Comme un rameur d’élite


Flotoir du 8 au 15 juillet 2024, avec Alexandre Grothendieck, Louis Zukofsy, Franz Kafka, Gaston Bachelard, Aline Piboule, Lin-Ni Liao




photo florence trocmé, 2024

Flotoir du 8 au 15 juillet 2024
 
lundi 8 juillet 2024

Alexandre Grothendieck
Je viens de terminer l’écoute de la Grande Traversée  que France Culture consacre cet été à Alexandre Grothendieck. Amis lecteurs du Flotoir, écoutez-la et en particulier le dernier épisode mais que l’on ne comprend bien que si l’on a d’abord suivi le reste. Qui est Grothendieck ? Je l’ai déjà écrit plusieurs fois, c’est dit et redit dans ces cinq émissions d’une heure, sans doute un des plus grands génies mathématiques de tous les temps. Mais ce n’est pas pour cela qu’il me fascine et depuis un moment déjà, moment qui remonte, je pense, à la publication, bien tardive, de son opus Récoltes et Semailles, 1500 pages, par Gallimard en 2022. D’abord acheté au format numérique puis au format papier, ce qui m’arrive extrêmement rarement et que pour des livres majeurs. Car c’est l’aventure humaine de Grothendieck qui est fascinante et essentielle, aventure mathématique bien sûr, totalement hors de ma portée même « en rêve », mais aussi philosophique, écologique, métaphysique. Car au bout d’une quinzaine d’années d’une recherche totalement hors normes et hors critères dans le domaine mathématique, qu’elle étend d’une manière exponentielle, Grothendieck commence à avoir l’intuition du lien entre cette recherche pourtant dite pure et ce qui peut en découler, à travers différents filtres, dont celui de la physique, dans le domaine qu’il appelle militaro-industriel. Petit à petit, il va quitter le monde de la recherche mathématique, avec son prestigieux Institut, ses médailles Fields et autres récompenses. Il va un temps vivre et survivre (le titre d’une association qu’il fonde) comme professeur de mathématiques à Montpellier et puis la logique de son développement l’amènera à se couper du monde, complètement, dans une demeure perdue de Lasserre, au pied des Pyrénées en Ariège, où même ses enfants ne pourront l’approcher. Mais il aura cependant légué ses manuscrits, l’œuvre mathématique et l’œuvre philosophique, des milliers de pages, peut-être 50 000 dit son fils Matthieu, en partie à la BNF. Un immense trésor à explorer. « C’est seul, face aux Pyrénées, que jusqu’à sa mort en 2014, il s’attèle à un projet colossal. L’écriture d’une œuvre de plusieurs milliers de pages intitulées : Réflexions sur la Vie et le Cosmos et la concoction de dizaine de litres d’alcools de plantes. Un alchimiste qui, du fin fond de sa réclusion, se confronte aux démons de son passé et développe une réflexion sur la nature du Mal. C’est ce sujet qui occupe près de trente volumes désormais conservés à la BNF et qui restent encore à déchiffrer. » (source, documentation du 5ème épisode)

Brefs aperçus
… que je puise toujours dans la belle documentation de cette série remarquable de France Culture, due à Marie Durieu.
L’enfance en premier lieu, marqué par les drames : Né en 1928 à Berlin d’un père anarchiste, russe et juif, d’une mère allemande, journaliste engagée, Alexandre Grothendieck est un enfant des révolutions déçues et des totalitarismes triomphants. Alors que ses parents ont quitté l’Allemagne pour combattre au côté des Républicains pendant la guerre d’Espagne, l’abandonnant à une famille d’accueil, il les rejoint en France en 1939 lorsque le régime nazi se durcit. Quelques mois plus tard, la Seconde Guerre mondiale est déclarée. Il est enfermé au camp de Rieucros avec sa mère. Son père est déporté à Auschwitz. Il aura été caché au Chambon-sur-Lignon, ce qui me touche tout particulièrement mais qui n’est pas à l’origine de mon intérêt pour Grothendieck et dont le Flotoir porte la trace. En faisant une recherche avec le moteur Copernic dans mon ordinateur, je vois que j’ai même édité en 2022 un « tiré à part » d’extraits de Grothendieck, relevés lors de  ma lecture de Récoltes et Semailles. Voilà ce que j’ai écrit en tête de ce « tiré à part » : [je suis venue à Grothendieck et Récoltes et semailles, de fil en aiguille, à partir de la lecture de Mathematica de David Bessis, qui ne conseillait pas formellement la lecture de ce livre. J’ai acquis en premier lieu le Tome 1 sur ma liseuse et me suis immergée dans cette lecture. Puis j’ai acquis le Tome 2, toujours sur ma liseuse, ce qui m’a facilité le travail d’extraction des citations. Mais à partir d’un certain moment j’ai éprouvé le besoin d’avoir aussi les livres et j’ai acheté le coffret des deux tomes, parus en ce début de 2022 dans la collection Tel de Gallimard. Ces notes reflètent ma progression dans la lecture. Les relevés sont subjectifs et ne prétendent pas à l’exhaustivité. J’ai conçu ce « tiré à part » pour faciliter à certains, peu désireux de se lancer dans les 2000 pages de Récoltes et Semailles, un accès à ce livre important et pour moi, plus que cela, essentiel.] Le fichier fait 34 pages et je l’imprime pour m’y replonger !
Je m’étonne aussi d’une mention en 2000, première année du Flotoir et qui me semble encore très loin de mon intérêt pour Grothendieck. Je découvre que cette première mention est liée en fait à ma passion pour l’œuvre de Jacques Roubaud qui est, elle, très ancienne, bien antérieure à Poesibao et au Flotoir. Voici cette brève note du 24 février 2000 : « Le lundi 10 décembre 1934, le café Capoulade, 63 bd St Michel, fut le lieu d’une réunion, rassemblant Henri Cartan, Claude Chevalley, Jean Delsarte, Jean Dieudonné, René de Possel et André Weil, excellents mathématiciens prêts à secouer les institutions pour offrir enfin aux connaisseurs un traité, une collections d’outils mathématiques. L’entreprise était raisonnable, elle est vite devenue immense et aboutit en juillet 35, à Besse-en-Chandesse à une réunion plénière où le groupe se donne le nom de Bourbaki en hommage au général de Napoléon III. Rejoignirent le groupe au fil des années Schwartz, Godement, Grothendieck, Samuel Mandelbrojt (oncle de Benoît Mandelbrot), Connes. Le résultat : une œuvre de 7000 pages publiée de 1939 à 1998 : voici résumé en quelques mots ce que fut ce fameux Bourbaki qui m’intéresse car…Jacques Roubaud en parle sans cesse dans son œuvre et notamment dans la Branche 3, Mathématiques. Ces notes sont extraites d’un article paru dans le Monde du 24 février 2000 à l’occasion de la parution d’un numéro spécial de Pour la Science consacré à Nicolas Bourbaki. Que j’achèterai peut-être. Pour le ranger dans ma bibliothèque avec Roubaud »
→ mon chemin de mémoire, qui passait par Jacques Roubaud et Bourbaki était donc le bon !


mardi 9 juillet 2024

Louis Zukofsky
Je lis un très bel article de François Dominique qui vient de paraître chez Sitaudis, autour du récit Ferdinand de Louis Zukofsky. Auteur que j’ai bien trop peu abordé et vers lequel cet article me précipite, ce qui devrait être le fait de tout bon article littéraire (or souvent, ce n’est pas le cas, il y a comme une incapacité profonde chez le chroniqueur à déclencher cet effet, le seul qui vaille au fond – pour lire des dizaines d’articles à longueur d’année, je sais très bien de quoi je parle). François Dominique s’interroge sur ce titre étrange de L.Z. en menant une vraie enquête que je ne reprends pas ici mais à laquelle je renvoie.
Non sans faire quelques relevés sur les thèmes qui me sont chers :
Il est question d’un oncle botaniste : « Cet oncle, qui veillait en Italie sur le jeune Ferdinand, poursuit en autodidacte une étude sur le botaniste Carl von Linné, inventeur de la nomenclature binaire des plantes. Toute l’œuvre poétique de ‘A’ est constellée de noms de plantes et de fleurs. Le vocabulaire botanique, intégrant les noms vernaculaires des plantes, est pour L.Z. le point focal de sa recherche sur le son, le sens et l’origine des mots. »
Il y est aussi question d’un éclatement de la personnalité de l’auteur (qui me fait penser, je vais y revenir à la belle définition du topos grothendieckien entendue hier dans le podcast de la Grande Traversée) : « Cet éclatement de la personnalité de l’auteur a l’avantage de mettre l’accent sur les mots, les groupes de mots sur lesquels son esprit se polarise. À cet égard, et de façon plus générale, la belle étude d’Abigaïl Lang, Zukofsky et la mémoire des mots, nous aide à saisir la démarche sémantique de L.Z. : ‘Pound isole un aspect intéressant de la connotation en en soulignant la capacité qu’ont les mots d’emprunter leurs usages remarquables et mémorables (…) Mon hypothèse est que Zukofsky pousse plus loin ce phénomène et postule une capacité des mots de garder également en mémoire leurs usages non remarquables et non mémorables (…) Le mot est l’unité fondamentale de l’écriture zukofskienne. Comme l’atome, le mot insécable est néanmoins composé (…) Arrachés au dictionnaire, les mots emportent avec eux leur définition au sens large : prononciation, étymologie, exemples, usages (…)’. Je me permets d’ajouter que pour L.Z., cette démarche constante, allant jusqu’à l’obsession, est une expérience physique et sensorielle – visuelle, auditive, opérant un va et vient constant avec la typographie, la page et l’observation des choses. Ce n’est pas un projet spéculatif et didactique.
Et cela bien sûr ! « Le roman est traversé par l’évocation de chants et de chœurs, à commencer par la chanson des indigènes de Cape Cod. Avant de partir avec son oncle et sa tante pour l’Arizona, il perçoit dans un demi-sommeil les voix d’un chœur provenant de la jetée d’un port. Plus tard, il siffle des Kalendas Mayas et là, les connotations volent dans tous les sens : chants de mai des Indiens, calendrier aztèque et la chanson d’amour de Raimbault de Vaqueyras, qu’il tient d’Ezra Pound. Ensuite, en chantonnant avec l’oncle et la tante, surgit le Menuet du Don Giovanni de Mozart ‘loin de la scène où les sons prennent sens.’  On se demande ce que vient faire dans Ferdinand la scène des trois masques, dont l’auteur dit que seuls des enfants ‘peuvent s’y laisser prendre’ ?(…)  le soir même, Ferdinand siffle The Miller of the Dee, la belle chanson du meunier anglais de Chester qui célèbre la joie de pouvoir vivre de son propre travail. Enfin, nous devinons le chant sublime d’un oiseau qui chante ‘au sommet des arbres les plus hauts.’ » (Schubert n’est pas loin me semble-t-il).
Et j’aime la conclusion de François Dominique, si ouverte, et ouverte aux autres : « Je laisse libre cours à la recherche d’autre lecteurs, en remerciant Philippe Blanchon, traducteur en français de Ferdinand, et Pierre Parlant, de m’avoir donné l’occasion de revenir sur une discussion déjà ancienne au sujet de A-17. Le traducteur et le préfacier contribuent par un travail remarquable à la diffusion de l’œuvre de Louis Zukofsky auprès des lecteurs. Toute traduction, dans la pluralité des langues, n’est-elle pas cette Babel heureuse que Roland Barthes appelait de ses vœux ? La traduction est au cœur-même du Yiddish, elle est au cœur de l’entreprise séculaire de ‘A’ » Je redonne la source de ce très bel article. .

Note de passage
En pensant à mes choix de lectures et d’écoutes : je ne sais pas ce que je cherche, je sais que je cherche, depuis toujours et je sens que quelque chose en moi le sait et le sent.

Un motif de vague
Je ne cesse de plonger par moments entiers dans la biographie de Kafka par Reiner Stach, comme si je faisais connaissance en profondeur avec lui ! Et au-delà de la biographie, du portrait magistral proprement dits, qui déconstruisent tant d’approximations et de mythes, le texte de Reiner Stach propose à chaque instant des réflexions de portée très générale induites par son travail sur Kafka. Ainsi de ces notes sur la question de la créativité et de son intermittence, chez tant et tant de créateurs : « Lorsqu’on observe de haut le flux et le reflux, les crues et les décrues de la productivité littéraire de Kafka, on voit qu’elle se caractérise par un motif de vague : à une phase soudaine de travail très intense et extrêmement fécond de plusieurs heures par jour succèdent sur plusieurs semaines un infléchissement progressif de sa force d’imagination et, pour finir, malgré une résistance désespérée, un tarissement qui laisse place à un silence résigné de plusieurs mois. Pourquoi Kafka dut-il en passer plusieurs fois par un tel cycle – nous l’ignorons, et nous continuerons à l’ignorer tant que nous ne nous disposerons pas d’une modélisation probante de la créativité artistique. Lui-même n’a jamais réussi à percer les lois secrètes qui lui ouvraient et lui fermaient les sources d’énergie de l’imagination et de l’expression esthétique ; il était chaque fois beaucoup trop occupé à siphonner le réservoir momentanément accessible. Ce motif de la vague frappe néanmoins par deux traits distinctifs, d’une grande incidence l’un et l’autre sur la teneur de l’œuvre. D’abord : ce sont toujours des événements réels et non de simples idées qui ouvrent les vannes et hissent – ou plutôt : projettent – Kafka au sommet de ses capacités langagières. Ces événements touchent de si près et de façon si cuisante à son existence intérieure qu’ils l’arrachent à la spirale de la réflexion et le contraignent à un nouveau départ : à l’été 1912, c’est la rencontre avec Felice Bauer et la décision, prise de haute lutte, de la courtiser ; à l’été 1914, le traumatisme d’une rupture presque publique des fiançailles. En ces deux occasions, Kafka eut le sentiment d’être poussé dans les ultimes retranchements de son existence, et il opposa une puissante volonté de mise en forme aux forces centrifuges de la dissolution psychique. » . Kafka, le temps des décisions – Tome 1 (p. 299- 300)
En fait explique Reiner Stach, quand il entre dans une nouvelle phase productive, Kafka puise dans un réservoir déjà plein. Ce qui semble être souvent le cas pour la création, qui éclot parfois soudainement mais en raison d’une accumulation considérable d’expériences et de connaissances induites par la vie, la sensibilité, la recherche, la perception du créateur. Ce qui devrait donner aussi confiance à tous ceux qui sont en panne, la panne étant une figure obligée de tout parcours de création. Kafka ne travaille pas l’ébranlement qu’il subit ; il travaille l’accumulation du matériau libéré par cet ébranlement. (…) Comme s’il était en mesure d’appliquer l’ensemble de sa force créatrice à l’intégration, à l’ajustement parfait de tous les éléments constitutifs. (p. 301)

Une logique impérieuse
 « Le Verdict était d’une logique impérieuse, une histoire ‘indubitable’, mais Kafka fut forcé d’admettre que les axiomes de cette logique restaient inaccessibles. Sans doute, ils étaient liés à sa vie la plus intérieure, à sa place au sein de sa famille, à Felice – mais non sur le plan des matériaux et d’un jeu à demi conscient avec des ‘influences’ (…) plutôt à un niveau souterrain, là où le refoulé lutte pour trouver son expression, où le vécu est refondu en métaphores et en symboles, où des formes nouvelles surgissent de formes usitées, où les fondations du psychisme vacillent sous la pression du monde extérieur, où se concentrent tous les affres de la vulnérabilité humaine, où logent une angoisse et un appétit antisociaux. C’est là et là seulement que se décide quelles influences agissent, lesquelles sont recueillies, ignorées, repoussées. Kafka a toujours désigné cette zone sous le no ‘obscurité’, une obscurité dans laquelle il fallait écrire en avançant comme dans un tunnel. » (pp. 324-325).
Je pense au vers de Rilke, extrait de Le Livre de la vie monastique, que j’ai relevé hier : « J’aime ces heures sombres de mon être / où mes sens plongent au plus profond (n° 5, p. 35 dans l’édition Arfuyen, Ich liebe meines Wesens Dunkelstunden / in welchen meine Sinne sich vertiefen. »

De l’image
Au commencement, explique Reiner Stach, telle est la loi maîtresse de l’univers de Kafka, au commencement est l’image et nombre de ses textes peuvent se lire comme le déploiement d’une seule image marquante, comme la démonstration de tout ce qu’une image peut ‘donner’ (p. 328)
→ C’est fondamental, je pense. Et l’association qui me vient en lisant ces mots est une fois de plus La Passion selon G.H de Clarice Lispector (qui a pourtant dit n’avoir pas lu Kafka) et l’image si forte de la blatte coupée en deux par la porte du placard dans la chambre de bonne. Pour moi, aujourd’hui, un an après la lecture, tout le récit sort de la pâte blanche qui s’écoule de la bestiole. C’est, pour une fois, ce qui est plutôt rare chez moi qui suis plutôt femme de sons et de mots, une image porteuse.

La sensation de froid
« Cette sensation de froid qui est aussi l’une des premières manifestations du nouveau corps de Gregor Samsa. Ce froid ne provenait pas de la solitude ; il provenait d’une altérité. ‘Je mène dans ma famille, écrivit-il à Carl Bauer un an plus tard, parmi les gens les meilleurs et les plus aimants qui soient, une vie plus étrangère que celle d’un étranger.’ » (pp. 333-334).
Commentaire de Reiner Stach : « Étrangeté, insignifiance, exclusion, mutisme : autant d’idées que Kafka a condensées dans l’image de l’insecte de façon si parlante qu’elles entrent puissamment en résonance dans l’esprit du lecteur. » (p. 334).

Note de passage
La musique, comme la littérature, par fragments.
La « petite phrase » – Proust.
Mon empan est faible, mon attention intense mais elle épuise très vite son énergie interne, il me faut la recharger. Et mes écrans intérieurs tellement sensibles, que rapidement ils sont saturés et perdent leurs capacités.
En musique, comme en littérature, je reçois tout du très peu à la fois.
Résonances toujours plutôt que traces parce que je suis dans le sonore plus que tout autre chose (vs un Didi-Huberman par exemple).

Coincidentia oppositorum
J’écoute un intéressant disque d’Aline Piboule qui rapproche sous ce beau titre de la Coïncidence des opposés, trois compositeurs : Bach, Liszt, Olivier Greif.
Je découvre la ballade n° 2 de Liszt que je ne connais quasiment pas, me semble-t-il (j’ai pourtant énormément écouté le piano de Liszt jadis, suivant une partie de l’intégrale de France Clidat, pianiste bien oubliée aujourd’hui, me souvenant qu’alors on considérait qu’une femme ne pouvait pas jouer tout Liszt !)
Je l’écoute aussi sur youtube, par Goerner, avec la partition et une belle analyse en anglais. À titre d’exemple, début de cette analyse (on aimerait en trouver de très nombreuses de ce type, qui aident à l’écoute)
Theme 1 in B Aeolian. A desolate chant over chromatic rumbling & darkly syncopated pulses of vague harmony, climaxing at m.17  in a G13(#11) chord. Irregular phrase lengths (6+4+4+3). The chromatic accompaniment becomes its own distinct motif (Motif A) and will receive textural development over the course of the work.

Lin-Ni Liao et Emily Dickinson
Li-ni Liao est une compositrice contemporaine taïwanaise dont j’écoute le disque « Bagatelles » sur Qobuz après avoir lu une critique de Pierre Gervasoni dans le Monde. « La musique de Liao Lin-Ni, Taïwanaise née en 1977, n’a nul besoin de mots pour se démarquer des autres. Y compris dans un traitement du timbre. Elle mise sur des modes de jeu inouïs et fait paradoxalement oublier la matière sonore. Ses miniatures s’apparentent à des pièces « de passage », à des actions de commando, qui frappent l’esprit dans l’instant et laissent une trace indélébile dans la mémoire. »
Notes d’écoute :
1. gong, timbale, bruit de machine, sourd, ce mouvement grave s’allie au grave interne, la pesanteur, la gravité de toutes choses, ce qui pèse et ce qui arrive.
2. comme piano préparé cordes, rythme enjoué, ponctuation de graves, éclats de sensations fusant en tous sens
3. percussions, tringles métalliques, ondes aquatiques du grave qui s’en viennent mourir au fond du tympan.
4. Un sifflement aigu, un répertoire de bruits, les mots manquent. Un peu comme dans l’écoute du podcast Grothendieck où je ne savais, me promenant au square, l’écoutant, si les bruits venaient de l’extérieur du jardin ou de l’intérieur du podcast. Sifflements très aigus, petites batteries rythmées, grincements métalliques blessants presque pour l’oreille (ce que cette musique est très rarement, elle n’est pas du tout agressive), étrangeté de trois sons « réels », trois notes de piano, qu’ont-elles de réel d’ailleurs, elles ne sont pas naturelles, mais elles ne sont pas de la même nature que les autres. Sons de batterie et autres. Y-a-t-il de l’électronique dans ces Bagatelles ?
5. The wind can wait without the gate,  travail sonore sur une guitare, ses cordes, son coffre ? Horloge ?
8. one bird, one tree, coup de gong et glissandi
[je découvre en faisant mes recherches que Lin-ni Liao travaille souvent à partir de poèmes d’Emily Dickinson !]
9. friselis de cymbales comme du jazz, très forte amplification sur fond de ronronnement comme de moteur, acmé puis decrescendo qui se perd loin, loin, loin, long, long, long dans la résonance comme souffle qui s’éteint.
10. cordes pincées, résonances et glissendi, utilisation des caisses de résonance des instruments à cordes, guitare, violon
11. Poussières dans le vent : que vont chercher ces sons dans les fibres (musculaires et nerveuses) ? Claquements, grincements, éclatements, glissements, froissements, amplification, fading. Pièce plus longue, plus ambitieuse.
Wikipédia : « Esthétiquement, Liao Lin-ni considère ‘faire une musique qui réponde à notre corps et qui soit habitée de sens’, ajoutant : ‘Je pense que ma musique existe pour sa propre mission. Je ne cherche pas à me situer au sein du monde, mais assume la responsabilité de chaque instant, la conscience de chaque instant’
Lin-Ni Liao : « La luminosité, la clarté, la tendresse et l’humour de la poésie d’Emily Dickinson, dont s’inspirent ces compositions, sont des messages qui me permettent d’aller au-delà du silence vivant de la terre et de notre monde intérieur qui ne meurt jamais… Ces œuvres expriment la relation entre la morphologie du son et de la lumière, le son et le geste physique. L’écriture de la lumière et de l’ombre cohabite avec celle de l’instrumental dans plusieurs pièces. Les deux sont inséparables et vivent l’un dans l’autre. Ils s’unissent dans la lumière physique et le son spatialisé. »
Elle dit ailleurs travailler beaucoup sur la « respiration du son ». Elle parle d’une de ses pièces disant qu’elle est basée sur sol# et lab ; en principe la même note, sur le clavier d’un piano, mais elle dit, différence d’un quart de ton.


jeudi 11 juillet 2024

Robert Walser, la buveuse de larmes.
Une belle édition que ce livre proposé par les éditions Zoé, de courts textes de Walser, une traduction de Marion Graf, un beau papier et en couverture une œuvre de Paul Klee. Une sorte de bonheur, non ?
« Je sais, écrit Walser dans le texte intitulé Une espèce de récit, que je suis une sorte de romancier artisan. Je ne suis certainement pas un auteur de nouvelles. Quand je suis bien disposé, c’est-à-dire de bonne humeur, je taille, je bricole, je forge, je rabote, je cogne, je donne des coups de marteau et je cloue ensemble des lignes dont on comprend aussitôt le contenu. On peut, si on en a envie, m’appeler un tourneur qui écrit. Quand j’écris, je tapisse. Qu’il y ait un certain nombre d’individus bien intentionnés qui se croient autorisés à me considérer comme un poète, je le tolère, par indolence et par politesse. Mes morceaux de prose ne sont rien d’autre, à mon avis, que les fragments d’une longue histoire réaliste dépourvue d’action. Pour moi, les esquisses que je produis ici et là sont de courts ou de longs chapitres de roman. Le roman auquel j’ajoute page après page reste toujours le même et devrait pour être décrit comme un livre du moi diversement découpé ou divisé. »
→ l’incipit de ce texte, p. 35, me semble une formidable clé pour ouvrir tout le livre. J’ai été déconcertée dans un premier temps, avant de me laisser prendre, un second soir, par ces petits récits, toujours brefs, de deux à quatre pages en moyenne et qui me donnent souvent un sentiment de vertige. Écriture extraordinairement subtile, un tantinet labyrinthique mais qui épouse admirablement les fluctuations d’une pensée et d’impressions vagues, presque subliminales, dont on sent que l’écriture travaille à les élucider (éclairer, lux, lumière, étymologie d’élucider…)

Toujours le petit empan
Si je poursuis mon idée de ma faible capacité (petit empan) alors je devrais simplement imprimer des bouts de livres sur des feuilles et ne faire que lire et relire des bouts de livres, qui à la fin feraient peut-être un morceau du tout, me dis-je, lisant, imprimées par mes soins, des notes envoyées par Boris Wolowiec et le petit tiré à part que j’avais fait de citations de Semailles et récoltes de Grothendieck lors de ma grande traversée du livre.

Grandes traversées
Car moi aussi je fais mes grandes traversées et souvent elles sont également estivales. L’été dernier, alors que j’avais prévu de plonger dans Kafka dont les deux volumes de la Pléiade m’avaient été offerts pour mon anniversaire, j’ai divergé vers Clarice Lispector (je souligne à maintes reprises comme la Passion selon G.H. vient souvent s’immiscer dans ma lecture de la biographie de Kafka par Reiner Stach !). Il y eut ma grande traversée Grothendieck, la mienne d’abord et je viens d’effectuer celle de cet été sur France Culture

Neurones musiciens
Cette conviction, pas forcément fondée sur le plan scientifique, que les neurones jouent de la musique. Ces airs qui nous trottent dans la tête… Thomas Bernhard aurait dit que nous aurions tous une musique dans la tête au moment de mourir… autre intuition ? Ce propos, je l’ai entendu de la bouche de Jacques-Henri Michot dans un podcast Métaclassique de David Christoffel (titre, « Dater »).

Les harmoniques
Cette idée soudaine qu’il n’y aurait pas que des harmoniques sonores (toutes les fréquences entendues à partir de l’émission d’une note de musique) mais aussi des harmoniques autour d’une sensation, voire d’une pensée.  « Un harmonique est un élément constitutif d’un phénomène périodique ou vibratoire. Le mot harmonique est masculin, mais il est parfois utilisé improprement au féminin, en sous-entendant la fréquence associée. »
Mon idée ici serait la suivante : lorsque je frappe un do grave sur mon piano, si j’écoute bien j’entends d’autres notes, je peux d’ailleurs les jouer, qui sont des partiels de la fréquence fondamentale. En frappant ce do sur mon piano, je vais entendre le do de l’octave supérieure puis en montant un sol, puis un do, puis un mi, puis un sol, un si b, un do, etc.
Je me demande si lorsque j’éprouve une sensation, la note fondamentale de celle-ci ne comporte pas toutes sortes de sensations secondaires, nées de la sensation fondamentale. De même pour une idée, ce qui susciterait potentiellement ensuite le jeu des associations qui tant me parle, m’inspire et me fascine surtout.
(Double réaction interne : totalement fumeux mais aussi on dirait du Valéry, donc carrément le grand écart d’appréciation et de jugement de soi-même !)

Entretenir l’estime
J’ai adoré cette expression relevée dans un article sur la formation des officiers de marine à bord de porte-hélicoptères de combat. Le commandant expliquait que l’équipage faisait travailler les jeunes recrues aussi sur des cartes papier (et pas seulement avec le GPS) et qu’il fallait entretenir l’estime. Il ne s’agit pas ici bien sûr de l’estime de soi, mais de la capacité d’estimer justement une situation (elle semble manquer à bien de nos hommes politiques !). À partir des données réelles et pas simplement en confiant cette mission à un ordinateur (voire à une intelligence artificielle). Il ajoutait qu’en temps de crise ou de guerre, tous les instruments dont les marins se servent habituellement sur les navires sophistiqués pouvaient être brouillés ou être endommagés. Il fallait donc être encore capable de juger à l’estime !

Ce terrible hiatus
Il y a un monstrueux (oui !) décalage entre le temps même généreux que je prends pour lire un livre et celui, la plupart du temps considérable, que l’auteur a pris pour l’écrire. Je ressens ce hiatus comme une aporie (aporia, sans chemin, sans issue).

Oh cette dame !
Terrible portrait par Walser, dans La buveuse de larmes (mais ce n’est pas elle) d’une dame qu’il observe, sans doute dans un café et qui semble en train d’écrire. Elle « vivait au jour le jour tout en prenant chacun de ses jours comme sujet d’écriture, se mirant, pour ainsi dire, dans ses intellectualités » (p. 43) Je crains que cela puisse (parfois ? toujours ?) s’appliquer à moi.

Les identités
Il y a tout un jeu sur les identités : qui observe ? qui est observé ? qui décrit ? comme si l’auteur s’écrivait en narrateur se disant auteur des réflexions et des observations. Le curseur bouge sans cesse, il y a là quelque chose de vertigineux, que je me souviens avoir éprouvé un jour, il y a près de vingt ans, écoutant Jacques Roubaud dans un lecture publique d’un texte qui se mordait littéralement la queue, de telle sorte qu’embarquée sur une idée de sens, je me trouvais vite égarée et comme abandonnée. Je ne saurais plus, hélas, dire de quel texte il s’agissait.
Eh bien, si ou presque ! Une petite incursions dans un site pas mal fait qui s’appelle Poezibao me signale cela, lecture Double Change, Jacques Roubaud et Keith Waldrop, 20 avril 2005 : « Et si l’on a beaucoup ri on a aussi beaucoup pensé, sur le fil de la lame entre humour et métaphysique, à la limite du vertige. Tant dans la lecture des poèmes de Roubaud, paradoxes logiques et contraintes sur fond d’inlassable questionnement sur le sens que dans l’histoire extraordinaire de Jacob Delafon (dire Iakob Delafone) relatée par Keith Waldrop dans son dernier livre paru aux Etats-Unis* et en cours de traduction par Olivier Brossard qui a donné, à la suite de la lecture en anglais du poète, de larges extraits de son work in progress. »
*The Real Subject. Queries and Conjectures of Jacob Delafon (Omnidawn, 2004)

Humour encore
Chez Walser aussi, il y a énormément d’humour, d’ironie, une moquerie parfois bien grinçante et ce qui est terrible c’est qu’on se (je me) sent visé par ces caricatures et ces vacheries walsériennes.

Note de passage
Il arrive que la réalité soit radio-active pour la psyché.

J’ai rencontré Grothendieck au square !
Au square, dans un coin un peu à l’écart, occupant tout un banc, comme une petite maison, un homme. Entouré de sacs et paquets, façon clochard (je trouve le mot plus beau que SDF !). Il est plongé dans un grand cahier, couvert de formules (mathématiques), qu’il transpose ou copie / recopie d’un autre cahier. Il est complètement absorbé, et moi, passant à trois reprises devant lui dans mon périple pédestre, je songe de plus en plus à Alexandre Grothendieck, à qui j’ai fait ces derniers temps des visites prolongées.

Aline Piboule
Marchant, j’écoute un disque de la pianiste Aline Piboule, dont j’ai déjà parlé en raison de son titre magnifique, Coïncidentia oppositorum, dont je vais découvrir à quel point il est justifié. Aujourd’hui j’écoute attentivement la très belle sonate d’Olivier Greif, op. 21 ; n° 303, « Codex Domini ». Après avoir réécouté la ballade n° 2 de Franz Liszt. Oui les opposés coïncident, les œuvres se répondent, notamment par un même contraste chez Liszt et chez Greif, de passages intensément lyriques, de mélodies parfois déchirantes, prises, voire comme étouffées par des déchaînements dans le grave, des houles de notes dont on se demande si elles vont ensevelir le petit esquif chantant.
[Quand j’ai écrit « houle de notes », je ne savais pas qu’un des substrats de la Ballade de Liszt était la tragique histoire de Léandre et Hero !]
Belle citation, dans la pochette du CD, de Marie-Pierre Lassus, dans un livre intitulé Gaston Bachelard musicien (je salue ici mon amie Françoise Ascal, grande bachelardienne et fine connaisseuse de la musique – et j’achète immédiatement ce livre qui par bonheur existe à un prix accessible au format numérique ce qui n’est pas le cas du livre papier d’occasion qui est très cher) : « Tenant son existence d’une alliance trouble entre sensualité et transcendance, entre magie et rationalité, la musique est la seule, parmi tous les arts, à pouvoir faire entendre simultanément l’immanence et la transcendance. Elle réunit en elle les pôles de l’affectivité en assurant le passage du démoniaque au divin, du sensuel au religieux. Art éminemment charnel, elle est aussi le plus immatériel de tous et laisse en nous les traces physiques de son passage pour faire de la transcendance une expérience vécue. »
À propos d’Aline Piboule : j’avais écrit dans le défunt Muzibao un article sur son premier disque qui était consacré à Dutilleux et Fauré.

Sonate “Codex Domini” d’Olivier Greif
Note d’écoute : un petit thème récurrent lancinant dans le premier mouvement, en main droite, comme une ritournelle, progressivement enrichie par la basse puis carrément mise à nu ensuite. Le nom de ce mouvement est « Varsovie / Prague ». Ce premier mouvement est très beau. Le second, « Munich », est hyper-bref quelques secondes, quelques coups et un très grand silence ; et le troisième, n’a pas de nom. Il commence par un petit thème qui évoque en effet puissamment le choral de Bach Ich Ruf zu dir et celui de la Ballade de Liszt. Il y aura aussi un puissant staccato et à la fin une partie très chargée, virtuose, puis un émiettement vers le silence.


vendredi 12 juillet 2024

Chaos
Tout est bouché, ciel et situation politique. Il fait gris et frisquet et les complications tournent au sac de nœuds inextricables.
L’état normal de tout système n’est-il pas le chaos ? N’a-t-on pas fini par détruire, en ne contrariant pas assez l’entropie notamment, tout ce qui maintient le système. N’est-il pas désormais livré à sa nature. Le climat en particulier ?

Signe de ponctuation
Dans son livre sur Bachelard et la musique, Marie-Pierre Lassus évoque la question de la ponctuation soulevée par Bachelard, qui se plaignait qu’il n’y ait pas de signe entre ? et !. C’est très juste, un tel signe manque parfois, un signe qui pourrait correspondre au « hum », qui indiquerait un doute relatif, teinté plus ou teinté moins, le fameux pt’être ben que oui, pt’être ben que non !!!

Attention
Dans le Monde des sciences, je suis toujours friande de la petite chronique 10 000 pas et plus de Sandrine Cabut. Cette semaine, elle s’interroge sur les capacités attentionnelles des grands champions et rapporte les propos du chercheur en neuro-sciences cognitives, Jean-Philippe Lachaux. Je note cela : « L’attention est sans cesse bousculée par deux forces, il y a d’une part celle qui dirige vers ce qui est saillant : cela correspond au système dit ‘pré-attentif’, qui oriente de façon réflexe l’attention vers tout ce qui est brillant, coloré, sonore ; d’autre part l’attention peut être attirée vers ce qui procure une gratification immédiate, en lien avec le système de récompense, qui carbure beaucoup à la dopamine. Comme tout le monde, les grands sportifs ont des distracteurs mais ils peuvent rester globalement concentrés car ils les maîtrisent. Leur cortex pré-frontal, centre de l’attention volontaire, est capable de fixer un cadre qui limite fortement l’action du système préattentionnel et du circuit de la récompense. » (10 juillet 2024, dans Le Monde)

Musicothérapie
On parle de musicothérapie, donc d’un soin possible par la musique. Mais plus simplement, est-ce que la musique n’agit pas comme certains médicaments psychotropes. Il suffit de penser à ces états de bien-être, parfois d’euphorie, que l’on peut ressentir après avoir écouté de la musique, ou en avoir joué. Quel ‘mouvement’ elle apporte à ce qui est figé, morne, faisant alors véritablement effet anti-dépresseur, au sens le plus concret du mot, contrariant la stase, regonflant toutes choses pour qu’elles prennent un peu d’élan, voire d’envol.

Bachelard et la musique
J’entreprends donc la lecture d’un livre « tombé du ciel » de Marie-Pierre Lassus, Gaston Bachelard, musicien, une philosophie des timbres et des silences. Tombé du ciel car j’ai été mise en contact avec ce livre au travers de tout un processus de liens ! Point de départ, le disque d’Aline Piboule avec cette citation sur la musique qui ouvre le livret du CD. Je trouve là une allusion à Bachelard et à cette étude sur son rapport à la musique. Je travaille davantage hier après-midi sur ce disque, sur son bien intéressant livret dont je recopie des extraits dans mon journal d’écoute. À titre indicatif, j’utilise aussi beaucoup cette excellente application découverte il y a quelques mois, qui s’appelle DayOne, qui est en fait une application de journalisation, dans laquelle je peux créer autant de « journaux » que je le veux. Je suis partie d’un simple journal photo, une photo par jour, pour déployer aujourd’hui une petite quinzaine de journaux : Ecoutes, citations, mots, images, etc. comme autant de « collections ». Je cherche donc ce livre, il est épuisé et disponible sur papier uniquement à un prix élevé. Mais heureusement, il faut le dire quand ça arrive, il y a une version numérique, très abordable, qui se retrouve en cinq minutes sur ma liseuse.
Incipit du livre : « Si comme le pensait Nietzsche, ‘les hommes supérieurs se distinguent par le fait qu’ils entendent infiniment plus’, Bachelard figure parmi ces esprits pour qui penser et sentir est une seule et même chose. L’objectif de ce livre n’est pas tant de découvrir en ce philosophe un musicien que d’étudier les enjeux d’une phénoménologie de l’écoute dans l’expérience musicale qui permet de faire l’épreuve de soi, de ‘voir et entendre, ultra-voir et ultra-entendre, s’entendre voir et s’entendre écouter’ (Bachelard). Cette conception est le fruit d’une activité créatrice intense, qui se déploie dans la musique de manière privilégiée et répond à une autre logique, fondée sur des critères éthiques et non forcément artistiques.
Marie-Pierre Lassus, Gaston Bachelard musicien: Une philosophie des silences et des timbres (p. 3). Presses Universitaires du Septentrion.
Il s’agit de rien moins que de nourrir sa vie et à l’entretenir grâce à l’exercice quotidien de la lecture active et de la pratique artistique. Autant dire que je suis bien « sur zone » !

Une ‘pensée avec la peau’
« Nous voudrions montrer que l’univers bachelardien est un univers musical et actif dans lequel la vie doit vouloir la pensée. À condition toutefois de reconnaître comme telle une autre forme de pensée, une pensée avec la peau dont le mode actif est venu concurrencer chez lui le mode réflexif. » (p. 9)
Cette pensée avec la peau, une expression de Bachelard dans La Terre et la rêverie de la volonté.
→ Il me semble que c’est vers elle aussi que conduit la méditation de pleine conscience.

La musique comme pur fantôme de l’imagination
« Si nous voulons étudier cette intégration du silence au poème, il ne faut pas en faire la simple dialectique linéaire des pauses et des éclats le long d’une récitation. Il faut comprendre que le principe du silence en poésie est une pensée cachée, une pensée secrète » affirme Gaston Bachelard. C’est donc à la recherche de cette pensée ‘cachée sous les sédiments expressifs dune géologie du silence’ que je me suis livrée, précise Marie-Pierre Lassus,  afin de découvrir le rapport singulier qu’entretenait Bachelard avec la musique. Ma thèse est que cet art fut le véritable fantôme de son imagination, le « clair-obscur »16 de son être, sa partie vibrante. » (p. 10)
Elle ajoute plus loin faire l’hypothèse que l’écriture de Bachelard ne passe pas tant par le langage que par la musique et le silence qui la constituent. (p. 11)

Seulement lecteur
« Ni poète, ni linguiste, ni philosophe, ni même ‘scientifique’, Gaston Bachelard ne se reconnaissait qu’une seule compétence, la lecture. Nous ne sommes qu’un lecteur, qu’un liseur, a-t-il écrit dans La terre et les rêveries du repos, cité p. 12
→ et bien évidemment, j’endosse entièrement, pour ce qui me concerne, cette position, qui n’est pas une posture ! Je ne suis pas poète, pas écrivain, pas musicienne, pas photographe, je vais écrivant, lisant, jouant et écoutant de la musique, prenant des photos, mais ma vraie identité est celle de lectrice, de liseuse !
« Je partirai donc de cette réalité créatrice de la lecture et de l’écriture bachelardienne pour étudier l’hypothèse de la musique comme modèle de tous les arts par l’activité qu’elle met en œuvre pour nous faire éprouver la vie. » (p. 14)
Elle n’élude pas la double question : personne n’a vraiment étudié cette question de la musique dans l’œuvre de Bachelard d’une part, et surtout, elle semble aussi très absente de cette œuvre : « Mais si la musique occupe une place privilégiée dans son œuvre, comment se fait-il qu’il n’en ait jamais parlé ? Nous proposons de poser autrement le problème en nous plaçant sur le plan du phénomène et de l’expérience pour essayer de comprendre le rôle de la musique chez Bachelard et le sens de sa présence-absence dans sa vie comme dans son œuvre. » (pp. 15-16)
Plus loin, dans cette sorte d’introduction Marie-Pierre Lassus explique encore : « En suivant la méthode de Gaston Bachelard, nous avons décelé dans sa poétique l’existence d’un en deçà, de nature musicale, jamais pris en compte dans les analyses littéraires, et sur lequel nous nous appuierons pour démontrer que ce n’est pas l’image qui est le point de départ de la rêverie mais le son et avant cela, le rythme. » (p. 18).
Insistons : « G. Bachelard s’inscrit donc pour nous dans cette lignée de philosophes-musiciens ayant tenté de penser autrement le monde, par le sens de l’ouïe et non par celui de la vue sur laquelle repose toute la pensée et la philosophie occidentales depuis l’Antiquité » (p. 23)

Il jouait du violon
Je relève aussi cette petite note qui a tout son intérêt ! « Parmi les gens qui l’ont connu, Jean-Claude Pariente et sa femme confirment que le philosophe pratiquait le violon et qu’il avait l’oreille absolue. Quant à Suzanne Bachelard, sa fille, elle était une musicienne avertie, jouant assidûment du piano et se rendant au moins trois fois par semaine au concert (dont elle conservait tous les programmes) ».

Reiner Stach et les problèmes de méthode
Souvent Reiner Stach fait allusion aux problématiques qu’il rencontre dans sa tentative de composer cette biographie de Kafka et à ce titre-là aussi, le livre est passionnant et très instructif : « L’influence des événements politiques sur la vie extérieure et intérieure d’un individu compte parmi les problèmes de méthode les plus complexes rencontrés par le biographe. C’est d’autant plus vrai lorsque même des catastrophes de grande ampleur, celles qui labourent le destin de millions d’individus, ne laissent – comme chez Kafka – que des traces infimes dans les documents autobiographiques. » (pp. 387-388)
Autre difficulté : « ‘Biographie’ est un mot d’origine étrangère ; ‘écriture de la vie’, telle pourrait être sa traduction littérale. Or la biographie se tait presque toujours là où l’écrit finit et où la vie commence. Le biographe n’y était pas. Son travail est de reconstruction, et ses matériaux ne sont pas les faits, comme le lecteur aime à le croire, mais leur empreinte dans la langue, dans des mots écrits, imprimés, transmis à la postérité. (…) la part spontanée, corporelle, organique de la vie, cela qu’on a jadis pu chercher à saisir par cette désignation emphatique de la Vie, avec une majuscule, a tendance à forclore l’écrit. » (p. 449).

L’histoire avec Felice
Dans les pages qui suivent, à partir de 1913, on va voir se déliter tragiquement et si douloureusement pour les protagonistes l’histoire avec Felice Bauer, fiançailles prononcées, mais intenables, qui mèneront petit à petit à la séparation. C’est que Kafka se sent incapable de vivre la vie maritale, il sent à quel point cette vie, même avec la femme qu’il aime, serait totalement incompatible avec cette nécessité vitale, existentielle, qu’est pour lui l’écriture. « on ne peut pas être assez seul quand on écrit, voilà pourquoi il ne peut pas y avoir assez de silence autour de soi quand on écrit, la nuit est encore trop peu nuit. Voilà pourquoi on ne peut pas avoir assez de temps, car les chemins sont longs et on s’égare facilement » (pp. 405-406).
Il a même cette idée terrible : « Souvent déjà, j’ai pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait d’être, avec un nécessaire à écrire et une lampe, dans l’espace le plus intérieur d’une cave étendue et close. La nourriture, on me l’apporterait, on la déposerait toujours loin de mon espace derrière la toute première porte de la cave. » (p. 406).

Paul Valéry, le premier vers et Kafka
Dans le livre de Stach, Valéry est cité : « Dans nombre de cas, un poète fait un long poème au moyen, et à cause d’un seul Vers qui lui vint d’abord et lui semble bon […]. Ce vers lui vint par un état assez semblable au rêve, état complet et bien isolé […]. Il s’agit de faire avec ce vers un poème. Alors le roman se met à se prolonger, à se coordonner, etc. et la difficulté consiste à se replacer dans des états dignes du premier. Le diable est de continuer »
Et commentaire de Stach : « Kafka n’aurait pas hésité à souscrire à cette analyse. Car ce que Valéry nomme ici le ‘roman’ (et qu’il tint toute sa vie en piètre estime) est le moment de l’artisanat, de la technique littéraire : le premier vers a été trouvé, ceux qui suivent sont fabriqués. Or cette fabrication ne peut se produire dans un état de rêve, car elle exige conscience, distance, calcul. C’est pourquoi le fait de ‘continuer’ s’accompagne inévitablement d’un deuil, celui de la liberté et de la jouissance d’un engendrement pur. » (p. 416).
« Car ce que Kafka exigeait de ses textes – et qu’il a largement réalisé dans les récits achevés qui suivirent le Verdict – était bien davantage qu’une clôture de la forme extérieure : c’était une cohésion sans faille du réseau des renvois internes, une parfaite connexion de tous les motifs, images, vocables. Il n’y a pas chez Kafka le moindre rebut narratif, ni de motif sans suite, ni de détail purement illustratif – qu’il s’agisse de la couleur d’un habit, d’un geste caractéristique ou seulement de l’indication de l’heure. Tout signifie quelque chose ;tout renvoie à quelque chose ; tout revient. » (p. 417).
→ Pour moi, cette phrase ‘Tout signifie quelque chose ; tout renvoie à quelque chose ; tout revient’ est fondamentale. Tout est symptôme, rien ne doit être considéré comme insignifiant, sans intérêt. L’abolition, par dire d’autrui, du sens possible de ce que l’on dit ou vit est profondément délétère.

Les deux grands principes de l’art verbal
Bien féconde aussi cette remarque de Reiner Stach : « Les deux grands principes de l’art verbal, le mot donné spontanément et le mot pensé jusqu’au bout sont incompatibles et ne peuvent coexister durablement. Ce sont des pôles, on peut les atteindre l’un et l’autre. Mais non, comme le croyait Kafka, en une seule et même expédition. » (p. 418)


samedi 13 juillet 2024

Paysage sonore
8.18 h : piaillements ténus des martinets – ronflement sourd du moteur d’une machine – un tiroir coulisse sur ses rails, léger heur de sa fermeture – rémanence d’une voix qui vient de se taire et qui a bercé l’âme triste.

Comme un rameur d’élite
« La lucidité accrue de Kafka pénètre tout également, même le plus douloureux (…) ‘Haine de l’introspection active, lit-on en décembre dans le journal. Des interprétations d’états d’âme comme : Hier j’étais comme ci à cause de ceci, aujourd’hui je suis comme ça à cause de cela. Ce n’est pas vrai, ni à cause de ceci ni à cause de cela et donc ni comme ci ni comme ça. Se supporter tranquillement sans précipitation, vivre comme on le doit, ne pas se tourner autour comme un chien.’ » (la citation est extraite du Journal du 9 décembre 1913, cité par Reiner Stach p. 652)
Mais plus loin en voici une autre. Lisant un certain par Siegfried Jacobsohn, il écrit : « Cette force de vivre, de décider, de poser avec joie le pied au bon endroit. Il est installé en lui-même comme un rameur d’élite le serait dans son bateau et dans n’importe quel bateau. J’ai eu envie de lui écrire. » (p. 667).
→ Magnifique expression qui me renvoie à « Aviron », un des livres qui compose un homme selon de Pierre Magnier (oui je l’avoue, plus qu’aux jeux dits olympiques !) que ce « installé en lui-même comme un rameur d’élite le serait dans son bateau ». Et ce fut un des aspects évoqués dans une vidéo de présentation de la Grande Traversée « Kafka métamorphosé » de France Culture que ce goût du sport, cette attention à son corps qui caractérisaient Kafka, loin des clichés que l’on peut avoir de lui. Il y avait une dimension ascétique, il était végétarien, mais il nageait souvent et très bien, a eu son propre canoë pendant des années. La natation, cela me renvoie aussi à une idée qui vient contrebalancer toutes sortes de clichés, celle de Valéry en grand nageur ! Qu’il était !
→ J’ose dire que je me sens parfois dans mon Flotoir le bien nommé comme une rameuse d’élite dans mon bateau. Là et pas ailleurs, je le précise.

Une vidéo de présentation de la Grande Traversée « Kafka métamorphosé ».
Hier j’ai passé un long moment à regarder la vidéo d’une rencontre qui s’est tenue au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, à l’occasion du lancement de la Grande Traversée « Kafka métamorphosé » de cet été sur France Culture. Série réalisée par Christine Lecerf, qui animait la réunion. Le cœur de cet ensemble est de montrer comment notre perception de Kafka se métamorphose peu à peu, par la révélation progressive de pans entiers de sa vie, de sa personnalité précédemment enfouis sous une vision quasi mythique (et bourrée de clichés) de l’écrivain. C’est assez passionnant et bien sûr cela recoupe totalement le travail de la biographie de Reiner Stach, qui est partie prenante dans ce grand ensemble de 5 heures. Que j’ai commencé à écouter, puisque cette « Grande traversée » est déjà disponible en podcast. Je retrouve ‘mon’ France Culture (comme dans Les Nuits de France Culture) avec ce travail en profondeur, loin de l’agitation médiatique d’aujourd’hui qui caractérise trop, selon moi, France Culture depuis quelques années. J’ai tellement besoin de ces territoires hors-actualité, hors marche du monde, hors histoire, histoires et Histoire. Dans ces émissions-là se disent des choses qui ne se disent nulle part ailleurs dans le monde des médias.

À propos de l’ascèse
On se rend compte en découvrant les nœuds inextricables de la relation avec Felice Bauer, marquée par une double demande en mariage, ce qui n’est pas rien et que Reiner Stach explore très largement, que ce qui retient Kafka c’est une double conviction : s’il n’écrit pas, il ne peut survivre – et pour écrire il lui faut la plus absolue solitude et pas une solitude ponctuelle, une solitude existentielle.
Il parle d’ascèse : « L’enjeu véritable avait un nom, un nom que Kafka prononçait rarement : ascèse. Mot magique, complexe enchevêtré d’images, de motifs culturels, de traits idiosyncratiques, d’angoisses et de techniques psychologiques raffinées qu’il avait intégré pleinement à sa manière de penser et de sentir, et dont il fit progressivement une zone centrale de son identité. C’est à juste titre qu’il s’attribuait des ‘capacités ascétiques grandioses et innées’ et il est impressionnant de voir avec quelle fermeté et quelle rigueur Kafka, bien loin de souffrir du manque de volonté qu’il se reprochait, avait soumis sa vie à la loi du renoncement et du dénuement intégral depuis la fin de ses ‘années de formation’ : renoncement au chauffage, à la viande, aux stimulants, aux médicaments. Réduction de son alimentation, renforcement de son corps, sobriété de son lieu de vie. Ascèse d’abord négative, refus entêté et parfois vétilleux dont on souriait derrière son dos et auquel son père réservait des commentaires méprisants, sans que le cap ainsi choisi s’en modifie le moins du monde. Or l’ascèse n’est pas une cure d’austérité qui a sa fin en elle-même ; elle est avant tout une discipline de maîtrise et d’élaboration de soi, sous-tendue par l’utopie d’un contrôle total sur le corps, le moi et la vie individuelle : tel est le champ de forces dans lequel s’enfonçait progressivement Kafka, et sur lequel en vinrent à se régler tous ses centres d’intérêt, ses habitudes, ses préférences. Régime à base de fruits et de noix, mastication méthodique, exercices de gymnastique, longues marches à pied – on verserait dans une projection naïve et presque comique de nos idéaux actuels de fitness si l’on déduisait de ce souci du corps que Kafka cherchait à « maigrir » dans n’importe quel sens du terme. C’est plutôt le contraire : Kafka se déploie en prenant soin de son corps et en le façonnant ; il accroît son contrôle non seulement sur ce corps, mais sur la perception qu’il en a intimement, sur la façon dont il s’y sent chez lui ou non. Et il éprouve des réserves croissantes, il éprouve même de la haine à l’encontre de tout ce qui remet en cause l’autonomie ainsi conquise : contre les médecins ignorants qui traitent son corps comme des plombiers, contre les médicaments qui entraînent des effets imprévisibles. Il est par exemple indigne, peste Kafka, de prendre de la valériane pour remédier à l’insomnie : ce n’est tout de même pas une carence en valériane qui l’empêche de dormir » (pp. 699-700).


dimanche 14 juillet 2024

Kafka si présent
Je ne le quitte pas, croisant ma lecture de la biographie de Reiner Stach (j’arrive au bout du tome 1), la Grande Traversée de France Culture et la vidéo du Musée d’art et de tradition du judaïsme où l’on voit Christine Lecerf, entourée de quelques intervenants, évoquer la construction de cette Grande Traversée.
Je reviens de mon jardin (public) où j’ai marché (et me suis assise aussi) en écoutant la Grande Traversée Kafka, toute la fin de l’épisode 2, « les cauchemars d’un fondé de pouvoir » et le début de l’épisode 3, « L’animal de la forêt » ; tout un jeu d’écho donc entre la biographie de Stach, la vidéo de la MAHJ et cette Grande Traversée. Aujourd’hui un épisode passionnant qui montre toute l’importance de la vie professionnelle de Kafka pour son écriture, sa connaissance très tôt des usines et des machines et des risques inhérents à toute cette industrie. Il y aurait près de 600 pages de travaux professionnels de Kafka, il œuvrait, en juriste, sur les accidents du travail) qui mériteraient traduction et publication, selon l’un des intervenants. Ceux-ci sont tous de haut niveau mais pas englués dans une vision passéiste de Kafka bien au contraire : Reiner Stach, Hans Gerd Koch, coordinateur scientifique de l’édition critique de l’œuvre de Kafka, Hanns Zischler, acteur et réalisateur, Hans Dieter Zimermann, universitaire, Tomasz Kraus, président de la société Franz Kafka de Prague, Régis Quatresous, traducteur, Philippe Zard, professeur d’Université

La voix de Kafka
Christine Lecerf explique dans la vidéo avoir très longuement cherché une « voix » pour lire les textes de Kafka, pour incarner Kafka. Je pense quant à moi qu’elle a magnifiquement réussi, avec le choix d’un interprète qui a une voix très douce, dans le médium, très légèrement traînante, avec un soupçon d’accent étranger. Il s’agit de la voix de Tom Mercier, acteur franco-israélien né en 1993. Suivre le lien pour l’écouter lire : « Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912, Kafka écrit Le Verdict (paru en 1913) : ‘Tout alentour, les hommes dorment (…) Et toi, tu es éveillé, tu es l’un des veilleurs. Pourquoi veilles-tu ? Il faut qu’il y en ait un qui veille, voilà ce qui est écrit. Il faut qu’il y en ait un qui soit là.’ »
Dans un article du Monde, il est question de l’intuition magnifique de Christine Lecerf : « Enfin, elle a eu une géniale intuition : celle de confier la voix de Kafka à Tom Mercier, l’homme-oiseau dans Le Règne animal (2023), de Thomas Cailley. Et c’est vertigineux. Rien de récité, rien de récitant chez l’acteur israélien : il est le mot qui s’incarne, le mot qui résonne. » (Emilie Grangeray dans le Monde du 3 juillet 2024)
L’auteur de l’article présentait ainsi la grande Traversée : « En ces temps extrêmement obscurs, traverser Kafka avec Christine Lecerf est un cadeau prodigieux. Germaniste, productrice de ‘Grandes Traversées’ remarquables (Shakespeare, Arendt, Hugo), elle nous invite à découvrir un Kafka qu’elle qualifie de ‘métamorphosé’ dans le titre de son podcast. Au-delà du clin d’œil, elle propose de ‘métamorphoser notre regard sur le maître de la métamorphose en littérature’. Et de préciser : ‘Kafka a longtemps été méconnu parce qu’il vient d’une région d’Europe qui a subi un ensemble d’effacements dans l’histoire : dislocation de son pays natal d’abord (la Bohême), puis, avec la Shoah, disparition d’une culture et d’une langue. Enfin, mise sous cloche, jusqu’en 1989, de chercheurs et de témoins ». (source)
→ J’ose dire que Kafka est toujours le veilleur, peut toujours être pour nous, dans ce monde chaotique, celui qui est là et que le lire peut dans le même temps nous aider à ne pas flancher et accentuer notre désespoir.

Portrait
petite fille, 10 ans, toute menue et déliée, short et débardeur rouge et rose – aborde la pelouse verte en deux roues magistrales – puis bondit jusqu’à sa serviette sur laquelle elle plonge et s’affale. Une poignée de secondes, un trait de vie intense.

Kafka et la guerre
Quand la guerre éclate, l’administration de Kafka envoie une lettre pour qu’il ne soit pas mobilisé, le pensant extrêmement utile à l’office d’assurances où il travaille et de fait, très vite, le dit Office va voir affluer les blessés de guerre. Comme dans toute guerre (c’est une loi), les blessés de guerre sont occultés, ce sont les grands perdants, non seulement on ne leur accorde aucune reconnaissance et empathie, mais bien plutôt on les cache, on les traite de simulateurs quand leurs troubles sont psychiques, d’ordre traumatique. Terrible cette scène relatée dans le podcast où à l’arrivée d’un train de blessés de guerre, une sorte d’isoloir de draps et tapis est dressé autour d’eux (comme pour une scène de crime et c’en est une au fond), pour que personne ne les voit. Kafka sera à l’initiative d’un projet d’établissements spécialisés pour les soigner et les aider, notamment ceux qu’on appelait les « trembleurs de guerre ». Deux guerres nous touchent suffisamment aujourd’hui pour que tout cela résonne fortement en moi. C’est aussi auprès de ces blessés qui vont se presser dans son bureau que Kafka va contracter la tuberculose.

Mémoire sensorielle
« Passionné de littérature, G. Bachelard n’a pas souvent parlé de musique dans ses écrits. Quand il en parle, il ne parle pas technique mais sensation. Ainsi, dans l’une de ses causeries radiophoniques, il évoque la nécessité d’une ‘double lecture’, intellectuelle et sensorielle, celle-ci étant la seule capable de rendre compte de ce savoir viscéral inscrit en nous et auquel nous renvoie la musique, celle de la langue en particulier, qui conserve le souvenir d’un langage ancestral, antérieur aux mots, dans lequel la musique n’était pas séparée de la langue. De cette oralité ancienne et idéalisée, l’in-fans et le primitif sont les gardiens d’après Bachelard qui y retrouve la seule attitude possible devant la création. » (p. 44)

A propos de l’ascèse
Kafka toujours, sur la question de l’ascèse encore : « Il ne fait guère de doute que c’est l’angoisse qu’inspirait à Kafka la porosité de son moi – angoisse d’une abolition de ses frontières personnelles, angoisse d’une désintégration, angoisse, à terme, de la mort – qui le poussa progressivement à adopter cette stratégie de survie ascétique. » (Reiner Stach, pp. 701-702). Un peu plus loin : « l’angoisse de Kafka était beaucoup plus générale, et elle était parfaitement justifiée : des variations d’humeur incontrôlables, des fantasmes obsessionnels, des rêves qui le submergeaient à l’état de veille, des pulsions qui pénétraient sa conscience tels des coups de feu, des impressions qui débordaient son moi des heures durant – Kafka savait pertinemment qu’il vivait dans des extrêmes psychiques qui restaient inconnus à presque toutes les personnes qu’il avait jamais rencontrées et qui donc, en un sens, n’était pas normaux. » (pp. 702-703).
Et plus loin encore, le clou est bien enfoncé : « Kafka, semble-t-il, a eu besoin de plusieurs années pour comprendre qu’il était en passe d’ériger un système de contraintes qui, certes, rehaussait sa vie sur le plan narcissique, mais consumait en même temps toute son énergie vitale. Dans son récit Le Terrier, il a trouvé pour illustrer cette situation l’image la plus pénétrante qui soit : un moi qui s’emmure pour rester autarcique se trouve en état de siège permanent et se condamne ainsi à une vigilance éternelle. Tout est pareillement menaçant ; tout est pareillement vulnérable. Nulle part on ne peut baisser la garde, la plus petite négligence est sanctionnée, et la moindre porosité détruira le ‘terrier’ psychique » (pp. 707-708).


lundi 15 juillet 2024

De notre perception des œuvres
Reiner Stach, dans les pages 790/792 du Tome I de la biographie de Kafka soulève un problème très important : en quoi les interprétations, les études savantes, les mises en scène d’une œuvre, surtout quand il s’agit d’une très grande œuvre, comme celle de Kafka, pèsent-elles sur notre lecture, sur notre réception de l’œuvre, on pourrait presque dire la polluent ? Une métaphore m’est venue : comme si nous n’avions plus accès à ce qu’en photo on appelle le fichier RAW (= brut, avant toute compression de type jpeg), mais uniquement à ses innombrables transformations (parfois manipulations !), par des logiciels étrangers à nous-mêmes ? C’est sans doute pourquoi j’ai toujours fui ou évité, dans toute la mesure du possible, toutes les « adaptations » (ce seul mot me fait frémir en ce qu’il suppose d’infidélités)
« Dès les années 1930 et 1940, l’œuvre de Kafka a servi de banc d’essai à des méthodes exégétiques toutes plus rigides les unes que les autres : lectures psychanalytiques, religieuses, sociologiques, interprétations immanentes… Et chacune de ces tentatives a laissé une trace dans le champ d’associations qui s’attache au nom international de Kafka. Ces luttes acharnées pour imposer la bonne « clef de lecture », ou même le simple nombre des expéditions qui s’élancèrent à la queue leu leu vers les sommets du « sens » – tout cela peut nous paraître comique, mais n’en jette pas moins une ombre sur notre lecture du roman » (p. 792)

De la fête (et du bruit)
Toute soi-disant fête génère un bruit effrayant au sein duquel sirènes de police et d’ambulance sont prédominantes.

Lire
Le livre est comme une barque qui m’attend à quai. Je saute dedans et parfois, embarquée, je n’arrive pas à lever l’ancre, parfois je fais du cabotage côtier et parfois, hop, bon vent, grand vent porteur, je pars loin au large. Au point qu’il peut m’arriver d’avoir du mal à « revenir » à moi.

Le retour de l’écriture
Kafka est enfin seul, même si la question du mariage avec Felice n’est pas encore tout à fait réglée semble-t-il et ne le sera qu’en 1917 quand il se découvrira atteint de la tuberculose. Mais les conditions semblent réunies pour que ce qui fermente en lui depuis tant de temps commence à éclore : « il sentait se creuser en lui une déclivité intérieure, une tension nerveuse. Des scènes aux contours nets, des images, des phrases traversaient son esprit ; il connaissait cette rumeur, il l’attendait depuis qu’il avait dû remiser les pages du Disparu, plus d’une année et demie auparavant. ‘Si je ne me sauve pas dans un travail, je suis perdu’. Cela, il pouvait l’écrire, car le salut était proche. (p. 775).

Du Procès
À l’intérieur de la biographie, Stach consacre de nombreuses pages aux œuvres elles-mêmes (ce qui n’est pas le cas, loin s’en faut, de toutes les biographies, ce qui l’était, magistralement, dans celle de Danilo Kiš par Mark Thompson). « Le Procès de Kafka est un monstre. Rien n’y est normal, rien n’y est simple. Qu’on se penche sur sa genèse, son manuscrit, sa forme, son sujet ou son sens – le résultat reste le même. Ténèbres où que le regard se porte. » (p. 779)

Conscience d’une limite
Stach montre comment Kafka qui a tant buté sur son roman, a pris conscience qu’il ne pouvait sans doute développer ce qu’il voulait développer que dans le cadre de textes plus courts : « Son désir de se délivrer comme en extase et sans interruption des images et des scènes issues de son intériorité – comme s’il donnait naissance à un organisme vivant – était voué à l’échec dès lors que ces images outrepassaient le cadre d’une short story pour se déployer en un cosmos à part entière. » (p. 781).
Kafka lui-même écrit : « Mais la force dont je dispose pour cette représentation est totalement imprévisible, peut-être a-t-elle déjà disparu à jamais, peut-être me reviendra-t-elle tout de même encore une fois, les circonstances de ma vie ne lui sont certes pas favorables. C’est ainsi que je vacille, je m’élance sans arrêt au sommet de la montagne, mais à peine si je peux un instant me maintenir en haut. D’autres vacillent eux aussi, mais dans des régions basses, avec de plus grandes forces ; menacent-ils de tomber, le parent les rattrape qui marche auprès d’eux dans ce but. Mais moi je vacille là-haut, ce n’est pas la mort hélas, ce sont les éternels tourments du mourir ». (pp. 783-784).
Précision de Reiner Stach, à ce moment-là, été et automne 1914, Kafka entame la phase la plus féconde de sa vie créatrice. « On peut deviner d’où provient ce brusque apport de combustible : c’est ce même quantum d’énergie que sa lutte en vue du mariage a consumé des mois et des années durant. On croirait assister à un lever de rideau. Depuis longtemps plongée dans la pénombre, la scène intérieure se met à resplendir d’une sorte de lumière électrique. Surgissent des personnages, des scènes, des paysages, réels et incarnés comme en un rêve fiévreux. » (p. 785)
→ Terrible de voir que ce qui a suscité sa première vraie phase créatrice, avec l’irruption en une nuit du Verdict, à savoir la rencontre avec Felice Bauer, aura ensuite été ce qui l’aura empêché de retrouver ses vraies capacités.
« C’est un travail immense que Kafka abattit pendant les derniers mois de 1914 ; et pour en prendre toute la mesure, il faut garder à l’esprit que ce travail eut lieu dans un bouleversement de son cadre de vie que nul dans son entourage n’aurait pu se figurer seulement quelques semaines plus tôt. » (p. 786).

Parole où la parole cesse
Dans le livre de Marie-Pierre Lassus sur Bachelard musicien, cette citation de Rilke : « Musique : souffle des statues. Ou bien : silence des images. Parole où la parole cesse ». cité p. 51 dans la traduction de Philippe Jaccottet. Celle de Marc Petit dans la Pléiade dit « Ô langue où les langues finissent. Allemand : An die Musik /Musik : Atem der Statuen. Vielleicht : /Stille der Bilder. Du
/Sprache wo Sprachen / enden
.
Je re-découvre une contribution de Tristan Hordé dans Poezibao, le 24 avril 2009 qui proposait ces différentes traductions.

Des distinctions autour du mot musique
Marie-Pierre Lassus cite A. Schaeffner : « « Musique ‘parfaite’ ou ‘proprement dite’, ce sont là expressions qui éludent tout ce qui, des origines mêlées… des ténèbres de la musique survit en l’art que nous considérons comme nôtre… c’est méconnaître à quel point ces origines mêmes, ces fonctions aberrantes de la musique, ces véhémences primitives de sons et de rythmes participent à ce qui figure pour nous le propre de cet art… » (p. 55)


©florence trocmé, 2024