Ame et gênes


photo florence trocmé, Erquy, janvier 2024


Flotoir du 10 au 31 janvier 2024

Garde les pieds boueux
Très beau poème, très inspirant, de Nanao Sakaki, proposé par Jean-Claude Leroy dans une note de lecture
VA AVEC TES PIEDS BOUEUX
Quand tu entends une histoire sale
            lave-toi les oreilles.
Quand tu vois des trucs moches
            lave-toi les yeux.
Quand tu as des idées noires
            lave-toi l’esprit
                        et
Garde tes pieds boueux.

                                               (décembre 1983)

Qui-Vive
Hier soir j’ai terminé le livre de Valérie Zenatti. Il ne m’a pas complètement retenue et que c’est un peu une déception surtout que dans le même temps je relis le si beau Dans le faisceau des vivants. J’ai beaucoup de mal avec le roman (en général) qui sauf rarissime exception me fait souvent l’effet de quelque chose d’artificiel. Valérie Zenatti a tant de choses à dire et à écrire, je sens bien ce qu’elle veut faire avec ce roman qui comporte des passages remarquables, mais néanmoins je n’ai pas réussi à embarquer à son bord. Je tiens cependant à faire quelques relevés et en tout premier lieu, l’exergue du livre, signé Kafka : « L’étincelle qui constitue notre vie consciente doit jaillir d’un pôle à l’autre, par-dessus l’abîme qui sépare des contraires, afin que l’espace d’un éclair nous apercevions le monde. » (Valérie Zenatti, Qui-Vive, Éditions de l’Olivier, p. 2). Car en fait, j’ai apprécié et retenu beaucoup de choses dans ce livre.

Leonard Cohen
Il est beaucoup question de Leonard Cohen, comme une sorte de fil rouge, dans tout le livre. Qui ouvre sur l’évocation de sa mort, le 7 novembre 2016. Cela m’a donné envie d’écouter ses chansons et surtout d’en lire les textes !

Un professeur
J’aime beaucoup cette évocation que fait Valérie Zenatti de sa classe et de ses élèves : « Les années n’y avaient rien changé, je ne me lassais pas de la mosaïque mouvante de mes élèves. Leur gaucherie, leurs certitudes, leur transpiration, l’inégalité criante de leur grain de peau, leurs frimousses ensommeillées le matin qui se teintaient de sérieux, de courage, de malice ou d’arrogance au fil des heures, et quand c’était l’indifférence que je percevais ou, pire, une vraie prostration, j’opérais un brusque virage dans mon cours et mettais la Symphonie n°3 de Beethoven si j’évoquais Napoléon, ou un morceau de Duke Ellington pour illustrer le débarquement en Normandie. La musique dans une salle de classe abat les murs et rafraîchit les élèves les plus asphyxiés. Chaque début d’année, je les scrutais pour relier leur prénom à leurs traits et distinguais deux catégories d’élèves : ceux qui étaient des esquisses très nettes sur lesquelles on devinait les adultes tout proches. Encore quelques pas et hop, ils auraient pleinement l’allure qu’ils conserveraient peu ou prou une cinquantaine d’années avant d’entamer leur dernière métamorphose, celle qui est inenvisageable pour tous, car s’il est parfois possible d’apercevoir l’adulte niché dans l’adolescent, il est impossible d’augurer le parchemin de la vieillesse – et les autres, aux traits et personnalité serrés dans un bourgeon opaque, dont je me demandais si la fleur allait éclore ou se dessécher. » (pp. 35 et 36)

Flash-Back(élite)
Joie de voir surgir un objet oublié, sous la plume de Valérie Zanetti, qui aurait pu faire, qui a peut-être fait l’objet d’un je me souviens. : « et ma grand-mère prenait systématiquement l’écouteur du téléphone quand c’était mon grand-père qui décrochait, même s’il s’agissait d’une employée de la Sécurité sociale, elle voulait entendre cette voix qui surgissait miraculeusement chez elle. » (p. 100)
L’écouteur ! le petit accessoire rond qu’on tenait si bien en main et qui permettait de participer à une conversation à cette époque, pas si lointaine finalement, où le téléphone n’était pas un objet personnel et individuel (ô combien) mais un outil familial. Il fallait attendre son tour pour téléphoner, ne pas « bloquer la ligne » pendant des heures. On profitait des soirs où les parents n’étaient pas là pour s’éterniser au téléphone avec ses copines, à plat ventre par terre, etc. L’écouteur, je le découvre en cherchant une image, était accroché à l’arrière de l’appareil sur un petit étrier.

Le grand-père
Le livre de Valérie Zenatti est aussi un bel hommage à son grand-père. Il lui disait par exemple : « Tu as eu raison de venir, Mama, c’est un bon point de départ pour arpenter la terre, c’est ce que tu veux faire. Dégourdis bien tes jambes, parce que vivre, c’est marcher. Moi, je ne peux pas me plaindre, j’ai mis un pied devant l’autre jusqu’au bout, de mon lit à la salle de bains, de ma chambre à la salle à manger, et parfois je me racontais que j’allais à la mer, c’est pas n’importe quelle marche, c’est pas comme aller d’une rue à l’autre et d’une avenue à un parc. Tu sais qu’à un moment donné tu vas être plantée face à l’infini, comme au premier jour de la Création, quand le ciel et les eaux venaient tout juste d’être séparés. Tu peux plus avancer mais regarder, oui, et nettoyer tes pensées, comme avec les rêves, comme avec la musique, et quand tu as tout nettoyé, tu es prête à entrer dans la forêt, parce qu’elle a été créée après les océans, elle te raconte des mystères qui sont plus proches de toi, et donc plus difficiles à comprendre .(p. 116)
→ j’adore cette idée de nettoyer ses pensées par les rêves et bien sûr, plus encore par la musique.

Alexis Jenni
J’ai été d’emblée attirée par le petit opus d’Alexis Jenni, Le Cerveau qu’est-ce que ça change (très mauvais titre). Un récit de ce qui lui est arrivé à la suite d’un AVC dont il précise qu’il fut hémorragique et non pas ischémique. Autrement dit, un petit vaisseau qui pète et non pas qui se bouche, ce qui serait a priori moins préjudiciable. Première scène, toutes les impressions étranges ressenties, un jour, au moment de se lever, l’impossibilité à tenir debout sans se cogner partout, l’impression d’avoir été éjecté de son lit devenu glissant comme du teflon… puis l’appel au Samu, l’hospitalisation, l’IRM. Mais il s’étend surtout très longuement sur les troubles majeurs de la perception qui s’ensuivent, sous forme de ce qu’on peut appeler hallucinations ou fausses images. Il voit ainsi un superbe tatouage sur le bras de sa compagne qui n’en a jamais eu, ou des présences qui s’invitent dans sa chambre sans y être entrées. Ce n’est pas bien passionnant et ça manque d’écriture. Je relève toutefois ce passage, appel à lire ! : « Ça aide, la littérature, parce que dans le grenier où l’on entasse les fictions qui un jour ont été écrites et lues, on trouve toujours de quoi appliquer quelques éléments à son propre cas. Ça permet d’y penser sans avoir à y croire, ça protège de la terreur d’un monde incertain, car tout peut être fiction déjà écrite par quelqu’un, donc ce n’est pas si grave, on peut y trouver de l’ordre, cela rassure car la folie, elle, est sans ordre ; du moins celle que l’on vit soi-même, les psychiatres y voient sûrement plus clair. Malheur à ceux qui ne lurent pas assez et sont maintenant surpris de ce qui leur arrive et le tiennent pour vrai, puisque inédit, selon ce sophisme qui prétend que ce que l’on n’a jamais vu on ne peut l’inventer. Allons, lisez donc. » (Alexis Jenni, Le cerveau : qu’est-ce que ça change ?, Labor et Fides. pp. 23-24).

Retour à Kertész (Imre, André, Istvan)
Mais je veux d’abord éclaircir un point. Imre et André. Je l’avais su qu’il y avait un photographe du nom de Kertész mais je l’avais complètement oublié !
« Andor Kertész, connu comme André Kertész (né le 2 juillet 1894, à Budapest, en Hongrie et mort le 28 novembre 1985 (à 91 ans), à New York) est un photographe hongrois naturalisé américain. Acteur important de la scène artistique parisienne durant l’entre-deux-guerres, il est reconnu comme un photographe majeur du XXe siècle. », me dit le cher Wikipédia. Mais ce que je cherche, ce sont des photos, j’ai en tête un nature morte, est-elle de lui ?
Et puis, je l’ai su aussi, il y a un chef d’orchestre : István Kertész, né le 28 août 1929 à Budapest et mort par noyade le 16 avril 1973 à Herzliya (en Israël), est un chef d’orchestre hongrois naturalisé allemand.
Il y a bien des natures mortes d’André Kertesz mais je crois que celle à laquelle je pense est plutôt de Josef Sudek. Voilà deux nouvelles pistes à suivre, les photos d’André Kertész où je remarque beaucoup de jeux avec les ombres, qui m’intéressent et me retiennent beaucoup – et celle de Sudek qui marquent un rapport au temps et à la mémoire fascinant. Et là pas de liseuse possible, ce sera bibliothèque municipale ou achats.

Coline Fournout
Je relis son livre, le très beau Les Gisants autour de plusieurs figures féminines. Et je songe aux livres de Cécile A. Holdban et à celui de Michèle Finck. Chez Coline Fournout les femmes convoquées ou plutôt invoquées sont Lorelei, Hadjewich, Orphée et Euridyce (Orphée fémininisé), La Femme de Loth, Blanche Biche et Malkah.
Je découvre,  sur le site de son éditeur, Blast un bref entretien très éclairant : « Qu’on la lise ou qu’on l’écrive (ou les deux), la littérature contraint à produire des images, et s’installer en elles, à se remplir de voix informulées, à dire et écouter ce qui reste autrement engourdi dans des nimbes de silence. Elle ouvre des espaces qui se situent entre ce qu’on sent et ce qu’on pense, entre ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas. Ces espaces, ces images, je ne suis pas sûre de les trouver ailleurs. La littérature donne un souffle, insuffle des rythmes, berce les organes ; elle agit sur nous à des niveaux qui ne se disent pas en mots, mais qui pourtant tiennent toutes sortes de discours. Elle régénère, parfois en regorgeant d’agressivité. En fait, je ne me demande jamais « à quoi bon la littérature ? », parce que je m’en sers activement, parce que j’y recours comme à une technique de survie, comme à une boussole à plusieurs nords qui fait dévier aussi bien qu’elle oriente, qui fera aller faire flamber le feu, ou verser de l’eau, ou dormir près des braises, dos froid et visage brûlant. »
Cela aussi : « écrire, c’est, ou ça peut être, une pratique de mise en commun des sensibilités, des intelligences, des silences, pour désorienter d’abord, puis transformer les imaginaires, même si ce n’est qu’en ciselant de très étroites fissures dans un roc qui ne brisera pas. »
Et cela enfin, car il me semble que cela éclaire sa démarche poétique. À propos de son livre précédant Les gisantes, elle dit : « J’ai écrit Conjurations, mais je l’ai surtout réécrit, jusqu’à ce que chacun des poèmes forme un sédiment de mondes qui m’ont heurtée, et qui ont pris dans la collision figure de personnages. Conjurations est une collection d’âmes fragmentées en de multiples cristaux, des lambeaux de mémoires diverses venues se réunir en poèmes. Et ces poèmes parlent de la lutte des âmes contre les machines d’écrasement. Du point de vue du développement de mon écriture poétique, Conjurations représente l’émergence d’une forme narrative du poétique, d’une forme de poésie contée, qui se génère grâce aux personnages qui prennent figure en elle. Ces personnages sont fragmentaires, évanescents, abstraits ; ce sont des morceaux d’âme qui viennent raconter ce qu’ils ne peuvent pas raconter dans le monde réel. Les poèmes contés peuvent se lire comme des parcours de possession et de dépossession, et s’utiliser comme des hangars où venir déposer, échanger, détruire les terreurs qui nous habitent. Enfin, Conjurations est aussi une expérimentation, pour voir comment mettre les voix en sons, et faire émerger d’autre voix à partir de ces sons ; pour voir comment faire muter les rythmes du corps en mots, et comment les mots, à leur tour, mutent en images et en rythmes. ». Une démarche passionnante qui semble se poursuivre avec les Gisantes. »
→ Elle invite, me semble-t-il à l’écoute, comme m’y invite Ondine de Debussy, dont les sons vont si loin, Ondine, figure d’eau, eau qui est très présente chez Coline Fournout.

Âme et gènes
Kertész tourne constamment autour de la mort, d’une survie possible : « le fait est que nous ne naissons pas avec une ‘feuille blanche’, nous apportons quelque chose qu’on n’appelle plus âme de nos jours, mais gènes, sachant que les codes génétiques sont aussi transcendants que les âmes errantes des mythes – c’est-à-dire que notre existence terrestre n’est qu’une étape de notre existence et – quoique enfermés dans notre existence terrestre, nous ne puissions rien penser d’autre que celle-ci – il n’est pas sûr, ni même vraisemblable, que notre existence terrestre soit la seule et unique forme d’existence qui nous ait été donnée… (Le Spectateur, p. 140)

Vieillesse, souvenirs, solitude
« À un certain âge, la vie change tellement que le passé devient effectivement, au sens propre du terme, le passé, d’étonnants fragments d’images des choses révolues, entièrement détachées de leur source vive, du sentiment qui les a créées et les a conservées, pareilles à des photos rigides et jaunies dans lesquelles on ne se retrouve plus et où on ne peut pas toujours mettre un nom sur tel ou tel visage familier… Ce n’est pas nous qui restons seuls avec nos souvenirs, ce sont nos souvenirs que nous laissons seuls sans nous, lentement, comme dans un film au ralenti, ils tombent de nos mains remplies d’autres choses et s’éparpillent dans le vent. C’est assez désespérant. – Une remarque amère : à présent – moi ! – je n’aime pas toujours être seul. La peur glapit et geint à mes pieds, comme un petit chien inconnu. » (p. 140)

Auschwitz encore
Puisque je tiens ce point pour le plus central peut-être de tous, dans la réflexion sur notre monde, sur notre civilisation, occidentale en tous cas et que je désire compiler ici ce que Kertész écrit au fil des jours, de manière récurrente, sur ce thème. « Je risque une idée : en pratique, l’antisémitisme seul n’aurait pas pu créer Auschwitz ; Auschwitz a été créé par l’État totalitaire : mais pour fonctionner, le totalitarisme avait besoin de haine, et l’objet de cette haine lui a été servi par l’antisémitisme installé depuis très, très longtemps. » (p. 143)
Genre de l’ouvrage Le Spectateur (qu’il n’a pas totalement conçu mais commencé à préparer) : une série de notes parcellaires et non un journal intime. (p. 144)

Tout ce qui suit est un supplément
Tout ce livre reflète le combat avec le vieillissement, les forces créatrices qui déclinent mais ne rendent pas l’âme, la proximité de la mort, mais aussi la présence incroyable de la joie : « Tout ce qui suit est un supplément : certes, la pente qui mène à la mort est une succession de chutes décourageantes et de plus en plus douloureuses, accompagnées de gémissements de faiblesse. Peu importe : au milieu de cet été resplendissant, je ne dois pas me préparer à la mort, mais plutôt à de nouveaux travaux. Le fait est que ma passion de l’expression s’est affaiblie. Je ne mène pas vraiment une vie d’écrivain, je ne vis pas une vie aveugle de combats et de tâtonnements qui font germer les graines, je suis peut-être devenu paresseux, mais c’est là que je dois prouver que je peux créer sans gémir ; le bonheur aussi est fertile, de plus, au sommet d’une vie qu’on a voulue s’épanouit une fleur dont la couleur et le léger parfum suggèrent l’existence d’un secret impénétrable… Il y a en moi de la joie et une douleur pesante, fertile… » (p. 151)

Culture et racine
« L’absence de culture religieuse a pour conséquence l’absence dans l’esprit d’ici d’un érotisme qu’on connaît par l’art occidental, d’une littérature apocalyptique comme la grande littérature russe, et par la suite, de l’existentialisme athée issu de Nietzsche et appartenant au mythe chrétien, comme ce que représentent Camus ou Kafka, ce grand vagabond religieux. Lequel n’est pas un produit de la culture tchèque – les bottes et les souliers de la culture religieuse ont laissé des traces plus profondes dans son terreau spirituel. Mes racines à moi sont à Auschwitz et dans le livre de la Révélation de Jean, et aussi dans l’alliage des grandes œuvres apocalyptiques de Nietzsche, Camus, Kafka, Beckett et de la culture bourgeoise raffinée des romans de Thomas Mann, Goethe, Proust. » (p. 156)

Message
Pour lui, pour moi, pour vous si vous voulez… : « La vie est soit un effort incroyable, soit l’image explicite de la déchéance. Moi, j’ai choisi l’effort et je vais m’y tenir aussi longtemps que possible. » (p. 159)
→ Il m’est de plus en plus clair que la vie n’est pas un donné, à subir, mais un ensemble de données qui doivent œuvrer à une individuation, c’est-à-dire à accomplir peu ou prou (les mots sont importants) ce que l’on est. Une construction peut-être qui comme toute construction, je le sais pour suivre des yeux jour après jour sous mes fenêtres un important chantier de rénovation d’un bâtiment public, demande un engagement quotidien et des efforts incroyables. Cela personne ne me l’a jamais appris. Ce sont presque toujours les écrivains, Rilke au premier chef, qui me l’apprennent. Dans la biographie de Kertész de Clara Royer, il est question d’ « adhésion à l’idée défendue par Rilke d’un destin comme force intérieure requérant d’être comprise comme telle et non assignée aux forces du monde, ainsi qu’il l’écrivit dans ses Lettres à un jeune poète, dont Kertész cite un long fragment. » Clara Royer, Imre Kertész : « L’histoire de mes morts » (p. 206)

Gracq, Breton, Mathieu Jung
Je note avec joie que Mathieu Jung propose de plus en plus souvent des notes dans son site. Ce matin, je découvre un texte autour de Breton et Gracq. Je relève cela : « Une phrase prise au hasard dans En lisant en écrivant : ‘Ce goût qu’il [Breton] avait de la vie immédiate jusque dans ses dons les plus ténus, jusque dans ses miettes – goût toujours neuf et renaissant, toujours ébloui, même dans le grand âge – rien ne me le rendait plus proche ; rien n’était plus propre que cette attention inépuisable donnée aux bonheurs-du-jour à faire vraiment avec lui à tout instant fleurir l’amitié.’ Cela devrait suffire à ce que l’on s’enthousiasme pour Gracq. En voici davantage : ‘Je songe aux farouches et arides élucubrateurs qui sont venus après lui [après Breton, donc], dérisoirement occupés à refaire sur concepts — comme on achète sur plans — un monde préalablement vidé de sa sève et qu’ils ont commencé par dessécher sur pied, justiciables par là du mot de Nietzsche : ‘‘Le désert s’accroît. Malheur à celui qui porte en lui des déserts.’’ C’est quand la luxuriance de la vie s’appauvrit que montrent le bout du nez, enhardis, les faiseurs de plans, et les techniciens à épures ; après quoi vient le moment où il ne reste plus qu’à appauvrir la vie davantage encore, pour en désencombrer la planification. Il y avait ici un refuge contre tout le machinal du monde. »

Mort de la fidélité intellective
« Que l’on n’écrive plus aujourd’hui comme Gracq, on peut s’en remettre. Il est des styles qui survivent, et fort bien, loin de Gracq. Le scandale, c’est qu’on ne lise plus à la manière de Gracq, à la faveur d’une ‘fidélité intellective’ envers nos objets (Michon). C’est que la séparation est consommée entre le lectorat et l’œuvre littéraire, a fortiori celle d’un André Breton, dont – lésine, moraline ou incurie – les motifs de ne pas la lire surabondent, débordent allègrement la perspective contemporaine, combien étroite et réticente aux méandres. Redisons-le, on nous a confisqué la poésie, en la livrant à des professionnels de la poésie, en en faisant un objet d’édification à l’usage, Gracq dixit, du ‘troupeau des inoffensifs fonctionnaires de lettres’ (attention, j’ai des noms). »

Sonia Wieder-Atherton
Bel entretien avec la violoncelliste dans le Monde (7 janvier 024), entretien mené par Solenn de Royer. Elle parle de celle qui l’a révélée à elle-même, sa professeur russe, Natalia Chakhovskaïa. A la question de savoir ce que cette dernière lui avait apporté, elle répond : « Tout ! Elle m’a aidée à trouver cette voix que je cherchais depuis longtemps, m’a fait devenir l’interprète que je suis. Elle avait un sens de l’enseignement inné, une vision de la personne qui peut se révéler. Au début, j’étais désarmée. Je ne savais pas comment avoir accès à ce qu’elle voyait. Elle voulait que chaque son soit parlé, que rien ne soit ‘formel’. Elle cherchait le sens de la prise de parole en musique. Elle m’a appris que musique et technique sont liées, sans hiérarchie. Une gamme doit être aussi belle qu’une phrase de Schumann. Elle m’a enseigné la tenue d’archet russe. Et comment mettre tout en œuvre pour que, quand un son naît, ce soit une vibration de vie. Mais il y a bien plus encore…
(…) quelque chose de l’ordre de la réparation. Je suis arrivée à Moscou avec mes fragilités, une insécurité qui venait de l’enfance. Natalia a remis de l’ordre dans ce chaos. Son amour était sans condition. La ‘bonté sans témoins’, dont parle Vassili Grossman [dans Vie et Destin, 1980, achevé d’écrire en 1962], c’était elle. Elle m’a appris la confiance, la force du silence, l’importance de la transmission. Ce n’était pas une femme politique mais, dans tous ses choix, je voyais qu’elle l’était. ». Sonia Wieder-Atherton a été très liée avec la cinéaste Chantal Akerman, qu’elle a accueillie chez elle, à la demande de Delphine Seyrig, à un moment où celle-ci allait très mal. Elle jouait Bach toute la journée et quand elle s’arrêtait, Chantal Akerman lui demandait pourquoi elle s’arrêtait. La musique l’apaisait, l’aidait à sortir de la crise. « Chantal venait d’une famille juive polonaise. Sa mère était une rescapée d’Auschwitz. On a beaucoup dit que son travail portait sur la Shoah. C’est encore plus profond que ça, je crois. Elle donnait la parole à ceux que l’histoire avait bâillonnés. C’est en travaillant sur la musique d’Histoires d’Amérique que j’ai découvert les chants religieux juifs, les hazzans. La musique m’a raconté l’histoire du judaïsme. Je me suis reconnectée avec quelque chose qui était en moi, mais dont je n’avais aucune conscience. Comme dans beaucoup de familles juives, focalisées sur le désir de mettre le passé de côté et d’avancer, j’ai grandi dans les silences et les non-dits. Après les hazzans, j’ai découvert le Talmud. Aujourd’hui, l’étude des textes est très présente dans ma vie. »
Et elle a perdu cet amour, Chantal Akerman, comme elle a perdu son petit frère, quand elle avait 32 ans. « Comme Chantal, il a perdu une bataille. Il est mort à 28 ans, j’en avais 32. Ce fut un absolu tsunami. Je me suis mise entre parenthèses pendant dix ans, dans un réapprentissage de tout. Le judaïsme et l’étude des textes m’ont aidée, sans doute sauvée. ».

Les chants d’Est
Elle relate à la fin de l’entretien ce moment inouï de l’entrée de Simone Veil au Panthéon : « J’étais seule à l’intérieur, je jouais une sarabande de Bach. Les gardes républicains, qui portaient le cercueil, avançaient lentement, j’accompagnais leur marche. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à la petite Sonia qui répétait ce morceau des années plus tôt : comment aurait-elle pu imaginer qu’elle jouerait un jour pour Simone Veil ?J’avais choisi Bach, Fauré, Max Bruch, Rachmaninov… Mais à un moment donné, dans un creux, je me suis échappée pour jouer quelque chose qui sonnait comme une prière, un chant juif. Ce fut un des moments les plus bouleversants de ma vie. »
→ pour moi aussi des souvenirs très forts autour de Sonia Wieder Atherton. Mon amie disparue, Maryse Hache, avec qui nous avions beaucoup parlé de Sonia Wieder Atherton et de Chantal Akerman, a eu l’infinie délicatesse de m’inviter à aller l’écouter avec elle aux Bouffes du Nord dans un spectacle musical construit autour de son disque Chants d’Est. Un disque conçu avec Franck Krawczyk. Chantal Akerman a réalisé un film de ce spectacle.

De la poésie
J’aime beaucoup et trouve très juste cette introduction de Béatrice Bonhomme à une note pour Poesibao sur un livre de Régis Lefort : « L’entreprise poétique contemporaine est adossée à une bibliothèque de travail. On n’écrit jamais seul, mais niché dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés. La poésie est traversée et héritage et recréation, mémoire et circulation qui affluent vers l’avenir. »
Et j’aurais souvent envie d’adresser une telle remarque à des poètes qui m’envoient des textes qui manifestement n’ont aucune idée de cette « bibliothèque ».

Emily Dickinson
Je suis très intéressée par le beau numéro que la revue Europe consacre à Emily Dickinson, avec l’idée de faire un peu le point sur les avancées critiques concernant son œuvre. Je suis frappée de voir à quel point chacun écrit depuis son territoire propre ! Et semble parfois tirer Dickinson à soi, mais cela permet de mettre en évidence de multiples aspects de l’œuvre. Et de la personnalité au fond tellement étrange de Dickinson. Pierre Vinclair est aux manettes de ce dossier.

Tout le monde connaît
Et il ouvre le feu avec une triple assertion qu’il démonte ! Tout le monde connait le visage d’Emily Dickinson (mais les images d’elle, rares, sont sujettes à caution…), tout le monde connaît la poésie d’Emily Dickinson, tout le monde apprécie la poésie d’Emily Dickinson : « pourtant à y regarder de près, sa poésie est d’une difficulté extrême : les paradoxes, les formules lapidaires, les images abracadabrantes y abondent au point que même la critique la plus avertie peut être démunie lorsqu’il s’agit de mettre au jour la signification de ses poèmes. » (Revue Europe, n° 1137-1138, janvier-février 2024, Emily Dickinson).
Qui plus est, précise Pierre Vinclair, la réception critique de l’œuvre de Dickinson est « étonnement discrète et a été longtemps inexistante en France ». Ses traducteurs furent ses passeurs essentiels et il rend hommage à Claire Malroux, Françoise Delphy, Patrick Reumaux, Philippe Denis et François Heusbourg.
Une masse de papiers, près de 1800 poèmes, sans titre, sans ordre, nous dit François Heusbourg qui propose aujourd’hui plusieurs livres de traductions aux éditions Unes. Je suis de nouveau confrontée à la gêne introduite, pour moi, par l’adresse à la deuxième personne. Elle m’a gênée dans le livre magnifique de Sophie Képès, qui s’adresse à elle-même ainsi, elle me gêne ici aussi et je n’entre pas dans ce tutoiement. Et pourtant ! : « Tu n’as jamais commencé, tu ne t’es jamais arrêtée. Pas de livre fermé, pas de titre ; de rassemblement. Ni d’organisation. Des poèmes comme des jours, les uns découvrant les autres. Ton lieu est le poème, ta vie passe dans le poème, pas dans le livre. Pour ne pas avoir à entrer ou à sortir, ne pas avoir à tourner le dos. Ne pas avoir à finir. Tu restes dans les jours, dans leur immobilité, dans leur mouvement, dans leur recouvrement. À jamais dans le poète, sans issue. À force d’être dans le poème tu effaces le poème, tu fais une vie. Chaque poème une respiration. Chaque poème, le seau remonté du puits. Non. Chaque poème un poème. Complètement seul et tenu par les autres. Des vers vivants, dis-tu. «  (p. 12).
C’est, dit encore François Heusbourg, qui s’agit de « ne pas décider de la portée de ce que l’on porte. Tenter de se porter d’abord soi-même » (p. 13)

Deux négations
D’un article de 1925 d’Edward Sapir, repris dans la revue, j’extraie cette remarque de longue portée : « Emily Dickinson a pu se découvrir elle-même parce qu’elle a été puissamment aidée par deux négations. Elle ne s’abreuvait que très peu (…) aux courants de la culture littéraire, et elle était en quelque sorte inconsciente du fait que nous vivons dans une ère matérielle. » (p. 18)
→ Une des grandes joie de la lecture de ce numéro est la rencontre, page après page, avec des poèmes d’Emily Dickinson, choisis par les différents auteurs à l’appui de leur propos. « Il est une solitude de l’espace / Une solitude de la mer / Une solitude de la Mort, mais / tout cela ne sera que mondanités / comparé à ce site plus profond / la polaire intimité / d’une âme qui s’accueille elle-même. » (1696, traduction de Claire Malroux, que je suis heureuse de célébrer ici pour l’admirable travail qu’elle a fait, avec tant de discrétion, autour d’Emily Dickinson).

Adrienne Rich
Pour moi, au stade de ma lecture, l’article le plus fécond pour la pensée et le plus remarquable, est celui d’Adrienne Rich, très orientée par la personnalité d’Adrienne Rich, bien sûr, ce qui lui permet de mettre l’accent sur des aspects très méconnus de l’œuvre de Dickinson. « Prendre Emily Dickinson au sérieux, la question est encore pertinente de nos jours, écrivait-elle dans son livre On lies, secrets ans Silence : Selected proses 1966-1978.
Ayant la chance de connaître les lieux, cette Nouvelle-Angleterre que nous avons beaucoup arpentée, jusqu’à Amherst dont je garde un souvenir un peu flou et diffus, j’adore voir Rich sillonner le Masspike, autrement dit la grande autoroute du Massachusetts : « je voyage à la vitesse du temps, le long de l’autoroute Massachusetts Turnpike » (p. 24). En route pour Amherst.
« Son existence était délibérément organisée comme elle l’entendait. Les normes sociales de l’époque – protestantisme calviniste, romantisme, corsetage du corps, des choix et de la sexualité des femmes du XIXème siècle – pouvaient pousser une femme de génie à la folie. Celle dont il est question ici a dû traduire ses propres propensions – hétérodoxes, subversives, parfois volcaniques – dans un idiome appelé métaphore : son langage natif. ». (p. 28). En route donc vers Amherst, Rich écrit : « Mes pensées me ramènent constamment en ce lieu confiné au sein duquel le génie d’une femme américaine du XIXème siècle évoluait, alors qu’elle inventait la langue la plus bigarrée, la plus concentrée, la plus dense et tissée d’implications, la langue la plus complexe qui soit en termes de syntaxe, que n’importe quel langage poétique américain à ce jour. Dans le sillage de ce génie mon esprit s’est un jour mis en branle, et aujourd’hui mes pensées de femme poète américaine de notre temps continuent à prendre en compte sa langue et ses images. » (p. 30)

Perspectives faussées
Rich montre bien comment l’appréhension que l’on a de Dickinson est faussée. Notamment par les anthologies où sont reprises jusqu’à plus soif « des versions édulcorées, voire remaniées » de ses poèmes. Or, écrit-elle, « il est nécessaire de l’appréhender comme l’accumulation qu’elle est. Les poètes eux-mêmes ne saisissent pas toujours la dimension de son œuvre, ni cette impression que l’on a, en lisant l’œuvre complète en un volume (…) d’un esprit engagé dans une réflexion de toute une vie sur des problèmes essentiels concernant la langue, l’identité, la séparation, les relations, l’intégrité du moi »
→ Il faut nuancer ce propos sur ces anthologiques qui étaient celles dont disposait Rich dans les années soixante et soixante-dix, aux Etats-Unis, au moment où elle écrivait cet essai.

Je n’ai pas envie non plus d’être Poète
« je n’ai pas envie non plus d’être Poète – / C’est mieux – de Posséder l’Oreille – / Amoureuse – impuissante – satisfaite – / La liberté de révérer, / Privilège si terrible / Héritage incroyable, / Si j’avais l’art de me foudroyer / Avec des Flèches – de mélodie ! (348) (poème cité par Adrienne Rich, p. 35)
→ autant dire que ce poème est emblématique pour moi. Ne pas être poète mais posséder l’Oreille.
Cité aussi le fameux poème Ma Vie – un Fusil Chargé, qui me renvoie au magnifique Mon Emily Dickinson de Susan Howe. Voilà ce que j’avais écrit, dans le Flotoir, en 2017 : « elle [Susan Howe] accompagne donc le lecteur dans ce saut qu’elle lui enjoint de faire, elle l’assiste à entendre, au-delà du sens premier, du sens qui lui est accessible spontanément là où il est et en fonction de qui il est, toutes les résonances inouïes des poèmes et notamment de celui qui sert d’axe à tout le livre ‘Ma vie passa – fusil chargé’ qui est le neuvième poème du fascicule 34. » (on peut lire ces pages ici) ».

La biographie de Kertész
Biographie n’est pas le mot le plus approprié, pour ce livre de Clara Royer. Les éditeurs, dans leur avant-propos, parle plutôt d’essai biographique : « Fondé sur une vingtaine d’entretiens menés en hongrois par Clara Royer entre 2013 et 2015, jusqu’à ce que la mort frappe Imre Kertész le 31 mars 2016, cet essai biographique utilise aussi des sources totalement inédites : l’écrivain a mis à la disposition de Clara Royer ses documents privés et l’a autorisée à consulter ses archives à l’Académie des arts de Berlin, où elle a eu accès à ses journaux personnels. » Clara Royer, Imre Kertész, ‘histoire de mes morts’, Actes Sud, p. 5
Plus loin, on peut lire aussi : « Ce sont les métamorphoses connues par l’écrivain que ce livre propose d’approcher. Son récit ne commence pas au jour de la naissance d’Imre Kertész. Il épouse plutôt la chronologie de l’écrivain et ne parle de l’homme que pour éclairer l’œuvre. Car celle-ci porte tout ce qu’il a voulu dire de ce que fut sa vie, et de ce que furent ses morts. » (p. 29)

La joie
En exergue de son livre, Clara Royer a choisi cette citation de Kertész : « Moi, dans l’ensemble, je suis du côté de la gaieté. […] Et même si ce matériau paraît lugubre, la forme le rachète et le transforme en joie. Parce qu’on ne peut écrire que par abondance d’énergie, et donc de gaieté ; l’écriture – et ce n’est pas moi qui le dis – c’est une vie plus intense. Imre Kertész, Dossier K., cité p. 11

De la lecture
Lorsque Clara Royer lit Kertész pour la première fois : « Son œuvre, je l’ai lue d’abord en français, son premier roman, en 2001 – dans un studio parisien, la nuit –, et j’avais alors ressenti la joie de découvrir un grand texte, avec cette excitation que me donne la littérature qui ne ment pas. »
→ notion très importante que celle d’une littérature qui ne ment pas. Je le ressens très fortement en lisant Kertész, presque tout le temps. Et j’ose dire que je ne la ressens pas si souvent quand je lis des livres contemporains, prose ou poésie. Où se mêlent trop fabrication et pose, l’époque étant à la communication, plus que tout, bien avant la transmission, le partage d’expérience, le courage d’être soi. Ce courage-là, Kertész, sans doute instruit à jamais par son passage dans les camps, le possède complètement. Quoiqu’il puisse lui en coûter.

Un pari difficile
Clara Royer à l’orée de son entreprise, se pose beaucoup de questions : « Comment faire le portrait de Kertész en respectant les impératifs disséminés dans son œuvre, tel le rejet de la psychologie, qui, d’après lui, ne livre plus d’explication valable dans le monde d’après-Auschwitz ? Doit-on adopter son indifférence pour les “signes particuliers” dont on affuble les personnages. » (p. 20)
« Les instructions d’Imre Kertész sur l’écriture biographique sont une série d’interdits moqueurs. Lui-même a subverti le genre, lorsqu’après s’être prêté au jeu d’un long entretien au lendemain de son prix Nobel de littérature, il a réécrit l’ensemble du texte transcrit, questions incluses : ce qui est considéré comme son texte le plus autobiographique, Dossier K., Kertész le revendiqua comme un “dialogue socratique”, à ses yeux, et dans le sillage de Nietzsche, l’ancêtre du roman, brisant le parcours linéaire à mi-chemin sitôt passée l’évocation de sa famille et de sa jeunesse. Car Kertész, lecteur de Kant, ne croyait pas en une réalité brute accessible à l’homme. La réalité vécue est déjà un produit second, et la forme artistique doit en retravailler le souvenir pour lui donner plus de vérité.3 (p. 20)
Plus loin, elle a cette remarque terrible : « je le sais depuis le début : nous nous parlons à l’ombre de sa mort. » (p. 23)

Je n’ai qu’une seule identité, l’écriture
« Kertész habite ses textes. Ils se sont substitués à l’expérience d’avant les mots qu’il a arrachés de lui-même pour l’écrire. Ils ont transformé ses souvenirs, comme il le fait écrire à son alter ego dans Le Refus : ‘Tant que je me souvenais, j’étais incapable d’écrire ; mais dès que j’ai commencé à écrire mon roman, j’ai cessé de me souvenir. Non que mes souvenirs aient brusquement disparu, mais ils avaient changé. […] Mon travail, l’écriture du roman, revenait à atrophier systématiquement mon expérience dans l’intérêt d’une formule artificielle – ou, si l’on préfère, artistique – que sur le papier, et exclusivement sur le papier, je pouvais juger comme conforme à mon expérience’. Une expérience que la mise en récit a rendue pareille à un coquillage, à un squelette poli par la mer qui fait tout oublier de sa forme précédente – car celle-ci, dirait Kertész, n’était pas la première non plus, et il n’appartient pas à la conscience humaine de jamais la connaître. Ses œuvres sont devenues sa mémoire d’homme, et Kertész un homme-texte : ‘Je vais donc vous l’avouer : je n’ai qu’une seule identité, l’écriture. (Eine sich selbst schreibende Identität’ ») (p. 22)

Ce combat avec l’écriture
Deux fortes citations
« Ce combat avec l’écriture mené plus de soixante ans a été une telle expérience de métamorphose pour lui : à chaque livre, une mort et la renaissance, sous une autre forme. » (p. 24). Car, « Adieux à sa vie, les livres d’Imre Kertész s’ouvrent chaque fois sur un nouveau je, un autre qui sommeillait déjà, celui qu’Arthur Rimbaud avait chanté dans sa poésie révoltée. Car pour Kertész aussi, l’écriture est un acte de révolte – elle permet une autocréation arrachée aux structures sociales, aux contingences de l’histoire. L’écrivain a fait sien ce propos de Nietzsche dans La Naissance de la tragédie qu’il traduisit en 1984 : ‘[…] je tiens l’art pour la tâche suprême et l’activité proprement métaphysique de cette vie.’ (p. 24-25)

L’histoire de ses morts
« L’unité entre l’écriture et la vie, Kertész l’affirmait avec force – mais elle ne fut vraie qu’en cela qu’elle recelait ‘l’histoire de [s]es morts’ . Dans une note inédite de 1994, il se demandait si ‘la grande inspiration’ de toute œuvre n’était pas la peur de mourir – peur, désir aussi. De son aveu, son choix de vérité était sans cesse mis en danger par la volonté en lui ‘de rester en vie, la contrainte de la survivance qui toujours trompe et force sur moi le daltonisme, les œillères, l’idéologie’ Aussi avait-il fait le pari de la fiction alors même qu’il décidait d’écrire l’histoire de sa déportation, en 1960. La vérité devait sourdre du patient travail de mise en forme, de l’élaboration d’une composition et d’une langue, pour chacun de ses textes – expérience radicale de sortie du moi et de ses mensonges trop sincères : une ‘aliénation’, dont Kertész se demandait si elle n’était pas tout simplement ‘[c]e que nous appelons la forme’ alors qu’en 1970, il venait d’écouter une “divine” fugue de Bach. Une sortie de soi pour devenir un je plus vrai. N’est-ce pas le sort que Kertész réserve à certains de ses alter ego ? Berg, Köves, Bé, Sonderberg écrivent tous, et se tuent en créant. » (p. 26)

L’histoire de Kertész
Clara Royer donne toutes les précisions indispensables sur ce qui arriva au jeune adolescent : « Le 16 juin 1944, âgé de quatorze ans, Kertész avait été arrêté en se rendant à son travail à la raffinerie de pétrole Shell sur l’île Csepel et retenu dans une briqueterie à Budakalász. Le 1er juillet, il était mis dans un wagon en direction d’Auschwitz-Birkenau : un, parmi les 437 432 Juifs hongrois qui furent déportés dans l’intervalle de huit semaines, du 15 mai au 9 juillet 1944, en pleine défaite militaire allemande, au moyen de 147 convois qui rejoignirent pour la plupart ce camp. Né le 9 novembre 1929, le garçon se vieillit de deux ans au moment de la sélection, et se retrouve dans la colonne des travailleurs. Trois jours plus tard, il est déporté dans un transport de  2 500 détenus et arrive le 16 juillet 1944 à Buchenwald. Ce trajet est conservé dans un document privé, détenu par Zoltán Hafner, qui fut constitué par Sabine Stein aux archives de Buchenwald. On y apprend que le 20 juillet, parmi 1 250 détenus, il quitte le camp central de Buchenwald pour l’usine BRABAG, une SA de lignite et d’essence à Zeitz. Au début de 1945 un camp de baraquements nommé Wille (“Volonté”) est mis en place tout à côté de l’usine, dans le village de Rehmsdorf, à côté de Zeitz. C’est là que Kertész rencontre un détenu plus âgé, Bandi Citrom, qui s’efforce de veiller sur lui puis l’emmène à l’infirmerie lorsqu’après trois mois de travaux forcés, sa cuisse et ses genoux s’infectent. Le 7 février 1945, le blessé est renvoyé à Buchenwald, où grâce à un médecin français il passe du petit Revier à la salle 6 du bâtiment principal de l’hôpital SS, et y végète jusqu’à la libération du camp, le 11 avril, par l’armée américaine. Le 25 mai, à peu près rétabli physiquement mais pesant toujours vingt et un kilos de moins qu’à son départ, le garçon quitte le camp à bord d’un camion américain en partance vers la zone d’occupation soviétique de l’Allemagne vaincue. Il rentre à Budapest au terme de 329 jours de déportation » (p 27-28).

Auschwitz
Je continue ici ma recension des occurrences d’Auschwitz dans l’œuvre de Kertész : « ‘Même si je parle d’autre chose en apparence, je parle d’Auschwitz. Je suis le médium de l’esprit d’Auschwitz, Auschwitz parle par moi. Tout le reste me paraît inepte’, notait-il à l’année 1973 de son Journal de galère. Auschwitz, ou l’existence humaine ployée et déformée par ce qu’il nommait le ‘totalitarisme’, est au cœur de l’œuvre de Kertész. Ce fut dans l’expérience double de sa déportation et de sa vie dans la Hongrie socialiste que naquit sa vocation d’écrivain, en 1953, à l’âge de vingt-quatre ans. » (p. 28)
Kertész qui pensait que nous sommes « des êtres infantiles, prêts à [nous] adapter à tout pour répondre aux attentes terrifiantes de structures paternelles taisant leur nom ».

Un immense lecteur
« Écrire sur Kertész, c’est aussi lire autour d’un immense lecteur. Ses textes sont émaillés de références aux œuvres qu’il exécra ou porta dans son cœur. Ses agendas conservent les traces de ses rages et de ses passions – et surtout, de ses retours : Kertész lut toute sa vie Thomas Mann, Kafka et Camus, dialoguant avec eux, d’écrivain à écrivain, cherchant à cerner le mystère des chefs-d’œuvre qu’il admirait, cherchant aussi des esprits frères. Kertész n’avait que faire d’une littérature divertissante ; s’il lisait, c’était pour se réveiller “d’un coup de poing sur le crâne” : “un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous”, ainsi que l’écrivait Kafka à son ami Oskar Pollak en 1904. » (p. 30) Clara Royer explique qu’elle ne saurait tout recenser des lectures de Kertész, mais parle encore de « certaines de ces lectures cruciales, de Dostoïevski, avec lequel Kertész entretenait une relation ambiguë, à János Pilinszky, qu’il aima comme poète et comme ami, en passant par Rainer Maria Rilke, qu’il lisait passionnément depuis les années 1960, sans oublier les compositeurs qui jouèrent un si grand rôle dans sa vie – Bach, Wagner, Schönberg, Mahler ou encore Bartók et Ligeti. » (p.30)

De la Hongrie
Le retour de Kertész fut difficile et il ne s’habitua jamais à son pays qu’il refusa pourtant de quitter alors : « La Hongrie partageait pourtant les facteurs avancés par les historiens pour expliquer ces mouvements migratoires d’après-guerre en Europe centrale : la perte d’une grande majorité de sa population juive ; une vague de pogroms et incidents antisémites sur son territoire en 1946 ; la mainmise du parti communiste sur le pays dès 1948. » (p. 42)
→ On peut dire donc qu’il aura traversé deux des plus grandes tragédies du XXème siècle, l’extermination des juifs et l’emprise communiste soviétique.

Le fameux réveil existentiel du couloir en forme de L
Kertész va de petits boulots en petits boulots, journaliste, auteur de comédies musicales, etc. Mais un jour, voici « ‘à l’âge de vingt-six ou vingt-sept ans’ que les ‘tables d’airain’ se brisèrent en Kertész, comme il l’écrivit dans son Journal de galère en empruntant une image au Nietzsche de Zarathoustra. Cette brisure, qu’il symbolisa par le couloir en forme de L où elle se serait produite en lui, lui permit de se distancier des valeurs de son entourage pour examiner les siennes propres, jusqu’alors tenues pour “minables”. Le réveil de ses forces se produisit de façon inattendue et brutale au cours d’une journée ordinaire, alors qu’il se procurait des renseignements pour écrire un article sur les retards du chemin de fer, comme il le raconta dans Le Refus. Le ‘couloir en L’ n’est pas à proprement parler la découverte d’une vocation littéraire. Dans ce couloir de la gare de l’Est, ce qui arrive à Kertész est moins la prise de conscience d’un impératif d’écriture que de vérité. » (p. 79)
Comme l’explique bien Clara Royer « Le couloir en L est donc un instant existentiel : ‘[…] je me suis éveillé à ma vie’, confiera l’écrivain. Un moment où disparaît le sentiment de ‘précarité’ qui le tourmente depuis sa sortie de Buchenwald, et au cours duquel l’errance arbitraire qui caractérise sa vie se mue en nécessité, celle de l’écriture. L’œuvre à venir sera donc l’aboutissement de cette ‘illumination’ qui, une fois passée, s’est fait comprendre comme l’ ‘ordre inflexible’ lui intimant d’écrire – pour Kertész, l’esthétique est éthique en cela qu’elle est question existentielle et il n’admit jamais de différence entre les deux sphères : le beau sans l’éthique, s’il existait seulement, ne peut que ‘prendre un.’ » (p. 80).
→ « Le couloir en L », comme « La Nuit de Gênes » de Valéry, le « pilier de Notre-Dame » de Paris de Claudel, voire le Chemin de Damas de Saint Paul. Ces expériences à la survenue brusque et inattendue qui révolutionnent toute une vie.
« Cette révélation du couloir en L avait été préparée par sa rencontre avec une œuvre fondamentale pour lui : celle de Thomas Mann. Celui-ci fut le premier grand jalon de la lignée littéraire que l’écrivain dessina pour lui-même, et qui inclut au fur et à mesure Camus, Rainer Maria Rilke, Kafka, Nietzsche, Tadeusz Borowski, Flaubert et Proust, Tolstoï, Thomas Bernhard, Paul Celan, Samuel Beckett, ou encore Sándor Márai. » (p. 81)

1956 : émigration intérieure contre exil
« L’illumination du couloir en L transforma Kertész dès 1955 en ‘émigré de l’intérieur’. (p. 84)
Remarque que l’on peut compléter par ces propos : « ‘J’ai toujours eu une vie secrète, et c’était toujours celle qui était la vraie’, scandait Kertész dans pas moins de quatre œuvres. Vie secrète ou ‘manifestation’ ; vie officielle et ‘collaboration’ : c’est par ce couple antithétique que l’écrivain synthétisa la schizophrénie vécue sous la Hongrie de János Kádár, Premier secrétaire du Parti socialiste ouvrier hongrois (MSZMP) entre 1956 et 1988. » (p. 93) « Cette reconquête d’un ‘je’ face à l’univers totalitaire dépersonnalisant s’opéra pour Kertész à travers l’écriture d’Être sans destin : en réhabilitant ses valeurs propres aux dépens de celles brandies par le système politique sous lequel il vivait. ‘Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout.’ » (p. 93) 

Matin de pluie
Curieusement en cherchant des textes pour l’anthologie permanente de Poesibao, je suis tombée sur deux livres très différents mais dont les incipit ont d’étonnantes analogies. Je vais donc publier les extraits des deux livres, c’est mon expérience de poésie de ce jour et c’est bien d’en rendre compte. Il s’agit de Neige écran de Stéphane Bouquet et de Une forteresse de roseaux de Corinna Gepner.
J’avance dans Dickinson et Kertész qui sont de très fortes présences. Nait comme une étrange amitié avec Emily Dickinson, comme si elle était une sœur. Je n’ai au fond que peu de sœurs en littérature et en musique.

Le Jardin ouvrier
Très belle évocation de la revue Le Jardin ouvrier (et du livre composé à partir de ses numéros par Flammarion en 2008) par Ivar Ch’Vavar dans un entretien avec Geoffrey Pauly dans la revue Catastrophes. Ivar Ch’Vavar : « Flammarion a édité, en 2008, dans sa collection Poésie, dirigée par Yves di Manno, une grosse anthologie du ‘Jardin ouvrier’ (414 pages), avec une préface substantielle de Philippe Blondeau et un dessin de couverture d’Annette Messager… Je l’ai ressortie cette nuit, je ne l’avais pas fait depuis douze ans au moins… J’ai été frappé.
Frappé par le caractère concret et évident de ce gros livre.
En même temps cette évidence m’a sauté aux yeux comme quelque chose de nouveau, d’inattendu… d’étranger.
La revue était petite et d’aspect très modeste, mais elle a duré neuf ans, elle a eu trente-neuf numéros, avec vingt-deux suppléments : soixante-et-une publications.
Ce fut une revue de travail, travail de recommencement d’abord, recommencement poétique, et d’effort collectif. Elle eut cent-trente-deux contributeurs, certains imaginaires, c’est vrai, mais d’autres ‘collectifs’ (comme pour compenser !). Je ne citerai que ceux des camarades dont la contribution a été la plus suivie, et de grandes figures : Laurent Albarracin, Alin Anseeuw, Bernard Barbet, Stéphane Batsal, Christophe Petchanatz, Louis-François Delisse (et son double Aloÿse Kilky), Christian-Edziré Déquesnes, Jean-François Egéa (un ancien de la revue ‘In’hui’), Sébastien Morlighem, Evelyne ‘Salope’ Nourtier, Konrad Schmitt, Lucien Suel (présent du début à la fin), Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Paul Rameau.
L’anthologie frappe par la densité des échanges, entrecroisements, reprises, le travail en long… la traduction…
On voit une revue au travail – marginalement, encore ! – et les pans de matière qu’elle fait tomber, et monter ! Je renvoie sans vergogne, mais énergiquement, à cette anthologie qu’on peut encore se procurer, en librairie. Qu’on le fasse, on apprendra beaucoup, on ne sera pas déçu. ‘Le jardin ouvrier’ est un monstre. Monstre aussi de camaraderie, où les morts et les vivants, les bruts, les subtils, les fantômes et les trop pleins de vie et de force cohabitent. Je sais maintenant que le ‘Jardin ouvrier’ est mon grand œuvre, même si mes propres textes y sont minoritaires : j’ai fédéré les efforts, j’ai fait en sorte que le travail de chacun collabore à l’œuvre commune. J’en prends pleinement conscience seulement aujourd’hui. »
→ Cela me fait beaucoup de bien de retrouver tout ce monde d’évocations. Je suis arrivée plus tard dans l’entourage d’Ivar Ch’Vavar, précisément vers ces années 2008, mais depuis le dialogue avec Ivar a toujours continué et je crois pouvoir dire que je fais partie des « Camarades ». C’est une des plus riches et passionnantes aventures poétiques que je connaisse, une des plus stimulantes aussi.

Neige écran
Alors, pluie battante toujours, pluie écran, bien au chaud dans mon bureau, dans mon univers de mots et de notes (à entendre dans tous les sens !), travail du site terminé, j’ouvre de nouveau le livre de Stéphane Bouquet dont j’ai toujours aimé la voix, Neige Ecran et je lis : « je crois finalement que j’ai tant aimé le cinéma, dont j’ai rencontré la puissance par et grâce à Stromboli, non pas pour les histoires qu’il me racontait – j’ai un goût modéré pour les histoires – mais pour tous ces personnages qui se tenaient face au monde et qui prenaient acte de son infinité inépuisable. »
Rapporter aussi ici qu’entre l’extrait que j’ai choisi pour l’anthologie et cette citation, il est question de Robert Walser et de sa mort dans la neige.
Stéphane Bouquet poursuit : « Le cinéma est donc un mouvement. Comme la poésie. Ouvrir la fenêtre si possible. Sortir si possible. Rejoindre. Aller. Rencontrer.

Ah, merci Stéphane
Oui merci pour ces mots : « Vous noterez que c’est déjà la quatrième citation, et pas du tout la dernière, et vous en déduirez à raison que j’aime beaucoup les citations. C’est vrai, je les adore et j’adore en abuser. Elles sont une façon de s’entourer des autres et de leur laisser la parole. Elles sont la voix des autres. Je ne conçois pas de livres sans citation parce que je ne conçois pas de livres sans la basse continue de la conversation. » (p. 14)
→ Merci pour ce Flotoir que j’éprouve parfois comme un immense chœur de voix. Au travers de ces milliers de citations que j’y introduis depuis 20 ans.

Poésie et roman
« Un des premiers enjeux de la poésie telle que je la conçois, et la pratique, est la question des pronoms et aussi des prépositions – parmi ou vers ou face à – parce qu’il s’agit de créer des relations – des relations de paroles ou des relations par la parole mais qui la dépassent. Je propose donc cette hypothèse qui ne vaut bien sûr qu’à titre d’hypothèse c’est-à-dire d’ouverture du dialogue : le roman tente de construire un monde complet, ou en tout cas suffisamment complet, pour que ses personnages puissent y vivre. Le poème, lui, constate l’incomplétude du monde et vit à cause de ou grâce à cette incomplétude. Qu’est-ce qu’un vers, en effet, si on y pense de manière très littérale ? Quelque chose qui ne va pas jusqu’au bout de la ligne – quelque chose qui indique le manque, le vide, le blanc, l’interruption, l’absence. «  (p. 17)

Poème, constat d’une absence
Stéphane Bouquet poursuit « Tout poème pourrait-on dire est plus ou moins le constat d’une absence (…) Bref il manque. Intransitivement. Impersonnellement. Il manque. Comme on dit : il pleut. Il neige. Il manque et c’est le poème. Le poète allemand Paul Celan a écrit un vers qui me semble une définition absolument merveilleuse de la poésie ou plutôt de l’activité de poète ! ‘le monde est loin, il faut que je te porte’ (‘Die Welt ist fort, ich muss dich tragen’) ». (p. 17)
→ et au même moment, ce disque, toujours de piano, joué par Vikingur Ólafsson, une pièce de Debussy, comme quelques immenses pas, il faut que je te porte, dit le musicien, dit le poète. Et cette pièce de Debussy, ? Les jardins sous la pluie.

La question du sens
« Le poème fait de son ambiguïté ou de son ambivalence la preuve qu’il y a besoin que quelqu’un décide du sens pour lui. Son obscurité ne serait pas le signe qu’il porte un savoir plus ou moins ésotérique auquel les autres n’auraient pas eu accès. L’obscurité de la poésie est une façon qu’a le poème de demander de l’aide. Moi poème, je demande aux autres de faire un pas vers moi pour essayer de partager ensemble le sens. Moi poème je ne te donne pas la becquée toute crue du sens, plutôt nous allons essayer de bâtir ce sens ensemble. Que quelqu’un me regarde, moi poème, et me signifie qu’il a compris, peu importe quoi (…) (p. 18)

L’art des foules
Stéphane Bouquet qui a beaucoup travaillé sur les films muets des années 10 et 20 du siècle précédent pense qu’un certain art des foules, de filmer les foules, s’est perdu avec l’arrivée du parlant. Hypothèse : « une foule muette est plus impressionnante, plus massive et colossale qu’une foule hurlante ».
→ Mais la photo, elle, garde sans doute l’art des foules, et des visages dans les foules, les groupes humains anonymes. J’en veux pour preuve les impressionnantes photos découvertes ce matin, via le blog de Fabien Ribery, celles de Stéphane Duroy. Pas de foule ici, mais ceux qui font partie des foules et qui font foule.

Chaque mot est un petit récit intime
« Chaque mot, le mot arbre ou neige mais tous les mots, chaque mot, au-delà de ce qu’il dénote, est un petit récit intime – un petit paysage, un petit puits de sensations et de significations à déplier et que le poème peut avoir à charge de déplier : ainsi se dessinerait le portrait intérieur des êtres. » (p. 29)

Du rythme
C’est fou comme dans certains livres, je me sens en phase avec tout ce qu’écrit l’auteur ! « Emile Benveniste (…) dit quelque part que le mot rythme vient d’un mot grec rythmos qui voulait dire le cours de l’eau » écrit encore Stéphane Bouquet après avoir fait une vraie apologie de l’eau, des cours d’eau, du bonheur de nager dans l’eau des rivières et de la mer. Il poursuit « J’ai une passion pour le rythme donc dans sa version force fluviale »
Les fleuves, l’eau, les mots en fl… [Florence, Flotoir]et puis quoi encore… Eh bien, ce n’est pas fini, voici une autre passion partagée, celle des mains et je ne peux m’empêcher de penser à une photo un peu terrible que j’ai faite tout récemment, ma vieille main au premier plan, bien travaillée par les ans, le piano, le clavier… immense et en arrière-plan, flouté, le piano. Flouté, encore un mot en fl
Et Bouquet de revenir sur sa théorie poétique, puisqu’il dit de façon amusante que chaque poète se doit d’avoir sa petite théorie personnelle, « aujourd’hui que la poésie ne ressemble plus à rien (…) rien qui ait des rimes et des mètres, à rien qui ait des formes fixes » (p. 30) Donc le voilà en passe d’ajouter « un nouvel étage à [s] théorie poétique » : « j’avais eu tort de croire que le poème devait dire quelque chose alors qu’il devait faire quelque chose. Faire quelque chose de ses mains. Faire quoi ? La même chose qu’un fleuve : tenter d’étreindre, couler vers, se jeter dans autre chose. » (p. 34)
Et moi au passage d’admirer la façon dont les flux-filets de sa prose, comme autant de petits affluents, s’en viennent confluer.
C’est ainsi que vint l’amour de la danse, l’observation de la danse, la fascination pour la danse et cette évidence qui s’est imposée : « ces corps sont une phrase, ils sont les noms et verbes et adjectifs et pronoms et articles d’une phrase et ils s’enchaînent à leur drôle de façon » (p. 37). Et nouvelle confluence, la passion de la danse vient verser dans la recherche de l’art poétique : « j’ai compris, écrit alors Stéphane Bouquet, que l’unité de base de mes poèmes devait être la phrase et non pas le mot puisque c’est la phrase qui peut figurer explicitement les relations par sa façon grammaticale de nouer les pronoms, les verbes, les noms, les adjectifs, les prépositions, etc. »

Ah, flou
Merveilleux hasart alors que je l’évoquais, spontanément, un peu plus haut, au fil de ma lecture. Voici que Stéphane Bouquet s’arrête sur le flou, parlant de sa découverte d’une métaphysique du vague ou du flou. « Flou encore un mot en fl. Comme affleurer, flirter, flairer. » ; en fait sur les bords les choses ne sont pas claires et il n’est pas facile de tracer une frontière. (p. 38). Métaphysique dit-il encore qui s’inspirerait de la physique quantique
→ Mine de rien, un très précieux petit livre publié dans la collection Diaporama de l’Imec. Et pour moi personnellement, une foule d’échos thématiques, l’eau, les fleuves, les mains, Robert Walser et la bouleversante photo que je ne connaissais pas encore de lui mort, dans la neige, des pas, des taches noires au sol, au milieu de la neige, le 25 décembre 1956.
[une partie de ce journal de lecture du livre de Stéphane Bouquet a été publiée dans Poesibao le mercredi 17 janvier 2024].

Anders et Kertész
Je suis frappée ce matin par cette citation de Günther Anders, relevée dans le blog de Fabien Ribery dans une note de lecture sur le livre L’Humain étranger au monde, tant elle me semble en accord avec ce que je suis en train de lire dans le livre de Clara Royer, sur la quête qui fut celle d’Imre Kertész pour écrire Être sans destin, en s’écartant autant que possible de la littérature des camps.
« Être libre, cela signifie : être étranger ; n’être lié à rien de précis ; n’être taillé pour rien de précis ; se trouver dans l’horizon du quelconque  : dans une attitude telle que le quelconque puisse être aussi rencontré parmi d’autres quelconques. Dans le quelconque, que je puis trouver grâce à ma liberté, c’est aussi mon propre moi que je rencontre ; de même, pour autant qu’il est du monde, il est étranger à lui-même. »

Lisant Corinna Gepner…
J’ai beaucoup aimé Une Forteresse de roseaux, le livre de Corinna Gepner, dont j’avais tellement apprécié Traduire ou perdre pied. Traduire, mode de vie qu’elle a manifestement suivi, quand on voit l’impressionnante liste de ses traductions.
Et j’aime cette aventure d’hier, le choix de Stéphane Bouquet et de Corinna Gepner, ensemble, pour la rubrique « anthologie permanente » et ensuite, dans la journée, puis dans la soirée, lecture de chacun des deux livres. Avec bonheur et intérêt dans les deux cas et de nombreux échos entendus avec mes propres thématiques ! Dans les deux cas aussi des « images », ici des photos de Corinna Gepner elle-même.

Forteresse de roseaux
On ne saura pas très bien ce qu’est au fond cette forteresse de roseaux : « Forteresse de roseaux / battue par les vents // Pour peu qu’on tourne les yeux vers les arbres ». (p. 21), le livre ayant surtout pour thème les villes et tout particulièrement New York où Corinna Gepner séjourne longuement. Le livre est fait d’une succession de fragments, généralement courts, qui pourraient parfois avoir statut d’image. « Il faudrait un récit de multiples narrateurs, je tu, il et tous les autres. Que ce récit ne soit pas une boule à facettes, mais le tissu même de cette narration multiple. » (p. 27)

Le retour sur le passé
Échos ici aussi avec ce que je lis dans le livre de Clara Royer sur l’immense travail intérieur que fit Kertész pour trouver la manière d’écrire Être sans destin et sur sa profonde méfiance à l’égard de sa mémoire. « Le retour sur le passé, écrit Corinna Gepner, l’effort pour rétablir, retrouver la mémoire – je ne sais comment dire – est généralement un travail d’élucidation. Puissamment habité par le désir de vérité, le décryptage du vrai, au-delà, en-deçà des discours, pour appréhender le vrai des existences qui ont été, et qui me diront pourquoi je suis ce que je suis aujourd’hui, et ce que nous avons perdu. / C’est ce que j’ai, un temps, voulu. / Mais je n’ai pas pu. » (p. 46)
Apparaissent alors, discrètement, presqu’en filigrane, quelques éléments autobiographiques : « C’est en Amérique que certains, dans ma famille, certains de ma génération, ont voulu faire leur vie. Ils ne fuyaient pas tant l’Europe de la seconde moitié du XXème siècle que l’Histoire et ses mâchoires d’acier. On est parti dans les deux branches familiales, celle maternelle, allemande, celle paternelle, juive russo-polonaise, française d’assez fraîche date. Pour New York. Ils y ont trouvé une ville, un pays à la mesure de leurs attentes, dont la dureté avait quelque chose d’une colonne vertébrale. » (p. 49)

Robert Adams
Corinna Gepner est photographe et s’intéresse au travail des photographes. Son livre n’est pas refermé sur elle-même, il est riche d’allusions à des artistes ou des écrivains, comme Robert Adams ou Joseph Mitchell. Cette belle page à propos de Robert Adams, photographe américain né en 1937 : « Robert Adams conduit ses ‘personnages’ vers une prise de conscience soudaine du danger, un basculement, regards qui tout à coup pressentent le cataclysme. Il lui suffit pour cela d’un simple jeu de décontextualisation, introduire du flou, du tremblé, comme si l’on était brutalement saisi par l’onde de choc de l’explosion. Mais le sait-on nécessairement quand on est la proie de l’onde de choc ? (p. 52)

Une inflexion de la lumière
« Par quoi les vivants et les morts sont-ils séparés ? Peut-être par rien de plus qu’une inflexion de la lumière qui laisse dans l’ombre, invisibles à nos yeux de chair, des pans entiers de l’existence. » (p. 62)
→ je suis toujours très troublée de penser que certains animaux voient (et plus encore sentent !) des choses que nous ne voyons pas.

Les strates
Il est plusieurs fois question de strates dans le livre de Corinna Gepner : « commencer à pénétrer les strates, les strates de la perte, loss, essayer de comprendre, marcher comme Mitchell*, qui se laisse pénétrer par ce qu’il voit, sans comprendre pourquoi certaines rues, certains immeubles l’obsèdent, le hantent, le poursuivent et qui ne cherche pas à comprendre. » (p. 69)
*Il s’agit ici de Joseph Mitchell, que je ne connais pas du tout. Alors bien sûr, merci internet, recherche. Quid de ce Street Life cité par C.Gepner ?

Joseph Mitchell
Joseph Mitchell était un écrivain et journaliste américain né le 27 juillet 1908 à Fairmont et décédé le 24 mai 1996 à New York. Il est surtout connu pour ses portraits écrits avec grand soin de personnes en marge de la société, en particulier dans et autour de la ville de New York. Son travail a été publié notamment dans The New Yorker. Quant à Street life, c’est un recueil de trois courts textes écrits par Mitchell pour le New Yorker. Dans ces textes, Mitchell décrit sa fascination pour la ville de New York et ses habitants. Il mélange des éléments autobiographiques, des descriptions topographiques et des dérives urbaines pour créer une image vivante de la ville. Le livre a été publié en 2016 par Trente-trois morceaux.
→ pour ces petites notes j’ai interrogé Bing Chat avec ChatGPT 4 autrement dit le module IA proposé par Microsoft. Qui m’a conduite vers cette belle note de Babelio : « Auteur et chroniqueur New Yorkais majeur du XXème siècle, encore méconnu en France, quoique largement loué par ses pairs (Rushdie, Amis, Auster …), les trente dernières années de sa vie sont dominées par une longue et désormais légendaire aphasie littéraire. Le livre qui paraît en novembre 2016 aux éditions Trente-trois morceaux rassemble quatre textes écrits par Mitchell au cours de cette dernière période, les seuls connus à ce jour : Street Life, Dans le bras d’eau, Par les passés, Note de l’auteur. Ils constituent chacun à leur façon un chapitre interrompu de ce grand roman autobiographique dont Mitchell avait plusieurs fois, dans sa correspondance ou son œuvre antérieure, établi le projet. Là s’invente une langue différente des chroniques, comme une prose poétique suspendue au-dessus du silence, faite d’énumérations, de gonflements, d’errance dans la ville et la mémoire de l’écrivain. Mitchell est un auteur déterminant par la radicalité et la fluidité conjuguées de son style et de son projet d’écriture qui, sous les dehors de simples chroniques, dialoguait souterrainement avec Ulysse et Finnegans Wakes de Joyce.
→ voilà de quoi avoir envie de se porter vers ce livre ! Qui hélas semble un peu difficile à se procurer et n’existe pas au format numérique.
Corinna Gepner fait aussi une brève citation de Jours d’Amérique, 1978-2011 de Jean-Christophe Bailly, livre paru en 2021 et qui m’a échappé alors.

Strates encore
C. Gepner fait allusion à un grand texte écrit en yiddish par son grand-père et qui a disparu à sa mort « parmi d’autres papiers inconsidérément jetés par des membres de la famille. » (p. 79)
« Strates de perte / mon terreau », conclut-elle !
→ Et c’est aussi pour moi une clé pour son œuvre naissante. Elle écrit encore : « Cette survivance-là ne me lâche plus » (p. 81). Il s’agit de creuser, par filons, souvent incertains, dans les territoires de la perte. Il y a survivance (Georges Didi-Huberman ! qui voisine dans ma bibliothèque avec Jean-Christophe Bailly et alors que Stéphane Bouquet évoquait hier dans une correspondance privée le Livre des passages de W. Benjamin ».
→ Ce qui me frappe et tout particulièrement en ce moment, c’est la façon dont je suis portée, à mon apparente insu, vers des livres qui ont tous ce terme de la perte, de la survivance, de la mémoire comme axe principal, comme si j’avais une sorte d’aimant interne qui les attirait vers moi. C’est vraiment très curieux. Cela ne résulte pas d’une recherche consciente.

Sauvages de ma rue
Je suis heureuse, amusée et là encore étonnée de voir surgir un thème qui m’est cher dans Une Forteresse de roseaux, celui des « Sauvages de ma rue », ces minuscules petites plantes qui percent le béton, un peu partout en ville, que j’ai photographiées. Nous en avions parlé avec mon amie disparue Maryse Hache et je me souviens même être sortie, sur un coup de tête, avec mon appareil de photo, pour en photographier des dizaines pour elle qui ne pouvait plus à l’époque déambuler à sa guise, rongée par la maladie. J’avais fait une sorte de planche-montage de ces petites obstinées qui nous donnaient du courage ! Et ces mots qui auraient tant plu à Maryse : « Dans la plante qui pousse au ras des façades, dans les fissures de l’asphalte, je ne vois pas une résilience, une adaptation forcenée aux conditions les plus difficiles de l’environnement, je ne vois pas la réaction, mais l’action. / L’inventivité, le surgissement de la présence. » (p. 92)
Un très beau livre et je suis heureuse de l’avoir feuilleté à nouveau, ce matin, relevant les petites marques déposées ici et là lors de ma lecture, hier soir. Corinna Gepner, Une Forteresse de roseaux, Éditions de la Contre Allée, 2023. 

Serge Airoldi
Je relève cette superbe citation, dans une note de lecture sur le site de Fabien Ribery
« C’est pharamineux de réaliser qu’il n’y a qu’à regarder autour de soi – lire – et cueillir tous les fruits merveilleux aux branches qui s’offrent à celui qui voudra bien accomplir cette cueillette. Soudain, vous lisez un texte de Charles Nodier, Baudouin de Bodinat, Henri de Régnier, Léon Bloy, Novalis, James Joyce, Piotr Kropotkine, Ralph Waldo Emerson, Nathaniel Hawthorne, Ludwig Wittgenstein, George Orwell, Simone Weil, Robert Bolano, Thomas de Quincey, Thérèse d’Avila, Georg Christoph Lichtenberg ou de tant d’autres… et soudain leurs bougies magiques éclairent absolument tout ce que vous bredouilliez maladroitement dans votre coin obscur avec l’obstination de l’artisan dépourvu de talent pour équarrir vos petits livres, essayer d’organiser votre idée malingre, votre misérable réflexion, et pour enfin cesser de remâcher le micmac comme nous prévient de le faire James Joyce. »
Serge Airoldi dont j’aime beaucoup la petite collection, un peu magique, « Pour dire une photographie ». Et qui parle de la nécessaire tension : « La nécessité, poursuit-il, est d’être en tension. Je brasse, je brasse, l’eau active le moulin, le moulin sollicite l’eau, je suis tout le temps dans le désir d’un livre, désir illusoire, qui plus est, d’un livre à la Marcel Proust, à la Robert Musil, à la Truman Capote, désir insensé d’un livre-monde. »
→ et ne pas laisser la tension baisser, s’étioler, ce n’est pas si facile. Pour moi, la meilleure « charge » est toujours la lecture. Je me « branche » sur le livre qui me ramène au centre.

Paréidolie
Bel échange avec Jean-Nicolas Clamanges sur ce sujet de la paréidolie. Je lui envoie deux photos faites récemment, sur lesquelles il écrit deux très beaux textes. Et il me suggère une visite à sa « petite chrestomathie », recueil de citations sur ce sujet de la paréidolie, sur le site qu’il a créé tout récemment.
Je relève ici deux magnifiques citations de Rilke et autour de Rilke. La première de Georges Didi-Huberman, « Voir c’est pour Rilke d’abord accepter l’expérience – le risque, l’épreuve, le dessaisissement – d’être regardé par ce qu’on voit. D’en être concerné, transformé, impliqué, blessé, révélé, bref ouvert jusqu’au cœur. ». L’autre, double, de Rilke lui-même : « Ainsi serait la vie : pleine de choses tout étranges, destinées à un seul et qui ne se laissent pas dire ». « Car dès l’enfance on nous retourne et nous contraint à voir l’envers, les apparences, non l’ouvert, qui dans la vue de l’animal est si profond. » Rilke (sur le site de Jean-Nicolas Clamanges)
→ Chrestomathie : recueil de morceaux choisis, le Flotoir n’en est-il pas une ?
(Une chrestomathie (du grec ancien khrestos, utile, et mathein, savoir, (…) est une anthologie de textes choisis parmi des œuvres d’auteurs réputés classiques, notamment assemblée pour l’apprentissage d’une langue.)

Novalis
Superbe citation de Novalis aussi : « Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu’on entrevoit partout : sur les ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au dedans et en dehors des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les disques de verre et les gâteaux de résine qu’on a touchés et frottés, dans les limailles autour de l’aimant et dans les conjonctures singulières du hasard. On pressent que là est la clef de cette écriture merveilleuse, sa grammaire même; mais ce pressentiment ne veut prendre aucune forme précise et arrêtée, et il semble vouloir se refuser à devenir la clef dernière. »
→C’est pourquoi il faut toujours regarder le détail, l’écorce, la roche, le sol, les objets du quotidien. Ils vous font l’œil !
« L’intuition, en celui qui s’est arraché de tout et qui s’est fait une île de soi-même, l’intuition ne se lève pas d’elle-même, ni sans difficulté … Une longue et perpétuelle fréquentation, une contemplation libre et artiste, toute l’attention donnée aux moindres signes et aux indices les plus légers, une vie intérieure de poète, des sens exercés, une âme simple et religieuse, telles sont les choses exigées essentiellement d’un amant de la Nature et à défaut desquelles nul n’accomplira son désir. » (Novalis encore, cité également par Jean-Nicolas Clamanges)

Flacon de sels
Je range, m’organise (…) et découvre un peu par hasart, grâce à Fabien Ribery,  le travail de l’artiste chantalpetit que je ne connaissais pas du tout. Je suis subjuguée par la force et la beauté de ses œuvres, retrouve par moments quelque chose de Pierre Wemaëre.

A propos d’une île
J’aime le début d’un hommage rendu par Françoise Péron à Emmanuel Fournier (sur le site d’Eric Pesty). Je suis loin de vivre avec autant de délicatesse, mais ce pourrait être un modèle : « À propos de ces années passées à Ouessant, je parlerai, en ce qui concerne Emmanuel, d’une démarche d’Indien en bord de mer. Des Indiens, il partage la légèreté et la discrétion. Laisser le moins possible de traces matérielles dans le paysage côtier, terre-mer. Se lever tôt, s’enfouir dans les herbes, marcher sur les sentiers escarpés ou nager sans faire de bruit, notant dans sa tête les nuances les plus fines des changements de couleurs de l’eau, des herbes, de la lumière. Prendre chaque jour des itinéraires différents pour explorer chaque recoin de ce milieu, puis s’asseoir sur une roche, regarder, et repartir. En quelques années, il a exploré quasiment l’ensemble du pourtour de l’île, dans ses infinis détails. »
Autre relevé encore (dans la version intégrale du texte de Françoise Péron) : « D’entrée de jeu, pour donner le ton, je ferai une citation issue de son livre Philosophie infinitive daté de 2012. « La langue n’est pas tout, mais si ça cloche avec la langue, comment cela pourrait-il aller ailleurs ? ». Et nous de nous interroger : si la langue n’est pas tout, au niveau des sons et des mots ordinaires, comment doit-on se comporter selon Emmanuel Fournier avec la langue ? Sa réponse est radicale : « aller à la racine de la pensée et de la forme, il faut, dit-il, éventrer quelques phrases, s’enfoncer soi-même avec les verbes dans la chair même de nos inquiétudes. Mais l’un n’exclut pas l’autre. Il peut aussi revenir plusieurs fois de suite sur un même itinéraire, pour se confronter à la décomposition croissante d’un lapin qu’il dessine sur son petit carnet toujours en poche. Ainsi s’établit un va-et-vient constant entre le paysage exploré et la pensée ouverte et respirante. « Qu’est-ce que la mer. Et par suite, qui sommes-nous ? Pourquoi la regardons-nous ? Pouvons-nous faire mieux que de la suivre de trace en trace ? Peut-être que la mer, qui se refuse maintenant, se laissera approcher ailleurs, pour peu que nous prenions soin de la laisser échapper. » Voilà ce qu’il écrit sur l’un de ses carnets d’Ouessant, en juillet 2007. Notons que tout est dans la dynamique : ne pas s’arrêter, penser en disant, penser en marchant. »

La géographie quantitative
Je continue avec ce texte qui soudain me requiert, relevant encore cela, qui s’inscrit dans ma réflexion générale : « En préambule je dois m’expliquer sur ma présence ici devant vous, ses éditeurs, sa famille, ses amis et complices. Qui suis-je moi, pour m’autoriser à parler de cet homme si singulier ? Je connais Emmanuel depuis plus de vingt ans. Notre rencontre correspond au moment où je soutenais une thèse intitulée Essai de géographie humaine à partir de l’exemple des petites îles de l’ouest français. Faisant une large part à la géographie des représentations et de la sensibilité. Mais surtout pour moi, cette thèse devait être un moyen de dénoncer la géographie quantitative, en plein essor à l’époque, car utilisant les nouveaux outils informatiques mis à la disposition des chercheurs. N’hésitant pas à se vanter, les promoteurs de cette géographie quantitative souhaitaient ou avaient l’intention de mettre en pièces les chercheurs antérieurs. Mais, sans prendre garde aux dangers nouveaux qui les guettaient dans ce mouvement constant d’incitation à mouliner des données de plus en plus nombreuses en se dispensant de penser, à superposer des couches – comme ils disaient – d’informations de plus en plus nombreuses, en attendant de voir ce que cela produirait. Rien, bien entendu
→ Pourrait aller bien sûr dans la liste des « choses qui me font rêver », l’idée de cette thèse sur les petites îles de l’ouest, qui me font souvent rêver. Dans l’enfance, j’entendais souvent parler par des cousins qui s’y rendait de « l’ile de bas », dont j’ignorais que c’était, bien sûr, « de Batz », ce qui est encore plus beau…
→ Et m’intéresse vivement cette remarque sur le traitement des données qui dispenserait de penser. Oui bien sûr, multiplier les données et les analyser (mais attention que les modèles soient justes et pertinents, sans biais !) c’est se donner une grande puissance. Mais si elle dispense d’esprit critique et de pensée personnelle, il y a danger.

La voix et la voie infinitive
Alors pour penser mieux, penser seul, on peut expérimenter la voie et la voix infinitive : « Dans le même ordre d’idées, je m’attacherai maintenant à évoquer la voie infinitive : la voie, VOIE aussi bien que VOIX, jeu de mots qu’Emmanuel affectionnait. La voie infinitive, elle est au centre de la recherche linguistique et philosophique d’Emmanuel. Le mode infinitif, pour mettre à distance le monde qui nous entoure, pour se mettre à distance, pour supprimer l’objet. « Avec l’infinitif, la pensée n’en court que mieux », dit-il. « Je fais le tour des grèves pour inspecter les côtes et récupérer toutes les pensées qui s’y sont échouées. » C’est dans un emportement et dans un tumulte qu’on se trouve engagé, sans pouvoir s’arrêter. (…) Pour lui, en plus de cela, l’infinitif permet d’aller jusqu’aux extrêmes, pour s’obliger à aller là où personne n’a jamais été, pour retrouver l’avant. Faire remonter les images d’origine de son être, celles du tout début de sa vie, celles que l’on est seul à pouvoir sonder. »

Écriture manuelle, écriture numérique
Un intéressant article retient toute mon attention, qui compare l’activité cérébrale lors de l’écriture manuscrite et lors de l’écriture dactylographiée. J’ai constaté que j’avais parfois un peu de mal à écrire manuellement, avec quelques mouvements mal contrôlés (rares !). Mais cela m’interroge grandement, notamment en ce qui concerne l’écriture de création.
« Selon une étude menée par de l’Université norvégienne de Science et Technologie, à Trondheim, l’écriture manuelle, contrairement à la frappe au clavier, conduit à une connectivité cérébrale étendue. En plus clair : elle met en lumière l’intérêt de l’écriture manuelle dans les processus d’apprentissage, face à la dactylographie. (…) L’analyse des données EEG révèle des différences significatives dans les fréquences thêta et alpha entre les deux modes d’écriture, indiquant une interaction plus riche et plus complexe des réseaux neuronaux lors de l’écriture manuelle. Cette dernière implique par ailleurs des mouvements plus fins et sophistiqués de la main.(…) Ainsi, bien que la dactylographie puisse sembler plus rapide et efficace, l’écriture manuelle engagerait le cerveau de manière plus profonde, favorisant une meilleure mémorisation et compréhension. Toutefois « Les auteurs de l’étude norvégienne mettent de leur côté en garde contre une généralisation hâtive de ces résultats, en raison de la taille restreinte et de l’homogénéité du groupe d’étude. » (source)
→ Il y aurait à mon sens une expérience à mener de manière un peu systématique sur soi, en se donnant des protocoles précis. Affaire à suivre.

Photographie
Je relève ce propos d’Antoine Bertot dans une note de lecture du livre du photographe Arnaud Claass, pour Poesibao : « Une remarque brève peut après tout suffire à définir l’acte de photographier : ‘Occupé à photographier : enfoui dans l’extériorité du monde’. En tant que lecteur, il y a de quoi s’arrêter, poser le livre, revenir à cette formule paradoxale, claire et heureuse, qui nous laisse penser à la fois la transformation de soi et des choses par l’intermédiaire du regard et de la machine, et la possibilité de retrouver, par le cheminement vers l’autre et la rencontre, notre foyer le plus intime… »
→ et quel bonheur de lire cela, sous la plume même d’Arnaud Claass : « Une chose est certaine : comme spectateur, j’éprouve le besoin croissant de voir des images qui célèbrent les choses, ne serait-ce que face aux sujets réputés les moins attractifs. ». Et cela dans un monde de plus en plus sombre, lourd, où le dénigrement l’emporte à 98% sur la célébration. Or, il y a beaucoup à célébrer.
Ou encore : « La passion, aussi, pour les différenciations infinitésimales. (Devant le changement de température de couleur, de minute en minute, tôt le matin). »

Je navigue
Je navigue entre un très fort texte de Philippe Grand que je vais bientôt mettre en ligne dans ma revue Sur Zone et Jean-Nicolas Clamanges. Dans un cas comme dans l’autre (je pourrai aussi parler de Laurent Albarracin), les paréidolies.
Chez Jean-Nicolas Clamanges, je lit cela :
« Comme don de présence / accordé dès l’enfance // l’intense solitude / est une clef sensible. »
C’est un inédit présent sur son site, dans le livre « Peu nous préserve », p. 43 (lire)