un souffle d’image qui le ramènerait à la vie. » (ibid. p. 16).
→ et si l’on joue à ce jeu, devenu alors dangereux, du moins ressenti comme tel, avec la question « qui suis-je ? » le vertige est immédiat.

Veilleuse
Si souvent je pense à la célèbre parabole des Vierges sages et des Vierges folles, illustrées à la façade de la cathédrale de Strasbourg. Il y a celles qui veillent, au-delà même du désespoir et celles qui si vite sont distraites et tournent casaque. Or, écrit Viel, « notre courage, et même notre talent, ne consistera jamais en grand-chose d’autre qu’en notre capacité de veille. » (ibid. p. 23).
→ Veiller, cela me semble plus inné quand on dispose d’une considérable énergie libidinale de curiosité et de recherche.

L’adresse murmurante
Cette « adresse » qu’on entend ou pas et qui vous retient ou pas dans un livre : « Je me demande si la littérature n’est pas une grande affaire d’attention conjointe, une prosodie déictique qui ne cesserait de recréer le socle de la désignation, aussi satisfaite de la communauté qu’elle invente que des objets qu’elle désigne, aussi fière de refonder le pacte qui y lie ses adeptes que de traiter de tous les sujets. En tout cas cela m’arrive souvent, quand je lis, de ne plus savoir très bien ce qui me fait frissonner : ce que le texte désigne ou bien l’adresse murmurante qu’il engage vers moi. » (ibid. pp. 27-28).

L’expérience d’écrire
« Au fond, ce qui nous émerveillera toujours, nous, les écrivains, bons ou mauvais, amateurs ou professionnels, c’est la puissance d’extraction de l’écriture dans son acte même : tout ce qu’on peine à croire qu’il se passera en écrivant, et qu’on redécouvre à chaque fois qu’on se lance à nouveau dans une phrase, à quel point celle-ci sera, comme le disait Claude Simon, plus riche que son intention. Avec elle, par elle et en elle, un monde soudain aimanté par la pointe métallique du langage apparaît, s’étend, se ramifie. » (ibid. p. 37).

Les remplir de pierres, d’herbe
Une merveilleuse citation de Giacometti, par Tanguy Viel et tout cela si apte à vous mettre le pied à l’étrier pour le poème du jour ! « Écrire des pages et des pages, les remplir de pierres, d’herbe, de forêt, de cieux, de mouvements des gens dans la rue, de voix, de maisons, de passé, d’aujourd’hui, de tableaux, de statues, de rivières et de vagues et de verres et de pots et de plâtre blanc dans mon atelier et de nuages, enfant couché dans la liberté… » (cité p. 51, extrait de Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 2007)

Dangers de la flânerie ?
« Hors de tout sentier gît aussi le piège : camouflé, invisible sous un lacis de branches et tapissé de feuilles mortes, quel pervers braconnier veut ainsi notre chute ? C’est peut-être ce que Walter Benjamin craignait quand, ayant tant fait l’apologie du flâneur, il en voyait aussi le grand danger : ‘Il est impossible de supporter cette existence en flâneur, parce qu’elle n’est belle et intelligible, dans ses moindres détails, que dans le travail. Inscrire ses pensées propres dans un champ de forces préalablement donné, un mandat, même s’il est encore bien hypothétique, un contact assuré, organisé avec des camarades – cette vie est tellement liée à tout cela que celui qui y renonce, ou qui ne peut l’acquérir, dépérit intellectuellement comme un prisonnier depuis des années au secret’ ». (ibid. p. 57).


mardi 23 avril 2024

Une pensée bipolaire
Retour au Dictionnaire amoureux de la traduction avec un titre bien attirant, « Babel et Pentecôtistes » dans ce livre de Josée Kamoun qui s’arrête successivement sur l’histoire de Babel et la perte de la langue unique et celle de la Pentecôte relatée dans l’Évangile où le Saint-Esprit descend sur les Apôtres et leur transfère un curieux don de langue.  « Dans l’Occident chrétien, nous sommes placés devant une pensée bipolaire – du moins en apparence – de la multiplicité des langues selon que l’on consulte l’Ancien ou le Nouveau Testament, la Chute ou la Rédemption, Babel ou la Pentecôte. Telle est notre ambivalence par rapport au langage, qui n’est plus en adéquation parfaite avec la vérité. Et si la langue fait au réel un vêtement à la coupe approximative, que dire de la traduction ? (ibid.p. 53).
Et un peu plus loin, elle enfonce le clou : « Entre ces deux mythes du Livre, le traducteur navigue (à vue) et d’humeur bipolaire lui aussi, tantôt convaincu qu’aucune traduction n’est possible et qu’il ne peut que créer diversion, divertissement peut-être, en proposant des équivalents plus ou moins convaincants à l’original, tantôt enivré par on ne sait quelle confiance en soi, en la langue, en la communication intra- et interlinguistique, persuadé de traduire son auteur via le feu sacré, un peu comme la Pythie traduisait Apollon mais sans douleur – oui, nous avons nos humeurs, et notre représentation de notre propre activité va du noble bricolage inspiré au rafistolage malencontreux. » (ibid. p. 55).

De la chanson
Pas « bégueule » Josée Kamoun, elle parle aussi de chansons et pas seulement de grands textes ou d’écrivains consacrés à traduire. Incursion dans la folk avec un passage qui me plait beaucoup car il fait référence à une chanson qui m’a toujours beaucoup émue (alors que je n’y connais quasiment rien en chanson !). La chanson de Joe Dassin où il est question de Maryvonne qui s’est jeté du Pont de la Garonne. Or Josée Kamoun montre comment cette chanson est non pas une traduction mais une véritable transcription, virtuose, du texte d’une chanson originale, « Une adaptation francisante de l’Ode to Billie Joe. Deux ruralités, l’américaine et la française, une chanteuse de country, Bobbie Gentry, et un chanteur de variétés, Joe Dassin. Le chanteur de variétés est binational et bilingue. Le traducteur-parolier a décidé d’adapter complètement la chanson à l’environnement français » (ibid. p. 70).
→ c’est aussi dire, et cela me semble important, que nous sommes tous constamment pris dans un travail de traduction et de transposition, d’adaptation et d’interprétation dans quasiment tous les domaines de notre vie ! 


samedi 27 avril 2024

Le voyage à Villers-Cotterêts
Je suis invitée, le 25 avril 2024, par Gallimard et la bibliothèque de la Pléiade à la présentation d’un nouveau volume de la célèbre bibliothèque (le 671ème !), La Pléiade, poésie, poétique, édition de Mireille Huchon. Une superbe journée, voyage en train jusqu’à la Cité internationale de la langue française de Villers-Cotterêts. Conférence de Mireille Huchon, Hugues Pradier, directeur de la Bibliothèque de la Pléiade et Antoine Gallimard dans l’auditorium. Puis l’après-midi, visite de la Cité, introduite par son directeur Paul Rondin. Je vais bien sûr écrire un grand article sur la présentation du livre et sans doute un autre sur la Cité de la langue française pour Poesibao car il me semble que l’une comme l’autre concernent au premier chef les poètes et lecteurs de poésie.
Premier articlesecond article.

Ron Rash
Hier j’ai lu toute la première partie du livre de Ron Rash, publié par les éditions Corlevour. Poète américain qui vit dans une région de Caroline du Nord, marquée notamment par le noyage progressif de tout un territoire par la construction d’un barrage. Poésie narrative, précise, à la très forte puissance d’évocation, qui a ce don rare de faire naître en soi tout un monde, un univers, celui de ces montagnes Appalaches, de ce drame de la disparition de villages, de maisons sous l’eau montante et cela pour toujours, pas de décrue ici ! au point que les villageois réveillèrent les morts (titre du livre), ouvrant les tombes pour emmener les morts ou ce qu’il en reste avant que l’eau n’arrive. Il y a une profonde unité dans ce livre, unité en grande partie liée au contexte géographique et sociale. j’avoue avoir souvent pensé au livre de James Agee, Louons maintenant les grands hommes (dont j’avais retrouvé récemment la mémoire, mais en fait elle était vivante, en lisant Jean Malaurie qui avait publié ce livre dans la célèbre collection Terre Humaine qu’il dirigeait)
Je vais certainement publier un ou deux poèmes du livre dans l’anthologie permanente de Poesibao.

Images et mots
Joie ce matin de me réveiller la tête pleine d’images, à la suite d’une flambée de rêves juste avant la sonnerie du réveil ! En particulier, celui très saisissant où je vois soudain un tronc d’arbre se transformer en une incroyable paréidolie, le portrait de Beethoven. Vision subliminale, tout de suite effacée, comme les fresques dans le film de Fellini, alors que pourtant je m’empare très vite de mon appareil de photo. Mais le rêve me dit que l’empreinte est bien là, dans l’écorce, comme le visage du christ sur le suaire de Turin et qu’elle réapparaîtra !
Parfois je me demande si je n’ai pas fait un sort aux images dans mon monde intérieur, me concentrant, me réfugiant dans les mots. Je me suis en effet réveillée avec une sorte d’hyper-sensibilité sensorielle, que je lie à ces images (il y en a eu d’autres, un enfant blond et frisé, un orage dans une maison provençale). Je me souviens à ce sujet de deux faits : la façon dont j’ai vu les sièges du métro et leur tissu en sortant un jour d’un cours d’aquarelle. Ils n’avaient plus rien à voir avec ce que je percevais habituellement ! Et cette saisissante relation par Pierre Michon du lendemain de la nuit où il a enfin « accouché » de son écriture et où, dit-il, dans l’autobus, toutes les personnes présentes lui font l’effet d’être sorties de tableaux de Vélasquez, comme autant de Ménines (il me semble que c’est dans Le Roi vient quand il veut).

Bailly et Roche
Magnifique chapitre dans Une éclosion continue sur Denis Roche et la photographie. Bailly disant qu’ayant lu et relu [Le Boîtier de mélancolie] [il] le tien[t] pour le plus beau jamais écrit sur la photographie », livre dont il retrace au demeurant la genèse, où il joua, lui, Bailly, un rôle essentiel. » (Une éclosion continue: temps et photographie, p. 92). Livre au demeurant introuvable et qu’il serait tellement nécessaire de rééditer !
→ Il se trouve que dans le livre de Baily, que j’ai ouvert sur mon ordinateur après l’avoir lu sur liseuse, je vois beaucoup mieux une des photographies du livre de Roche choisie par Bailly pour illustrer son propos, une image de terre et d’eau, intitulée San Quentin Point, dont la désolation et la précision me font immédiatement penser aux textes de Ron Rash que je viens de lire ! « L’image, s’il en faut une, alors c’est San Quentin Point, le terrain plus que vague photographié par Lewis Baltz et les théorèmes de la modernité qu’il enclenche, dans le droit fil de ce que Denis Roche, plus tard, définira en opposant à la présomption du lieu la prose de l’endroit, ce mot ‘très important’, dit-il, ‘que les gens de notre milieu utilisent très peu’ – un endroit, donc, et celui-ci, mais aussi le texte qui, en regard, le contemple.
→ Oui un endroit et pas un lieu, c’est tellement juste ! (ibid. p. 92)
Et Bailly de citer Pessoa : « J’écoute la chute du temps, goutte à goutte, et aucune des gouttes qui tombent n’est entendue dans sa chute. » (cité p. 94). J’évoque à nouveau le sous-titre du livre de Bailly, temps et photographie.
Bailly : « L’ayant trouvée récemment en relisant des pages du Livre de l’intranquillité, je l’ai aussitôt vue se rapprocher de la réflexion de Denis Roche sur le silence de l’image photographique. On pourrait ainsi imaginer, en suivant Pessoa/Soares à la lettre, que chaque photo, au moment où elle est prise, est comme une de ces gouttes dont on n’entend pas la chute, et on le pourrait d’autant plus facilement qu’une remarque de Denis Roche vient s’appuyer là, tout contre. Elle caractérise ce qu’il appelle, dans la Lettre à Roland Barthes sur la disparition des lucioles, la ‘permission accordée d’échapper au style’ – coup d’éclat (‘déflagration’, dit-il) dont la photographie est en quelque sorte la présentation, c’est-à-dire, selon son mode à elle, discret et tranchant, silencieux justement, l’écho retenti. » (ibid. p. 94)
Et c’est « dans ce silence, dès ce silence, le vertige photographique qui s’ouvre. »
Pour Bailly, personne n’a autant insisté que Denis Roche sur la relation de la photographie au temps comme constitutive et l’établissant dans sa singularité. (p. 95)
« D’une part, elle est fidèle au temps et se coule avec confiance dans la fièvre de l’instant, d’autre part, elle cherche à lui échapper, en inventant, dans une magie prodigieuse (dont Denis Roche quant à lui ne revenait pas), une sortie. Cette sortie est rendue possible par une coupe, et c’est cette coupe qui produit une surface – mais cette surface s’ouvre entre ses bords, elle s’ouvre infiniment et le silence est le contenu de cette ouverture. Sans profondeur mais muette, elle est comme un abîme, un infini dans lequel on tombe : on tombe dans le sans fond de la surface. » (ibid. p. 96)
→ et de me dire que je suis bien heureuse de disposer  sur ma liseuse de ce livre exceptionnel sur cette pratique photographique qui tant m’interroge, livre ainsi  à si facile portée, tout le temps.

De la notion d’endroit
Bailly revient un peu plus loin sur la notion d’endroit : « Denis a insisté pour dire qu’il fallait préférer au lieu, toujours menacé par la connotation du haut lieu, le mot, le simple mot d’endroit : oui des endroits comme des espaces impréparés, comme des parenthèses à l’intérieur desquelles tout point est perdu et à partir desquelles ça commence à partir, à sortir…) (ibid. p. 97)
→ on éprouve cela souvent en photographiant… il se peut même qu’en photographiant on crée un endroit que l’on extrait du lieu ?

©florence trocmé